The Project Gutenberg EBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9), by Auguste Frédéric Louis Viesse de, duc de Raguse, Marmont This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9) Author: Auguste Frédéric Louis Viesse de, duc de Raguse, Marmont Release Date: December 11, 2010 [EBook #34620] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU MARECHAL MARMONT (9/9) *** Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41
Portrait du Duc de Reichstadt.
Arrivé près de moi--par un joli sourire
Tu me contais alors l'histoire de mon père
Tu sais combien mon âme attentive à ta voix
S'échauffait au récit de ses nobles exploits.
Lettre manuscrite du duc d'Angoulême,
Louis-Antoine de France, fils du
comte d'Artois,
datée du 29 Juillet 1830.
Transcription
Mon cousin, le Roi m'ayant donné le commandement en chef de ses troupes, je vous donne l'ordre de vous retirer sur le champ avec toutes les troupes sur St. Cloud. Vous y servirez sous mes ordres. Je vous charge en même temps de prendre les mesures nécessaires pour faire transporter à Paris toutes les valeurs du trésor royal, suivant l'arrêté que vient d'en prendre le ministre des finances. Vous voudrez bien prévenir immédiatement les troupes qu'elles ont passé dans mon commandement.
Louis Antoine
De mon quartier-général à St Cloud le 29 juillet 1830
Lettre manuscrite de l'empereur "Nicolas" au Maréchal Marmont.
Transcription
St-Pétersbourg, 24 Septembre et 5 octobre 1830.
J'ai reçu avec intérêt mon cher Maréchal, la lettre pour laquelle vous m'avez exprimé le désir de vous rendre en Russie. Je n'ai pas besoin de vous dire, combien je déplore les événements qui ont nécessité cette détermination de votre part, ni combien j'ai apprécié votre noble conduite au milieu d'une si grande catastrophe. J'étais sûr de vous retrouver toujours dans le chemin de l'honneur et animé d'une sentiment invariable de dévouement à votre souverain. Persuadé comme vous l'êtes de l'estime que je vous porte, vous ne doutez assurément pas de la satisfaction que j'aurai, à vous l'exprimer de vive voix. Recevez en l'assurance mon cher Maréchal, ainsi que celle de toute mon affection.
Signé: Nicolas.
1833-1838
Sommaire.--Reprise de mes Mémoires.--Publication de mon voyage en Orient.--Instances du général de Witt pour que je prenne du service en Russie.--Le savant Fossombroni.--Couronnement de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche en Bohême.--Voyage en Bohême.--Richesses de la Bohême.--Château de Rothenhof.--Château de Frauenberg.--Cristaux de Bohême.--Fabrique de Leoner-Hain.--Prague.--Palais des États.--Musée.--Bibliothèque.--Champ de bataille de Prague (1757).--Fabriques de Prague.--Château de Brandeis.--Fabrique Koeklin.--Château de Tetschen.--Toeplitz.--Voyage du roi de Prusse à Toeplitz.--Eaux de Lobkowitz.--Le maréchal Paskewitz.--Établissement métallurgique de Platz.--Carlsbad. --Elbogen.--Eger.--Franzensbad-Koenigswart.--Marienbad.--Riesenstein.--Champ de bataille de Znaïm.--Champ de bataille de Kollin.--Champ de bataille de Lowositz.--L'empereur Nicolas.--Entrevue mystérieuse.--Les contradictions de son caractère.--Pilnitz.--Trésor de Dresde.--Fabrique de porcelaine de Saxe.--Suisse saxonne.--Camp de Pirna.--Freiberg.--Colonie des Frères Moraves.--Friedland.--Koenigsgratz.--Josephstadt.--Forges de Brünn.--Le Spielberg.--Marcheck.--Famille de Lichtenstein.--Château de Malaczka, au prince Palffy.--Hiver à Vienne.--M. le duc de Bordeaux.--Études sur les fours à puddler.
Deux choses ont occupé principalement mon esprit dans ces dernières années: la rédaction des Mémoires de ma vie et le récit du voyage que j'ai fait en 1834 et 1835. Je m'étais imposé l'obligation de terminer le premier ouvrage avant de quitter Vienne, en 1834, et je l'ai remplie; car je regardais comme un devoir, avant de courir de nouveaux hasards, de ne pas compromettre le sort d'une publication qui doit avoir quelque poids dans l'histoire de mon temps. Seul vivant aujourd'hui parmi ceux qui entourèrent, à son début dans la carrière, l'homme extraordinaire qui a pesé d'une manière si puissante sur son siècle, et aucun de ceux qui avaient la même position que moi auprès de lui n'ayant écrit, mes paroles feront foi. J'espère que l'esprit de vérité qui m'anime donnera, aux yeux de la postérité, un crédit mérité à mes écrits. Ayant été de très-bonne heure, et pendant toute ma vie, acteur dans les plus grands événements de cette période fabuleuse de dix-huit ans, pendant laquelle tant de prodiges presque incroyables se sont succédé, jusqu'à ce que des malheurs plus grands encore soient venus la terminer et la clore, j'ai beaucoup vu, et sous le rapport des choses et sous celui des hommes. Pourvu d'une bonne mémoire, et, par un bonheur extraordinaire, n'ayant pas perdu un seul papier important, j'ai pu me rappeler les faits. Tous les événements sont encore présents à mon esprit. La lecture de ces Mémoires servira donc à éclairer sur la valeur des déclamations de cette foule de charlatans dont notre époque et notre pays sont remplis, et qui, suivant les circonstances des temps et les intérêts du jour, changent et modifient leur langage.
Le second ouvrage, le récit de mes voyages, doit être considéré comme faisant partie de mes Mémoires; mais, la nature des objets qu'il traite comportant une publication immédiate, puisqu'il s'agit de questions actuelles, j'ai cru convenable de les faire paraître sans retard. Sa composition avait été un objet de grand intérêt, et sa mise au jour un motif de vives inquiétudes. Le rôle d'auteur que j'allais prendre, et qui amène avec lui la critique, était fait pour m'intimider. Mon nom pouvait réveiller des passions populaires et m'occasionner une critique injuste et passionnée. Mes amis de Paris, dont l'attachement pour moi est sincère, et dont les lumières m'inspirent la confiance à juste titre, me déconseillaient cette publication; d'autres amis, résidant à l'étranger, étaient d'un avis opposé. Après quelques incertitudes, je me suis décidé à faire imprimer mon ouvrage, et je rends grâces au ciel de m'avoir inspiré le courage de cette résolution. Un concert de louanges de tous les partis, de journaux de toutes les opinions, est venu me récompenser de mon labeur. Je n'avais pas rêvé un succès pareil, et il a été un heureux épisode de ma pâle vieillesse. Ainsi j'ai beaucoup à me féliciter d'avoir été, en 1834, à soixante ans, entreprendre un voyage de plus de trois mille lieues, dans divers climats. J'ai donné ainsi un emploi utile à quelques années, qui, sans cela, se seraient écoulées dans l'oisiveté. J'ai ajouté à mes connaissances; je me suis éclairé sur l'avenir d'un pays dont les destinées seront pendant longtemps une grande préoccupation pour l'Europe: j'ai réveillé les souvenirs de ma jeunesse; enfin j'ai eu l'occasion de recevoir partout ces témoignages de considération et d'estime qui, dans le malheur et l'infortune, sont bien plus flatteurs encore que dans la prospérité. Je le répète, un dernier rayon de soleil a éclairé ma vie, et j'ai trouvé les plus douces et les plus consolantes sensations dans le voyage en lui-même et les souvenirs qu'il m'a laissés, dans le travail de rédaction qui l'a suivi et dans le succès qui a accompagné sa publication.
Une chose que je n'ai pas mise dans mes récits, et qui doit trouver sa place ici, ce sont les efforts qu'à mon passage en Russie, et au milieu des honneurs qui m'ont été rendus, le général Witt n'a cessé de faire pour m'engager à entrer au service de Russie; mais, fidèle aux souvenirs de ma jeunesse et aux affections de toute ma vie, je n'ai pas voulu risquer d'être obligé de combattre contre mon pays, ou du moins de me réjouir de ses malheurs et de ses revers. Moi, soldat dans toute mon essence, j'ai eu, je l'avoue, la forte tentation de servir un souverain que j'aime et que j'admire, qui m'honore de sa bienveillance, dans un pays où la dignité dont je suis revêtu place au-dessus des plus grands seigneurs, et dans les premiers rangs d'une armée qui est à la fois nombreuse, belle et bonne. Je ne puis dissimuler que mon refus est un des plus grands efforts de vertu que j'aie jamais eu à faire.
Mon retour de l'Orient fut suivi d'un séjour de plus d'une année en Italie, qui m'a fait goûter des jouissances toutes particulières. Les charmes du séjour de Rome, quand il est prolongé et libre de tous devoirs, est inexprimable. En unissant les délices des rêveries à l'étude des antiquités, je vivais entre des souvenirs de mille espèces et le bien-être actuel que l'Italie peut seule donner. Des intérêts sérieux me rappelèrent à Vienne en 1836.
En m'y rendant, je m'arrêtai à Florence, que je n'avais pas vue depuis trente-six ans. Cette ville me parut, malgré son caractère particulier et imposant, malgré ses palais forteresses qui, pour ainsi dire, présentent son histoire en relief, malgré ses richesses et les chefs-d'oeuvre des beaux-arts qu'elle possède, et le talent avec lequel elle les fait valoir; elle me parut, dis-je, une ville d'un ordre inférieur. Une circonstance particulière donna cependant de l'intérêt à mon passage.
Je vis M. Fossombroni, un des savants les plus remarquables de notre époque, grand géomètre, et qui, par une bizarrerie singulière de la nature, ressemble extraordinairement, par sa physionomie, au célèbre Lagrange, le savant le plus digne d'être comparé à Newton. Fossombroni, autrefois chargé d'affaires de la cour à Florence, auprès du grand-duc, dont il est aujourd'hui ministre, m'avait conduit, il y avait juste jour pour jour quarante ans, à l'audience du grand-duc Ferdinand, père du prince régnant, lorsque j'avais été envoyé auprès de ce souverain par le général Bonaparte, au moment où l'armée marchait sur Livourne.
Ce qui me frappa le plus à Florence, ce fut le caractère de ses habitants. Le peuple toscan possède les qualités des autres Italiens, sans en avoir les défauts. Les vertus qui lui sont propres sont une grande douceur, un esprit d'ordre, un respect sincère pour les lois et, par-dessus tout, un goût exquis et une délicatesse de sensation remarquable pour tout ce qui tient aux beaux-arts. Plus tard, dans d'autres loisirs, je mettrai en ordre mes observations sur Rome et sur Florence.
Aujourd'hui je veux arriver rapidement à une autre époque, où des récits d'un intérêt général pourront m'occuper.
Après m'être arrêté quinze jours à Florence, je continuai mon voyage, et je passai par Turin pour y voir quelques amis. J'y trouvai la marquise de Podenas, qui y demeure, femme d'un esprit distingué, et qui est pour moi l'objet d'une très-ancienne et très-constante affection. J'arrivai à Vienne le 14 juillet. Le choléra y régnait alors avec une grande intensité. C'était la seconde reprise, pire que la première, et qui causa une mortalité fort grande. Mais, comme on s'accoutume à tout, même aux plus grands maux, on ne s'en occupait plus, et à l'effroi le plus immodéré avaient succédé dans la population l'indifférence la plus absolue et la confiance la plus aveugle.
La cour se disposait à se rendre en Bohême, où l'empereur et l'impératrice devaient être couronnés. Retenu à Vienne par la rédaction de mon voyage, je ne pus m'y trouver et je le regrettai. Cette cérémonie porte un caractère particulier et présente une circonstance unique au monde, qui montre une galanterie dans les moeurs dont aucun autre pays ne donne l'exemple. La cérémonie du couronnement de la reine est isolée. Un jour particulier lui est destiné. Celui-là est entièrement consacré aux femmes. Ce sont elles qui exercent les fonctions de leurs maris. Elles règnent sans partage et sans contradiction, et, excepté le capitaine des gardes qui ne change pas, tous les hauts dignitaires sont représentés, toutes les charges sont remplies par des femmes.
L'empereur et les hommes sont rangés parmi les spectateurs. Le lendemain tout rentre dans l'ordre, et chacun reprend sa vie habituelle et l'usage des droits que la société lui a donnés.
L'hiver se passa d'une manière monotone, comme toujours, et ma publication eut lieu au printemps. Je ne puis exprimer la jouissance que j'ai éprouvée alors en entendant des voix unanimes s'accorder pour apprécier mes observations, pour en reconnaître la justesse et l'intérêt. Enfin je ne puis dire quel bonheur j'éprouvai en voyant même mes ennemis politiques déposer leur haine et faire trêve à leurs sentiments hostiles, pour m'adresser des compliments et me rendre justice. Ce résultat a profondément touché mon coeur et m'a causé, je l'avoue, un moment de bien-être que je ne me croyais plus capable de jamais sentir.
Je n'avais pas visité la Bohême, ce pays si curieux et si intéressant. L'été de 1837 arrivé, je me déterminai à entreprendre ce voyage. J'observai avec le plus grand détail une partie de cette province et j'admirai la vigueur avec laquelle l'industrie s'y développe. L'agriculture prospère dans certains cantons, mais dans d'autres elle est assez négligée. En somme, cette province du royaume jouit d'une rare prospérité qui va toujours croissant. La nature l'a dotée de richesses naturelles très-grandes, et son industrie est déjà fort ancienne. Depuis un demi-siècle elle fabrique, au plus bas prix, des cristaux supérieurs à tout ce qui se fait en France, en Angleterre et dans les autres pays. Des fabriques de toiles de coton et de toiles peintes, semblables à celles qui existent dans notre Alsace, s'y sont élevées de tous les côtés. Le combustible est partout au plus vil prix, car on peut disposer, non-seulement de forêts qui semblent indestructibles, mais encore de mines de charbon de terre de bonne qualité que l'on peut regarder comme inépuisables. Le cercle de Pilsen n'est qu'un seul bloc de charbon qui pourrait suffire à toute la consommation des fabriques d'Europe. À côté de ces charbons, et partout, on trouve des minerais de fer fort riches, qui alimentent une multitude de hauts fourneaux. Aussi, de toutes parts, il s'en élève de nouveaux, et, malgré un accroissement de produits qui paraît fabuleux, ils ne peuvent suffire aux besoins. Le gouvernement est obligé d'accorder sans cesse la permission d'introduire des fers étrangers. Un seul mot donnera un aperçu de cet état de choses. Il y a vingt-cinq ans, la totalité de la fabrication des États autrichiens, hormis la Hongrie, ne dépassait pas quatre cent cinquante mille tonnes, et aujourd'hui elle est évaluée à plus de deux millions cinq cent mille tonnes, et chaque jour on étend l'emploi du fer dans les constructions civiles.
J'allai visiter d'abord les établissements du prince de Schwarzenberg, et je partis de Vienne à la fin de juin. Les terres dont quelques familles ont la possession sont dans des dimensions gigantesques, tellement grandes, que ceux qui habitent la France auront peine à croire à mes récits. Cependant ces domaines, tels grands qu'ils soient en Bohême, en Moravie, en Gallicie, ne sont rien en comparaison de ceux de Hongrie. Il faut excepter de cet état de choses l'Autriche haute et basse et le Tyrol; car ces pays sont constitués tout autrement. Dans ces dernières provinces les seigneurs ont conservé des droits seigneuriaux, mais presque aucune propriété, et les paysans possèdent à peu près tout le sol. Une influence fâcheuse sur les seigneurs, une erreur de l'administration, ont contribué à multiplier outre mesure les colons. Les grands propriétaires, qui sont le principe et le mobile de la bonne agriculture, ont disparu sans retour. Il s'est fait au profit de beaucoup de paysans de la Haute-Autriche de petites agglomérations, parce que cette population, investie de grands priviléges, est devenue riche; mais ailleurs, avec un bien-être suffisant, il n'en est pas de même, et ni les seigneurs ni les paysans ne dépassent une certaine aisance.
Les terres du prince de Schwarzenberg sont immenses, mais elles sont loin d'être arrivées partout à toute leur valeur. Le climat de cette partie de la Bohême est d'ailleurs le plus mauvais. Quoique situé au midi de la province, son élévation la rend très-froide. La base de ces vastes domaines consiste dans le duché de Krumau, qui lui donne de très-belles prérogatives, entre autres celle d'avoir des troupes; prérogative, au surplus, qu'il n'exerce pas et à laquelle il paraît avoir renoncé par le fait. Les forêts qui couvrent les montagnes lui appartiennent. Dans ces cantons, il en réunit cent quarante mille jochs, c'est-à-dire à peu près cent mille hectares, dont l'exploitation se fait par des coupes rases. L'aménagement est de cent et cent vingt ans; système qui me paraît moins bon que celui suivi en France, où l'on établit une réserve d'arbres de différents âges; mais peut-être est-il convenable pour des forêts composées entièrement d'arbres verts, dont la croissance est lente. Chaque joch de seize cents toises carrées donne un produit de cent vingt cordes de cent huit pieds cubes.
Je me rendis à un charmant château destiné à l'habitation de printemps, à Rothenhof, où je trouvai le prince et la princesse de Schwarzenberg. J'avais traversé la ville de Budweis, située au milieu d'une immense plaine, que possède presque en entier le prince de Schwarzenberg. La ville de Budweis ressemble à toutes les villes de troisième ordre d'Allemagne, toutes bâties sur le même plan.--Une place immense, des arcades tout autour, des maisons bariolées avec pignon sur la façade, voilà ce qui les compose. Cette ville renferme un dépôt d'artillerie. On ne comprend pas pourquoi on a choisi pour cet objet une ville ouverte et assez près de la frontière.
De Budweis je fus à Krumau, petite ville de six mille âmes, et chef-lieu de duché. Ici le pays devient triste et sévère. Le château, bâti sur un rocher escarpé entouré de la rivière qui, quoique encore près de sa source, est bientôt navigable, domine la contrée. C'est une immense maison sans architecture. Un assez grand jardin français est placé sur les montagnes voisines. Pour parvenir à les lier avec le château, on a construit, sur des voûtes superposées et qui traversent le vallon, un corridor d'une largeur prodigieuse et qui sert de route couverte pour s'y rendre.
C'est une belle chose que le château, comme monument de famille. Il est d'un bon effet à voir et à montrer; mais, comme habitation, il me paraît un des séjours les moins agréables que l'on puisse choisir. Aussi les possesseurs actuels ne l'habitent-ils jamais. Le printemps et l'été, ils résident à Rothenhof et l'automne à Frauenberg, château situé au commencement du plateau qui domine la plaine de Budweis, au-dessus de la Moldau qui coule à son pied, et au milieu des plus magnifiques campagnes de l'Europe. Le vallon qui conduit de Krumau à Rothenhof est charmant, silencieux et sauvage, sans être triste. Il offre de beaux points de vue et présente une riche et belle végétation.
Le château est d'une dimension bornée; mais le jardin, très-vaste, renferme les arbres les plus beaux et les plus précieux.
Dès le lendemain, nous partîmes, le prince et moi, pour la tournée que nous avions projetée. Les terres que nous allions parcourir sont habitées par environ vingt mille sujets. Tous lui doivent de nombreuses corvées1, mais qui se rachètent, pour le plus grand nombre, en argent et à fort bas prix. Chaque ménage doit cinquante-deux jours de travail avec un attelage, ou le double avec un simple ouvrier. On n'exige en nature que la quantité absolument nécessaire à l'exploitation des domaines du seigneur, ou bien, dans le cas de refus d'un paysan, que de payer en argent le prix de sa corvée au taux fort équitable. Ces corvées, qui aujourd'hui choquent si fort nos habitudes, ont cependant été originairement avantageuses à chacun. Elles sont le résultat d'un pacte, d'un traité dont les conditions ont été favorables aux deux parties contractantes. Un seigneur avait des terres et manquait de bras pour les cultiver; des paysans avaient des enfants et point de terres pour les occuper: chacun a donné à l'autre ce qui lui manquait.
Note 1: (retour) Supprimées en 1818, et par toutes les lois postérieures. Toutes les corvées ou redevances féodales ont été évaluées en argent et représentées par un capital dont un tiers payé par l'État, le deuxième tiers par le corvéable, et le troisième tiers au compte de l'ancien seigneur propriétaire, qui, se trouvant ainsi son débiteur pour un tiers, a dû se contenter des deux tiers, qui lui sont payés en obligations de l'État hypothéquées sur les terres libérées.
(Note de l'Éditeur.)
Des forêts aussi vastes que celles du prince de Schwarzenberg, mais situées à une aussi grande distance des lieux de grande consommation, ne peuvent donner des revenus qu'autant qu'on trouve les moyens de transporter les bois au loin. Aussi tous les ruisseaux affluents des plus grandes rivières sont-ils disposés pour amener à ces rivières les bois en même temps que le tribut de leurs eaux.
De petits étangs destinés à fournir une masse d'eau suffisante, et le redressement du cours des ruisseaux, ont résolu la question d'une manière facile et économique. Mais les bois ne peuvent aller qu'en Bohême d'une manière naturelle, puisque telle est la direction de tous les cours d'eau, et, l'abondance du bois étant très-grande dans cette province, ils y sont d'une faible valeur. Dans ces contrées du midi de la Bohême, il n'y a aucun minerai de fer à portée. On a remplacé les usines à fer par de nombreuses manufactures de cristaux qui jouissent de la plus grande prospérité. Cependant elles sont encore insuffisantes pour assurer la consommation, à un prix convenable, de ces combustibles si abondants. On a donc cherché le moyen de faire arriver les bois en Autriche et à Vienne, où un prix assez haut leur est assuré. À cet effet, on a profité d'un col peu élevé qui permet de passer du bassin de la Moldau dans celui du Danube, pour construire un canal à mi-côte de la chaîne qui sépare les deux provinces. Il a été placé à une assez grande hauteur pour pouvoir franchir le col, et assez bas pour recevoir autant que possible les eaux et les bois supérieurs. Afin d'en augmenter encore l'usage, on a établi dans les localités favorables des plans inclinés, et au moyen de chariots qui font contre-poids et dont les uns s'élèvent tandis que d'autres s'abaissent, les bois sont transportés ainsi de la Moldau dans un canal d'où ils sont jetés dans un ruisseau flottable qui les conduit sur le bord du Danube. Là ils sont embarqués pour Vienne sur de grands bateaux. Cette exploitation fait arriver chaque année dans cette ville trente mille cordes de bois au moins.
Le canal est un travail vraiment monumental. Commencé par le grand-père du prince Adolphe, il a été terminé par le prince Joseph. Sa longueur est de vingt-sept mille toises; sa largeur au fond est seulement d'une toise, et aux bords supérieurs il en a deux. Sa profondeur est considérable. Placé à mi-côte, il est très-favorable à l'irrigation des prairies, chose d'une importance capitale et qui occupe beaucoup le possesseur actuel. Le canal parcourt un tunnel de deux cent vingt toises pour éviter un contre-fort qui l'eût allongé beaucoup. Tout le système de flottage est très-développé, très-bien entendu. C'était le seul moyen de tirer un parti convenable de ces immenses forêts.
Le prince Adolphe s'occupe avec ordre de l'administration de ses terres. Il a adopté pour système de réduire le plus possible la culture directe à laquelle il est obligé de se livrer. Aujourd'hui, les terres qui sont labourées à son compte ne dépassent pas dix-huit mille jochs ou dix mille hectares; mais il y a quarante mille jochs en prairies dont il récolte les produits ou qu'il loue en nature. Ses troupeaux de mérinos s'élèvent à cinquante mille têtes. Ses étangs factices, qui tour à tour sont mis en culture ou empoissonnés, lui rendent cent trente mille francs. Les brasseries figurent dans ses revenus pour cent quarante mille francs, et enfin il paye cinq cent mille francs d'impôts.
Tels sont les éléments de cette fortune colossale qu'une bonne administration rendrait plus considérable encore. Il y aurait mille détails intéressants dans lesquels je pourrais entrer; mais j'ai cru devoir me borner à présenter les masses et les résultats.
Les belles manufactures de cristaux dont le pays est rempli prospèrent beaucoup. Depuis bien des années, cette industrie est propre à la Bohême. Les fabriques françaises leur sont très-postérieures et ne les égalent pas dans la beauté des produits. La blancheur, l'éclat des couleurs, les mettent aussi bien au-dessus des fabriques anglaises, où l'on emploie le plomb de préférence à la chaux.
Le verre est un sel double de silice combiné avec la potasse ou la soude et de silice combiné avec la chaux ou le plomb. Quand on emploie la potasse au lieu de soude, le verre peut se dissoudre dans l'eau. Aussi le bon verre est-il toujours fabriqué avec la soude, ce qui le rend plus cher.
Chaque jour de nouvelles fabriques s'élèvent. Elles sont au compte des fabricants, et le seigneur, dont elles portent le nom, n'y est que pour l'emplacement qu'il a fourni. Le bois, qu'il leur vend à un prix fixe, leur assure un affouage. Nous allâmes en visiter plusieurs, et en particulier celle qui porte le nom de Leoner-Hain, buisson de Laure (la princesse de Schwarzenberg s'appelle Laure), et nous y couchâmes.
En 1833, rien n'existait encore dans ce lieu. Un fabricant de grand talent, je dirai même de génie, fils d'un simple ouvrier, nommé Mayer, l'a créé comme par enchantement. Un pays sauvage et triste a été transformé en un vallon gracieux. Trois fourneaux ont été élevés; trente ouvriers et cent quatre-vingt-treize tailleurs ont reçu de l'emploi. Les plus beaux ouvrages sortent de leurs mains et sont donnés au public au prix le moins élevé. Cependant ce fabricant redoute la concurrence de la France pour ses exportations en Italie.
M. Mayer a modifié d'une manière avantageuse la construction des fourneaux. Il est l'inventeur de la belle couleur bleue, dont, au surplus, il fait un secret. Il m'a donné les renseignements suivants sur la manière dont on opère dans sa fabrique. Le travail est continu, et les fourneaux ne sont éteints qu'après un roulement de vingt-huit à trente semaines. Chaque fourneau contient sept pots; les matières premières, silice, potasse ou soude et chaux, y sont placées. Vingt ou vingt-quatre heures sont nécessaires pour que la pâte soit dans l'état convenable. Alors les ouvriers viennent la mettre en oeuvre. Après dix heures de travail environ, les pots sont vides. On les remplit de nouveau, et les ouvriers vont se reposer jusqu'au moment où le travail recommence.
Je visitai ensuite plusieurs établissements d'agriculture. J'ai trouvé les bêtes à laine de bonne espèce, mais de petite taille. Deux faits m'ont paru curieux: on nourrit à la paille les vaches, en soumettant auparavant la paille à une fermentation qui dégage de l'alcool et lui donne, au moment où on la distribue, une température assez élevée. À cet effet, on la place par lits successifs et saupoudrés de sel. Ces lits sont mouillés et pressés convenablement dans des cuves de trois pieds de haut, ouvertes sur un des côtés. Au bout d'un certain temps, lorsque la paille exhale une odeur alcoolique, on la distribue au bétail, qui mange cette nourriture avec plaisir. Par ce procédé, les vaches donnent beaucoup de lait, et l'on obtient une grande économie. On m'a dit aussi que les vaches nourries au seigle vert donnaient quatre fois plus de lait que celles nourries au trèfle vert.
Enfin, avant de quitter les établissements du prince de Schwarzenberg, j'ai été voir une mine de graphite, qu'il exploite avec avantage. Sa profondeur est de cent pieds. Il y a un appareil d'épuisement mû par une machine à vapeur. Chaque année, on extrait de dix à douze mille quintaux, que l'Angleterre consomme en très-grande partie.
Je quittai Rothenhof le 2 juillet, et je pris la route de Prague. Pendant les deux premiers tiers, le pays est varié et ondulé; les sommets et les coteaux sont couverts de bois, et l'aspect du paysage est assez beau; une culture soignée l'embellit constamment. En approchant de Prague, le pays change de caractère; des plateaux élevés et nus environnent la ville et la cachent à la vue.
Le Hradschin seul, bâti sur le plateau de la rive gauche de la Moldau, offre un coup d'oeil magnifique. La ville, au premier abord, paraît immense, mais dépeuplée. Son enceinte fortifiée, qui est peu de chose, ne doit être considérée que comme un camp retranché.
J'allai voir les autorités, le grand burgrave, comte de Choteck, qui se mit à ma disposition pour me faire voir ce que la ville renferme de curieux. Je vis aussi le commandant de la province, un émigré français, comte de Poullié, qui a pris un nom allemand et s'appelle aujourd'hui comte de Mensdorff. Il a fait une grande fortune en épousant une princesse de Cobourg, soeur du duc régnant, et se trouve ainsi beau-frère du roi des Belges, oncle de la reine d'Angleterre, du roi de Portugal, du duc de Nemours, etc.
Cette division de l'Allemagne en petites souverainetés, dont les princes sont d'un rang égal à celui des têtes couronnées, produit des alliances extraordinaires et qui donnent à l'aristocratie allemande un caractère particulier. La fortune élève quelques-uns de ces princes intermédiaires, tandis que la pauvreté ou le hasard abaisse les autres; et il se trouve que, entremêlés en même temps dans des familles de gentilshommes et de rois, de simples particuliers appartiennent de très-près à de grands souverains: ce qui relève la noblesse et abaisse ceux qui occupent des trônes.
Il résulte au moins de cet inconvénient un avantage, c'est de rappeler à ceux-ci que, s'ils sont l'objet du respect et des hommages, ils ne sont cependant pas étrangers à l'humanité, comme certains individus de race royale, bien connus de moi, en sont convaincus.
La ville de Prague mérite l'examen le plus attentif. Elle porte le cachet d'une grande capitale déchue, mais qu'une industrie vivace relève et enrichit. La beauté de ses palais, dont l'architecture rappelle l'Italie, lui donne une physionomie imposante.
Le Hradschin, quartier le plus ancien de la ville, renferme le palais, la cathédrale, le musée et les habitations des principaux seigneurs.
Le palais est vaste, mais sans architecture et sans caractère. J'ai visité la salie d'où, au commencement de la Réforme, on jeta par les fenêtres divers membres des États, qui furent la plupart sauvés par une espèce de miracle. La salle de représentation et de cérémonie est grande et belle, quoique un peu basse et d'un décor mesquin. La salle des fêtes, dite d'Espagne, est magnifique et dans les plus belles proportions. Joseph II, qui avait le besoin de tout rabaisser, de flétrir tout ce qui a de la grandeur et rappelle de grands souvenirs, avait transformé le palais en caserne; mais François Ier, mieux inspiré, a rétabli les choses telles qu'elles étaient autrefois.
La cathédrale touche le château. Le choeur seul a été construit; la nef et les bas-côtés sont restés en projet. Ainsi cette église est petite, mais d'un beau gothique. De nombreuses chapelles, très-ornées, en environnent le pourtour. Un saint Venceslas, duc de Bohême, y a son tombeau. L'église est sous l'invocation de saint Jean Népomucène, saint en grande vénération dans le pays. La famille royale de France, exilée, qui, pendant son séjour à Prague, remplissait ses devoirs de piété dans cette église, lui a fait cadeau de beaux ornements. Charles X, entre autres choses, lui a donné un ostensoir d'un travail estimé, qui pèse quinze livres. Un beau tableau est placé sur le maître autel: il est de Jean de Maubeuge et représente saint Luc faisant le portrait de la Vierge.
De la cathédrale j'ai été voir le musée. La salle de peinture se compose de tableaux fort nombreux, réunis dans le même local, et appartenant à divers particuliers. On conçoit qu'avec de pareils éléments on n'ait pas été difficile sur l'admission. Il y a cependant un beau Titien, des Carlo Dolce, et particulièrement de belles choses de l'école allemande.
Après la galerie, j'ai visité le musée national, réunion d'objets précieux, fondé et entretenu par une société. En général, beaucoup d'établissements créés dans l'intérêt du bien public sont fondés aux frais des particuliers. Il y a chez les seigneurs de Bohême beaucoup de patriotisme et de sentiments généreux dans l'intérêt de la gloire nationale. Une collection de minéraux et d'objets d'histoire naturelle, établie par ordre scientifique, et donnée par le comte de Sternberg, savant distingué, fondateur et bienfaiteur de cet établissement, s'y trouve placée. La bibliothèque, qui s'augmente chaque jour, renferme six cents manuscrits précieux. Il y a aussi une collection complète de médailles et monnaies de la Bohême, qui ne réunit pas moins de six mille pièces. L'étude de ces monnaies et médailles serait d'un grand intérêt à divers titres.
Je désirais voir le champ de bataille du 6 mai 1757, où le grand Frédéric remporta une victoire signalée sur l'armée autrichienne. Le lieutenant-colonel Rondolphe, du régiment de la Tour, vint me prendre pour m'y conduire avec les cartes et plans nécessaires. Le prince Charles de Lorraine commandait l'armée autrichienne, qui était de dix mille hommes plus forte que l'armée prussienne; mais les dispositions de ce général furent telles, que la victoire devait lui échapper. Jamais armée ne fut conduite d'une manière plus stupide. Le roi de Prusse arrivait par la gauche de la Moldau avec trois corps d'armée, et venait de Saxe. Le feld-maréchal de Schewerin commandait deux corps et venait de Silésie. La jonction de ces deux parties de l'armée prussienne exigeait donc le passage des deux rivières, la Moldau et l'Elbe. L'armée autrichienne, placée entre ces deux rivières, séparait l'armée prussienne, et se trouvait couverte, d'un côté, par l'Elbe, et, de l'autre, par la Moldau; et cependant la possession de Prague lui donnait le moyen, selon l'occurrence, de manoeuvrer sur les deux rives de la Moldau.
Le bon sens voulait que l'armée autrichienne allât camper à deux lieues de Prague, observant à la fois les deux armées ennemies, pour accabler la première qui franchirait une des rivières, tandis qu'elle mettrait obstacle au passage de l'autre. Elle pouvait encore prendre un autre parti: c'était, en jetant un détachement de sept à huit mille hommes pour mettre obstacle au passage de la rivière par Schewerin, d'aller, sans perdre un moment, attaquer et accabler le roi de Prusse, en débouchant de Prague et en descendant la rive gauche de la Moldau. De cette manière, elle lui eût opposé une force double de la sienne, et, selon toutes les apparences, elle aurait été victorieuse, puisqu'elle combattait avec des forces si supérieures et surprenait son ennemi dans son mouvement. Au lieu de cela, elle resta à Prague et sous le canon de cette ville.
Le roi de Prusse franchit, le 4 mai, sans obstacle et sans livrer aucun combat, la Moldau à deux lieues de Prague, tandis que Schewerin traversait l'Elbe à Brandeis le 5. Ainsi la jonction des deux corps fut opérée. Pour témoigner, on pourrait le croire, le mépris qu'il portait à l'ennemi qu'il avait devant lui, le roi de Prusse effectua un mouvement qui aurait dû lui être funeste. Il fit une marche de flanc de plusieurs lieues en vue de l'armée ennemie; puis il fit tête de colonne à droite et vint se former parallèlement, en tournant le dos à l'Elbe, en face de Prague, à une lieue de cette ville, s'éloignant ainsi de son point de passage, et renonçant, par cette manoeuvre, à toute communication assurée avec les troupes qu'il avait laissées à la garde des ponts. Le 6, il attaqua, en enveloppant la droite des Autrichiens, et donnant plus d'extension à sa gauche.
Les Autrichiens se placèrent de la manière la plus absurde et semblèrent surpris, bien que les mouvements des Prussiens fussent à leur connaissance depuis plusieurs jours. Ils mirent la cavalerie à leur gauche, c'est-à-dire sur un terrain difficile, coupé, dans des fonds dont elle ne pouvait sortir, tandis que la droite, placée en l'air, dans une plaine découverte, fut accablée par la cavalerie prussienne. Le terrain qui couvrait leur gauche, et qui était la clef de la position, et d'où, en débouchant, les Autrichiens auraient pu mettre les Prussiens dans un grand embarras, fut occupé faiblement par quatre bataillons seulement. Ils restèrent dans cette mauvaise formation en attendant. Attaqués, ils se battirent d'abord bravement, mais sans confiance. Chacun sentait le vice des dispositions, et tout se mit en désordre quand la cavalerie prussienne eut tourné l'aile droite.
Le prince Charles de Lorraine fut tellement saisi de l'ensemble de ces événements, qu'il en eut un coup de sang. Jamais général ne fut plus inepte que lui; jamais général ne fut plus imprudent que le roi de Prusse; car celui-ci eût mérité de perdre sa réputation sur ce champ de bataille. En effet, indépendamment de ce que je viens de dire, sa position était pire, puisque le général Schewerin était suivi de Daun, qui prenait l'armée prussienne à revers. Mais Frédéric savait à qui il avait affaire.
La vue de ce champ de bataille m'a inspiré des réflexions que souvent les circonstances ont renouvelées dans mon esprit. C'est qu'une bonne armée est bien à plaindre quand elle est confiée à des hommes incapables. Le courage, l'instruction et la discipline ne suffisent pas. Il faut savoir mettre en oeuvre les éléments de succès. Quelle que soit la richesse des métaux, les ouvrages d'art ne reçoivent un haut prix que de la main d'un habile ouvrier. L'armée autrichienne semble avoir été destinée de tous temps à subir les plus fortes et les plus pénibles épreuves, sans jamais se décourager et sans renoncer à l'espérance d'avoir à sa tête un homme digne de la commander.
La bataille de Prague gagnée, Frédéric s'occupa à faire le siége de la ville; mais, après six semaines, il ne put parvenir à la prendre. La bataille de Kollin, livrée et perdue par lui, le força à lever le siége. Cette bataille avait dépendu d'un mouvement semblable à celui de la bataille de Prague. L'armée prussienne avait professionnellement défilé pendant plusieurs heures devant l'armée autrichienne en position. Cette fois, le roi de Prusse fut puni de sa confiance; mais on ne comprend pas qu'un homme tel que lui ait exécuté une semblable manoeuvre. On comprend qu'une armée vienne se former sur le flanc de son ennemi; et cela, exécuté par des colonnes qui marchent parallèlement et se déploient simultanément hors de la portée du canon, est un bon mouvement. Leur direction détermine d'avance cette position; mais elle n'est pas le résultat d'une défilade qui allonge les colonnes, opère un décousu funeste, et donne le moyen à l'ennemi d'en profiter.
D'un autre coté, l'armée prussienne devait avoir de bien mauvais ingénieurs pour avoir échoué devant Prague, à peine digne du nom de place. Dominée de très près par la montagne de Ziska, qui forme un très-beau plateau, cette ville ne prendrait de l'importance que si un camp retranché y était construit. Un système de tours, comme à Lintz, occupant toutes les hauteurs, serait merveilleusement adapté à cette localité. Prague en serait le réduit, et une armée qui envahirait la Bohême ne devrait ni dépasser cette ligne de défense, ni rester quelque temps dans cette province avec sûreté, puisque l'armée qui y serait renfermée, ne pouvant être bloquée, aurait toujours la facilité de déboucher, après avoir été renforcée, par telle direction qu'elle voudrait sans se compromettre, pour se porter sur la ligne d'opération de l'ennemi.
Le reste de mon séjour à Prague fut employé à voir les fabriques qui, de tous côtés, s'élèvent dans cette ville, favorisées par le bas prix du combustible et la protection efficace de l'administration. Un Anglais fournit au commerce d'excellentes machines à vapeur. Les fabriques de toiles peintes prospèrent et se multiplient. Une seule fournit deux cent quatre vingt mille pièces par an, et on imprime jusqu'à quatre couleurs simultanément, au moyen de quatre cylindres qui se suivent et dont les dessins se correspondent. Une fabrique de capsules, établie par un Français qui y a perdu la vue par suite d'une explosion, fournit ces objets à la consommation entière de la Bohême, et vend pour plus de trois cent mille francs de ses produits, à raison de vingt-trois francs les mille capsules. Une fabrique de tulle anglais, appartenant aussi à un Français, donne de beaux produits et emploie d'ingénieuses mécaniques.
Je fus voir la bibliothèque publique, qui est en fort bel ordre et renferme quatre-vingt-seize mille volumes. On y trouve un plafond peint à fresque qui présente une illusion d'optique curieuse dont je n'ai pu me rendre compte. En le regardant de différents côtés, il produit un effet entièrement nouveau et semble indiquer un mouvement tout autre. L'École des beaux-arts est placée dans l'étage supérieur. Elle est peu de chose, mais elle réunit un assez grand nombre d'élèves.
Je terminai mes courses par la visite de l'École polytechnique et de l'imprimerie. Le premier établissement, fort important, est formé à l'instar de celui de Vienne. L'enseignement de toutes les sciences mathématiques et physiques appliquées aux arts y est complet. Le nombre des élèves qui suivent les cours varie de six cent à mille. L'imprimerie, qui compte un personnel de cinquante-deux compositeurs et possède un beau matériel consistant en plusieurs presses à main et en deux presses mécaniques, exécute un travail considérable avec une grande rapidité. Les exemplaires en sortent par milliers dans la journée. On y imprime aussi des ornements de plusieurs couleurs au moyen de planches qui se décomposent pour recevoir les couleurs, et se recomposent de manière à n'en plus former qu'une seule pour imprimer, et présentant ainsi une surface plane. Il y a à Prague un dernier établissement qui est digne de la curiosité des étrangers: c'est la maison de réclusion et de travail. Elle est tenue avec économie et propreté. Rarement ceux qui en sortent y reviennent, attendu que l'instruction morale qu'ils reçoivent les améliore. Leur travail, qui consiste dans la production de quelques objets de fantaisie, leur prépare un petit capital d'environ cinquante florins pour le moment où ils reçoivent leur liberté. Le système pénitentiaire porte sur la nourriture: elle s'améliore avec la conduite et varie suivant que celle-ci est bonne ou mauvaise.
Je partis, le 6, pour me rendre à Toeplitz; mais je pris une route plus longue que celle qui y conduit directement, afin de voir un pays plus beau et d'une plus grande étendue. Je passai l'Elbe à Brandeis, séjour momentané de madame la duchesse de Berry. Le château de Brandeis, sur la rive droite de ce fleuve, avait été la propriété du duc de Reichstadt. De Brandeis je fus à Iung-Bunzlau, bourg situé dans un pays charmant, et qui renferme plusieurs manufactures, tandis que d'autres très-considérables existent dans les environs; une, entre autres, établie depuis longtemps par un Français, M. Koeklin, frère de celui de Colmar, qui tisse la toile de coton et l'imprime. Elle présente une invention très-économique. Une dépense assez considérable dans ces sortes d'établissements, c'est l'achat et le remplacement des cylindres. Ils sont ordinairement en cuivre, et la gravure en est très-chère. Chaque cylindre revient à six cents francs, et sa valeur est nulle quand on ne veut plus tirer d'exemplaires du dessin qu'il représente. M. Koeklin a imaginé de se servir de cylindres en plomb dans lesquels il incruste en relief les dessins en métal fusible à basse température. À cet effet, il dessine sur un morceau de bois de tilleul le sujet qu'il veut reproduire. On le creuse avec facilité et correction, ce bois ayant un grain fin et n'offrant aucune dureté. Une fois creusé, on y coule du métal fusible, et on l'incruste dans les parties du cylindre en plomb, ouvert pour recevoir la queue des pièces coulées.
Le dessin en relief dépasse la surface du cylindre, comme les caractères d'imprimerie, la planche sur laquelle ils sont montés. Un cylindre placé sur un métier est enveloppé d'un morceau de drap, ainsi qu'un autre cylindre, destiné à répandre la couleur sur la partie saillante du cylindre d'impression. Tout le système étant mis en mouvement, l'impression se fait d'une manière nette. Le fond de l'étoffe est blanc, ou a reçu d'avance la couleur qu'il doit avoir.
L'inventeur compte mettre en mouvement jusqu'à six cylindres destinés à composer un même dessin de couleurs différentes. Cette invention est admirable par la beauté du travail et le bas prix des objets fabriqués. On change de cylindres presque sans aucun frais, puisque le plomb des anciens peut être refondu et sert à en fabriquer de nouveaux. Toute la dépense pour mettre un cylindre en état d'imprimer ne revient pas à cinquante francs. Chaque moule en bois peut servir sans inconvénient à couler cent fois des caractères semblables.
Je continuai ma route par Neuschloss, en traversant un pays rempli de petites montagnes variées, pittoresques, charmantes, et renfermant autant de bois qu'il en faut pour les décorer et pour laisser voir une belle culture, exécutée par une population dont la physionomie annonce le bien-être de l'aisance. Cette seigneurie appartient à un comte de Kaunitz, qui doit hériter du titre de prince, en devenant chef de cette famille.
Le pays reste le même, et devient plus beau encore aux environs de Leipa et de Nogda. Dans ce dernier bourg, il y a un dépôt de verrerie alimenté par les fabriques des environs; mais les produits n'en sont pas si beaux que ceux de Leonor-Hain, dirigé par M. Mayer. Un contre-fort boisé, qui se prolonge, en se détachant du plateau de la Saxe, se présente ensuite, et doit être franchi, si l'on veut revenir sur les bords de l'Elbe. Je couchai à Kaunitz, lieu appartenant au prince de Kinski, et, le lendemain matin, j'arrivai au château de Tetschen où j'étais attendu. Rien de plus enchanteur que les environs de cette petite ville: la position du château est charmante, et ce qui ajoute au plaisir de s'y trouver, c'est d'y rencontrer une famille extrêmement aimable et distinguée, celle du comte de Thun, qui en fait les honneurs admirablement bien. Madame de Thun, née comtesse de Brüll, appartenant à la famille du ministre de l'électeur de Saxe de ce nom, qui était si fastueux, est âgée et presque aveugle; mais c'est une des femmes les plus aimables que j'aie jamais connues.
De beaux jardins entourent le château et suivent les bords de l'Elbe. De superbes serres, plus grandes que celles qu'un particulier entretient ordinairement, donnent des ananas d'une grosseur extraordinaire, et qui pèsent jusqu'à trois livres.
Parti du château dans l'après-midi, j'allai coucher à Toeplitz, et je m'arrêtai un moment le coeur serré et triste à Culm, lieu où commença la série des désastres qui nous accablèrent en 1813 et 1814. J'y revins quelques jours plus tard pour étudier, sur le champ de bataille même, l'histoire des événements de cette époque, et je ne négligeai rien pour reconnaître les lieux et constater les faits. Je n'en parlerai pas ici, ayant placé tout ce qui a rapport à cette partie de la campagne de 1813 dans les récits de mes Mémoires. Je dois dire cependant que je les ai retouchés et modifiés depuis les études que j'ai faites sur les lieux et les convictions que j'y ai acquises.
Toeplitz, ville charmante, située à deux lieues de Tetschen, est placée au milieu d'un magnifique vallon. Rien de plus riche, de plus riant et de mieux cultivé; il n'y manque que des eaux courantes. Les eaux thermales de Toeplitz sont trop connues pour qu'il soit besoin d'en parler. Très-efficaces pour les rhumatismes et la goutte, elles sont fréquentées par des malades de toute l'Europe, mais particulièrement par les Prussiens, qui en sont les plus à portée. Le feu roi Frédéric-Guillaume, depuis plus de vingt ans, n'avait jamais manqué d'y venir passer un mois chaque année, il était plus souverain de ce territoire que l'empereur lui-même. Une foule de ses sujets, qui n'avaient pas la facilité de le voir à Berlin, s'y rendaient pour lui faire leur cour, et entre autres son beau-père, le comte de Harrach, père de la princesse de Lignitz, qui n'avait pas la permission d'habiter la capitale. Le roi se promenait dans les jardins du château, et à midi il tenait sa cour dans la grande allée, où chacun se rendait, et où l'on se formait en cercle.
Le roi me reçut avec la plus grande bienveillance et me traita avec beaucoup de distinction. L'habitation du prince Clary est belle, sans être magnifique. Les jardins sont d'une dimension suffisante, bien dessinés et bien plantés. Des sources mesquines alimentent des pièces d'eau assez grandes, mais dont l'eau n'est pas claire.
La princesse Clary, née Choteck, faisait très-bien les honneurs de Toeplitz, et se soumettait, je crois, avec un plaisir que je n'ai jamais compris aux exigences de la vie de cour que la présence du roi rendait nécessaire. À sa place je me serais fait bâtir une jolie et simple habitation à la maison de chasse, située à une lieue. J'y aurais résidé habituellement et je serais venue de temps en temps au château de Toeplitz pour y tenir mes grands jours.
Je visitai les environs de Toeplitz, et d'abord j'allai voir Bilin, immense et vilain château, appartenant au prince de Lobkowitz. Une chose qui vaut mieux que son habitation, c'est une source d'eau gazeuse, qui lui rend assez d'argent. On vient la boire sur place, et il en expédie environ cent mille bouteilles par an. Ce qui n'est pas bu est employé à extraire de la magnésie. À cet effet, on remplit de grandes chaudières à évaporation. On allume le feu sous les chaudières, et on les tient pendant quatre semaines en évaporation, en remplaçant chaque jour l'eau évaporée par de l'eau nouvelle. Après ce temps, on arrête le feu, et on place cette eau ainsi enrichie dans des cuves. En peu de moments la magnésie se précipite et l'on décante. La pâte est placée dans des formes de bois, et, quand elle est sèche, on livre la magnésie au commerce. Cette industrie facile donne au prince un revenu de vingt-cinq mille florins. Un autre établissement, formé aussi à Bilin par le prince de Lobkowitz, et qui prospère, sans être arrivé à la perfection, est une manufacture de sucre de betteraves qui se lie d'une manière utile à la culture des terres voisines qui lui appartiennent.
J'allai visiter le magnifique château de Duchs, appartenant à un comte de Waldstein, de la famille du Waldstein dont le nom est historique. Dans la cour se trouve un bassin orné d'un groupe très-beau, construit avec le bronze des canons pris aux Suédois. Le château renferme de superbes tableaux, une belle bibliothèque et une collection d'objets de prix. De ce château, il y a quelque vingt ans, était bibliothécaire le célèbre aventurier Casanova, qui a écrit des mémoires forts licencieux, mais très-amusants.
Pendant mon séjour à Toeplitz, je renouvelai connaissance avec le maréchal Paskewitch. Je le vis beaucoup, et nous nous convînmes réciproquement. Sa conversation m'intéressait extrêmement. Je lui trouvai une grande simplicité et une netteté dans les idées qui me frappa. Les récits de ses campagnes en Perse et en Turquie ont rempli beaucoup d'heures, qui m'ont paru très-agréables. C'est un homme distingué qui, je crois, mérite la réputation dont il jouit; chose rare dans tous les temps, et peut-être plus aujourd'hui que jamais! Quand il parle guerre, il est dans son élément, et sa bonne foi en racontant est surtout remarquable. Le maréchal Paskewitch est né, en 1782, à Pultawa, lieu célèbre dans l'histoire de Pierre le Grand.»
Je partis de Toeplitz pour Carlsbad; mais en m'y rendant je me détournai pour aller voir la principale terre du prince de Metternich, Platz, où il possède des établissements métallurgiques, de grandes forêts, des mines de fer très-riches et de bonne qualité. Des houillères voisines lui donnent du charbon fossile au plus bas prix. Un haut fourneau qui fait de la sablerie et une douzaine de marteaux étaient en activité. Jamais établissement n'a été dans des conditions naturelles plus favorables, mais jamais aussi on n'en a tiré moins de parti. Son fourneau ne donnait presque aucun produit par l'ignorance et le peu de zèle de ses employés. Le jour où il aura un homme capable, il se créera dans cette terre d'immenses revenus. Cinquante-six villages dépendent de cette seigneurie, autrefois domaine des Célestins. Le château se compose d'un immense et magnifique couvent.
J'arrivai le 20 juillet à Carlsbad. Cette ville, qui est peu ancienne, est bâtie dans un vallon étroit qui rappelle celui de Plombières, dans les Vosges. Une longue descente amène du plateau dans le fond de la vallée, et les flancs des montagnes ainsi que leurs sommets sont couverts de bois qui, traversés par de beaux chemins, offrent des promenades charmantes en vue des bords de la rivière. Les points les plus élevés sont la croix sur la rive droite, et le saut du Cerf sur la rive gauche. On dit que Charles IV, chassant dans ce pays un cerf qu'il poursuivait, fut forcé de se précipiter du haut d'un rocher et tomba dans la vallée. Cette circonstance y fit découvrir les sources d'eaux chaudes qui s'y trouvent. Elles sont toutes de même nature, mais avec des degrés de force différents. Elles renferment du carbonate de soude et plusieurs autres substances. Elles ressemblent aux eaux de Vichy, en Bourbonnais. La source principale, celle de Sprugl, a une température de 59° et se boit à cette chaleur. Elle sort verticalement avec violence et jaillit d'une manière inégale, mais périodique. Des espèces de pulsations se succèdent, croissent et forment une série qui recommence de la même manière. Sa saveur est nulle, mais sa puissance est très-grande. Elle agit avec efficacité dans les embarras du foie, et produit des miracles quand on en a vraiment besoin; mais elle peut être aussi très-funeste. Elle cause quelquefois des congestions cérébrales et des attaques d'apoplexie. Au moindre vertige, il faut en suspendre l'usage, sous peine de mourir promptement.
Cette source a présenté un phénomène qui prouve l'étendue des communications souterraines de notre globe. Lors du tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, elle s'arrêta tout à coup, et son cours fut suspendu pendant vingt-quatre heures.
Je trouvai beaucoup de monde de ma connaissance à Carlsbad, et la présence de quelques amis que j'y rencontrai me causa un grand plaisir. Carlsbad est entouré de fabriques dans toutes les directions. On en voit d'importantes. Il y a une fort belle fabrique de porcelaines, située à une lieue dans la vallée; mais une autre plus belle et plus considérable est placée à Elbogen, petite ville très-pittoresque, située sur le chemin d'Égra. Toutes ces manufactures sont élevées avec économie. Aucun luxe de construction ne s'y remarque; aussi prospèrent-elles.
La composition de cette porcelaine est parfaite, et peut être comparée à ce qu'il y a de mieux en Europe. On sait que plus la proportion d'alumine est forte et moins il y a de silice, plus la porcelaine est parfaite. La porcelaine est un sel double d'alumine, de silice et de potasse. Les procédés de fabrication sont les mêmes que partout; mais on emploie pour certains objets de très-grande dimension, pour les vases qui sortent de grandeur ordinaire, un procédé qui mérite d'être connu. Un moule fait en plâtre se compose de deux parties, qui se joignent hermétiquement. On emplit le vase d'une pâte liquide et, au bout de quelques minutes, on le vide. Toute la partie liquide qui a touché le moule s'est solidifiée, le plâtre du moule ayant absorbé l'eau de la pâte. On donne au vase l'épaisseur que l'on veut, en augmentant le temps pendant lequel on laisse la pâte liquide dans le moule; mais tout cela est l'affaire de quelques minutes. Quand il est suffisamment sec, on sépare les deux parties du moule et on cuit le vase. La porcelaine faite ainsi est seulement un peu moins douce; mais, pour en déguiser les inconvénients, on polit l'ouvrage extérieurement avant de le mettre au feu, quand la pâte est encore un peu molle, avec une règle flexible et à la main. À Elbogen, j'ai vu imprimer sur porcelaine; le procédé est simple et ingénieux.
On opère sur le biscuit qui n'a été qu'au dégourdi et qui est encore poreux. On se sert d'un papier fort, enduit d'un mastic. On imprime sur le mastic au moyen d'une plaque gravée en cuivre. L'impression faite, l'empreinte prise se trouve présenter l'image renversée; mise sur le biscuit, elle se trouve redressée. Le papier se détache par le lavage, sans emporter la moindre parcelle de la couleur entièrement absorbée par le biscuit. Le vernis est donné ensuite et l'objet est cuit. Si on y ajoute un petit filet d'or, il faut cuire de nouveau. On sait que, pour dorer, on dissout l'or dans l'eau régale, puis on le précipite avec du sulfate de fer. Il en résulte une matière noire qui, combinée avec de l'huile, donne la couleur dont on se sert. Exposé au feu et bruni à la main, l'or est mis à nu et reprend sa couleur et son éclat.
Arrivé à Égra, j'allai visiter la chambre où Waldstein fut assassiné à l'insu de ses gardes. La maison est restée la même, et l'on montre encore par quelle issue les assassins pénétrèrent jusqu'à lui. Ce logement n'était guère en rapport avec ce qu'on nous raconte de son faste. On m'a montré aussi à la maison de ville l'une des deux hallebardes qui servirent à le tuer; l'autre est à Duchs. On a conservé également à la maison de ville l'épée qu'il faisait porter devant lui. J'allai coucher à Franzensbad, situé à deux lieues d'Égra. L'établissement est frais et bien planté, mais placé au milieu d'une immense plaine triste et monotone. Il y a sept sources, toutes froides, gazeuses et ferrugineuses. On les dit salubres comme moyen tonique. On les boit et on prend aussi des bains, avec les eaux seules ou bien avec des boues de marais fortement imprégnées de ces gaz, et dont le mélange est fait après avoir suffisamment chauffé l'eau. Une chose nouvelle pour moi et dont je n'avais jamais entendu parler, ce sont les bains de gaz. Il y a des ouvertures d'où un gaz abondant, venant par-dessous terre, est conduit par des tuyaux à robinet dans des baignoires fermées, où on le reçoit et où l'on se soumet à son action.
Les environs de Franzensbad ou Francisbad présentent deux choses remarquables. Une partie de la plaine est composée d'enveloppes d'animaux microscopiques, qui forment un sable impalpable de phosphate calcaire. Il est de même nature que celui des environs de Postdam, en Silésie, et des bords de la mer Glaciale. Les Lapons le font entrer en partie dans la fabrication de leur pain. L'autre chose, c'est le cratère d'un volcan éteint, qui semble avoir été un volcan sous-marin. À une distance assez considérable autour de lui, le terrain ne se compose que des cendres qu'il a vomies.
Je partis de Franzensbad pour me rendre à Koenigswart, château du prince de Metternich, où il m'avait donné rendez-vous. Je trouvai le pays mieux que sa réputation ne me l'avait fait supposer. Il est sévère, mais il a du mouvement; les montagnes sont bien boisées; tout est cultivé dans les plaines. Une eau abondante et réglée arrose de très-belles prairies.
Le château est vaste, mais sans aucune architecture; c'était autrefois une espèce de grande ferme. Le prince de Metternich l'a fait réparer, augmenter, embellir, et c'est aujourd'hui une habitation bonne et convenable. Elle se compose d'un corps de logis et de deux ailes formant le fer à cheval. Chaque aile est terminée par deux tours carrées qui viennent d'être élevées. La maison était couverte en bois; on y a substitué une couverture en tôle. Une fort belle chapelle, d'un bon style et très-grande, a été également construite par le prince. Elle est ornée d'objets d'art et renferme des dons pieux du pape, entre autres le corps d'un saint martyr contenu dans un très-beau sarcophage fait avec du granit provenu des débris de l'église Saint-Paul hors des murs, qui fut brûlée il y a quelques vingt années. L'intérieur du château est sans luxe, mais confortable.
Les jardins sont beaux, et, le prince n'ayant pas tenu à les enclore, on a eu toute facilité pour les créer. On a pu se dispenser de former des réunions qui auraient été nécessaires. Le prince s'est contenté de faire construire de belles allées, de faire planter beaucoup d'arbres, et de régler les eaux par des retenues et des canaux qui les distribuent convenablement. Chaque jour les embellissements augmentent, et ils peuvent être sans limites, puisque, par le système suivi, on peut s'étendre autant qu'on le veut. De très-belles pièces d'eau, de différents niveaux, occupent les environs immédiats du château. Une ligne de rochers granitiques situés au midi, dont le sommet et les pentes sont couverts de superbes arbres, dont les masses sont traversées par de belles allées, offre une promenade charmante où le soleil ne pénètre jamais. Une croix, objet de dévotion pour toute la contrée, existant de tout temps, est placée sur le haut du plateau en face et au-dessus de la maison. De nombreux pèlerins s'y rendent chaque jour dans la belle saison et viennent y prier. Ils psalmodient en s'y rendant et en traversant les jardins. Je ne sais si, à la longue, ces nombreux visiteurs ne finiront pas par importuner; mais momentanément ces actes de piété et ce mouvement donnent à cette localité une physionomie particulière qui n'est pas sans quelque charme. Cette croix est couverte par un arceau gothique; deux autres en face, ouverts et garnis de lianes, servent aux pèlerins. Beaucoup d'ex-voto y sont suspendus, et, rappelant les bienfaits reçus, attribués à la puissance des prières faites au pied de cette croix, ils donnent de la confiance à ceux qui souffrent. On vient de loin la visiter.
En général la population des États autrichiens est très-portée à des actes de piété, qui peut-être ne sont pas toujours en harmonie avec les bonnes moeurs; mais chacun fait ce qui lui plaît, et personne ne blâme ni ne ridiculise des actions dont l'apparence au moins est toujours pure. On ne trouve ni extraordinaire ni mauvais que l'homme, dont la vie est toujours si remplie de peines cherche le moyen de les soulager et choisisse ceux que son coeur lui inspire.
Je passai près de quinze jours à Koenigswart. La vie y est agréable et remplie de liberté. Le prince de Metternich est le plus agréable maître de maison que je connaisse; son château ne désemplissait pas de diplomates, arrivant pour l'entretenir d'affaires, et de gens considérables, qui, des eaux voisines, venaient sans cesse le visiter.
Marienbad, situé à deux lieues et aux confins mêmes de la terre de Koenigswart et aux limites du Thiergarten, fournissait surtout un grand nombre de visiteurs. J'allai plusieurs fois voir ce séjour charmant, chaque année le rendez-vous de la meilleure compagnie de l'Europe. C'est une toute nouvelle création qui appartient à l'abbaye de Toepel. Un bassin circulaire, environné de bois, situé au pied des montagnes, en arrière d'un défilé, en forme l'emplacement. À la circonférence sont bâties les maisons, et au milieu se trouve un jardin public bien planté. Plusieurs sources d'eau gazeuse et ferrugineuse froides en sont la richesse. Une quantité énorme de ces eaux s'exporte, et cette petite localité, qui était naguère un marais, est le principe d'un revenu très-considérable que l'on évalue à plus de trois cent mille francs. Tout le pays est rempli des mêmes richesses d'eaux minérales. Dans le seul territoire de la terre de Koenigswart, on compte deux cent vingt-cinq sources de différentes qualités.
Elles peuvent devenir d'un riche produit. Il faudrait seulement créer des établissements pour les administrer et recevoir des étrangers, et ensuite les mettre en réputation au moyen de médecins estimés.
Le prince de Metternich a un goût décidé pour les collections. Les objets d'art curieux lui plaisent, et, quand il est en mesure de le faire, il ne manque jamais de les acquérir. Beaucoup de choses rares se trouvent dans son musée de Koenigswart; mais ce goût décidé a donné lieu à une circonstance fort bizarre.
Le bourreau d'Égra, par un caprice singulier, avait aussi le goût des médailles et des monnaies antiques. Il avait passé sa vie à en former une collection, particulièrement de toutes celles qui se rattachent à l'histoire de Bohême. Le prince de Metternich, qui en fut informé, lui fit proposer de la lui vendre, et cet homme consentit à la lui céder pour une rente viagère, à condition qu'il suivrait ce trésor, objet de son amour et de ses soins; qu'il en serait le gardien et deviendrait le démonstrateur de son cabinet. Le marché fut conclu et le bourreau d'Égra, passé au service du prince, vint habiter son château. Le prince m'avait dit un jour qu'il avait cet homme pour son commensal et son serviteur, et j'avais cru longtemps à une plaisanterie de sa part; mais je trouvai effectivement l'ancien bourreau en fonction d'antiquaire chez lui. C'était, au surplus, un fort bon homme, qui avait apprécié son métier d'une manière tout à fait particulière. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de l'approcher; ce contact me faisait une espèce d'horreur. Petit à petit, mes préventions s'effacèrent, et j'en vins jusqu'à lui parler de ses anciennes fonctions, sur lesquelles il donne volontiers tous les détails qu'on lui demande. Ses anciens instruments de supplice sont là classés et servent à ses explications. Sur l'observation que je lui fis de la répugnance qu'un homme tel que lui devait avoir éprouvé quand il était chargé d'ôter la vie à l'un de ses semblables, il me répondit avec chaleur que ses fonctions étaient augustes. Il était la loi vivante et se trouvait dans une bien meilleure condition qu'un juge criminel qui peut condamner un innocent. Lui ne pouvait se tromper dans l'exécution de ses devoirs. Cet homme singulier était un descendant direct du célèbre Jean Huss, brûlé à Prague à l'époque de la Réforme pour crime d'hérésie, et il approuvait beaucoup le traitement qu'avait subi son aïeul.
De Koenigswart je partis pour la Haute-Autriche, en prenant la route de Pilsen, et j'allai faire une visite au comte et à la comtesse de Staremberg dans leur château de Hans, belle et noble habitation, bien tenue, mais sans luxe, et située dans le plus délicieux pays du monde. Rien de comparable à la Haute-Autriche, car on y trouve réunis les avantages qui, ailleurs, sont presque toujours séparés. Un pays pittoresque est ordinairement pauvre; un pays riche est monotone. Ici les plus beaux accidents d'une nature variée offrent aux yeux de magnifiques paysages, et partout on voit des prairies, de la verdure, de la richesse. Aucun paysan en Europe ne saurait être comparé à ceux de cette contrée. Un village ne s'y compose pas d'un amas de vilaines maisons, mais d'un territoire où les habitations des cultivateurs sont éparses dans la campagne et placées sur la terre même que les propriétaires cultivent. Souvent une de ces maisons a douze croisées de façade; quarante ou cinquante arpents de terre admirablement cultivés l'environnent, et une palissade, qui forme un enclos de ce domaine, la sépare de la campagne environnante. Souvent le sol est mauvais; mais, à force d'engrais et de soins, on obtient des récoltes magnifiques. J'ai vu, à cet égard, des prodiges incroyables. Enfin il y a tel simple paysan qui a un revenu de deux mille florins, indépendamment de la consommation en nature nécessaire à l'entretien de sa famille.
En opposition de ce tableau, on est frappé du degré d'abaissement où est tombée la grandeur déchue des seigneurs. De très-belles habitations rappellent ce qu'ils étaient autrefois; mais, aujourd'hui, ces vestiges d'une puissance évanouie sont bien souvent une charge au-dessus de leurs forces. Il est telle terre dont les revenus entiers suffiraient à peine au seul entretien du château. Marie-Thérèse, qui avait une prédilection marquée pour la Haute-Autriche, supprima une grande partie des corvées, les réduisant à seize par an, et son influence détermina les seigneurs à se dessaisir de leurs biens-fonds pour y placer des paysans.
Il est résulté de la succession des années que les redevances et les bois ont seuls formé les revenus des seigneurs. Partie des redevances est même payée aux seigneurs, en papier, tandis que ceux-ci sont tenus de payer en argent au fisc l'impôt qui y correspond; chose d'une injustice tellement monstrueuse, qu'il est presque incroyable qu'elle ait été commise et puisse encore subsister. De cette manière, il est tel seigneur qui paye plus qu'il ne reçoit et serait plus riche s'il abandonnait à l'État sa propriété. Je passai quelques jours à Hans d'une manière pleine d'agréments. Le général de Staremberg, bon soldat, franc, ouvert, loyal et grand chasseur, m'entraîna dans des expéditions qui me rappelèrent les goûts de ma première jeunesse. La comtesse de Staremberg, née comtesse de Kaunitz, est arrière petite-fille du grand ministre de Marie-Thérèse. C'est une femme aimable et spirituelle. Quelques personnes du voisinage ajoutaient à l'agrément de nos soirées.
Une autre habitation charmante des environs est le château de Schwerberg et un autre bien plus grand, bien plus beau, un des plus remarquables châteaux féodaux qui existent au monde, est celui de Weinberg, appartenant tous deux à la famille de Türheim, famille noble et d'une grande ancienneté, devenue pauvre. Ces deux châteaux furent plusieurs fois l'objet de nos excursions. Mais je dois encore parler d'un autre château en ruine, Riesenstein, appartenant, et venu par héritage, au comte de Staremberg, et qui est le sujet d'une chronique intéressante.
Le château de Riesenstein, ancienne forteresse défendant la vallée, placé sur un rocher et distant d'une heure de Hans, fut bâti, il y a environ deux cent cinquante ans. Alors un préjugé fantastique existait, et l'on croyait que, pour rendre une forteresse imprenable, il fallait placer au milieu des murs, quand on la construisait, un enfant vivant. Le fils d'un riche paysan disparut, et le père ne douta pas que son fils n'eût servi d'holocauste à la sûreté de son seigneur. Dans son désespoir, il résolut de s'en venger. La balle meurtrière du père infortuné enleva la vie au seigneur; mais, peu de jours après, en faisant la moisson, on découvrit les restes de l'enfant qui avait disparu. L'assassin, bourrelé de remords, alla s'accuser de son crime et fut condamné à être pendu. Avant de subir son supplice, il fit abandon de sa fortune pour construire une chapelle où un mausolée serait élevé au seigneur de Riesenstein, et où une messe serait dite à des époques fixes de l'année pour le repos de son âme. La chapelle fut en effet construite au milieu du château fort. Le mausolée s'y voit encore et représente la victime avec sa cuirasse percée des balles qui lui ôtèrent la vie. La messe se dit régulièrement aux époques qui ont été fixées par la fondation.
Je vins retrouver à Krummisbaum des amis avec lesquels je passais toujours une grande partie de mes étés. Plus tard, je revins encore dans ces contrées pour me rendre à Frauenberg, chez le prince de Schwarzenberg, afin d'assister à ses grandes chasses d'automne, d'où je retournai à Vienne dans le courant de décembre.
Mon hiver s'écoula, comme de coutume, à Vienne. Je partageais mon temps entre les études, qui remplissent à peu près exclusivement ma vie, et une société bienveillante; mais le printemps m'apporta de douloureux chagrins. J'étais lié intimement depuis bien des années avec le comte et la comtesse Valentin Esterhazy. Le comte ne jouissait pas d'une bonne santé. Il souffrait d'un embarras dans la circulation qui autorisait de graves inquiétudes. Sa fin fut prématurée. Il disparut de ce monde lorsqu'on s'y attendait le moins. Une attaque d'apoplexie l'enleva, après une agonie de plusieurs jours. C'était un homme d'esprit, d'un jugement sûr et d'une grande bonté, universellement aimé, et pour lequel j'avais une tendre et sincère amitié. La comtesse, femme de bien, possédant les plus hautes qualités et une grande séduction, sincèrement attachée à son mari, fut frappée de cet événement, qui a laissé chez elle une empreinte douloureuse et mélancolique, que, jusqu'à présent, rien n'a pu entièrement effacer. Plongée dans une profonde douleur, elle se décida à aller passer, chez une de ses parentes, dans un château en Hongrie, la plus grande partie de l'été, afin de se trouver à proximité pour se livrer à des actes de piété au caveau de famille où son mari avait été déposé.
Cette mort prématurée changea toutes les habitudes de ma vie. Je me disposai à voyager. Une occasion de revoir l'empereur de Russie, que je cherchais depuis longtemps, se présentait. L'empereur venait à Toeplitz pour y prendre les eaux. Le 10 juillet, je partis pour m'y rendre. Cette fois je pris la route directe en passant par Znaïm et Iglau.
J'arrivai à Znaïm le 11 juillet, et j'allai visiter le champ de bataille où j'avais combattu, juste jour pour jour, vingt-neuf ans auparavant, et sur lequel j'avais reçu le bâton de maréchal. Les faits sont tellement encore présents à mon esprit, qu'il me fut facile de reconnaître toutes les localités, et j'éprouvai une sensation profonde et délicieuse qui me rappelait mon heureuse jeunesse. Je continuai mon chemin et je traversai un plateau triste et monotone. Cette partie de la Bohême, quoique riche, est cependant la moins belle. La partie riante, variée et pittoresque de cette province, forme une ceinture qui l'enveloppe dans les deux tiers de son pourtour, et qui commence aux frontières de la Bavière au midi, finissant en passant par le nord à la Moravie.
Je traversai le champ de bataille de Kollin où le grand Frédéric fut battu par le général Daun, six semaines après avoir gagné la bataille de Prague. Son armée était inférieure à l'armée autrichienne. Il trouva celle-ci en position, et voulut la tourner par une manoeuvre de flanc exécutée à portée de canon. Les Autrichiens se disposaient à la retraite, quand un général prussien, qui était à la droite et dont le rôle était défensif, descendit de sa position pour attaquer. L'armée autrichienne fut obligée de rester, et la bataille s'engagea sous d'autres auspices que ceux sous lesquels le roi avait commencé son mouvement. Une défaite complète en fut le résultat pour les Prussiens. Mais, cette désobéissance du général prussien n'eût-elle pas eu lieu, on ne pouvait guère espérer autre chose du plan suivi par Frédéric; car on ne peut concevoir un mouvement plus dangereux, plus délicat, plus difficile que la manoeuvre opérée à Prague. Pour qu'elle pût réussir une fois et à plus forte raison plusieurs, il fallait avoir en tête un général stupide. Or le général Daun valait incomparablement mieux que son devancier, le prince Charles de Lorraine.
J'arrivai à Prague où je ne restai qu'une journée, et je continuai ma route pour Toeplitz, en passant par Theresienstadt. Je traversai encore un autre champ de bataille de la guerre de Sept-Ans, celui de Lowositz, où le grand Frédéric obtint un brillant succès.
Le 19, l'empereur et l'impératrice de Russie arrivèrent à Toeplitz, et, le 20, j'eus l'honneur de les voir, et dans le jardin, et le soir au bal. Ils m'accueillirent avec une extrême bonté, et j'en éprouvai un véritable bonheur. Le sentiment que je porte à l'empereur Nicolas est exempt de tout intérêt. Il est le résultat de la haute estime que j'ai pour son caractère, pour la pureté de ses intentions, car je crois que le mobile de toutes ses actions est l'idée d'un devoir. Si quelquefois il dépasse, aux yeux de la multitude, les limites d'une sévérité que semble prescrire la saine raison, je suis convaincu que c'est avec répugnance qu'il se soumet à des mesures qu'il regarde comme des nécessités commandées par sa conscience. Il est enthousiaste de tout ce qui est beau, grand, généreux. Sa tendresse pour les siens et sa bienveillance pour ceux qui l'entourent prouvent la bonté de son coeur. J'éprouvai donc un véritable bonheur de l'approcher encore une fois avant de mourir. Je le remerciai de nouveau de toutes les bontés dont j'avais été l'objet pendant mon voyage dans la Russie méridionale. L'impératrice me reprocha avec une grande amabilité de n'avoir pas fait un détour pour aller les visiter, et ce ne fut pas la première fois qu'à mes propres yeux je reconnus ce tort.
Chaque jour je rencontrais l'empereur, et chaque jour il me renouvelait l'expression de sa bienveillance. Mais je ne fus pas admis à le voir en particulier, ni M. de la Ferronnays non plus, qu'il aime beaucoup, parce qu'il ne voulait pas laisser supposer qu'il se livrait à quelques intrigues. Il entretint seulement ce dernier deux fois mystérieusement dans le jardin pour lui parler du duc de Bordeaux, une fois avant le voyage que M. de la Ferronnays fit à Kirchberg, et une fois à son retour. Et, chose surprenante, avec l'apparence d'une résolution constante qui doit tout renverser, il se laisse arrêter journellement par les plus petits obstacles et les plus minces considérations. Il reconnaît le gouvernement de Louis-Philippe, et a de bons rapports politiques avec lui, en même temps qu'il ne peut se résoudre à prononcer son nom. Il rencontre deux hommes qu'il aime et qu'il estime, la Ferronnays et moi; il leur témoigne ses sentiments; mais il ne peut leur accorder le charme d'une intimité qu'il apprécie beaucoup, de peur de se compromettre. Avec un esprit distingué, une instruction étendue, et un caractère qui, dans les circonstances importantes, montre une grande force, il y a quelque chose d'incomplet en lui. Je me contentai donc de profiter de toutes les occasions de le voir, de l'approcher et de satisfaire les besoins d'une vive affection qui avait été l'unique objet de mon voyage.
L'impératrice resta deux jours seulement à Toeplitz; l'empereur, après avoir pris les bains, se mit en route, le 10 août, pour la rejoindre aux eaux de Kreis, en Bavière, où elle s'était rendue. Deux jours après, je quittai Toeplitz, où je n'avais plus rien à faire et j'entrepris un petit voyage en Saxe, pour y vivre encore de souvenirs; car telle est la seule nourriture morale et intellectuelle qu'il me soit permis de prendre avec plaisir aujourd'hui.
Je me rendis à Dresde, par Culm et Peterswald, lieux de si tristes souvenirs pour moi. À peine arrivé à Dresde, je courus revoir le champ de bataille célèbre où la fortune nous réservait ses dernières faveurs. Je reconnus avec facilité et avec un certain plaisir tous les lieux. Les événements se représentaient nettement à ma pensée. Jamais le point élevé d'où nous sommes tombés ne se montra ainsi à moi d'une manière plus éclatante. Une fois ce devoir rempli envers ma vie passée et les temps héroïques de ma jeunesse, je résolus de consacrer plusieurs jours à voir ce que Dresde renferme de plus curieux, et le pays de choses intéressantes.
Avant de commencer cette tournée, j'allai faire ma cour au roi et à la famille royale et dîner à Pilnitz, résidence d'été. Le château est célèbre dans nos annales et rappelle nos premiers troubles, et les projets insensés que les souverains de l'Europe conçurent contre notre indépendance et notre liberté, mais dont le résultat fut si loin de répondre à leurs espérances. Ce château, d'une construction bizarre, paraît peu agréable à habiter. Il se compose d'une suite de pavillons et d'appartements qui ne forment pas de système. De vastes carrés, dont le milieu est rempli de verdure, forment les alentours du château et présentent un spectacle agréable à la vue. Je trouvai le roi un homme instruit, poli, aimable, et toute la famille royale d'une grande bienveillance. Là est un naturaliste distingué, le prince Jean, son père, un poëte, et la princesse Amélie, un auteur dramatique dont les ouvrages ont du succès sur tous les théâtres de l'Allemagne. La famille royale était augmentée de l'archiduchesse Sophie, dont la vue me fut très-agréable. Comme mon séjour habituel à Vienne me met souvent dans le cas de la rencontrer, elle me traita avec une extrême bienveillance. Je vis aussi cette pauvre princesse Augusta, fille du feu roi, victime de sa fidélité à Napoléon. Elle me parla avec tristesse de l'époque où je lui avais été présenté, époque bien voisine des désastres qui devaient tous nous accabler.
On peut appliquer à la Saxe un proverbe italien qui semble avoir été fait pour les princes qui l'ont gouvernée: «I principoni hanno soldati e cannoni, i principini palazzi e quadri.» Que de richesses accumulées dans cette ville; que d'objets d'art y sont réunis! N'ayant vu Dresde qu'au milieu des événements de la guerre, je n'en avais qu'une très-faible idée.
Je commençai par visiter la superbe galerie de tableaux qui s'y trouve et j'y consacrai trois jours.
Après la galerie de Paris et les deux galeries de Florence, celle des Offici et celle du palais Pitti, celle de Dresde est sans contredit la plus belle de l'Europe. Les plus rares chefs-d'oeuvre y sont réunis; mais on ne peut que déplorer le peu de soins qui préside à leur conservation. Plus de cinq cents tableaux de l'école italienne s'y trouvent réunis, et à leur tête on voit la célèbre Madone de San Sisto, l'un des plus beaux ouvrages de Raphaël. On ne peut se lasser de l'admirer. Aucune Vierge de Raphaël n'a plus de dignité, de grandeur, et n'est, à mon avis, plus en harmonie avec la destination divine qu'elle a reçue. Celle de la Sedia a peut-être plus de douceur, mais elle est plus femme; celle de Dresde est plus divine.
Des Corrége admirables abondent dans cette galerie, et entre autres la Sainte Nuit, puis un Saint Georges, où la force et la grâce sont réunies. Paul Véronèse, dont le style est si pur, a fourni un grand nombre d'ouvrages, et l'Adoration des Mages est sans doute un de ses chefs-d'oeuvre que j'ai vus et revus, et toujours avec le même plaisir. Les Noces de Cana, du même auteur; une admirable Sainte Cécile jouant de l'orgue, de Carlo Dolce; une superbe Vénus de Palma Vecchio; la Femme adultère, de Marone; deux de Palma Vecchio; une Esther à genoux devant Assuérus, de il prete Genovese; un Saint Matthieu l'Évangéliste, d'Annibal Carrache; l'Ascension de la Vierge, du même auteur, sont les tableaux qui m'ont le plus frappé; mais il y en a encore un grand nombre qui sont dignes d'être comparés à ces chefs-d'oeuvre, il faudrait écrire un livre entier pour rendre compte de toutes ces richesses. Indépendamment de ces admirables tableaux de l'école italienne, il y en a aussi un grand nombre de très-estimés de l'école allemande, et entre autres d'Albert Dürer. Tout en appréciant beaucoup leur beauté, je me dispenserai d'en dire davantage ici: mais un voyageur amateur de peinture devrait consacrer au moins quinze jours à voir ces chefs-d'oeuvre pour les graver dans son souvenir.
J'allai visiter le trésor, objet digne de la plus grande curiosité. Nulle part il n'existe, réunies, autant de choses précieuses en objets d'or du moyen âge et des quinzième, seizième et dix-septième siècles. On y voit des vases de vermeil de la plus belle forme, des coupes de toutes les espèces et de toutes les dimensions. Parmi les choses curieuses, il y a un globe terrestre, soutenu par Atlas, monté sur un pied qui renferme une mécanique cachée, destinée à le mettre en mouvement. Le globe se divise, et la partie inférieure, servant de tasse à boire, vient se présenter d'elle-même successivement à chaque convive. On ne pouvait pas donner des dimensions plus grandioses à la débauche. On se rappelle que l'électeur de Saxe, roi de Pologne, était aussi remarquable par son faste que par ses moeurs dissolues.
Beaucoup d'ouvrages des premiers maîtres de la Renaissance sont dans cette collection, et entre autres des Benvenuto Cellini. Les diamants sont d'une rare beauté. Leur valeur, comme gage (car ils ont été plusieurs fois employés à procurer passagèrement des ressources financières), est de quatre millions, ce qui porte leur valeur marchande à six millions, ou vingt-quatre millions de francs. Le trésor de la couronne de France n'est estimé que quinze millions.
J'allai voir ensuite la collection des armes anciennes. Elle est complète et rangée avec art, et, comme tout le reste, sur une échelle immense. On voit dans cette collection les armures de tous les princes de la maison de Saxe qui ont régné, des garnitures de chevaux souvent en pierres de couleur, et en particulier un équipage de cheval très-beau, avec une paire de pistolets donnés par Louis XIV, un sabre et une armure de Sobieski. Ce sabre est d'une longueur démesurée et en même temps recourbé. Enfin on y remarque des souliers d'une Comnène et des hottes de Napoléon (placées sous verre).
Le conservateur prétend que les petites armes à feu ont été inventées à Dresde, et il montre un pistolet sans bois, qu'il assure avoir été le premier fabriqué. Le feu y prend par une forte friction d'une verge dans un canal étroit. Les pistolets et les fusils à rouet étaient à peu près dans le même cas; un mouvement rapide du cylindre sur des lames d'acier produisait des étincelles. Une princesse de Saxe, fille d'Auguste le Fort, a laissé à ce musée une partie de sa toilette.
Il me restait à voir les statues et la collection des porcelaines, réunies dans un palais dit du Japon, belle maison, située sur le bord de l'Elbe à Neustadt. Elle renferme quatre cents statues ou bustes, presque tous antiques. Ces divers objets ont été achetés fort anciennement et se composent d'abord d'une collection d'un premier cardinal Albani et d'une autre venant d'un cardinal Pignatelli. On me l'avait beaucoup trop dépréciée. J'y trouvai des choses fort belles, à mon avis au moins, mêlées avec un assez grand nombre de médiocrités. J'admirai particulièrement un groupe composé d'un hermaphrodite et d'un satyre; ils luttent ensemble, et l'hermaphrodite renverse le satyre: l'expression est vraie et énergique. Une statue rappelant la Vénus de Médicis et lui ressemblant à s'y méprendre, sauf les restaurations considérables dont elle a été l'objet, me plut beaucoup. Des bustes des empereurs Marc-Aurèle, Antonin le Pieux, Lucius, une belle statue d'un faune dans l'attitude de verser à boire; de beaux bas-reliefs en bronze, des statues trouvées à Herculanum, les premières, dit-on, qui furent déterrées, ou pour mieux dire enlevées du bloc de lave qui couvre cette ville, complètent cette collection que, malgré son peu de réputation, j'ai eu un grand plaisir à visiter.
Je descendis pour voir les porcelaines placées dans la partie inférieure des bâtiments. On connaît la richesse, la variété et le nombre extraordinaire des pièces qui la composent. On trouve d'abord des porcelaines de la Chine et du Japon. Leur célébrité est résultée de ce qu'elles étaient anciennement les seules au monde. Elle est devenue ensuite un effet de caprice; car, comme objet d'industrie et avec les conditions mises à la bonne porcelaine, elles sont inférieures à tout ce qui se fabrique en Europe; mais les formes et la peinture sont remarquablement belles. Les plus admirables au monde sont celles de Saxe, dont la pâte est la plus fine et la plus douce. Viennent ensuite celles de Vienne et de Sèvres, qui sont aussi très-bonnes, et enfin arrivent celles d'Angleterre, qui ne sont guère que du verre et ne peuvent être comparées à aucune des autres.
La fabrique de Saxe est la plus ancienne de l'Europe. Elle fut établie à Dresde, en 1704, par Frédéric Becker, né en 1652, et peu après, en 1710, transportée à Meissen, où elle est restée depuis. D'abord on fit de la porcelaine rouge mat, et non vernie; ensuite de la porcelaine polie et vernie. En 1726, elle avait acquis sa perfection. En 1763, on inventa le biscuit, où le quartz est en plus grande quantité. Depuis cette époque, ce travail est resté constamment le même. On m'a montré la collection des roses bleues, achetées au roi de Prusse par Auguste, pour une compagnie de grenadiers. J'ai vu aussi de la porcelaine de la Chine du dixième siècle, semblable à celle d'aujourd'hui. Elle est d'un vert clair et faite au moule; les fleurs peintes ont un léger relief. J'ai appris en cette circonstance que jamais les Japonais n'emploient plus de deux couleurs pour peindre leur porcelaine: le rouge et le bleu, sans compter le blanc, qui est la couleur naturelle de la pâte. Ainsi, quand le vert, le jaune, le violet, se trouvent sur un vase venu de ce pays lointain, on peut être sûr qu'il est de fabrique chinoise.
Je ne voulais pas quitter Dresde sans parcourir les environs, et il me restait à visiter la Suisse saxonne et les établissements de Freyberg, si célèbre par son école et par les mines de cuivre et d'argent qui s'exploitent dans ces contrées par les meilleurs procédés connus.
On appelle Suisse saxonne le pays situé sur la rive droite de l'Elbe et s'étendant jusqu'à la frontière de la Bohême. Malgré sa physionomie pittoresque, ce nom est fort mal choisi, car on n'y trouve rien qui ressemble à la Suisse. Celle-ci se compose de chaînes de montagnes, et ici il n'y en a pas trace. Un plateau élevé constitue ce pays, et ce plateau, déchiré par les eaux, coupé dans différentes directions, présente de jolies vallées prises dans l'épaisseur du plateau, et non pas résultant de lignes de montagnes superposées. Les vallées de ce pays ne sont que de larges et longs fossés creusés par la nature, qui donnent cours à de belles eaux. La succession des siècles en a couvert les pentes d'une belle végétation et de belles forêts.
En me rendant à la Suisse saxonne, je remontai la rive gauche pour visiter le camp célèbre de Pirna, dont parle Frédéric, et où l'armée saxonne se renferma au moment où la guerre de Sept-Ans éclata. Je ne comprends pas comment il a été regardé comme inexpugnable. Aujourd'hui une armée aussi inférieure que l'armée saxonne devant l'armée prussienne n'y serait pas en sûreté. Au surplus, Frédéric avait du temps devant lui. Il comptait faire entrer dans les rangs de son armée les prisonniers saxons qui allaient tomber entre ses mains. Il était donc sage à lui d'éviter de les combattre et de tuer ces hommes qui devaient le servir, en sacrifiant ses propres soldats. Il fit bien d'attendre le moment où la faim les forcerait à mettre bas les armes.
De Pirna je me rendis à Koenigstein, forteresse imprenable, mais dont l'importance me paraît médiocre. Au dessus du plateau, dont le commencement est le Sonnenstein, s'élève un rocher de trois cents pieds, autour duquel on a construit un rempart qui suit ses sinuosités et bouche quelques crevasses. La surface a une superficie de quinze à dix-huit arpents, couverte de bois et de jardins. En sacrifiant les arbres, on pourrait y cultiver assez de pommes de terre pour assurer la nourriture de la faible garnison de cinq cents hommes nécessaire à sa défense. Un puits de sept cents pieds de profondeur, creusé dans le rocher, assure la possession de l'eau nécessaire. Le but particulier de cette forteresse est de maîtriser le cours de l'Elbe; mais elle est si élevée, que, malgré quelques batteries basses, malgré la disposition des affûts qui permet de tirer sous un angle considérable, au-dessous de l'horizon, elle gênerait médiocrement la navigation pendant le jour, et n'y mettrait aucun obstacle pendant la nuit. Ce fort est un coffre-fort où l'on peut mettre en sûreté ses richesses et placer des approvisionnements pour une armée qui opère. En 1813, une garnison française l'occupait, mais il ne fut pas dans le cas de jouer un rôle important.
De Koenigstein, je me rendis à Schandau, situé sur la rive droite de l'Elbe, bourg placé au milieu de la Suisse saxonne. Je visitai la charmante vallée de la Kreuzbach, qui rappelle celle de la Haute-Autriche et le voisinage du Danube. Schandau renferme des eaux ferrugineuses d'un goût très-prononcé. Parti de cette petite ville pour parcourir le pays, je remontai la vallée du Potenbach jusqu'au lieu où la Sebuste se joint à lui. La vallée, jusque-là, est fraîche et charmante, d'une faible largeur; la rivière serpente au milieu des plus belles prairies, en coulant constamment à plein bord, tandis que les pentes des coteaux bien boisées servent de cadre au tableau qui se déroule à la vue. Arrivé sur le plateau, presque partout horizontal, on voit une belle culture. Après en avoir traversé une partie, on rentre dans des ravins boisés que l'on franchit au moyen de ponts, et je suis arrivé en vue de la petite ville de Hokenstein, de l'autre côté du Potenbach qui coule au pied de rochers escarpés. Dans ce lieu, le vallon est si étroit, qu'il n'y a aucun chemin, même aucun sentier sur les bords. Cette vue est imposante et très-belle. De là nous avons rétrogradé pour aller gagner la Bastei. Au village de Radwald, nous sommes descendus par un ravin qui communique avec le vallon, et au milieu duquel coule un petit ruisseau dont l'aspect varié présente toujours un riant tableau. Après avoir passé sous le rocher connu sous le nom de l'Agneau, parce qu'il en a la forme, et le Frederichstein, et le Rosenberg, et le Canapé, nous avons gravi le rocher, pour arriver au lieu connu par le nom de Bastei, où se trouve une auberge située à l'extrémité du rocher. Quelques saillies permettent de voir l'escarpement, et de découvrir l'Elbe qui coule à son pied. Ce coup d'oeil est magnifique et mérite sa réputation.
De la Bastei, nous sommes revenus à pied par la vallée d'Altwald, composée d'une crevasse entre les rochers. Après une heure de marche pour arriver à Altwald et ayant monté cent cinquante marches, nous nous sommes retrouvés sur le plateau, et près de notre voiture qui s'y était rendue par des chemins constamment d'une égale hauteur, en évitant les ravins et les tournant à leur naissance. De là on va voir le moulin de Lokmühle situé à cent cinquante marches au-dessus du plateau, et qu'un cours d'eau, puissant par sa masse et par sa pente, fait marcher. Cette rivière s'appelle la Verritz. Tel est l'ensemble de la physionomie du pays appelé la Suisse saxonne, très-mal nommé, ainsi que je l'ai déjà dit, mais offrant le spectacle d'un vaste et magnifique jardin anglais, et méritant la légère fatigue qu'on éprouve en le parcourant. De charmantes routes, au surplus, ont été exécutées pour en faciliter le parcours aux curieux et aux voyageurs. Le reste du chemin et le retour de Dresde s'effectuent par la vallée de l'Elbe. On passe à Pilnitz, et en peu d'heures on est de retour à Dresde, en traversant Neustadt.
Le lendemain de mon retour à Dresde, je me rendis à Freyberg, muni d'une lettre de M. de Reschard, ministre du roi, pour M. de Visleben, directeur. Celui-ci chargea M. Reich, professeur de physique, homme très-distingué et d'une grande complaisance, de me faire voir tout ce qui pouvait m'intéresser. L'École de Freyberg est célèbre dans toute l'Europe. Soixante élèves, dont le plus grand nombre vient de l'étranger, en suivent l'enseignement. Elle a formé plusieurs minéralogistes illustres. M. Alexandre de Humboldt en est sorti. Je visitai la collection complète des minéraux que l'École possède, et j'allai voir ensuite l'usine consacrée à l'amalgame qui se fait de la manière la plus avantageuse et la plus parfaite.
L'opération s'exécute ainsi: les minerais réunis sont cassés en petits morceaux. Après avoir eu soin de mêler les plus riches avec les plus pauvres pour avoir des produits uniformes, on les place dans des fourneaux à griller, en les mélangeant avec dix pour cent de sel commun. On les remue constamment, et on les soumet, pendant un temps déterminé, à l'action d'un feu vif. Les parties sulfureuses du minerai brûlent, et il se forme du sulfate de soude et du chlorure d'argent. Refroidi et le minerai grillé, on le porte au moulin pour le réduire en poudre impalpable. On place cent livres de ce minerai dans le fourneau, et, en y ajoutant cinq livres de plomb, il se forme un métal binaire, plomb et argent. Il y a saturation quand six onces d'argent sont renfermées dans trente-deux onces de plomb fondu. Cette opération se renouvelle sur les scories qui renferment encore de l'argent, et elles sont mises dans le fourneau pour enrichir le minerai. On fait ensuite de l'oxyde de plomb, et on retire au fur et à mesure la peau qui se forme à la surface des métaux en fusion dans les chaudières. On accélère cette oxydation au moyen de soufflets dont le vent est dirigé sur la surface. Le plomb ainsi enlevé, l'argent reste au fond; mais, à la première fois, il n'est pas pur, et l'opération est recommencée sur des quantités moindres.
Le produit annuel des mines de Freyberg est de dix mille quintaux de plomb et de soixante mille marcs d'argent. Cinq mille ouvriers mâles vivent du produit de ce travail. Les mines appartiennent à divers particuliers, et la propriété est divisée en actions. Il y a dans cette usine une pompe à incendie d'une force extraordinaire. Elle lance l'eau à une très-grande distance par un tube de six pouces de diamètre. Quatre pompes réunissent leur action, et l'eau cède à une pression de sept atmosphères. Nous sommes descendus ensuite dans les galeries où se fait l'exploitation. Il y en a cinq, placées les unes au-dessous des autres. Des pompes amènent au-dessus de la galerie d'écoulement les eaux de la partie la plus basse, et, du point d'où elles retombent sur le moteur, elles contribuent à le faire marcher au moyen d'un supplément de forces et d'un courant intérieur, qui sert constamment à cet usage.
Le lendemain, j'allai voir une mine de la même espèce, mais qui renferme un appareil qui était nouveau pour moi, une turbine de la force de trois chevaux et demi. La chute qui la fait mouvoir est de trois pieds; la quantité d'eau est de huit cents pieds cubes par minute: dans ces conditions, une roue ordinaire ne donnerait qu'une force de deux chevaux. Cependant cette ingénieuse machine n'est utile que dans des circonstances données. Avec une très-grande chute et peu d'eau, ou avec très-peu de chute et beaucoup d'eau, elle est avantageuse; mais, avec des éléments de moyenne force, les roues ordinaires donnent des produits plus grands. Cette turbine mettait en mouvement une machine soufflante de nouvelle invention, et composée d'un cylindre en fer battu de neuf pieds de diamètre. Une vis d'Archimède inclinée sous un angle déterminé, et le gros bout en bas, est enfoncée aux deux tiers de son diamètre dans l'eau, et celle-ci, poussant l'air qui entre à chaque tour, produit un courant régulier avec une pression de trente pouces d'eau.
Je fis à Freyberg une rencontre agréable: j'y trouvai un célèbre voyageur, Russe de naissance, M. Tchikatchoff, qui a parcouru deux fois l'Amérique dans sa longueur, en passant plusieurs fois du versant de l'Atlantique dans celui de la mer Pacifique, et réciproquement. Il se disposait à continuer ses explorations et avait passé l'hiver à Berlin, occupé à compléter son instruction pour rendre ses observations plus utiles. Il comptait se mettre en route l'année suivante pour le Caucase, et de là sur le plateau de la Tartarie, enfin gravir les pics les plus élevés de la chaîne du Thibet, voyage que M. de Humboldt avait rêvé, auquel il s'était pendant longtemps préparé, mais qu'il n'a pu exécuter et que l'intérêt des sciences réclame encore aujourd'hui.
Je quittai Dresde le 26 août, pour revenir en Bohême et visiter le nord de cette province en rentrant par Zittau. Je devais ainsi passer à Bautzen et revoir nos champs de bataille des 21 et 22 mai 1813: c'était réveiller encore quelques bons souvenirs. Je passai plusieurs heures à les parcourir, et puis je m'arrêtai à Hochkirch, où Frédéric éprouva un grand revers, dont son ennemi, le maréchal Daun, ne sut pas profiter. L'armée prussienne était mal postée. Elle occupait une mauvaise position en face et à portée de l'armée autrichienne. Elle fut surprise et battue; elle perdit deux cents pièces de canon; mais, chose presque incroyable! elle ne fut pas mise en déroute, se retira à deux lieues et prit position sur la Sprée, où Daun la laissa tranquille, tant l'empire qu'exerçait sur son esprit le génie de Frédéric était puissant! Cet événement m'a toujours paru un des faits les plus curieux de l'histoire de cette guerre si féconde en miracles.
En approchant de Löbau, le pays est charmant, bien cultivé, et il s'embellit encore après avoir passé cette petite ville. Je visitai l'établissement morave, d'une ravissante beauté, et où la prospérité, le bien-être et la richesse se montrent de toutes parts. Un millier de personnes composent cette colonie, fondée, il y a environ cent ans, par un comte de Zizendorff. Dans le principe, elle ne rassemblait qu'une vingtaine d'individus. Sa principale industrie est celle des toiles; elle en vend pour cinq cent soixante mille écus par an, ce qui donne à cette population un bénéfice de sept à huit cent mille francs.
Après avoir couché à Zittau, je me rendis à Friedland, chef-lieu du duché érigé en l'honneur et au profit de Waldstein par Ferdinand, qui le lui retira au bout de deux ans, en lui ôtant en même temps la vie.
Le château de Friedland, forteresse de l'époque, construit avec soin par le chevalier Berka, est élevé sur un rocher de basalte et soumis au commandement d'une tour de vingt-six toises de hauteur, qui en forme le donjon. Il est dans une situation pittoresque, mais il n'est guère habitable aujourd'hui. Sa dimension n'a rien d'extraordinaire. La chapelle renferme un monument élevé en l'honneur du feld-maréchal baron de Boedern, qui se distingua dans la guerre contre les Turcs, et mourut en 1600. Cette terre appartient aujourd'hui à la famille de Clam-Gallas, héritière du général Gallas, à qui Ferdinand la donna après la mort de Waldstein et la confiscation de ses biens. Le château de Friedland fut attaqué, mais sans succès, par les Hussites, en 1428 et 1433. Dans la guerre de Trente-Ans, il servit de poste militaire, tantôt aux Suédois, tantôt aux Impériaux. Il ne renferme rien d'intéressant aujourd'hui, excepté le meilleur portrait connu de Waldstein. Une belle manufacture de draps existe à peu de distance du château.
De Friedland je me rendis, par un pays de montagnes assez âpres, à Reichenberg. Ici le paysage s'embellit beaucoup. Cette petite ville est le siége d'une industrie prodigieuse. Une foule de fabriques de draps, de filatures de coton et de toiles l'environne. Les fabriques font vivre une population de dix mille âmes. Ce canton donne l'idée d'une ruche d'abeilles par l'activité qu'on y remarque; il s'y fait des affaires pour des sommes fort grandes. Ce débouché pour pénétrer en Bohême est un des meilleurs, quoique moins ouvert que celui de Peterswald. On reste au milieu des montagnes pendant plus de dix lieues.
De Reichenberg j'allai à Liebnau et à Turnau, où je couchai. L'industrie de ces deux petites villes consiste dans la taille et le polissage des pierres fines de Bohême, que l'on tire des environs de Leitmeritz, et dans la composition des pierres imitées, faites avec du verre de couleur. Cette industrie emploie à Turnau seul plus de six mille ouvriers.
Le lendemain, je me rendis à Koenigsgratz, ville ancienne et bien fortifiée, placée au confluent de l'Elbe et de l'Alder. Le lieutenant général Lainal, qui y commandait, me la montra dans ses plus grands détails. Fortifiée régulièrement, sa grande force lui vient des inondations, que l'on peut créer à volonté, en peu de moments, au moyen de ponts-écluses construits sur chacune des deux rivières, inondations que l'ennemi ne peut pas éloigner. Elle a huit bastions avec de grandes demi-lunes, des places d'armes retranchées, des couvre-faces revêtus; en un mot, toutes les richesses de l'art des fortifications s'y trouvent réunies. Les établissements sont d'une beauté extraordinaire; tous les magasins sont casematés, et il y a des logements à l'abri de la bombe pour dix mille hommes et un escadron. Tout a été prodigué pour rendre cette forteresse imprenable, et on peut dire qu'on y est parvenu, en remarquant toutefois que les défauts de cette place sont d'avoir une action difficile à l'extérieur, malgré deux rivières qui la favorisent, à cause des longs défilés par lesquels il faut sortir. Du reste, des pâtés placés dans les inondations, mais très-près de leur extrémité, parent un peu à cet inconvénient, en éloignant l'ennemi et protégeant, par leur feu, la marche des colonnes sur les chaussées et leur déploiement.
Cette ville a dix mille habitants; elle est fort ancienne et possède différents priviléges. Elle montra un attachement et un dévouement particuliers envers Podiebrad, qui, de simple administrateur subalterne, devint souverain et monta, avec le titre de roi, sur le trône de Bohême, en 1458. Un fait qui m'a frappé ici, c'est le prix extrêmement bas des denrées.
Je vis la garnison et le corps des officiers, et j'allai visiter l'établissement où mangent en commun, et parfaitement bien, officiers supérieurs, capitaines et lieutenants. Ils donnent des fêtes aux dames de Koenigsgratz, et la dépense mensuelle de chacun d'eux ne s'élève pas au-dessus de cinq florins ou douze francs cinquante centimes. Dans un pays semblable on est facilement riche, car la richesse n'est pas absolue: elle résulte de revenus supérieurs aux besoins, et les besoins ont toujours, quoique variables, une limite déterminée.
De Koenigsgratz, j'allai voir la forteresse de Josephstadt, qui n'en est éloignée que de six lieues. Elle mérite le voyage d'un homme de guerre, car c'est un chef-d'oeuvre en fait de fortifications, où l'argent et les soins ont été prodigués. On demande à quoi il était bon d'élever une seconde ville de cette importance aussi près de Koenigsgratz, qui remplit précisément le même objet qu'elle, celui de renfermer des dépôts, des magasins de toute espèce et de donner à une armée défensive le moyen de manoeuvrer sur les deux rives de l'Elbe? Mais l'explication m'en a été donnée, et elle montre le pouvoir magique que les hommes supérieurs exercent sur les esprits vulgaires. Frédéric II avait campé sur la position de Josephstadt pendant la guerre de la succession de Bavière, et cette position très-bonne avait tenu pendant longtemps en échec l'armée autrichienne. Dès lors on donna une importance surnaturelle à ce lieu, et l'on construisit sur le plateau la place qui y est aujourd'hui, uniquement pour empêcher l'ennemi de ne jamais plus l'occuper. Sa force consiste particulièrement dans des moyens de défense souterrains, qui y sont distribués avec un grand art et un très-vaste développement sur les deux tiers de son pourtour, le dernier tiers étant couvert par des inondations. Elle est certainement, parmi les places de guerre que de grands accidents naturels ne rendent pas imprenables, une des plus fortes de l'Europe. Des abris pour d'immenses magasins et pour mettre à couvert douze mille hommes et trois escadrons sont à l'épreuve de la bombe. Elle a coûté douze millions de florins (trente millions de francs) et a été terminée en 1787. Le gouverneur en était le général baron de Schabler, brave homme et vieux soldat, ayant bien fait la guerre autrefois à la tête du régiment des dragons de la Tour, qu'il commandait et qui avait acquis une grande réputation dans l'armée française. Il avait épousé une femme d'une grande beauté, d'une haute naissance, Wradislas, et qui lui a donné la plus belle famille que l'on puisse rencontrer.
Après avoir séjourné vingt-quatre heures à Josephstadt, je continuai mon voyage par Holitz, où le grand Frédéric a eu son quartier général pendant longtemps. Je traversai Zwittau et Leutomischl, habitation royale appartenant aux Waldstein de Duchs, et bâtie en 1568, par un baron Wradislas, sous la direction du célèbre architecte italien Battista, et j'arrivai à Brünn le 30 août. J'allai visiter les beaux établissements métallurgiques du prince de Salm à Plansko, sur la Zwittauka. Ils se composent de trois hauts fourneaux, douze marteaux et un laminoir. Les fourneaux produisent beaucoup et marchent jusqu'à quatre ans de suite sans mettre bas. Leur produit, pour chacun, est de cinq cents quintaux par semaine. Ils travaillent particulièrement en sablerie. Les usines ont été mises sur le pied actuel par un célèbre chimiste, nommé Reichenbach, qui a découvert la créosote, substance qui entre dans la composition de la fumée et lui donne la propriété de conserver la chair; découverte d'une importance capitale pour la médecine et la chirurgie et dont chaque jour les applications seront plus étendues. Il ne s'est pas borné à soigner les intérêts de sa gloire, car il est devenu fort riche par suite d'une association qui a fini par être extrêmement lourde pour le prince de Salm et qui, depuis, s'est rompue avec éclat.
J'allai voir aussi une immense manufacture de sucre de betteraves, établie également par Reichenbach au compte du prince de Salm, à Reis, à deux lieues de Plansko. Elle est sur une échelle gigantesque, nullement en rapport avec les moyens de culture à portée de l'approvisionner. Une autre manufacture de la même espèce, et qui est un modèle de bonne entente, où l'on trouve de l'économie intelligente pour diminuer la main-d'oeuvre, fixa aussi mon attention. On y trouve l'application des meilleures méthodes et l'emploi des machines les plus nouvelles et les plus perfectionnées. Elle appartient à un négociant français, établi depuis longtemps à Vienne, qui l'a bâtie à Séglovitz, à deux lieues de Brünn, sur les terres de l'archiduc Charles. Elle a peu d'étendue; elle est conduite par deux relais de vingt-six ouvriers, et cependant elle est calculée pour consommer vingt millions de betteraves, et elle fabrique un million cinq cent mille livres de sucre. On n'y fait pas usage de presse: on y emploie le lévigateur. Une machine à vapeur de la force de quinze chevaux suffit à tous les besoins. Le sucre est si bien fait, qu'il n'éprouve qu'un déchet de dix pour cent au raffinage. Le capital employé dans cette fabrique est de cinq cent mille francs.
Je visitai avec soin un établissement d'une triste célébrité, le Spielberg, maison de détention pour les condamnés. C'est l'ancienne citadelle de Brünn, qui a été convertie en prison. Elle est parfaitement tenue, et les prisonniers y sont traités avec beaucoup d'humanité. La nourriture est suffisante et bonne; les chambres sont saines et propres. Personne n'habite plus les cachots, que l'empereur François, quelque temps avant sa mort, avait fait évacuer. Au surplus, de son temps, ils n'avaient rien de malsain; mais ceux qui étaient habités au temps du libéral empereur Joseph, et plusieurs du temps de la clémente Marie-Thérèse, étaient funestes à la vie des prisonniers. Ces cachots amenaient toujours la mort au bout de six mois, m'a-t-on dit. Aujourd'hui une philanthropie éclairée préside au régime de cet établissement, et la seule chose mauvaise que j'aie remarquée, c'est que les condamnés pour récidive ne sont pas séparés de ceux qui le sont pour la première fois. Parmi les quatre cents prisonniers, quatre-vingts seulement sont condamnés à vie ou à plus de dix ans, et cependant cette prison est le seul lieu de détention pour les provinces des deux Autriches, de la Moravie, de la Bohême, et correspond aux besoins d'une population de douze millions d'habitants, chiffre incroyable, et qui montre la douceur des moeurs et la moralité de ces peuples. Les autres prisonniers de la monarchie ont leur maison de détention, et il y en a une au château de Laybach, en Carniole, et une autre à Moukatch, dans les Karpathes, pour la Hongrie.
Après toutes ces excursions, je me rendis à Eichhorn, chez la princesse de Wasa, qui m'avait fort engagé à aller la voir. Eichhorn est une bonne et belle habitation, située sur un rocher escarpé, au pied duquel coule la Schwarza. Autrefois forteresse des Templiers, elle pourrait devenir une superbe résidence d'été; le pays, tout sauvage qu'il est, se prêterait facilement à des embellissements. La princesse en a commencé qui promettent beaucoup pour l'avenir et donnent déjà des résultats satisfaisants. Le prince et la princesse de Wasa ont, dans ce séjour, une bonne et douce existence; ils y sont aimés et reçoivent à merveille ceux qui viennent les visiter. Les chasses sont étendues, sans être belles. La vie passe dans ce lieu très-agréablement.
La princesse me fit faire diverses excursions intéressantes dans ce pays pittoresque. Nous allâmes voir la partie supérieure de la Schwarza, à Adamsthall, et dîner dans un château appartenant au prince de Lichtenstein, situé au milieu de beaux bois, de prairies ravissantes, et à très-peu de distance de grottes d'une très-grande étendue et qu'il faut longtemps pour visiter en totalité. Nous allâmes en même temps au caveau de famille des Lichtenstein, établi près de Vrano. Le prince Jean l'a fait restaurer, augmenter, et l'a agrandi d'un nouveau, communiquant avec l'ancien. Son premier habitant a été le prince Jean lui-même. Il se compose d'une église souterraine, placée au-dessous d'une autre fort belle revêtue en grande partie de marbre, et bâtie il y a environ deux cents ans. Je quittai bientôt Eichhorn pour revenir à Vienne, mais je devais y retourner souvent et toujours avec un nouveau plaisir. Il y a de l'attrait à donner des soins à ceux dont la tête élevée a été frappée par la tempête, et qui supportent avec calme et dignité l'infortune qui pèse sur eux.
Je continuai mes excursions et j'allai visiter le prince et la princesse Palffy dans leur charmant établissement de Marcheck, situé sur la rive droite de la Marche, limite entre l'Autriche et la Hongrie. C'est la résidence d'été du chef de cette famille, riche et considérable, mais déchue de son ancienne puissance, et qui restera dans une sorte d'infériorité, jusqu'à ce qu'un homme capable arrive au pouvoir, comme on l'a déjà vu, car elle a fourni plusieurs palatins. Elle est du petit nombre des familles hongroises qui, toujours scrupuleuses sur le choix de leurs alliances, peuvent aujourd'hui faire les preuves les plus étendues.
Le château de Marcheck n'est pas considérable, mais il est arrangé avec soin. De très-beaux jardins et des bouquets de bois d'une belle venue, séparés par des prairies toujours vertes, l'environnent. La princesse Palffy, femme de mérite et d'esprit, recommandable par ses hautes qualités, en fait les honneurs à merveille. Nous parcourûmes les environs. Le prince Palffy, qui s'occupe avec succès de ses affaires et se consacre entièrement à remettre en ordre une grande fortune dérangée par son père, fortune qui doit retourner à ses neveux, car il n'a pas d'enfants, me montra ses établissements d'agriculture, qui sont bien tenus et bien conduits. Une fatalité à la manière des anciens a frappé sur lui, et une impression profonde de tristesse a donné un cachet particulier à son humeur et à sa physionomie. Son frère, qu'il aimait, est mort de sa main à la chasse, et un pressentiment avait annoncé à ce frère, depuis longtemps, une fin prématurée: on lui avait prédit qu'il ne dépasserait pas l'an 1830. Il était au moment d'achever cette triste année lorsque, étant à la campagne, le prince Palffy lui proposa et le pressa de venir à la chasse, ce dont il ne se souciait pas. Une balle, en ricochant, l'étendit roide mort. On conçoit qu'un souvenir pareil empoisonne la vie, et, en vérité, le prince Palffy se nourrit de sa douleur. Il ne vit que pour ses neveux et se plaît à exagérer ses devoirs.
Dans nos promenades, nous allâmes voir le château de Teben, placé sur une montagne qui s'avance dans le Danube et commande l'embouchure de la Marche dans le fleuve. Sa possession rend maître absolu de la navigation. Nous avons, à cet effet, occupé ce poste militaire en 1809, et, en l'évacuant, nous l'avons démantelé. Aujourd'hui ce n'est plus qu'une ruine, mais d'un grand effet pittoresque.
Peu après mon retour à Vienne, je fus chez le prince de Lichtenstein, dont les établissements sont les plus beaux de l'Autriche, et dont la fortune est peut-être la première du continent de l'Europe. Elle se compose de trois millions de francs de revenus parfaitement en ordre et sans un sou de dettes; des terres immenses, bien cultivées, beaucoup de châteaux en bon état, en un nombre presque ridicule. Sa famille, très-ancienne, est fort populaire en Autriche, et elle a toujours compté, parmi ses membres, un grand nombre de généraux distingués et de bons soldats. C'est un des piliers de la monarchie, et cette famille est un des éléments de la puissance nationale.
Je trouvai le prince Louis, chef actuel de ses nombreux frères et soeurs. Sa superbe femme est aussi bonne que belle; sa mère, la princesse Jeanne, une des plus aimables femmes que l'on puisse rencontrer et qui, sans être jamais sortie de l'Autriche, parle un français aussi pur et aussi élégant que la personne la plus distinguée et de la meilleure compagnie de Paris. Une chose gâte tous ces avantages, et chacun la déplore; c'est une extrême surdité qui lui rend à charge le monde, dont elle serait si naturellement un des plus beaux ornements.
Je passai une semaine à Eisgrub. La matinée était employée à la chasse ou aux courses de curiosité, et la soirée était animée par une agréable et nombreuse société.
Les principales possessions du prince de Lichtenstein sont en Moravie; il en a partout, mais c'est là qu'est le siége de ses grandes richesses. Il en avait davantage encore, car l'immense terre de Nicolsbourg appartenait autrefois à sa famille, et on prétend qu'un Lichtenstein la perdit dans une partie en jouant avec un Ditrichstein. Il y a même, à peu de distance d'Eisgrub, sur le chemin de Felsberg, un monument qui rappelle ce fait, la croix dite du Soufflet. La chronique raconte que le prince de Lichtenstein, revenant chez lui après cette équipée et ayant rencontré dans ce lieu sa femme à laquelle il fit la confession de sa faute, celle-ci lui donna un soufflet, et la croix fut élevée, je ne sais trop dans quelle intention, pour perpétuer le souvenir de cet événement.
Les environs d'Eisgrub n'avaient pas été favorisés par la nature. Le pays, tel qu'il est, a été créé par le prince Jean. Le sol était autrefois couvert de marais. On en a creusé une partie pour faire de vastes étangs, et, avec la terre qui en est sortie, on a élevé les terres environnantes. D'immenses plantations ont été faites et, grâce à tout cela, on a eu en même temps des lacs et des forêts. L'habitation d'Eisgrub ressemble plus à une maison de campagne des environs de Paris qu'à un château; mais c'est une maison de campagne d'une très vaste dimension. Le jardin est dans des proportions semblables. Cependant la tenue en est soignée comme s'il était de quelques arpents. Des corbeilles de fleurs jetées çà et là, une pièce d'eau en face du château, et un beau gazon en font l'ornement; mais les corbeilles seraient ailleurs des jardins, la pièce d'eau un lac, et le gazon une prairie. À la suite de ce magnifique lieu de promenade, du côté de Luxembourg, il y a un parc enclos de quatre mille arpents, et du côté de Felsberg d'autres parcs plus grands encore. Ainsi, suivant le caprice, la saison ou la nature du gibier, les chasses peuvent être faites dans des pays clos ou ouverts.
La grande habitation, l'habitation féodale, le véritable château, n'est cependant pas à Eisgrub: elle est à Felsberg, situé à deux lieues.
Ce château est dans les plus vastes dimensions. Le prince de Lichtenstein s'y établit à l'époque des grandes chasses. Il peut y recevoir et y loger soixante à quatre-vingts étrangers, et y mener une existence royale. Malheureusement le prince Jean, dont le goût n'était pas sûr, quoiqu'il ait eu quelquefois d'heureuses idées, se trompait aussi comme il l'a fait ici. Au lieu de laisser au château de Felsberg son caractère féodal, il a voulu le moderniser. En détruisant les contrescarpes, en comblant et en plantant ses fossés, il a défiguré cette habitation.
Le prince Jean avait un goût désordonné pour les fabriques formant point de vue et les paysages qu'il composait. Dans beaucoup de ses possessions, et particulièrement aux environs de Vienne, il a bâti des usines. Rien de plus beau que les restes historiques qui survivent aux siècles; rien de plus beau que les habitations que consacre l'histoire et qui rappellent des temps qui sont loin de nous. Plus qu'un autre peut-être je respecte les souvenirs, et ce qui les fait naître me plaît et m'inspire. Mais bâtir des ruines, mentir avec prétention, mettre les rêves de l'imagination à la place des vérités de l'histoire m'a toujours paru une ridicule aberration de l'esprit. Au surplus, le prince Jean n'a pas donné dans ces écarts-là à Eisgrub. Il a fait des créations qui ornent le paysage, et plusieurs sont très-belles, si toutes ne sont pas de bon goût. Ainsi il a bâti un délicieux pavillon, appelé le pavillon de la Frontière, parce qu'il est placé, avec son petit jardin de fleurs, moitié en Moravie et moitié en Autriche. En face est une pièce d'eau de quelques mille arpents, donnant de très-grands revenus par le poisson qui s'y nourrit. Elle forme un véritable lac. La maison de la Frontière est un but de promenade et un lieu où l'on va dîner souvent en été. D'un autre côté, sur une hauteur et en vue d'Eisgrub, est un arc triomphal qui sert de rendez-vous de chasse. Il est juste des mêmes dimensions que l'arc de triomphe de Trajan, à Rome, et revêtu d'assez beaux bas-reliefs. Dans une autre direction, et toujours en vue d'Eisgrub, est une salle ronde qui est encore un but de promenade. Autour de la salle est une vacherie de luxe, et de magnifiques vaches suisses sont vues à travers de belles glaces. Un monument représentant les propylées d'Athènes, élevé par le prince Jean à son père et à ses frères, est placé près de Felsberg. On y voit leurs statues, et, par un caprice bizarre et une singulière défiance de l'avenir, il y a mis aussi la sienne. Cette construction n'est pas d'un goût pur.
Enfin, dans une autre direction, il y a un charmant bâtiment appelé Vohauska, destiné à recevoir les acteurs et les spectateurs, lors de la chasse au sanglier. Ces animaux, pressés, sont forcés de traverser une pièce d'eau, et de passer à portée de fusil de la maison d'où on les tire. Ceux qui échappent arrivent dans une prairie en face du revers de la maison. Là des cavaliers les attaquent à la lance; combat véritable, chasse périlleuse, exercice chevaleresque qui doit être d'un grand intérêt. Deux cavaliers sont toujours réunis pour se soutenir et s'entr'aider.
On raconte que le célèbre prince Louis de Prusse, tué à Saalfed, quelques jours avant la bataille d'Iéna, étant venu à Eisgrub, fut convié à cette chasse. Le prince Jean était son soutien. Le prince Louis, renversé de son cheval blessé, allait être victime quand le prince Jean arriva et le délivra en perçant sur son corps le sanglier.
Je terminai mes courses d'automne par une nouvelle visite à Malaczka, chez le prince et la princesse Palffy. C'est un vaste et immense château sans architecture, mais chef-lieu d'une terre de vingt mille paysans, et dont le revenu net est de plus de trois cent mille francs. Le pays est monotone et triste, couvert de sable, mais aussi de grandes forêts, dont le produit est considérable à cause du voisinage de Vienne. Sur le penchant d'un contre-fort des Karpathes, qui borne cette plaine, est située une belle ruine, Blessenstein, reste d'un château féodal de cette contrée. C'est dans le voisinage qu'est arrivé l'événement funeste dont le prince Palffy gémit encore et gémira tout le reste de sa vie.
Tous les hivers de Vienne se ressemblent par la rigueur du climat et la monotonie de la vie. La fin de celui-ci fut un peu égayée par l'arrivée du grand-duc de Russie, qui, retenu dans l'occident de l'Europe par un état de santé qui mettait en danger sa conservation, revenait de l'Italie, qu'il avait parcourue pendant quelques mois. On fit de grands efforts pour le bien recevoir, mais toutes les fêtes de la cour aboutirent à des tableaux qui furent assez agréables et à un spectacle, l'époque de l'année ne permettant pas de donner un bal. Ce jeune prince est fort beau et de moeurs très-douces.
Un reste de forces réveillait encore mon ambition: non celle des grandeurs, il y a longtemps qu'elle est éteinte chez moi, mais celle plus honorable qui tient au développement des facultés. Je formai le projet de faire un nouveau voyage en Asie, et mes conversations avec M. de Humboldt, à Toeplitz, avaient mûri ce projet. Je voulais revoir la Russie méridionale; remonter le Don et le Volga; aller en Sibérie, en visitant Casan et l'Oural; de Tobolsk revenir à Orenbourg, pour de là aller faire un séjour de quelques semaines chez les Tartares, afin de comparer leurs moeurs et leur manière de vivre avec celles des Arabes qui, sauf la différence du climat, sont dans des conditions sociales qui se ressemblent; puis arriver sur la mer Caspienne à Gourief, en suivre les bords jusqu'à Astrakan; traverser le Caucase; voir la Géorgie; entrer en Perse; aller à Hérat, puis à Ispahan et au golfe Persique, pour revenir en Géorgie, en Mingrélie et rentrer en Europe en m'embarquant pour Odessa à Redout-Kalé. C'était une expédition de dix-huit mois. Comme une semblable entreprise ne pouvait pas être faite sans la permission de l'empereur de Russie, et même sans son appui, j'écrivis au comte de Nesselrode pour le prier d'être l'intermédiaire de l'expression de mes désirs auprès de son souverain. Il me répondit la lettre la plus aimable où, en m'annonçant le consentement de l'empereur et me prévenant que les ordres seraient donnés pour me recevoir d'une manière conforme à ses sentiments pour moi, il m'engageait, de sa part, à remettre à une autre époque la partie de mon voyage qui concernait le Caucase et la Perse. Or cette partie de mon voyage était la principale. Je tenais à fixer mon opinion sur cette grande question de guerre entre les Russes et les Anglais en Asie. Aussi je renonçai à mon voyage. En répondant au comte de Nesselrode, je le priai de remercier Sa Majesté de ses nouvelles bontés pour moi, et j'ajoutai que j'attendais, pour en faire usage, qu'elles fussent sans limites. Or, à mon âge, un ajournement est un abandon.
En général, le gouvernement russe paraît redouter que des hommes en état de juger parcourent cette partie de ses frontières. Les Russes y ont une existence si précaire, un pouvoir si mal assis, et peut-être si menacé, qu'ils ne veulent pas permettre que les étrangers puissent y regarder, pour publier ensuite le résultat de leurs observations. Au surplus, la question des Anglais et des Russes me paraît fort éclaircie depuis que les Anglais, intéressés à tout laisser dans l'obscurité, ont démontré, bien imprudemment à mon sens, la possibilité d'aller les trouver dans les Indes en traversant eux-mêmes l'Indus pour s'emparer de Caboul; car, s'ils ont pu venir à cette immense distance, dans un pays pauvre qui leur est hostile, à plus forte raison les Russes peuvent-ils aller dans l'Inde, pays de ressources et où ils trouveraient de nombreux alliés.
Peut-être l'entreprise que je formais, et qui exigeait dix-huit mois de voyage, demandait-elle plus de forces qu'il ne m'en reste. Toutefois ce dernier épisode a clos ma carrière un peu plus tôt que je ne l'avais pensé, et à présent, de toutes manières, je la regarde comme finie. Tout l'intérêt de ma vie doit se trouver placé dans mes relations avec quelques amis intimes.
Depuis ce changement dans mes projets, j'ai recommencé mes courses en Bohême et dans la Haute-Autriche; mais, avant de partir pour cette nouvelle tournée, un agréable épisode embellit mon été.
M. le duc de Bordeaux, que je désirais vivement revoir, vint à Vienne après avoir parcouru une partie de la Hongrie pour son instruction. Il était accompagné de plusieurs personnes que j'aime et que j'estime, entre autres du général Foissac-Latour, un des meilleurs officiers de l'armée française, et qui a longtemps servi sous moi. M. le duc de Bordeaux passa une semaine à Vienne, et je le vis beaucoup. Je le menai sur le champ de bataille de Wagram, et lui expliquai, sur place, les mouvements des deux armées et les circonstances de la bataille. Il comprit tout avec facilité et intelligence. Mes rapports avec lui me furent fort agréables. Je lui trouvai un esprit juste, des manières aisées et de l'instruction. Enfin il me parut tel que ses amis doivent désirer qu'il soit, et remplissant les conditions que sa difficile position lui impose. Je ne sais pas ce que le ciel lui réserve, mais il me paraît que, s'il est appelé à jouer un rôle, il est bien préparé pour le remplir. Je l'ai revu il y a peu de mois, et il m'a paru justifier complétement l'opinion que je viens d'exprimer, et qui date déjà de plus de deux ans.
Je passai une saison à Carlsbad en bonne et agréable compagnie. J'allai à Marienbad, revoir Koenigswart. Je fus chez le comte de Kollowrath, dans une terre qu'il habite quelquefois dans le voisinage de Vienne; puis je retournai à Toeplitz, où je devais rencontrer pour la dernière fois le feu roi de Prusse, qui mourut peu de temps après. C'était un homme de bien et de conscience, élevé à l'école du malheur, et qui a eu ensuite la force de supporter une grande prospérité. Je revins dans la Haute-Autriche, où je passai tout le reste de mon automne chez des amis qui habitent cette belle contrée, et je rentrai à la fin de novembre à Vienne, où j'arrivai le lendemain de la mort presque subite de la duchesse de Sagan, femme dont les histoires, la vie et les aventures ont été, quoique assez vulgaires, remarquables dans le temps des choses extraordinaires.
Le printemps m'apporta de nouvelles douleurs. Madame la comtesse Esterhazy, cette amie dont la conservation m'est si chère, fut en danger de mort pendant quarante jours. Elle seule m'a fait connaître dans toute son étendue la profonde douleur que peut causer la crainte d'être séparé pour toujours d'une personne que nous aimons autant que nous la respectons profondément.
L'année précédente, un maître de forges de Bourgogne, M. Maître, dont les intérêts avaient été autrefois communs avec les miens, et dont je n'avais aucun motif de suspecter ni les lumières ni la bonne foi, m'avait écrit pour me faire part d'une découverte importante faite dans la fabrication des fers au moyen de fourneaux marchant sans machines soufflantes et par les courants d'air naturels. Il avait reçu des renseignements précis sur le succès des expériences, qui, s'il n'avait pas été complétement obtenu, était de nature à inspirer toute confiance. On avait obtenu des fontes d'une qualité supérieure, des produits très-considérables, une grande économie de combustible, et la facilité d'en employer de toute nature. Enfin il en résultait la facilité de construire des usines partout sans courants d'eau, sans machines à vapeur, et, par conséquent, soit sur les mines, soit au milieu des bois et dans le lieu le plus avantageux. La fabrication se faisait d'elle-même et par l'action seule des forces naturelles et des courants. Elle était réglée par la force du tirage. Tout cela était bien séduisant, et les expressions employées dans les lettres de M. Maître étaient tellement précises, que, malgré les objections que mon esprit me suggérait et le doute que la réflexion faisait naître, je finis par y croire. M. Maître faisait construire un fourneau sur une mine de charbon de terre dans les environs d'Autun. Il devait me tenir au courant de ses travaux et des expériences qu'il renouvelait. Après s'être entendu avec l'inventeur, il m'engageait à faire prendre un brevet d'invention par l'Autriche.
J'attendais avec impatience les nouvelles que M. Maître devait me donner, mais j'attendis en vain. Son fourneau fut construit, mais le mauvais temps avait mis obstacle à ce que les expériences pussent être faites d'une manière complète, et il les avait remises au printemps. Tous ces délais répugnaient à mon impatience, et je conçus l'idée de les faire moi-même et de construire, dans une usine impériale, à Neiberg en Styrie, un fourneau assez grand pour essayer cette fabrication. Je modifiai les plans qu'on m'avait envoyés et je mis en action toutes les ressources de mon esprit pour arriver à un résultat favorable.
Les travaux une fois avancés, je me rendis sur les lieux et je m'y établis, pour en diriger moi-même l'achèvement. Là, méditant sur le plan et remarquant le canal de communication qui liait le corps du fourneau avec la cheminée d'appel, l'idée d'employer les flammes qui sortaient du fourneau à puddler la fonte me vint à l'esprit, et je fis construire un four à puddler sur le canal et une seconde cheminée d'appel, afin de pouvoir, à volonté, diriger les gaz par l'une ou l'autre cheminée, suivant que le four à puddler travaillerait ou ne travaillerait pas. Le fourneau fut mis en feu et la combustion se fit de la manière la plus active et la plus complète, malgré des charges de trente pieds. Le minerai fut réduit, fondu; mais la partie inférieure du fourneau, le creuset, étant resté froide, le métal se prit, et, les tuyères s'étant obstruées, le courant d'air fut intercepté et le fourneau s'arrêta. Je fis rétrécir l'orifice intérieur des tuyères et leur donner une direction plus inclinée, en même temps que je fis rétrécir le creuset pour y concentrer davantage la chaleur; mais les résultats furent les mêmes. Je fis construire au milieu du creuset une colonne creuse, qui formait le commencement d'un canal souterrain qui venait à la cheminée d'appel. Un tirage allant de haut en bas s'établit et échauffa le creuset annulaire qui environnait la colonne; l'anneau entier se remplit de métal qui se refroidit. Cette disposition fut renouvelée sur une plus grande dimension, et alors le creuset devint suffisamment chaud; car, élevant les tuyères de plusieurs pieds au-dessus de la pierre du fond, tout le tirage se faisant par en bas, la partie supérieure du fourneau fut froide, la réduction du minerai n'eut pas lieu, et la fusion ne s'effectua pas. Je divisai les courants et partageai leur action de manière qu'une partie du tirage se fît par en haut et l'autre par en bas; mais alors les deux effets furent manqués. Les dépenses que ces expériences m'occasionnaient se trouvaient au-dessus de mes moyens, je dus les arrêter. Mais les lumières qu'elles m'ont données ont fixé mon opinion sur la possibilité et la grande probabilité d'un résultat avantageux; elles m'ont permis de constater les principes ci-après que je crois incontestables.
Dans les fourneaux sans soufflerie, les courants d'air sont le résultat de la différence des températures. On peut en augmenter la vitesse par une hauteur plus grande de tirage, comme, dans les fourneaux ordinaires, on y parvient par des machines plus puissantes, qui projettent l'air avec une force plus grande. Dans les uns, on agit par aspiration, et, dans les autres, par pression. Ainsi la quantité d'air nécessaire à la combustion est également assurée dans l'un et dans l'autre système. Les interstices des charges laissent un intervalle suffisant au passage de l'air, et la pression, que l'on a représentée comme une chose nécessaire, ne sert qu'à donner une quantité convenable d'air dans un temps déterminé. Mais la grande différence des deux modes constate en ceci: avec les fourneaux sans soufflerie, on a nécessairement la combustion et les courants d'air dans la ligne droite que déterminent par leur position respective les orifices d'entrée et de sortie, tandis qu'avec des machines soufflantes, l'action étant mécanique, on fait arriver l'air d'où l'on veut, parce qu'il est lancé avec une force de projection constante, dont on peut à volonté faire varier la direction. Ainsi c'est à diriger les courants dans le but d'avoir la chaleur où elle est nécessaire que tous les calculs doivent tendre pour les fourneaux sans machines soufflantes.
Je pense, après avoir étudié la question avec soin et suivi les phénomènes qui se sont passés sous mes yeux, qu'on doit regarder comme constants les faits énoncés ci-après. Le tirage, une fois établi, traverse sans peine les plus épaisses charges de combustibles et de minerai, si surtout le minerai n'est pas en poussière. En réduisant les fourneaux de quinze à dix-huit pieds et employant des minerais fusibles, on ne trouve jamais d'obstacle de ce côté.
La chaleur nécessaire pour opérer la réduction et la fusion est obtenue en se servant de la totalité des gaz et du calorique pour cet objet.
En divisant les courants, on n'en a plus assez pour produire un effet satisfaisant; et je conclus que l'on doit réussir parfaitement avec un fourneau de petite dimension, en établissant la totalité des courants de haut en bas; et pour cela voici les constructions que j'exécuterais.
Je construirais un fourneau avec une tour de quinze à dix-huit pieds, dans la forme consacrée par l'usage, avec un creuset carré de vingt pouces de côté. Je fermerais le gueulard au moyen d'un chapeau mobile qui s'ouvrirait pour placer les charges; je ferais construire une douzaine de tuyères à quatre pieds au-dessous du gueulard, autour du fourneau, et je donnerais seulement quatre pouces carrés d'ouverture aux orifices intérieurs; enfin j'ouvrirais le creuset d'un côté jusqu'à un pied ou quinze pouces de hauteur à partir de la pierre du fond, et je mettrais à la suite un four à peu près semblable aux fours à réchauffer, avec un floux de six pouces en hauteur et après une cheminée de rappel de dix-huit pouces d'ouverture placée presque horizontalement, de manière à pouvoir y placer aussi un four à puddler qui prendrait les flammes pour les rendre à la cheminée, ou les y laisserait passer extérieurement, selon le besoin.
Je ne doute pas un moment d'un succès complet, car tous les inconvénients remarqués seraient prévenus. Ce four à la suite, à voûte surbaissée, serait fermé par une dame et deviendrait le véritable creuset, et une porte serait disposée pour faire la coulée. Toute la chaleur et les gaz du fourneau seraient employés: 1° à réduire le minerai et à le fondre; 2° à échauffer le creuset, qu'ils traverseraient en totalité. Aucun engorgement ne serait plus à craindre.
Pendant mes expériences, je dirigeai les flammes du fourneau par le four à puddler et j'essayai le puddlage, qui réussit parfaitement bien. Ce succès fit grande sensation parmi tous les industriels occupés de métallurgie.
Je pensais qu'ayant pris un privilége pour l'emploi des flammes perdues je trouverais dans cette invention un grand dédommagement de l'échec que j'avais éprouvé; mais il en fut tout autrement, et l'on me disputa le mérite d'avoir eu le premier cette idée en Autriche et d'en avoir fait l'application. Je n'avais apporté aucun mystère dans mes travaux, et moins auprès des employés du gouvernement qu'envers aucun autre, puisque c'était dans une usine impériale et avec l'appui de l'administration que j'opérais; mais l'idée d'appliquer les flammes perdues des hauts fourneaux à puddler avait frappé le directeur de Mariazell, un sieur Lait, homme capable, mais intrigant. Sans compter pour rien la priorité de mes idées sur les siennes et de mes travaux en pleine exécution, il se mit à construire de son côté, et il intéressa l'amour-propre du prince Lobkowtz, directeur du département des mines et fonderies dans son entreprise.
Je ne pris aucune précaution contre un tel procédé, ne pouvant pas supposer un moment que l'on se servirait des travaux de Mariazell contre mes intérêts. On soutint que ce n'était pas la même chose, puisque j'avais employé un fourneau marchant sans machine soufflante, tandis que l'on s'était servi de fourneaux avec soufflerie, comme si ma première pensée n'avait pas été de consacrer mon procédé à ces mêmes usines, comme si mon brevet de privilége n'en faisait pas expressément mention. On se rabattit sur ce que mes plans étaient peu détaillés et le mémoire peu explicatif, et on prétendit que le gouvernement, plus libéral que moi, voulait donner à chaque particulier la facilité de faire librement chez lui ces améliorations sans payer aucun droit. Pour défendre les miens, il eût fallu soutenir un procès et faire de grands frais. Ma position ne comportait guère un procès entre moi et le gouvernement, et je dus céder.
L'administration racheta mon privilége, et, convaincue enfin que mes travaux avaient donné une impulsion utile à l'industrie, elle décida que mes frais d'expérience me seraient remboursés. Les employés triomphèrent dans leur amour-propre; mais, comme il fallait que le triomphe de leur intérêt pécuniaire eût son tour, on découvrit qu'un M. Fabre-Dufour avait puddlé dans Wurtemberg avec des flammes perdues, et l'on proposa au prince de Lobkowtz de lui acheter son appareil et de le privilégier en Autriche; de manière que l'administration, qui, à mon égard, prétendait avoir inventé en même temps que moi et annoncé qu'elle défendait les droits de tous en m'empêchant de jouir de mon privilége, déclara plus tard qu'elle n'avait rien inventé, et reconnaissait M. Fabre-Dufour comme inventeur, en lui achetant le privilége de se servir de ce procédé et non pas pour tous les fabricants de la monarchie, mais seulement dans les usines impériales, abandonnant ainsi les droits du public qu'elle avait prétendu protéger. Ce récit est assez clair et n'a pas besoin de commentaire.
Fatigué de la vie monotone de Vienne et de son climat rigoureux, privé de la présence de personnes qui m'étaient chères et qui voyageaient en France, je pris le parti d'aller passer mon hiver à Venise, où une grande liberté, la jouissance d'une bonne température, un excellent spectacle et une société agréable et hospitalière, réunissaient des avantages précieux pour un homme qui, comme moi, tient de l'ermite et n'a pas encore complétement cependant renoncé au monde. C'est sous ces influences, et à Venise même, que j'écris en ce moment ces lignes.
1839-1841.
Sommaire.--Affaires d'Orient de 1839 à 1841.--Mes rapports avec Méhémet-Ali.--Confidences.--Lettres de Boghos-Bey.--Je deviens un intermédiaire utile.--Opinion du prince de Metternich.--Situation de Méhémet-Ali vis-à-vis de diverses puissances.--Intervention de la Russie.--Le prince de Metternich s'appuie sur l'Angleterre.--Mémoire sur la question d'Orient, intitulé: De la crise de l'Orient et de la politique qu'elle semble exiger.--Terreur inspirée à Vienne par le traité du 15 juillet.--Critique de la politique suivie par la France.--Raisons de la faiblesse de l'armée égyptienne en campagne.--Ibrahim-Pacha et Soliman-Pacha.--Saint-Jean-d'Acre.--Continuation de mes relations avec l'Égypte.--Appendice.
J'ai raconté de suite la manière dont j'ai passé les dernières années qui viennent de s'écouler. Je n'ai pas parlé des rapports que j'avais conservés avec l'Égypte. Cet épisode faisant un tout, et se liant avec les affaires d'Orient qui se sont déroulées l'année dernière d'une manière si pénible, si douloureuse et malheureusement si honteuse pour la France, j'ai cru devoir en faire le récit à part; et, afin d'entrer dans tous les détails qui s'y rattachent avec des circonstances qui sont inconnues, avant de lire ce qui va suivre, j'engage à prendre connaissance de ce que j'ai écrit sur l'Égypte et sur Méhémet-Ali.
J'ai consigné dans mes récits les conseils que je lui ai donnés. Ils étaient sincères et, je crois, très-opportuns. Je n'ai caché qu'une chose, c'est que, dans nos conversations, il m'avait confié, dès mon arrivée, que, ne pouvant douter des intentions hostiles du sultan, sachant l'esprit de haine qui régnait contre lui au sérail, et voyant même des préparatifs qui avaient pour but de le déposséder des droits qu'on lui avait reconnus et des provinces qu'on lui avait accordées, il trouvait contraire à la raison de fournir des secours à son ennemi et de lui envoyer de l'argent; que, par conséquent, il était disposé à refuser le tribut et à se déclarer indépendant.
Méhémet me demanda mon avis sur la conduite à tenir. Je lui répondis que l'accueil qu'il m'avait fait, l'idée que je m'étais formée sur lui et mon propre caractère m'imposaient l'obligation de lui parler avec franchise et sincérité; qu'en conséquence je n'hésitais pas à lui déclarer que le parti vers lequel il semblait incliner lui serait funeste, s'il l'adoptait. Je lui dis: Je passe condamnation sur les sentiments hostiles que vous supposez au sultan. J'allai même jusqu'à les lui certifier, car je n'avais entendu parler à Constantinople que des projets guerriers de la Porte et du désir d'en appeler aux armes. Je savais, par l'ambassadeur de France et l'internonce d'Autriche, que leur influence tout entière, consacrée à empêcher une levée de boucliers qui devait amener la perte du sultan et à calmer une ardeur et une colère qui pouvaient avoir pour résultat la crise la plus fâcheuse et la plus fatale, semblait quelquefois devoir être impuissante.
Ainsi j'étais parfaitement d'accord avec Méhémet-Ali sur le point de départ de sa politique et sur la situation des choses; mais j'ajoutai bien vite: «Malgré cela, vous ne pouvez suivre sans péril la marche que vous indiquez. Vous perdriez aux yeux de l'Europe les droits que vous avez acquis et qu'on vous reconnaît. La puissance de fait, toute grande qu'elle soit, et particulièrement en Turquie, où souvent elle s'élève au détriment de la puissance de droit, ne fait pas disparaître celle-ci. Ne renoncez donc pas à un auxiliaire utile. Vos droits datent du traité de Kutaieh, où toute l'Europe est intervenue, et, grâce à ce traité, vous avez place dans le droit public de l'Europe. Mais, à quel titre, à quelle condition, avez-vous reçu l'investiture des provinces que vous gouvernez? à titre de vassal, soumis à un tribut et à des conditions. Tant que vous les remplissez, vous avez l'opinion du monde pour vous. Si vous voulez vous en affranchir, vous déchirez de vos propres mains le titre de votre puissance, et l'Europe vous devient hostile, et d'autant plus qu'on ne veut pas l'affaiblissement de l'Empire ottoman. Quoiqu'il soit divisé en deux fractions, dont l'une vous est subordonnée, les hommes impartiaux, en remarquant l'ordre qui règne dans la partie que vous gouvernez, loin de voir un affaiblissement de la monarchie dans cet état de choses, le considèrent, au contraire, comme une réorganisation, un élément de forces. Le traité de Kutaieh déchiré, qu'êtes-vous? Un simple pacha révocable! Je sais bien que cette révocation ne vous renversera pas; mais, aux yeux des peuples, elle ébranlera votre puissance et peut-être la compromettra si une nouvelle crise survient. Le droit est immense aux yeux des hommes; ne le mettez pas contre vous. Vous pouvez, quant au tribut, en retarder le payement sous divers prétextes ou le faire partiellement; mais ne déclarez jamais que vous ne voulez plus le payer. Faites tous les actes d'un sujet fidèle, tant que vos intérêts ne seront pas compromis d'une manière directe et immédiate par des hostilités effectives. Cette politique n'a rien de nouveau, elle est suffisamment connue en Orient. Réfléchissez que le sang d'Othman, malgré tant de révolutions et d'événements qui auraient dû le flétrir, est encore le seul dans l'empire qui soit l'objet d'un culte religieux. Ne sacrifiez point, par une démarche imprudente, le certain pour l'incertain, et ne prenez pas l'ombre pour le corps.»
Méhémet-Ali entendit ces paroles avec peine, et souvent rougissait quand je lui parlais. Il finit en répétant quelques objections qui étaient plutôt inspirées par la passion que par la raison, et nous nous quittâmes sans qu'il eût changé d'avis. Deux jours après, il me dit qu'il avait profondément réfléchi à ce que je lui avais dit, que mes conseils étaient sages, qu'il en reconnaissait l'opportunité et qu'il était résolu à les suivre. Il n'y a pas manqué; il n'a jamais autorisé les accusations que gratuitement on a dirigées contre lui, et il n'a pas un moment pensé à renverser le trône du sultan ni à marcher sur Constantinople. Ces explications devaient précéder ce qui va suivre.
Les fils de deux de mes amis, le duc de Mortemart et le duc de Périgord, se disposant à faire un voyage en Égypte, me demandèrent une lettre de recommandation pour le pacha. J'écrivis à Boghos-Bey, conformément à leur désir. Quelque temps après, je reçus la lettre ci-jointe, qui se rapportait aussi à l'ouvrage que j'avais publié sur l'Égypte.
«Alexandrie, le 15 septembre 1838.
«Monsieur le maréchal,
«MM. de Périgord et de Mortemart, heureusement arrivés, m'ayant remis la lettre dont vous m'avez honoré, en date du 2 juin dernier, je me suis fait un devoir de la soumettre à Son Altesse le vice-roi mon maître.
«Les sentiments d'amitié que vous avez inspirés à Son Altesse lors de votre bref séjour ici, et qu'elle se flatte d'avoir partagés, lui font une loi de vos moindres désirs. Ces deux voyageurs, déjà distingués sous beaucoup d'autres rapports, sont ici l'objet d'une attention particulière. Ils ne pourront qu'être satisfaits d'avoir été porteurs d'une pareille recommandation. Je regrette, monsieur le maréchal, de ne point avoir reçu, parmi les divers exemplaires qui me sont parvenus de l'ouvrage que vous avez publié, celui qui avait été destiné pour Son Altesse.
«Le vice-roi, qui en a ordonné la traduction, s'est plu à reconnaître, en ce qui concerne l'Égypte, le coup d'oeil exercé de celui qui a brillé en administration aussi bien qu'à la tête des armées, et a hautement apprécié l'impartialité qui a présidé à sa rédaction.
«Rien ne pouvait être aussi agréable à Son Altesse que l'intérêt que vous lui témoignez, monsieur le maréchal, en écrivant que vous lisez le récit des événements qui se passent dans ses États et que vous faites des voeux sincères pour ses succès. Aussi a-t-elle dit que la Providence, en vous inspirant l'idée d'un voyage dans ces contrées, avait peut-être résolu de lui accorder un puissent auxiliaire.
«Je crois inutile de vous prémunir contre tout ce qui s'imprime en Europe sur le vice-roi et sur l'Égypte dans les feuilles périodiques. Vous devez assez connaître quelle foi méritent certaines correspondances des journaux. Les affaires de Syrie sont heureusement et complétement terminées, et, quoique la topographie de cette province et le caractère de ses habitants se prêtent à ces échauffourées, elles n'auront jamais aucun résultat sérieux. Le commerce d'importation et d'exportation a triplé sous le gouvernement actuel. Les masses sont satisfaites. Quant à l'extérieur, vous devez avoir acquis, monsieur le maréchal, par la connaissance personnelle du sultan Mahmoud et de Son Altesse Méhémet-Ali, la conviction intime qu'il n'y a pas d'arrangement à espérer entre eux sans l'intervention des puissances européennes.
«La haute position sociale que vous occupez vous met en relation avec les diplomates les plus influents, et votre caractère particulier vous a valu des témoignages non équivoques de l'affection que vous portent d'augustes personnages. La vérité et les besoins réels de l'Égypte ne peuvent être mieux appréciés que lorsqu'ils sont annoncés par une voix impartiale et digne de toute croyance.
«Éviter une complication entre les puissances de l'Europe pour la question d'Orient est le but qui a guidé le vice-roi, lorsqu'il a déclaré tout récemment à leurs consuls généraux ici, qu'il se contenterait de voir assurée la succession de sa famille. Il a toute confiance que sa demande modérée sera comprise, et que, revenant à des opinions plus favorables, les cours de l'Europe accorderont à l'Égypte une existence positive en récompense des immenses travaux du vice-roi pour le bonheur du pays. En attendant, le tribut partira pour Constantinople, le 17 courant, avec le paquebot-poste français.
«Enfin Son Altesse le vice-roi espère, monsieur le maréchal, que l'intérêt que vous lui portez ne sera pas entièrement passif, et qu'au fait des opinions particulières émises à Toeplitz par d'augustes souverains vous aurez l'extrême bonté de lui faire connaître les modifications qu'elles pourront avoir subi, éclairant Son Altesse sur la marche à suivre dans sa position précaire, désormais insoutenable.
«La présente lettre est expédiée à mon frère, M. Pietro Joussouf de Trieste, qui a ordre de la faire parvenir entre vos mains par une personne de toute confiance, partant pour Vienne dans ce seul but. Elle sera à votre disposition, monsieur le maréchal, pour le cas où vous jugeriez devoir la charger d'une réponse. Ce moyen m'a paru le plus convenable pour la sûreté des dépêches, vous certifiant, de mon côté, que vous n'aurez à craindre aucune indiscrétion de notre part sur vos communications ou conseils, de quelque nature qu'ils puissent être.
«Après avoir exécuté dans ce qui précède les ordres de mon maître
bien-aimé, permettez-moi, monsieur le maréchal, de vous présenter
l'hommage du profond respect et de l'admiration avec lesquels j'ai
l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Boghos-Joussouf.»
Cette lettre, rédigée avec soin, raisonnable et motivée sur des faits incontestables, provoquait, dans l'intérêt du maintien de la paix, le concours des puissances pour fixer un ordre de choses régulier qui assurât l'avenir. Les voeux de Méhémet-Ali, fort légitimes, devaient convenir aux divers gouvernements, et je crus convenable d'en donner connaissance au prince de Metternich. Il en fut frappé et admit le principe qu'elle consacrait. Nous discutâmes ensemble quels étaient les avantages à accorder à Méhémet-Ali et sur lesquels les puissances pourraient s'accorder. Il n'hésita pas un moment pour l'Égypte héréditaire; mais il crut que la Syrie viagère était la seule chose que l'on pût y joindre. J'avoue que je ne partageais pas cette opinion, parce que c'était rejeter à une époque qui pouvait être peu éloignée, la mort de Méhémet-Ali, la solution de nouveaux embarras, qui peut-être deviendrait plus difficile. Ibrahim est d'un caractère passionné et moins habile politique que son père. Dans ma réponse, j'entrai avec détails sur la position de Méhémet-Ali et sur la manière dont je l'envisageais. Je lui démontrai la convenance, dans ses vrais intérêts, d'accepter l'hérédité de l'Égypte avec la Syrie viagère, si l'on ne pouvait pas obtenir l'hérédité à l'égard de cette dernière; et, quoique la lettre de Boghos-Bey fût très-sage, comme je connaissais l'instinct intérieur de Méhémet-Ali, qui le poussait à prendre un parti extrême, et que j'en redoutais pour lui les effets, instinct que la voix des journaux annonçait s'être réveillé, j'insistai beaucoup dans ma lettre sur l'importance dont il était, pour le vice-roi, de n'enfreindre en rien le traité de Kutaieh. Je m'expliquais ainsi:
«Monsieur,
«La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 15 septembre m'a causé un véritable plaisir. Elle me flatte par le prix que le vice-roi met à mes conseils, et me touche par la confiance qu'il montre en mes sentiments pour lui. J'y vois aussi la preuve de la constante amitié dont il m'a donné des témoignages multipliés pendant mon séjour en Égypte et dont je conserverai toujours le souvenir.
«Je m'associe de coeur à tout ce qui se passe dans vos contrées, et les nouvelles que j'en reçois sont toujours d'un vif intérêt pour moi. J'apprécie aussi, monsieur, comme je le dois, les sentiments que vous me portez, en raison du cas tout particulier que je fais de votre personne.
«Pendant nos longues conversations avec Méhémet-Ali, faites sous vos auspices, monsieur, je lui ai toujours parlé avec franchise. Le cas que je fais de son caractère et de ses lumières m'en imposait la loi. Éloigné de lui, je ne changerai pas de méthode, et je vais répondre à votre lettre avec le plus grand abandon.
«Les bruits répandus par les journaux sur le projet du vice-roi de se déclarer indépendant m'ont vivement alarmé pour lui. Quoique je connaisse sa grande capacité et sa grande énergie, il me semblait peu digne de sa sagesse de livrer aux hasards de la guerre et aux chances de la politique une existence toute faite et que chaque jour doit consolider davantage. Le temps qui s'est écoulé depuis mon retour de l'Égypte n'a apporté aucun changement aux opinions que je lui ai manifestées à cet égard. Le traité, en consacrant ses droits, lui impose des devoirs. Tout est lié dans ce monde. En s'affranchissant des uns, on sape les autres par leur base; et, quoique le fait constitue réellement sa puissance, quoique les moyens dont il est le créateur lui assurent la durée de son pouvoir, la force morale du droit ne peut lui être indifférente. Elle ajoute d'une manière si directe et si efficace à la puissance du fait, que le temps et une longue suite d'années peuvent seuls suppléer à ce qui manque en créant le sentiment d'un nouveau droit dans l'esprit des hommes. À mon avis, le vice-roi a donc fait sagement de se tenir dans les limites de ses droits reconnus, et fera bien d'y rester, d'autant plus qu'il est maître absolu chez lui.
«Pour terminer de suite tout ce que cette question d'indépendance peut suggérer à l'esprit, je dirai que, pour que cette déclaration eût quelque valeur, il faudrait qu'elle pût recevoir la sanction des grandes puissances de l'Europe. Or tout me porte à croire qu'elles seraient fort éloignées de l'accorder, et la reconnaissance même d'une d'elles ne ferait qu'amener une complication, et peut-être une collision dont l'Égypte, après avoir été l'occasion, deviendrait peut-être la victime.
«Je comprends le désir de Méhémet-Ali d'assurer l'avenir de sa famille. Rien de plus juste et de plus légitime. Les grandes choses que le pacha a exécutées ne peuvent donner des résultats permanents et lui survivre que sous les auspices du pouvoir qui les a créées. Revenant au pouvoir direct du sultan, l'Égypte rétrograderait rapidement vers le désordre et l'anarchie. On ne peut se le dissimuler. Cependant, ce pays se liant chaque jour davantage avec l'Europe, celle-ci a un grand intérêt à ce que l'ordre y règne et à ce qu'une riche culture mette à sa disposition d'importants produits. Ainsi les grandes puissances de l'Europe doivent désirer la stabilité de l'ordre de choses existant, et, si Méhémet-Ali reste dans des limites sages, je crois qu'il peut compter sur leur appui. En bornant ses demandes à faire donner, dès ce moment, à son fils l'investiture des provinces qu'il gouverne, peut-être pourrait-il l'obtenir; et, cet objet ainsi réglé, le repos de l'avenir semble assuré. Mais, les puissances bornassent-elles leur concours à assurer seulement à Ibrahim-Pacha l'Égypte pour héritage, Méhémet-Ali, à mon sens, devrait s'en contenter et se trouver satisfait; car, quant à lui, la possession du reste lui est dévolue sans contestations et pour toute sa vie. Et si, le jour où la Providence l'appellera à elle, ses États sont tranquilles, son armée en bon état et son trésor rempli, nul doute que son fils Ibrahim n'obtienne, par la crainte et la nécessité, la confirmation de la Porte pour la totalité des domaines de son père. C'est déjà beaucoup, sous le rapport de l'opinion, que d'être d'avance reconnu comme le maître futur de l'Égypte, véritable et principal élément de la puissance nouvelle.
«Je conseillerais donc au vice-roi, dans ses intérêts bien entendus, de renoncer à la pensée de s'affranchir d'une vassalité dont le poids est léger, et qui contribue cependant à sa puissance réelle, et de se borner à réclamer l'intervention de l'Europe afin d'obtenir pour son fils l'investiture des domaines qu'il possède.
«En résumé, la durée de la création de Méhémet-Ali dépend, après lui, des talents de son fils. Si, comme je le crois, il est digne de son père, il le continuera; sinon il succombera, et tous les titres du monde n'empêcheraient pas sa chute, résultat de la force des choses.
«Pour faciliter la transmission de son pouvoir, pour en assurer la durée dans sa famille après avoir cessé de vivre, Méhémet-Ali doit penser à trois choses dont je l'ai entretenu déjà plus d'une fois: s'occuper de maintenir son armée sur le meilleur pied possible, sous le rapport de la discipline, de l'instruction et de la capacité des officiers; avoir un trésor richement pourvu; car, dans la position particulière où il est, le crédit, arme nouvelle des gouvernements, arme puissante, mais d'une valeur variable, difficile à manier par les vieux gouvernements, n'est nullement à son usage; en troisième lieu, maintenir la paix chez ses sujets, et il atteindra avec certitude ce dernier but s'il trouve le moyen d'améliorer leur condition sans rien changer au système d'administration que je trouve convenable et même nécessaire aux temps actuels, mais avec lequel cependant on ne peut parvenir à concilier tous les intérêts. Ces trois conditions remplies, le pacha peut dormir en paix et se reposer sans soucis sur l'avenir de ses enfants.
«Je vous remercie, monsieur, et je remercie Son Altesse du bon accueil fait en Égypte à MM. de Périgord et de Mortemart. J'éprouve un véritable chagrin que les exemplaires de mon ouvrage, qui vous étaient destinés, ne vous soient pas parvenus. Je vous réitère, etc.»
Boghos-Bey m'écrivit de nouveau, le 16 décembre 1838. Je lui répondis sans retard, le 6 février. Voici la lettre de Boghos-Bey.
«Alexandrie, le 16 décembre 1838.
«Monsieur le maréchal,
«Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, m'avait dit, en partant pour son voyage de la Nigritie: «S'il arrive quelque lettre de mon ami le maréchal, vous m'en ferez parvenir de suite la traduction partout où je serai.» Ses ordres ont été ponctuellement exécutés. Un courrier-dromadaire est parti avec la traduction exacte de la lettre dont vous avez daigné, monsieur le maréchal, m'honorer, en date du 8 novembre dernier.
«Les opinions de Son Altesse me sont assez connues pour être certain du plaisir qu'elle éprouvera en lisant la confirmation des sentiments d'amitié constante que cette lettre exprime, et qu'elle appréciera des conseils partant de si bonne source, et franchement donnés, pour les placer comme guides de sa marche future. Son Altesse doit espérer que la même conviction qui les a dictés pourra être manifestée en sa faveur auprès des augustes personnages dont le concours est nécessaire à sa demande juste et modérée, ayant pour but la conservation du fruit de sa carrière laborieuse.
«On attend, de jour en jour, la nouvelle de l'arrivée de Son Altesse à Kartoum. Ses dernières dépêches étaient de Dongolah. D'après son itinéraire, elle pourra être de retour au Caire vers la moitié de février, ne comptant pas s'arrêter longtemps au Tarogdu. J'ambitionnerais, monsieur le maréchal, de pouvoir lui soumettre quelques renseignements positifs sur la marche qu'aura faite, à ladite époque, l'opinion des hommes influents sur la question égyptienne, si toutefois vous ne jugiez pas indiscrète la demande d'une nouvelle lettre de votre part.
«L'offre gracieuse et engageante qui termine celle du 8 novembre m'enhardit, et mon auguste maître, pénétré que ses intérêts ne sauraient être en de meilleures mains, se trouvera très-flatté que vous daigniez les prendre sous votre patronage lorsque les circonstances pourront l'exiger.
«Plein de reconnaissance pour votre bon souvenir et pour tout ce qu'il
vous a plu de m'écrire de bienveillant, je viens vous renouveler,
monsieur le maréchal, mes hommages, tribut de respect et de vénération,
avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
«Boghos-Joussouf.»
Voici ma réponse à cette lettre.
«Vienne, le 6 février 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu, il y a peu de jours, la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire, le 16 décembre dernier, et je m'empresse d'y répondre. Je vous remercie tout à la fois des bonnes nouvelles que vous me donnez de Son Altesse le vice-roi, et du prix que vous mettez à mes conseils. Vous avez pu juger de leur sincérité. Ils sont le résultat de ma véritable amitié pour le pacha, et de la connaissance que j'ai pu acquérir de l'opinion des principaux cabinets de l'Europe à son égard. S'il veut en faire l'application, s'il lui convient d'agir dans le sens que je lui ai indiqué, je pense qu'il pourrait manifester ses désirs aux consuls généraux qui résident près de lui. Son retour en Égypte lui en fournirait une occasion toute naturelle. Il rappellerait qu'à son départ pour le Sennaar, par égard pour les souverains de l'Europe, et malgré des griefs contre le sultan, qu'il est superflu de rappeler, il a acquitté le tribut, fait preuve de soumission, et montré son intention de ne rien faire qui puisse troubler la paix de l'Orient; qu'aujourd'hui il est autorisé à réclamer les garanties pour son avenir et à demander la preuve que le sultan ne veut en rien le troubler dans sa possession. Il trouverait des garanties et le prix de ses longs travaux dans une disposition qui fixerait le sort futur de sa famille et assurerait ainsi son repos. Il voudrait donc obtenir, dès ce moment, du sultan, pour son fils Ibrahim, l'investiture des pays qu'il gouverne, pour en jouir après lui aux mêmes conditions que son père, et il demande aux consuls généraux d'en rendre compte à leurs gouvernements respectifs, et de solliciter de leur part une intervention bienveillante qui assure la permanence d'un ordre de choses où le bien être de l'Europe et le repos du monde sont intéressés. Cette démarche me semble devoir être le début naturel de la négociation et le moyen de provoquer les puissances de l'Europe à y intervenir.
«Je n'ai pas attendu le moment actuel pour manifester en haut lieu les opinions que je professe à l'égard du pacha, et je ne cesserai pas de le faire de nouveau en toute circonstance. C'est précisément à l'occasion de semblables conversations que j'ai pu fixer mes idées sur la manière dont est envisagée la position du pacha.
«Si j'étais retourné en France, comme j'en avais le projet, j'y aurais servi les intérêts de Méhémet-Ali; mais, des motifs particuliers en ajournant l'époque, j'ai profité d'une circonstance favorable pour agir dans le même sens sur l'esprit d'augustes personnages. Je suis donc convaincu que le pacha, en faisant la démarche que je lui conseille, trouvera partout une disposition bienveillante et favorable à ses désirs. Se bornât-on à ne vouloir appuyer, pour le moment, que l'investiture de l'Égypte, je crois que le vice-roi devrait s'en contenter.
«Je pense, monsieur, avoir répondu aux demandes renfermées dans votre lettre. Continuez à vous adresser à moi pour tout ce que vous croirez utile au pacha, et qui sera dans la nature de mes facultés. Je trouverai toujours un véritable plaisir à remplir ses désirs et à lui prouver l'amitié que je lui conserve, comme aussi à vous-même, monsieur, etc.»
Je donnai connaissance de ces deux lettres au prince de Metternich, qui, par suite de mes entretiens, conçut l'idée de provoquer les puissances à intervenir, au lieu de laisser le pacha tenter des efforts impuissants auprès des consuls généraux, que leurs gouvernements respectifs n'écouteraient pas, et qui laisseraient toujours la même incertitude et le même vague dans les affaires d'Orient. Il fit à cet effet des communications en France, en Angleterre, en Russie, et proposa de me charger des intérêts communs, comptant sur l'influence que je pourrais avoir sur Méhémet-Ali pour l'amener à la modération, espérant ainsi prévenir tout nouveau conflit et parvenir à fixer définitivement l'avenir.
La France répondit d'une manière assez favorable, mais incomplète. La Russie était d'accord et accepta les propositions; mais l'Angleterre répondit d'une manière évasive absolument négative.
On était en voie de négociations pour arriver à un résultat, quand tout à coup la guerre éclata en Orient par suite des intrigues de l'ambassadeur d'Angleterre, espèce de fou et d'énergumène qui servait d'une manière aveugle et même avec exagération les folles passions de lord Palmerston contre nous; car il est bien prouvé que la haine de l'Angleterre contre Méhémet-Ali avait pour base l'amitié de ce dernier pour la France et l'ascendant que nous exercions chez lui.
Lord Ponsomby trouva un chemin facile pour ses intrigues et un auxiliaire utile à leurs succès dans l'aveuglement et les passions de Mahmoud, dans l'incapacité et l'ignorance confiantes de ceux qui l'entouraient, et dans la haine ardente que Khosrew-Pacha, chef suprême de l'armée, portait à Méhémet-Ali. L'armée turque en marche et les hostilités étant commencés, tout le monde s'alarma. La France, l'Autriche et la Russie envoyèrent des agents pour chercher à les faire cesser. Ibrahim-Pacha montra une grande longanimité; mais les intrigues et l'argent des Anglais soulevaient le pays. La position des Égyptiens n'était plus tenable, la bataille fut livrée, on se rappelle le résultat2.
Note 2: (retour) Peut-être sera-t-on bien aise de connaître la relation de cette bataille, que Soliman-Pacha m'envoya dès le surlendemain de la victoire: on la trouvera en note à la fin de l'ouvrage, accompagnée de quelques réflexions.
Méhémet-Ali, fidèle à son système et voulant prouver sa modération, donna l'ordre à son fils de s'arrêter. Il demanda ce qu'il avait réclamé avant la bataille, la concession, pour lui et sa famille héréditairement, du pouvoir qu'il exerçait, comme vassal de la Porte, dans les provinces qui lui avaient été cédées par le traité de Kutaieh.
Mahmoud était mort; la flotte turque, mouillée aux Dardanelles, avait fait voile pour Alexandrie; tout moyen de défense avait disparu. Le Divan allait signer un traité qui terminait tout. Malheureusement Méhémet-Ali avait compliqué la question pour satisfaire ses passions personnelles contre Khosrew-Pacha.
Jamais inimitié plus vive n'a existé entre deux hommes. Khosrew est assurément un homme peu recommandable, un malheureux toujours prêt à vendre l'empire, et à ce titre Méhémet-Ali devait le haïr. Mais, d'un autre côté, Méhémet-Ali a eu de grands torts envers lui quand il était pacha d'Égypte, et que lui Méhémet-Ali s'est révolté, étant ben-bachi sous ses ordres, et l'a renvoyé en lui tirant des coups de fusil. Or, comme les torts que l'on a envers un individu inspirent souvent plus de haine que ceux qu'il a envers nous, il y avait chez Méhémet-Ali un double motif de persécuter Khosrew-Pacha, au moment où la fortune l'avait rendu maître de sa destiné. Il comprit, dans les conditions de paix, le renvoi de Khosrew. Cette seule circonstance a changé en un instant toute sa situation. Sans elle la paix eût été faite un jour; avec elle on se rebattit: car pour Khosrew, encore tout-puissant, les intérêts de l'empire n'étaient rien en comparaison de ceux de sa position personnelle. Cependant la force des choses allait l'emporter. On était au moment de signer, à Constantinople, l'acceptation des conditions imposées par Méhémet-Ali quand une intervention funeste, provoquée par l'Autriche, vint tout arrêter, tout compliquer, tout ajourner.
La bataille de Nézib avait produit une révolution complète dans l'esprit du prince de Metternich, et lui qui connaissait les aberrations du souverain de Constantinople, qui savait parfaitement que les hostilités n'étaient pas venues de Méhémet-Ali, mais des illusions de Mahmoud; lui qui avait la preuve de la modération du vice-roi, par l'ordre que celui-ci avait donné à son fils de s'arrêter, vit, on ne sait pourquoi, son arrivée comme immédiate à Constantinople. Or il y a quarante marches de Nézib aux bords du Bosphore. Il oublia tout ce qu'il avait eu l'intention de faire pour empêcher les affaires d'Orient de devenir le commencement d'un incendie qui pouvait embraser l'Europe; et, au lieu de hâter la conclusion des débats intérieurs de l'empire ottoman, il intervint et fit naître de nouvelles incertitudes, prépara des complications sans fin et sema les germes d'une confusion dont les conséquences ne pouvaient pas être calculées.
Il donna l'ordre à l'internonce de présenter sur-le-champ une note à la Porte pour engager le gouvernement ottoman à ne pas se soumettre aux exigences de Méhémet-Ali et à réclamer l'assistance des envoyés des grandes puissances pour concourir à sa sûreté, et, comme il craignait que le ministre de Russie, M. de Boutenieff, ne refusât sa participation, il le fit inviter d'une manière pressante, en son nom (se faisant fort, auprès de son souverain), par M. Itruve, chargé d'affaires de Russie auprès de l'Autriche, à se joindre à la démarche qu'il prescrivait à M. de Sturmer. Il l'obtint de sa complaisance. L'amiral Roussin, ambassadeur de France, qui, on ne sait pourquoi, était hostile à Méhémet-Ali, s'empressa de s'y associer. L'Angleterre la désirait ardemment; la Prusse suivit naturellement le mouvement imprimé, et une démarche collective, faite avec des éléments qui n'avaient aucune homogénéité et dans des vues contradictoires, empêcha, non seulement la signature d'un traité qui rétablissait la paix le même jour, mais encore fit naître la confusion dans les affaires d'Orient, confusion dont les conséquences auraient pu être si graves et si funestes.
Une circonstance qu'il est bon de remarquer, c'est que la politique suivie était si loin de convenir au cabinet de Saint-Pétersbourg, que la proposition d'intervenir, qui lui fut faite directement, éprouva son refus, tandis que M. de Boutenieff, par suite des influences dont j'ai rendu compte, suivait une marche absolument contraire; ce qui offrit le singulier spectacle de deux actes opposés exécutés en même temps par un gouvernement et son ministre.
À la question d'intervention des puissances se liait nécessairement sur-le-champ le moyen de l'exercer. Le prince de Metternich, voulant l'établir avec l'omnipotence dont il se croit investi, décida qu'en cas d'appel à Constantinople de l'escadre de l'armée russe les flottes anglaise et française s'y rendraient également. Il n'avait pas pensé à la manière dont les Russes envisagent les Dardanelles. Elles sont pour eux l'arche sainte; personne ne peut y toucher. Il n'avait pas compris que la question de leur clôture pour toutes les puissances de l'Europe est tellement grave pour eux, qu'une décision favorable et une reconnaissance de leur droit exclusif d'y commander ne seraient pas trop payés par les efforts et les sacrifices d'une longue guerre, puisque ce détroit couvre leurs immenses provinces de l'Asie et du midi de l'Europe, tandis que la faculté de s'en servir à leur gré et toutes les fois que des circonstances importantes leur présenteront de grands avantages ne peut leur être enlevée tant que la puissance chargée de les garder sera faible et sous leur dépendance; faculté qui leur donne des moyens offensifs au coeur de l'Europe.
Cette proposition, adressée à Saint-Pétersbourg, reçut l'accueil qu'un homme moins prévenu aurait pu prévoir. L'empereur Nicolas en eut un des accès de colère auxquels un souverain s'abandonne rarement. Jupiter ne faisait pas trembler l'Olympe plus violemment, Neptune n'agissait pas sur les flots avec plus de pouvoir que ne le fit l'empereur de Russie sur l'ambassadeur d'Autriche. Il déclara qu'il voyait dans cette conduite du prince de Metternich une véritable trahison, et que peu s'en fallait qu'il ne fît entrer immédiatement une armée en Gallicie!
Le comte de Fiquelmont, ambassadeur d'Autriche, comprit sur-le-champ les conséquences graves qui pourraient résulter d'une semblable impression, et il fit de longs rapports au prince de Metternich; mais, malgré leur étendue, les trouvant encore insuffisants, et après mûre réflexion, il se décida, prétextant un congé, à les porter lui-même à Vienne, où il arriva d'une manière tout à fait inopinée. Cette apparition subite et l'explication qu'il en donna glacèrent d'effroi le prince de Metternich. Fiquelmont lui dit que l'intervention avait paru utile en Russie avant la bataille, pour empêcher une collision; mais, depuis, la bataille de Nézib avait résolu la question, et les puissances n'avaient plus rien à faire. Telle était la manière de voir du gouvernement russe; mais que, à l'égard du mode à intervention, l'empereur Nicolas avait vu ses intérêts les plus chers lésés, et regardait comme une hostilité directe contre la Russie le projet qui avait été libellé et qu'on lui avait soumis. La sensation éprouvée par le prince de Metternich fut si douloureuse et si profonde, qu'il entra dans son lit le même jour et fit une maladie de vingt jours, où sa vie fut dans le plus grand danger.
J'étais à Carlsbad lorsqu'arriva la nouvelle de la bataille de Nézib. Je trouvai, en arrivant à Vienne, le prince de Metternich presque mourant. Des soins assidus et son bon tempérament parvinrent à le remettre. Je le vis dans sa convalescence, et il soutenait avec obstination l'utilité de l'intervention qu'il avait provoquée, et dont, au fond du coeur, il regrettait bien, je crois, d'avoir eu l'idée. Dès ce moment, il conçut sa politique comme appuyée sur la base unique de l'Angleterre. Il se trouvait compromis avec la Russie, et la France ne lui offrait guère de sécurité. L'Angleterre, au surplus, est l'amie naturelle de l'Autriche, parce qu'il n'y a ni intérêts opposés entre ces deux puissances, ni point de contact qui puissent les faire naître. Dès lors il devint le très-humble serviteur de Palmerston.
Le prince de Metternich partit pour le Johannisberg et laissa le comte de Fiquelmont à la tête du ministère des affaires étrangères, chargé des rapports avec les ambassadeurs, mais avec l'instruction de faire passer par le Johannisberg les courriers chargés des réponses qu'il croirait devoir faire aux notes qui seraient remises, afin que les réponses reçussent son approbation avant de paraître. Une note de la France proposait de reconnaître l'hérédité de l'Égypte dans la famille de Méhémet-Ali et la possession viagère des provinces d'Asie. Ce système si modéré, si sage et conforme à ce que le prince de Metternich avait trouvé juste d'accorder au pacha avant la victoire, aurait dû lui convenir aujourd'hui; car une bataille gagnée aussi complétement, suivie d'une conduite pleine de modération et de sagesse, ne pouvait pas faire descendre Méhémet-Ali aux yeux des puissances. Le comte de Fiquelmont, homme d'un esprit éclairé, d'une instruction étendue et d'un très-grand mérite, n'hésita pas à accepter des propositions aussi conformes à la justice et à la raison. Il expédia le courrier avec une réponse affirmative et une proposition conforme à l'Angleterre; mais sa marche fut arrêtée à Johannisberg. Le prince de Metternich désapprouva un système qu'il savait ne plus convenir à Palmerston, et il y fit substituer un projet de conférences qui devaient avoir lieu à Londres, et dont les effets étaient d'ajourner à un temps indéterminé la décision d'une affaire urgente sur laquelle le repos de l'Europe était fondé.
La conférence fut instituée, et les protocoles se succédèrent sans qu'on pût s'entendre; les courriers traversaient fréquemment l'Europe sans amener aucun résultat. La Russie, dès le principe, avait pris l'attitude la plus sage et la plus convenable: elle s'était abstenue de vouloir intervenir. Forte de sa position et des avantages qui résultent des conditions géographiques dans lesquelles elle est placée par rapport à la Turquie et à l'Europe, elle sait bien que, héritière principale et nécessaire de cet empire ottoman sur lequel elle exerce une influence irrésistible, elle dictera des lois à tous au moment de la chute. Mais elle entrevit dans les divergences d'opinion des cabinets anglais et français le moyen de rompre une alliance qui l'offusquait; et, dès ce moment, elle se décida, au prix de beaucoup de sacrifices, à donner à la conférence de Londres une nouvelle physionomie en se rapprochant de l'Angleterre, bien que celle-ci fût gouvernée par les whigs. Ainsi, l'antipathie de l'empereur Nicolas contre l'Angleterre, quoique forte et motivée, étant moins vive que celle qu'il portait à Louis-Philippe, il regarda comme une grande victoire de rompre une alliance qu'il avait prise en grande haine, et il trouva une jouissance indicible à séparer deux alliés que des intérêts opposés divisent et d'anciennes haines séparent depuis bien des siècles, mais que des circonstances passagères avaient rapprochés. Aucune complaisance envers l'Angleterre ne lui parut devoir l'arrêter pour y parvenir. Tel est le principe de la brusque séparation qu'a amenée le traité du 15 juillet. Mais, si ce traité s'explique de la part de l'Angleterre par son intérêt et sa jalousie contre la France, et de la part de la Russie par les passions personnelles de l'empereur Nicolas, rien ne l'excuse de la part de l'Autriche et de la Prusse, qui n'avaient ni intérêts ni passions qui pussent les entraîner.
Je reçus, au commencement de septembre 1839, une lettre de Boghos-Bey à laquelle je répondis sur-le-champ, et dès ce moment une correspondance régulière s'établit entre nous. On la trouvera tout entière à la suite de cet écrit. On sera sans doute curieux de la lire. Les lettres de Boghos-Bey sont bien faites. Elles font connaître Méhémet-Ali, et l'on trouvera, j'espère, que mes conseils étaient dictés par la raison et se trouvaient d'accord avec ses véritables intérêts.
Cette grande affaire d'Orient étant le point de contact d'intérêts si variés, si graves, et qui intéressaient la France d'une manière toute particulière, la connaissant peut-être plus qu'un autre, puisque je l'avais étudiée sur les lieux, je m'occupai de la rédaction d'un mémoire où je la traitai à fond et avec tous les développements qu'elle comporte. J'entretins de ce travail le prince de Metternich, dans l'idée que peut-être il me demanderait à le connaître; mais il n'en fit rien, et je devais m'y attendre, car il croit à sa prévoyance et à son infaillibilité. Il m'en avait déjà donné une preuve, il y a quelques, années, lorsqu'à mon retour d'Égypte et de Constantinople il ne me demanda pas les observations et les remarques que j'y avais faites, mais essaya de m'apprendre, non pas ce que j'avais dû y voir, mais même ce que j'y avais vu. Cette divergence d'opinions entre le prince de Metternich et moi modifia pendant quelque temps nos relations d'amitié et de confiance malgré leur ancienneté. Nos conversations intimes devinrent rares et gênées. Nous partions de points trop opposés pour pouvoir nous entendre.
Le comte de Fiquelmont m'exprima, lui, le désir de connaître ce travail. Je le lui lus, et il en fut frappé. Je crus de mon devoir de bon Français d'en faire remettre une copie au maréchal Soult, alors président du conseil, afin que le gouvernement eût des notions positives sur les éléments qui devaient servir de base à sa politique. Il m'en fit faire de grands remercîments. J'en donne ici la copie exacte.
«J'ai établi ailleurs mes opinions sur les relations de la Russie et de la Turquie; sur la dépendance obligée de celle-ci envers la première, résultat des circonstances naturelles et de la force des choses. Je crois avoir fait voir, quant à l'autorité à exercer à Constantinople, la disproportion des moyens entre les puissances d'Occident et cet empire immense qui grandit sans cesse et s'est placé, par une politique habile, persévérante et patiente, en moins d'un siècle, à la première place dans la communauté européenne.
«La carte indique toujours une Turquie, et le sultan est encore compté au nombre des souverains; mais le moment n'est peut-être pas éloigné où tout disparaîtra à la fois. Comme cet événement, quelle qu'en soit l'époque, arrivera certainement un jour, il paraît convenable, pour traiter la question qui m'occupe, de supposer la catastrophe au moment de s'accomplir. En constatant ce qu'il faudra faire alors, il sera facile de conclure la conduite à tenir aujourd'hui; car elle ne doit pas être en opposition avec les besoins de l'avenir, mais, au contraire, préparer les moyens de les satisfaire.
«Mes récits d'autrefois, basés sur des faits, amenaient naturellement les conclusions que j'ai tirées. Des esprits prévenus ont cru voir, de ma part, un penchant décidé vers la Russie, et on m'accusait d'être Russe au moment même où je sonnais l'alarme. C'est que la multitude aime à se repaître d'illusions. Elle s'abandonne facilement aux écarts d'un orgueil fondé sur l'ignorance, et se nourrit volontiers de chimères. Mais l'homme sensé, en approfondissant les choses, va de bonne foi à la recherche de la vérité, et, quand il l'a découverte, il la proclame sans crainte et sans réserve. En reconnaissant d'avance un grand danger, on ne prend pas l'engagement d'en subir les conséquences; mais, en le signalant, on provoque les bons esprits à la recherche des moyens de le surmonter. Plus tôt ils sont éveillés, et plus promptement on arrive au but qu'on veut atteindre; car c'est le temps qui manque toujours aux hommes, et la prévoyance, si nécessaire à toutes choses, a pour effet et pour principal avantage d'augmenter celui dont ils disposent. Je répète ce que j'ai dit souvent et depuis longtemps: les moyens de la Russie sont immenses, mais je ne prétends pas que cette puissance soit irrésistible. Pour la combattre avec avantage et avec l'espérance de triompher, il faut seulement choisir un bon champ de bataille.
«Je suppose donc que le gouvernement croule à Constantinople, que le moment du partage de l'empire soit nécessairement arrivé, et que les événements qui en seront la conséquence se développent immédiatement. À coup sûr les Russes arriveront à l'instant même à Constantinople et aux Dardanelles, point où, depuis plusieurs années, ils considèrent leur frontière militaire comme placée de ce côté. Ils ne tiennent pas réunis à Sébastopol une escadre qui s'augmente sans cesse, une flotte de transport et deux divisions de quarante-huit bataillons prêts à être embarqués au premier ordre, sans avoir la résolution bien arrêtée de s'en servir. La prise de possession aura lieu. Il ne nous convient pas cependant, dans le début, de combattre sur le terrain, je crois l'avoir démontré ailleurs; car tout y serait à notre désavantage. Mais, si l'occupation de Constantinople est facile aux Russes, la possession définitive ne leur en est pas assurée, et ils ne peuvent y rester avec sécurité qu'en possédant une large base qui assure leurs communications par terre, et des points d'appui qui la protègent. S'il en est ainsi, eu égard à la seule ville de Constantinople, à plus forte raison encore quand il est question de couvrir les Dardanelles. Ce n'est pas un point isolé qu'il faut aux Russes, mais une position telle qu'aucune partie des défilés maritimes ne puisse être compromise et occupée par les troupes des puissances de l'Occident, car un seul point suffit à celles-ci pour fermer le passage, et c'est la liberté entière du passage qu'il faut aux Russes et qui est l'objet de leur ambition.
«Les Russes, pour la posséder avec sûreté, ont besoin d'occuper les trois provinces du Bas-Danube, et de s'y établir, de tenir en force Silistrie; et, en même temps, il leur est utile de n'être point inquiétés du coté de l'Asie Mineure et d'y rester maîtres de leurs mouvements. Ces conditions remplies, toutes les puissances de l'Occident ne peuvent rien contre eux. Mais, si au contraire l'Autriche occupe la Valachie, la Moldavie et la Bulgarie; si elle fait de Silistrie une bonne et forte place; si elle forme un camp retranché permanent sur le versant des Karpathes, du côté de la Bukowine, en vue du Pruth, et porte la masse de ses forces de ce côté, elle peut menacer la Russie dans la possession de Constantinople, la combattre avec de grands avantages et lui faire la loi. Ce sont donc les trois provinces qui, à mes yeux, sont la clef de l'Orient; et sans doute, le moment arrivé, il serait dans les intérêts bien entendus de l'Europe de tout sacrifier pour en assurer la possession définitive à l'Autriche, tandis que l'Angleterre et la France s'empareraient des îles de l'Archipel et entretiendraient à Lemnos et à Ténédos une station permanente qui tiendrait en observation les escadres russes. Enfin j'ajouterai, sur l'importance des trois provinces du bas Danube, que la sécurité de l'Europe me paraîtrait moins compromise par la possession de Constantinople par les Russes, les Autrichiens étant établis aux bouches du Danube, que si, Constantinople occupé par des forces anglaises et françaises, les Russes étaient maîtres et fortifiés dans les principautés; car, dans le premier cas, il nous serait toujours facile de chasser les Russes de Constantinople, tandis que, dans le second, ceux-ci auraient toujours le moyen de nous faire quitter cette ville et de nous y remplacer.
«Sans doute ces vues n'ont pas échappé au gouvernement russe. La preuve s'en trouve dans la constante jalousie qu'il a montrée pour la Moldavie et la Valachie, et dans la protection officielle dont il s'est investi à leur égard. Nul doute aussi que, l'Europe voulant l'en déposséder, il ne se décidât plutôt à faire la guerre que d'y renoncer. Mais la question est si grave, et d'une importance si capitale pour le repos et l'indépendance de l'Europe, les circonstances naturelles sont si favorables à l'Autriche pour opérer de ce côté, car tout y est pour elle: bases d'opérations larges et inexpugnables, flancs couverts par les rivières, direction des fleuves qui coulent dans le sens de la ligne d'opération, tandis que tout est contraire pour les adversaires; tout, dis-je, lui est si avantageux, que la guerre, dans ce cas, ne doit point effrayer, et dans mon opinion la France et l'Angleterre devraient, s'il le fallait, sacrifier jusqu'à leur dernier écu et leur dernier soldat, plutôt que de consentir que les trois provinces des bouches du Danube appartinssent à d'autres qu'à l'Autriche, ou à un souverain particulier sous la protection de l'Autriche, avec droit et devoir de la part de celle-ci de tenir garnison à Silistrie et dans les autres forteresses.
«Dans des circonstances semblables et sous les auspices d'une alliance intime entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, une guerre éclate; le roi de Prusse, cédant aux conseils de la prudence, dans les intérêts de l'avenir et aux sentiments énergiques dont son peuple et son armée sont animés contre les Russes, se joindra probablement à un système qui aurait pour objet d'abaisser une puissance si menaçante pour lui. Alors il porte son armée principale sur la Vistule, et marche sur Varsovie, tandis que l'Autriche rassemble cent cinquante mille hommes sur le bas Danube et porte quatre-vingt mille hommes sur Constantinople et les Dardanelles. Pendant ce temps les escadres de France et d'Angleterre stationnent devant les Dardanelles et tiennent en échec les escadres russes, ou même entrent dans la mer de Marmara, sous la protection du corps autrichien qui, maître de la Chersonèse, assurerait la liberté de leur passage. Si, en même temps, une armée égyptienne en bon état, établie en Syrie, soutenue par un corps auxiliaire de trente mille Français, débouche sur l'Euphrate, et, arrivée aux sources de ce fleuve, se porte sur l'Araxe, tandis que les Persans, excités à venger leurs injures et à réparer leurs pertes, prennent les armes et entrent en campagne, les Russes, malgré leurs forces immenses et leurs moyens si redoutables, ne peuvent résister au concours de tant d'attaques simultanées, et peut-être en deux campagnes seraient-ils rejetés en Asie au delà du Caucase, sur le Kouban et le Tereck, et en Europe sur le Dniester et sur le Niémen. Alors, d'un côté, les Circassiens, cette plaie que vingt-cinq ans d'efforts au milieu de la paix n'ont pu cicatriser, secourus et délivrés, se raniment, tandis qu'en Europe les Polonais se réveillent. Le royaume de Grèce reçoit la plus grande extension possible. Les Autrichiens, après s'être solidement établis sur le bas Danube et avoir créé une barrière infranchissable, s'emparent de la Roumélie et de Constantinople. De pareils résultats font disparaître la Russie comme puissance prépondérante, et des siècles s'écoulent avant qu'elle puisse revenir à ce point où elle est aujourd'hui.
«Dès ce moment toutes les questions relatives aux détroits sont faciles à résoudre. Les villes de Constantinople et de Smyrne pourraient devenir des villes libres se gouvernant par leurs propres lois. L'Asie Mineure, abandonnée à elle-même, verrait s'élever par la force des choses un grand nombre de petites souverainetés. Les côtes intérieures, mises sous la sauvegarde du droit public de l'Europe, deviendraient accessibles à tout le monde. Le passage des détroits serait ouvert à tout le monde aussi, et les escadres de toutes les nations iraient, suivant leur volonté, librement naviguer sur la mer Noire et la Méditerranée, ou bien on renoncerait, pour les escadres anglaises et françaises, au droit de naviguer dans la mer Noire en refusant aux escadres russes celui d'entrer dans la Méditerranée, et chacun resterait dans les eaux qui semblent plus particulièrement lui appartenir. La Russie jouirait d'une libre navigation pour son commerce, et l'Europe aurait des garanties contre son ambition et ses agressions.
«On voit dans l'hypothèse ci-dessus quel appui trouverait l'alliance de l'Occident dans l'armée égyptienne, et la puissante diversion qui en résulterait. Si donc elle doit être utile alors, il paraît sage de se bien garder de porter atteinte à la puissance qui l'a créée, et, loin de menacer son existence, il faut tout mettre en oeuvre pour la consolider et assurer son avenir.
«Tout le monde veut de bonne foi la conservation de l'empire ottoman, mais chacun l'entend à sa manière. La Russie le veut tel qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire faible et dépendant. Les autres puissances le voudraient le plus fort possible, et cependant ce sont elles qui semblent s'opposer à une espèce de restauration. Dans leur conduite, elles paraissent prendre l'ombre pour le corps. On comprendrait le système suivi si la Russie le soutenait, mais c'est l'Angleterre qui l'a adopté et le met en avant. En un mot, l'empire ottoman se compose de deux parties: l'une est morte, l'autre a un peu de vitalité, et c'est celle-ci qu'on veut détruire pour ressusciter l'autre! En vérité ne semble-t-il pas voir un médecin qui, pour rendre le mouvement à un membre paralysé, ordonnerait d'amputer celui qui remplit bien ses fonctions?
«L'intervention des puissances de l'Europe avant que la guerre éclatât était une haute pensée, un acte de politique habile. Empêcher les Ottomans de s'entre-détruire, conserver les créations nouvelles et assurer leur avenir, rétablir la paix et amener une réconciliation entre les individus d'une même famille, cette belle conception devait porter des fruits; mais, après la bataille, arriver pour mettre en question ce qui était décidé, et empêcher une révolution morale de s'accomplir, ne pouvait donner aucun résultat conforme aux espérances conçues, et peut-être devait amener la confusion. Sans cette intervention, les deux branches de la famille ottomane étaient réunies. Le vice-roi, satisfait et content, n'avait plus rien à prétendre et voyait l'avenir de sa famille assuré. Le départ de Khosrew laissant aux Musulmans la liberté d'exprimer leurs voeux, un mouvement d'opinion appelait la personne de Méhémet-Ali à Constantinople. Il s'y rendait et se trouvait probablement gouverner l'empire ottoman comme grand vizir. Soutenu par la réputation de son habileté, par les forces positives et matérielles dont il dispose, il rétablissait une espèce d'empire, sinon bien redoutable, au moins ayant quelque consistance et possédant les moyens d'ordre.
«Une vérité doit toujours être présente à l'esprit: il n'y a d'autre point d'appui possible dans ce pays, pour arriver à quelque chose de satisfaisant, qu'en le prenant en Égypte. Je ne me dissimule pas l'objection des dangers que ferait courir au sultan l'ambition du vice-roi, devenu grand vizir; mais, sans nier la validité de l'argument, je répondrai que, sans doute, ce n'est pas dans l'intérêt unique du sultan que les puissances veulent le secourir, c'est dans le but d'opposer une barrière aux Russes; et qu'importe aux dépens de qui elle s'élève? Et est-il possible d'hésiter entre le choix du moyen qui doit certainement la créer, et celui qui en offrira à peine la plus faible image. Je sais que, plus d'une fois, dans l'histoire, on a vu des ambitieux, après avoir régné sous le nom des derniers rejetons d'une race abâtardie, s'emparer de la couronne pour leur propre compte; mais d'abord un certain nombre d'années est nécessaire pour préparer les esprits et rendre possible cette usurpation, et Méhémet-Ali est bien vieux; et puis, quand cela arriverait, Méhémet ne ferait que recommencer ce qui s'est fait, non-seulement fréquemment en Asie, mais en Europe, et même en France à deux reprises dans le moyen âge: sous la première race quand l'avilissement du souverain amena le sang glorieux de Charles-Martel à remplacer sur le trône le sang dégénéré de Clovis, et qui se renouvela quand le fils de Hugues le Grand s'empara de la couronne au préjudice des héritiers du faible Louis V.
«Un des inconvénients de l'intervention est de se présenter sans ensemble ni harmonie entre les puissances, et sans moyens de répression. Aucune d'elles, excepté la Russie, ne peut exercer une action redoutable pour Méhémet-Ali. Trois d'entre elles seules sont en contact avec lui: la France et l'Angleterre par leurs vaisseaux, et la Russie, quoique éloignée par ses armées, mais au moyen d'une marche longue, pénible, après avoir surmonté de grandes difficultés de diverse nature, et en employant un temps considérable avant d'entrer en action et de joindre Ibrahim-Pacha en Syrie. Les illusions de l'Angleterre seraient grandes et ses passions la rendraient bien aveugle si elle préférait voir plutôt les Russes occuper la Syrie que les Égyptiens.
«Si donc une réflexion sage fait répugner à employer le secours d'un auxiliaire aussi dangereux, que reste-t-il pour attaquer Méhémet-Ali? Des vaisseaux? mais ce moyen est stérile, et, excepté un blocus, dont l'effet se réduirait à gêner les opérations administratives du vice-roi, il ne peut lui faire aucun mal. Il ne faut d'ailleurs pas juger les effets de la pénurie d'argent comme on le ferait pour l'Europe. J'ai vu l'armée égyptienne avec quatorze mois d'arriéré de solde, et personne ne se plaignait. On sait se passer d'argent en Égypte, et les moyens de nourriture, étant surabondants, peuvent pendant longtemps suffire à tout. Mais, quant à une action directe des vaisseaux sur l'escadre renfermée dans le port, on se demande à quel point d'ignorance et d'orgueil sont arrivés les ministres anglais, quand ils ont cru pouvoir ordonner à l'amiral Stafford d'aller arracher la flotte du capitan-pacha du port d'Alexandrie. Précisément les circonstances fâcheuses de ce port le mettent à l'abri de toute insulte. Les difficultés d'y entrer et d'en sortir sont telles, que l'art et une liberté absolue dans les mouvements dirigés par les meilleurs pilotes peuvent seuls faire surmonter le péril auquel l'on s'expose. C'est un coffre-fort qu'on ne peut ouvrir sans en avoir la clef, et, si lord Palmerston a donné l'ordre que les journaux ont rapporté, semblable à ces despotes de l'antiquité dont l'histoire a consacré les aberrations, il a cru que sa volonté suffirait pour maîtriser les forces de la nature. Toutes les escadres du monde ne peuvent rien contre le vice-roi. Je ne parle pas d'un bombardement maritime, moyen inefficace dont j'ai reconnu moi-même l'impuissance dans le même lieu. Il y a plus de quarante ans, deux mille bombes jetées sur Alexandrie, au commencement de 1799, quand j'y commandais, ne produisirent aucun dommage.
«Des troupes de terre sont seules redoutables pour Méhémet-Ali. Une armée de débarquement pourrait sans doute être à craindre, mais d'abord il la faut considérable. Sans cela aucune chance de succès, et certes une expédition de cette importance, conduite à cette distance, est un peu chère pour satisfaire un caprice de ministre; car ici l'intérêt bien entendu de l'Angleterre est tout à fait opposé à la marche suivie. Et puis cette escadre, où arriverait-elle? et où débarquerait l'armée? En Syrie?--Mais il n'y a pas un port, pas une bonne rade sur cette côte inhospitalière.
«On parle d'attaquer Saint-Jean-d'Acre; mais on ignore donc son peu d'importance et le peu d'utilité dont serait sa possession. Cette place peut servir aux Égyptiens pour y conserver des magasins, pour être le centre d'un grand camp retranché que l'armée pourrait venir occuper en cas de soulèvement du pays. Mais, environnée de bas-fonds, elle n'a aucune importance maritime, et un mauvais mouillage, un mauvais point de débarquement, sont seuls à six lieues, au pied du mont Carmel.
«Une fois les troupes anglaises maîtresses de Saint-Jean-d'Acre, que feraient-elles? avec quels moyens avanceraient-elles dans ces montagnes de Judée, si arides, et où, à chaque pas, elles rencontreraient des obstacles de tous les genres, et des souffrances de toute espèce? On compterait sur une insurrection des habitants? pure chimère! Jamais les musulmans ne se révolteront contre Méhémet-Ali en faveur des chrétiens. Une armée de Turcs venus de Constantinople, parlant au nom du chef suprême de la religion et de l'empire du padischa, qui représente le calife, n'a pu rien opérer. Qu'on juge de l'effet produit par une armée d'infidèles!
«Irait-on attaquer Alexandrie? Je comprendrais davantage cette opération; car enfin un succès donnerait des résultats importants, et on combattrait près des vaisseaux et à portée de ses moyens. Mais l'opération est difficile. Alexandrie, sans être une place proprement dite, est cependant fortifiée. Sa position ajoute à sa force. Elle est environnée d'un désert où les assiégeants, en hostilité avec l'intérieur du pays, ne trouveraient des ressources d'aucune espèce. Méhémet-Ali entretient ordinairement dans cette ville cinq ou six mille hommes de bonnes troupes de terre. Le personnel de son escadre lui donne au moins huit mille marins disponibles. Il a trois mille ouvriers dans l'arsenal, et les Turcs du capitan-pacha, marins et troupes de guerre, s'élèvent à plus de douze mille hommes. Le vice-roi a donc au delà de trente mille hommes à mettre sur les remparts d'Alexandrie. Méhémet-Ali, placé au milieu de ces moyens, pourvu d'artillerie et de vivres en abondance, me paraît assez redoutable pour penser qu'il convient d'y réfléchir à deux fois avant de se décider à venir l'attaquer.
«Il faut donc en revenir aux Russes; mais de ce côté encore il ne manque pas de difficultés. Afin d'opérer avec confiance, il faut qu'ils se présentent sur l'Euphrate avec quarante mille hommes. Or il y a, des bords de l'Araxe à la frontière de Syrie, plus de cinquante marches à travers de hautes montagnes âpres et difficiles, dans un pays pauvre, au milieu d'une population hostile et fanatique. Pour faire arriver l'armée à sa destination, pour s'y soutenir et l'empêcher d'être compromise, il faut mettre en mouvement cent vingt mille hommes et faire des préparatifs immenses. La misère et les souffrances des troupes serviraient beaucoup la cause des Égyptiens. Elles seraient encore augmentées par les dévastations ordonnées. La multitude des Arabes bédouins et les habitants qui auraient couru aux armes, car les Turcs de l'Asie ne sont pas, comme ceux de l'Europe, familiarisés avec la domination russe, rendraient les communications difficiles, et, l'armée égyptienne se retirant à quelques marches, le sort de l'armée russe empirerait chaque jour. Arriverait cependant le moment où les Égyptiens se trouveraient assez forts pour oser combattre, et peut-être, sous de tels auspices, remporteraient-ils la victoire. Alors une défaite des Russes, avancés si loin, entraînerait leur destruction et l'expédition serait à recommencer; d'abord avec les mêmes obstacles et de plus avec les chances contraires dont l'opinion serait frappée et chez les Russes, et chez les populations musulmanes, et chez les soldats égyptiens.
«Tel est donc l'état des choses, et, si je me suis expliqué clairement, je crois avoir démontré que la destruction de Méhémet-Ali, aujourd'hui l'homme de l'Orient et le véritable chef des musulmans, est uniquement dans l'intérêt russe; que sa conservation et les garanties données à son avenir, tout en conservant l'unité de l'empire ottoman, entrent dans les éléments d'une sage résistance combinée, que les envahissements de la puissance russe rendront indispensable un jour. Aujourd'hui que l'empire ottoman ne peut être ressuscité, il faut au moins lui conserver les parties qui ont un peu de vie, et qui, en s'organisant, semblent devoir acquérir de la force et des moyens de durée. Enfin il faut reconnaître que l'arrivée de Méhémet-Ali à la puissance, événement véritablement providentiel, offre aux hommes d'État de l'Europe l'occasion et le moyen de jeter les bases d'un système qui réparerait en partie les fautes de leurs devanciers.»
La conférence de Londres poursuivait lentement et péniblement ses travaux, et semblait ne devoir produire aucun résultat. Elle se montrait comme une pâle imitation de cette autre conférence dont les travaux sans fin n'ont abouti qu'à fatiguer et à ennuyer l'Europe, en traitant pendant plusieurs années les affaires de la Belgique. Cependant le dénoûment approchait, et, quand on le croyait encore relégué dans un vague absolu, le traité du 15 juillet, préparé dans le silence et signé dans le mystère, fut conclu.
On doit dire cependant que l'Autriche essaya une tentative pour terminer la question d'une manière amicale avec la France, en faisant faire par le baron Neumann, ministre d'Autriche à Londres, une ouverture à l'ambassadeur de France, dont l'objet était de lui proposer de s'appuyer sur elle pour faire assurer à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte et la possession viagère des provinces d'Asie, moins Adana et un district de la Syrie. Le cabinet français répondit d'une manière évasive. Mais, vu la gravité des circonstances et les conséquences de la décision qui serait prise, peut-être eût-il été d'une sage politique de parler catégoriquement et, avant de signer le traité du 15 juillet, de donner confidentiellement connaissance de la résolution où l'on était de le conclure. Au lieu de cela, on garda un profond mystère en approchant du moment critique. On agit dans l'ombre. D'un côté, cette résolution hardie qui n'était nullement en harmonie avec les habitudes du gouvernement autrichien, de l'autre, la légèreté et la fatuité française, enfin les insurrections éclatées dans le Liban, servirent merveilleusement les désirs de ceux qui voulaient en amener la réalisation. Il fut signé, à l'étonnement universel de toute l'Europe.
Jamais peut-être acte de politique n'était moins fait pour amener le résultat désiré par les parties contractantes, à l'exception de la Russie, qui avait un but spécial qu'elle atteignit tout d'abord. Les autres allaient directement dans un sens opposé. L'Angleterre voulait détruire la puissance de Méhémet-Ali, et, avec les moyens qu'elle devait employer, il était démontré, aux yeux de tous les gens raisonnables, qu'elle ne pouvait y parvenir. L'Autriche voulait terminer une question qui, un jour ou l'autre, pouvait amener la guerre en Europe, et elle a été au moment de la faire éclater. Enfin la Prusse, étrangère aux intérêts et aux affaires de l'Orient, se jetait, sans motif et sans raison, dans des complications et des discussions dont elle aurait pu s'épargner les dangers; mais la vanité propre à la puissance prussienne, qui, en réalité puissance du second ordre, veut marcher de pair avec celles du premier, l'a entraîné à signer un acte européen. Je souhaite pour elle qu'elle se défie une autre fois de sa fortune, car elle pourrait devenir victime d'une conduite aussi légère. Bien que la supériorité et les merveilles de son administration éclairée et l'esprit de son peuple l'autorisent à se placer plus haut que le chiffre de sa population et de ses revenus ne l'indique, elle doit, plus que toute autre puissance, ne jamais perdre de vue que la politique la meilleure, celle dont un gouvernement éclairé ne doit jamais se départir, c'est celle des intérêts positifs. Celle de sentiment et de complaisance tient de la folie ou de la faiblesse. Cette doctrine n'est pas nouvelle pour la Prusse. Elle lui a dû sa fortune et son élévation; et plus tard, quand elle lui a été infidèle, un gouffre s'est ouvert devant elle, et un miracle seul a pu la sauver. Les États prussiens ne sont pas de force et constitués de manière à renouveler souvent une pareille expérience.
L'Autriche était placée dans une condition tout autre. Grande puissance, libre de ses actions et de ses mouvements, personne ne peut avoir l'idée de la contraindre. Ses intérêts lui commandent de protéger l'Égypte, dont la prospérité est un des éléments de la sienne, et elle doit désirer sincèrement tout ce qui donnera de la force à l'empire ottoman. Or il est incontestable que, si cet État, qui croule par la faiblesse et le désordre, peut retrouver un peu la vie, c'est par la portion que gouverne Méhémet-Ali. Nulle prospérité possible avec le désordre. Or le vice-roi a détruit l'anarchie. L'autorité est le premier besoin des peuples, et la tyrannie d'un seul vaut mille fois mieux pour les masses que celle de plusieurs. Celle-ci n'a ni règles ni limites, se modifie de toutes les manières, se multiplie et se reproduit sous toutes les formes. Le pacha a rappelé la vie dans les pays qu'il gouverne. Je sais bien que c'est à son profit et que ses sujets jouissent d'un bonheur fort limité; mais le moindre adoucissement dans son régime peut amener une civilisation véritable, progressive et durable. Il a habitué le peuple à travailler. Qu'il partage avec lui, dans une proportion équitable, les produits qu'il obtient, et le sort de l'Égypte est complétement changé. Le cultivateur, arrivé à l'aisance, aura la faculté de satisfaire à ses besoins. Les besoins augmenteront avec la richesse; dès lors le mouvement est imprimé, et les résultats sont infaillibles. La marche de la civilisation est celle-ci:--Chassez le désordre; disciplinez les barbares; donnez-leur des chefs instruits et créez-leur des besoins; tout ira ensuite de lui-même.
La conservation de l'empire ottoman intéresse l'Autriche de plus d'une manière. Placée la première des puissances de l'Europe en face de la Russie, la chute de l'empire ottoman, quels que soient les avantages que lui assure le partage, lui sera plus funeste qu'à tout autre. Arrivée au point de puissance que l'on peut conserver avec les éléments qui en garantissent le progrès, la Russie n'aura besoin, pour l'exercer, que d'avoir les débouchés dont le sultan est en possession. Ainsi tout ce qui contribuera à reconstruire cet État, si vaste et si faible, est dans les intérêts de l'occident et du midi de l'Europe.
Mais la puissance des États et la création de leurs moyens d'action ne peuvent avoir que deux origines: celle qui vient du gouvernement, ou celle qui vient du peuple. Dans le premier cas, la puissance naît de la conquête, avec l'enthousiasme et les intérêts qu'elle produit, et encore ne dure-t-elle que si le gouvernement a assez de lumières pour la constituer sur des bases durables et solides; ou bien d'un génie supérieur qui se trouve tout à coup l'apanage d'un souverain respecté et obéi. Dans l'autre cas, qui est le plus ordinaire, la puissance se trouve dans les éléments de la société même, dans ses besoins et dans les agglomérations qui en sont la conséquence.
Une ville, un arrondissement, une province, peuvent servir de point de départ. Méhémet-Ali, par la domination qu'il exerce, a créé un élément puissant. L'ordre régnait dans ses États, et il ne fallait, pour assurer une marche rapide vers des moeurs plus douces, que modérer un peu son avidité et son amour de l'argent.
La civilisation n'est autre chose que l'ordre public, l'exercice de la justice, la reconnaissance des droits du faible avec la protection qu'ils réclament, et le développement des connaissances dans les sciences et dans les arts. Les créations de Méhémet-Ali étaient donc utiles à la puissance du sultan. Ses querelles passagères étaient sans conséquence pour l'avenir, et les dangers de nouvelles hostilités venaient plutôt du Grand Seigneur que de son vassal.
Toute la politique de la partie de l'Europe qui tient à la conservation de l'empire ottoman devait donc avoir pour unique objet d'assurer l'obéissance du vassal envers le souverain. C'était chose aisée pourvu que l'existence du vassal ne fût pas mise en question ou incertaine. Il ne pouvait vouloir davantage. Aspirer au pouvoir suprême était intempestif. Beaucoup d'années doivent précéder l'arrivée sur le trône d'un homme né sujet, que des circonstances extraordinaires désignent pour l'occuper. L'opinion des peuples exige toujours ces longs délais. Si, dans le système que j'établis, les enfants ou les petits-enfants de Méhémet-Ali, gouvernant bien leurs peuples, eussent été appelés, par l'opinion de l'Orient, à remplacer un jour la race dégénérée d'Osman, quel inconvénient en serait-il résulté pour le monde? L'histoire n'est-elle pas remplie d'événements semblables? Plusieurs des principaux souverains de l'Europe ne descendent-ils pas d'ancêtres à qui les nécessités de l'époque où ils ont vécu, plus que leurs droits, ont fait prendre la couronne?
Je crois avoir établi d'une manière incontestable l'aspect sous lequel le gouvernement autrichien aurait dû envisager la question d'Orient; mais l'Angleterre part d'un point de vue tout différent. Elle ne veut pas que l'Égypte soit forte et que ce pays, poste intermédiaire entre elle et ses possessions d'Asie, puisse résister à ses caprices. Elle veut, au contraire, pouvoir lui dicter des lois et y trouver un appui et un concours utile à tous les besoins de son commerce. En un mot, nous avons intérêt à ce que l'Égypte soit forte et une utile alliée pour nous, et les Anglais veulent le contraire. Nous avons intérêt à ce que le sultan soit maître chez lui, et la Russie veut qu'il soit à ses ordres. De là l'alliance et l'harmonie qui règnent en ce moment entre ces deux puissances rivales, et l'opposition entre ces deux puissances et la France survenue en même temps.
On comprend et l'on ne peut blâmer l'affection de l'Autriche pour l'Angleterre. Les deux États n'ont pas un seul intérêt en opposition. Chacun d'eux a un rôle particulier, qui se trouve être le complément de l'autre. L'Autriche est puissante par sa nombreuse armée et sa grande population. Sa marine est sans importance. L'Angleterre est puissante par sa marine, et son armée est secondaire. L'une est riche par un commerce étendu, ses colonies et son industrie; l'autre, par son agriculture et son industrie, qui n'a rien à redouter de celle de l'Angleterre. Il y a donc des rapports naturels entre ces deux pays, et, des rapports naturels à l'amitié et à l'alliance, il n'y a pas loin. Les siècles ont consacré ces relations. Elles n'étaient qu'interrompues depuis dix ans. Le prince de Metternich a tenu à les rétablir. Il y a aussi un autre point de vue qui mérite d'être remarqué; c'est que la Russie est l'ennemie naturelle de l'Autriche comme de l'Angleterre, et qu'à ce titre les intérêts de l'Autriche et de l'Angleterre se confondent, tandis que la France, nécessairement rivale et ennemie de l'Angleterre, peut avoir une politique variable qui la rapproche accidentellement de la Russie. À ce titre, le gouvernement autrichien devait être porté à resserrer ses liens avec la puissance britannique; mais il y a des limites aux concessions, et certes on ne doit jamais s'unir avec la perspective fondée d'une humiliation probable et les chances d'une guerre pour laquelle on n'a pu rien préparer et dont les conséquences étaient impossibles à calculer. Le concours de l'Autriche, dans la circonstance qui nous occupe, ne peut donc et ne doit pas être excusé, et le seul moyen de le justifier aurait été d'en faire une déclaration formelle à la France avant la signature, au lieu d'avoir gardé avec elle un profond silence et apporté un mystère impénétrable dans cette transaction. Cette démarche eût été un acte de déférence et d'amitié qui rendait moins amère une politique isolée, et le résultat infaillible de cette communication eût été d'empêcher la séparation de la France; car il est certain que jamais Louis-Philippe, dans sa position, avec les opinions et toutes les circonstances qui l'environnent, n'aurait voulu consentir à courir les chances que la signature du traité amènerait probablement. C'est donc le silence gardé pendant huit jours par l'Autriche, avant le 15 juillet, que la France peut lui reprocher. Le reste la regarde. Les erreurs dans lesquelles elle est tombée ne blessent que ses intérêts propres et son avenir.
L'Angleterre, seul véritable auteur du mouvement qui se préparait, et entraînée par une passion acharnée à la destruction de Méhémet-Ali, entrait en lice avec des moyens que l'on peut, malgré le succès obtenu, taxer de ridicules. Il n'était pas un seul homme en Europe, excepté lord Palmerston peut-être, qui crût le succès possible avec les armements qui s'effectuaient. Le prince de Metternich n'attendait aucun résultat favorable d'une entreprise exécutée avec si peu de moyens; et, plus tard, quand un succès inespéré est venu étonner l'Europe, il n'a pas changé de langage. C'était un acte de complaisance envers l'Angleterre auquel il avait cru devoir consentir; et, comme il répugnait à l'emploi de moyens plus puissants, il avait regardé les hostilités comme sans conséquence et devant être de courte durée. Peut-être lord Palmerston avait-il l'arrière-pensée de le mener plus loin; peut-être aussi y serait-il parvenu; mais tout cela était un jeu dangereux; car l'orgueil de l'Angleterre, humiliée par un non-succès, avait aussi de graves inconvénients, et l'avenir, à tout homme prévoyant, devait paraître couvert de sombres nuages. La politique insensée de la France, réunie aux illusions et aux mauvaises combinaisons de Méhémet-Ali, et les turpitudes d'Ibrahim-Pacha, sont venues bientôt les dissiper.
Il est évident, pour tout Français raisonnable et instruit, que l'intérêt bien entendu de la France était de ne pas se séparer de l'alliance, afin d'influer d'une manière importante sur les décisions du conseil européen. M. Guizot3 s'est laissé tromper et a été dupe de l'Angleterre. Sa suffisance naturelle l'a mal inspiré. Nul doute que Louis-Philippe, informé de la résolution des puissances d'agir séparément, ne se fût rattaché à la proposition de l'Autriche dont j'ai parlé, afin d'obtenir un résultat pacifique. Mais, une fois la faute commise, une fois le traité signé et la France exclue de l'alliance et isolée, elle devait bien se garder de tenir le langage qu'elle a adopté. Elle ne devait ni parler d'une insulte qui n'existait pas ni supposer une coalition contre la France dont personne n'avait eu l'idée. Elle devait traiter la question d'une manière isolée et comme une chose déterminée. Elle devait déclarer que le traité du 15 juillet, dont le but était la destruction de Méhémet-Ali, lui paraissait un traité préliminaire de partage de l'empire ottoman; les événements qui se préparaient étaient trop graves à ses yeux pour qu'elle se dispensât d'intervenir; toute hostilité contre l'empire égyptien était donc une cause de guerre à ses yeux. En faisant cette déclaration, il fallait l'appuyer d'armements puissants de terre et de mer; en déclarant toutefois à l'Allemagne que, étrangère à ces débats, elle ne pouvait être l'objet d'aucun changement de relations avec la France, et ne faire aucune espèce de dispositions sur la frontière du Rhin qui fît naître les plus légères inquiétudes, mais en même temps envoyer sans retard à Alexandrie l'escadre française avec trois mille hommes de débarquement et trois ou quatre mille matelots, destinés, en cas de besoin, à monter l'escadre turque, et en même temps ordonner le rassemblement d'une armée de cent mille hommes à Lyon, destinée à entrer en Italie à la première hostilité en Orient, et faire faire une déclaration formelle à cet égard au prince de Metternich; mais se bien garder d'éveiller les passions révolutionnaires, de faire chanter la Marseillaise et de menacer les bords du Rhin. Il fallait que l'attitude prise par la France fût nette, juste, modérée et motivée, et c'est là le cachet de la force.. L'effet en eût été immense. On devait ajouter, pour faire connaître les véritables intentions du cabinet français, que tous les armements seraient abandonnés au moment même où l'on assurerait à Méhémet-Ali, comme vassal de la Porte, héréditairement la jouissance de la Syrie et de l'Égypte. Par ces dispositions, nous avions dans les mers du Levant, au moment où les hostilités auraient pu éclater, trente vaisseaux de ligne, dont vingt français et dix égyptiens. Notre armement si supérieur et la possession de Saint-Jean-d'Acre, que les trois mille hommes d'infanterie française auraient occupé, eussent imposé aux populations du Liban une crainte salutaire. Personne n'eût bougé. Les armements en France eussent continué, parce que les Anglais auraient ordonné les leurs; et une supériorité de vingt vaisseaux nous assurait pour longtemps la possession exclusive de la Méditerranée. L'Europe eût été aux pieds de la France, et celle-ci, ne poussant pas ses avantages au delà des limites de la raison, aurait dicté des lois sans tirer un seul coup de canon. Le ministère de Palmerston eût été renversé, et l'Autriche, surprise dans une situation qu'elle n'avait pas su prévoir, eût mis tout en oeuvre pour prévenir une guerre dont elle devait éprouver les premières calamités.
Note 3: (retour) Ministre de France à Londres.
J'étais à Vienne quand le traité du 15 juillet et les armements qu'il occasionna en France furent connus. Jamais impression de terreur, de mécontentement universel, n'eut lieu dans aucun pays au même degré. On se demandait à quel titre et pourquoi on s'était mis brusquement en opposition et en hostilité avec la France. Le crédit disparut dans un moment, et les actions de la Banque, sorte de fonds publics, tombant de trente pour cent, amenèrent diverses catastrophes commerciales. L'état du crédit était tel, qu'il n'était pas possible de concevoir l'idée d'un emprunt, et le gouvernement manquait d'argent.
L'armée, entièrement sur le pied de paix, et ne pouvant pas être mise sur le pied de guerre sans moyens financiers, restait à la discrétion de l'armée française, qui pouvait, avant l'hiver, envahir la Lombardie et venir occuper Milan. Le comte de Kollowrath, peu ami du prince de Metternich, se tenait éloigné de Vienne et ne voulait apporter aucun concours à un collègue qui avait mis l'État dans un si grand péril et amené une si grande crise par des actes qui lui étaient personnels. Si la guerre eût éclaté, elle ne pouvait pas être heureuse pour cette puissance. On eût dit au prince de Metternich: Comment donc! Vous avez amené la guerre pour des intérêts au moins étrangers aux nôtres, s'ils n'y sont pas contraires, et vous n'avez su ni la prévenir ni vous préparer à la faire. L'archiduc Louis blâmait hautement le prince de Metternich et sympathisait avec Kollowrath. Il n'y avait plus de gouvernement, et le prince de Metternich, obligé de se retirer, perdait pour toujours le pouvoir et la réputation d'habileté qu'on lui a faite. Il disparaissait à jamais de la sphère élevée dans laquelle il était placé. On peut supposer aisément les efforts qu'il attrait faits pour empêcher une collision si fâcheuse à son pays, et qui pour lui, personnellement, eût amené des résultats si funestes. Il est certain que trois mois ne se seraient pas écoulés avant qu'un traité glorieux, dicté par la France, eût été signé.
Au lieu de cela, qu'a fait le gouvernement français? Il a appelé aux armes la nation, en lui annonçant, non pas que ses intérêts le lui commandaient, mais en faisant croire que sa liberté et son indépendance étaient menacées. Il ressuscite les passions révolutionnaires qui amènent les désordres et la confusion. Partout on fait chanter la Marseillaise, comme si les événements qu'elle rappelle étaient un gage de victoire.
M. Thiers ignore que ce ne sont pas les sentiments révolutionnaires qui nous ont fait triompher autrefois de si nombreux ennemis; ce n'est pas avec leur secours, mais malgré eux. Les révolutions sont incompatibles avec l'ordre, et le désordre amène toujours et partout la faiblesse. Notre résistance d'autrefois est venue de la faiblesse de l'attaque; et la Révolution n'a concouru à ce résultat qu'en engendrant la terreur, dont la violence accumula les défenseurs et peupla nos armées de soldats innombrables. Bientôt l'esprit belliqueux des Français donna de la valeur à cette réunion d'hommes; et de bons officiers, de bons généraux, se formèrent promptement. Voilà tout le mystère des guerres de la Révolution et des succès qui les ont accompagnées, quand on dépouille les événements de la fantasmagorie dont on se plaît à les entourer. Les gens de mon âge se les rappellent, et la jeunesse d'aujourd'hui, pleine d'erreurs et de préjugés, doit, si elle veut s'instruire, lire le premier volume des Mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, où l'histoire de ces premiers temps est merveilleusement expliquée et racontée.
Après cette première faute, immense, impardonnable, qui menaçait le repos public et compromettait le développement régulier de nos forces et les rendait même dangereuses pour ceux qui devaient les manier, on en a fait une plus grande encore: celle de menacer l'Europe. Assurément, il est toujours d'une mauvaise politique d'augmenter volontairement le nombre de ses ennemis.
Que la France, plutôt que de s'abaisser, essaye de résister à l'Europe réunie contre elle, c'est sans doute un devoir, malgré le peu de chances de réussir; mais l'attaquer capricieusement, la défier et menacer le repos de peuples inoffensifs auxquels nous sommes sympathiques, cette conduite est insensée. Qu'avaient à faire dans la question d'Orient le roi de Bavière, le grand-duc de Bade? Injustice aussi monstrueuse de s'adresser à eux pour réparer des torts dont ils sont innocents qu'absurde politique de nous rendre hostiles des peuples qui nous aiment. Et cette éternelle question des rives du Rhin, pourquoi l'agiter encore? Certes, j'ai plus que personne déploré la perte de nos provinces de la rive gauche et de la Belgique; peut-être même a-t-il été d'une mauvaise politique, au congrès de Vienne, de nous enlever des conquêtes qui n'ajoutaient à l'ancienne France que juste ce qui était nécessaire pour conserver l'équilibre avec les États qui, tous, depuis cinquante ans, se sont agrandis. Reprenez ces provinces quand l'occasion sera favorable, mais n'en parlez pas quand la chose est impossible, et ne prenez pas pour une résolution magnanime ce qui n'est que de la jactance.
De cette politique étourdie et insensée est résulté chez les Allemands le développement d'un sentiment patriotique qui sommeillait. Rien n'avait été préparé, depuis vingt-cinq ans pour la défense, rien n'avait été organisé; mais ces peuples, aussi brusquement, aussi brutalement menacés dans leur repos, dans la jouissance de leurs biens, dans leur honneur, se sont mis en défense. Ainsi l'on a détruit la confiance que l'habitude et les intérêts de la paix avaient fondée. Mais, en jetant ainsi le gant à l'Europe, en résultat, on n'a rien osé, on n'a donné aucun secours à Méhémet-Ali, et, avec des escadres supérieures à celles des Anglais, on s'est hâté de regagner le port. On a été fanfaron dans les paroles, modeste et craintif dans les actions. Il en est des nations comme des hommes privés: la sagesse commande de craindre les dangers éloignés; le talent les fait découvrir de bonne heure et prépare les moyens de les vaincre, et, quand ils sont arrivés, le courage les fait mépriser et surmonter. Mais faire précisément l'opposé, voilà ce qui couvre de ridicule et de mépris un souverain et une nation. Louis-Philippe, en adoptant le système qui lui a été suggéré, a perdu en même temps l'opinion de sagesse dont il jouissait, à bon marché peut-être, et qu'il devait à la longanimité de son caractère, à l'espèce de talent que la nature lui a donné, et qui ne dépasse pas le moyen de conduire une intrigue qui le tire d'un embarras momentané, mais qui ne s'élève ni à concevoir un système ni à l'exécuter.
Voilà le spectacle que la France a donné à l'Europe et dont j'ai eu l'âme navrée. Il m'est impossible d'exprimer ici toute la douleur que j'ai ressentie en voyant la tache que recevaient le nom et le caractère français.
On sait quel fut l'enchaînement des événements et les complications intérieures et extérieures qui survinrent. On se rappelle le début des opérations des alliés avec des moyens si peu en harmonie avec leurs prétentions. Leur entreprise parut folle et ne pouvait pas réussir. Cependant on devait regarder comme le principal moyen d'action contre Méhémet-Ali l'insurrection du Liban. L'insurrection des peuples, surtout dans les montagnes, est toujours une chose très-grave. Des gens plus redoutables que les Égyptiens ont souvent succombé dans une lutte pareille; mais ce que l'on ne pouvait ni supposer, ni prévoir, ni croire, c'était l'état dans lequel était tombée l'armée égyptienne et les écarts inouïs de l'administration. Et ici je suis intéressé personnellement à montrer pourquoi cette armée a répondu si mal aux espérances qu'elle m'avait fait concevoir, en un mot s'est trouvée si différente de ce que j'ai dit qu'elle était. J'ai vu ces troupes il y a sept ans, et le compte que j'en ai rendu était exact. Elles promettaient de devenir chaque jour meilleures; mais une armée est une création où il y a tant d'art, où tant de conditions sont à remplir pour la conserver, que, si l'on ne s'en occupe pas constamment et d'une manière éclairée, peu de mois suffiront pour détruire les efforts de plusieurs années.
Or Méhémet-Ali, qui n'a que l'instinct des grandes choses, est trop ignorant pour pouvoir être juge du choix des moyens. Les moeurs turques se retrouvent toujours chez lui. Dans ces moeurs, l'amour de l'argent, l'avidité et l'avarice jouent un grand rôle. Il a laissé dépérir son armée d'une manière déplorable et insensée. Quand lui, né en Macédoine, trouve très-bien au Caire d'être revêtu dans l'arrière-saison d'une bonne pelisse, il imagine que les soldats nés en Égypte peuvent exister en hiver dans les montagnes du Liban, au milieu des neiges, avec des habits de toile. Il les laisse sans solde. Il les nourrit de biscuit, souvent gâté, et ne leur fait pas donner de viande. Réduite à un pareil état de souffrance sans exemple et continuel, une pareille armée se change en hôpital, sans lits, sans remèdes et sans médecins. La désaffection s'empare de chacun, et là où on avait trouvé émulation, zèle, dévouement, bravoure et vigueur, on rencontre faiblesse, indifférence et lâcheté.
Méhémet-Ali a cru se rendre invincible en augmentant sans cesse ses forces de nouvelles levées, composées d'hommes mécontents, et commandées par des officiers que le nombre devait rendre nécessairement mauvais, et il n'a pas compris que de pareils renforts étaient plutôt une charge qu'un profit. Au lieu d'avoir une armée exercée, satisfaite, disciplinée et vivace, il a eu une masse confuse de populations mourantes.
Je lui avais conseillé l'établissement de plusieurs camps permanents, où les moyens d'instruction, de bien être et de discipline seraient réunis pour les soldats dans des cantons choisis et unissant les avantages de la salubrité à ceux d'un site agréable, à portée d'exécuter des travaux utiles. Mais ces idées, qu'il avait accueillies et qui avaient frappé son esprit, en étaient sorties, sans doute peu après mon départ, car il paraît que rien de semblable n'a été exécuté.
Les effets funestes de ces aberrations furent augmentés par l'apathie et les désordres privés d'Ibrahim-Pacha, qui passait sa vie au milieu des débauches de la table, et d'autres excès qui l'énervaient, tandis que sa vanité et sa jalousie lui rendaient suspect et désagréable Soliman-Pacha, dont les conseils, le concours et l'action avaient presque uniquement fait ses succès dans d'autres temps.
Soliman-Pacha, éloigné d'Ibrahim, n'a pu avoir aucune influence sur les dispositions qui furent prises à l'apparition des Anglais. Placé à Beyrouth avec quelques troupes exténuées et malades, il n'avait aucune force respectable à ses ordres, et Ibrahim-Pacha, établi à Balbeck, où il n'avait rien à faire, ne pensait ni à combattre l'ennemi s'il débarquait, ni à empêcher l'insurrection de naître, ni à disposer ses forces de manière à la réprimer, si elle venait à éclater. Avec une pareille conduite et de semblables éléments, les résultats qui sont survenus étaient infaillibles.
Ibrahim-Pacha eût dû choisir ce qu'il avait de plus disponible dans ses troupes, et se placer sur le revers du Liban, en face du point de débarquement des Anglais et à deux ou trois lieues; stimuler ses troupes par tous les moyens possibles, et faire occuper les points principaux du Liban par le reste de son armée afin d'imposer une crainte salutaire aux Maronites. Dix à douze mille hommes qu'il eût eus sous la main lui auraient donné les moyens de jeter à la mer les cinq ou six mille Turcs qui s'avançaient réunis à douze cents Anglais, force réelle de l'expédition. Un masque de troupes, laissé dans le Taurus, suffisait pour couvrir la Syrie contre le corps turc qui venait de l'Asie Mineure. La question allait se décider sur le bord de la mer. Les véritables ennemis étaient les Maronites. Il fallait les contenir et ils se trouvaient hors d'état de rien entreprendre le jour où les troupes de débarquement auraient été battues. Osman-Pacha, avec un détachement, fut dirigé sur le point où Ibrahim, à la tête de ses troupes, aurait dû se placer lui-même. Les forces d'Osman battues, tout fut dit. L'opinion, chez les Égyptiens, détruisit tout moyen ultérieur de défense, donna une confiance sans bornes à la population insurgée, détermina la défection de l'émir Bechir; tandis que, si la marche offensive des troupes débarquées eût été repoussée, et que les Anglais eussent été forcés de regagner leurs vaisseaux, les six mille Turcs débarqués désertaient et venaient se joindre aux troupes de Méhémet-Ali. C'est donc dans ce combat misérable, sans importance comme fait d'armes, mais immense sous le rapport de l'opinion, qu'est la solution de la campagne. Mais, après cet événement, il y avait encore bien des ressources. Il est vrai que celui qui n'avait pas compris une chose si simple ne pouvait remédier à ses fautes en adoptant le système qu'il avait alors à suivre.
Ibrahim-Pacha laissa ses troupes éparpillées sur la côte, dans de petites places qui toutes furent enlevées successivement, ce qui augmenta encore l'effet de l'opinion qui lui était contraire.
Puisqu'il avait laissé éclater la révolte du Liban, et que les troupes ne voulaient pas combattre, il devait les éloigner et les réunir, afin de les retremper par l'ascendant de son autorité et les moyens de toute espèce qu'il avait encore à sa disposition. Il devait évacuer sans retard le Taurus et toute la côte, excepté Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Gaza, et placer toute son armée en Palestine, sur les bords du Jourdain à Nazareth, à Jérusalem, ayant ses avant-postes jusque sous les murs de Saint-Jean-d'Acre. Un corps de huit à dix mille hommes serait resté à Damas pour lui assurer les ressources de cette ville importante, et, se trouvant à l'est de l'Anti-Liban, ce corps aurait pu conserver la libre communication avec l'armée. La principale force de la cavalerie eût été réunie dans la plaine d'Esdrelon, d'où elle aurait pu se porter dans toutes les directions. La communication avec l'Égypte se trouvait assurée. On pouvait en recevoir des secours. Saint-Jean-d'Acre, ainsi appuyé, était difficile à prendre.
Je sais bien que, vu la manière dont les choses se sont passées à l'égard de cette ville, toutes ces dispositions n'eussent pas empêché l'ennemi de s'en emparer; mais il était facile de la mettre en meilleur état de défense. D'abord il fallait blinder le magasin à poudre, afin de le mettre à l'abri des bombes, et, à cet égard, les Turcs, même les anciens Turcs, en savent autant que nous. Cette explosion ne devait donc pas avoir lieu. Ensuite, jamais défense maritime n'a été moins bien préparée. En visitant Saint-Jean-d'Acre, j'avais remarqué le mauvais système de batteries placées sur des terrasses voûtées, protégées seulement par un parapet en pierre, et je me suis fatigué à répéter à Méhémet-Ali que ces sortes de défense ne signifient rien; que la maçonnerie, en fortifications, pour être utile, doit être couverte, et que ce qui est en vue du canon de l'ennemi doit être en terre et suffisamment élevé, pour mettre à l'abri les défenseurs; qu'ainsi, à Saint-Jean-d'Acre, si l'on ne pouvait pas régulariser la défense, il fallait placer extérieurement des batteries sur le bord de la mer, en avant des remparts; mais tout cela a été oublié. Les canonniers cependant sont restés à leur poste et se sont fait tuer bravement. On ne peut concevoir de quelle stupidité était doué leur commandant, puisque, ayant vu, la veille de l'attaque, des chaloupes ennemies établir des bouées dans des points déterminés, il pensa que c'était l'indication du lieu où les vaisseaux devaient s'embosser, tandis que c'était celle des bas-fonds qu'il fallait éviter. Il fit, dès ce moment, pointer les canons de la forteresse sur les points où personne ne devait se présenter, et, le lendemain, les vaisseaux s'avançant beaucoup plus près qu'il ne l'avait supposé, il n'imagina pas de faire pointer plus bas. Toute l'artillerie égyptienne tira par-dessus les vaisseaux, et, ne les atteignant pas, se borna, par son feu, à percer quelques voiles et à endommager quelques manoeuvres.
Si, au contraire, Saint-Jean-d'Acre eût été mieux disposé contre l'attaque d'une flotte, celle-ci eût éprouvé des périls, et la ville eût moins souffert. La garnison, en liaison avec l'armée, eût été encouragée. Comme, pour prendre une place maritime qui se défend, il faut d'abord débarquer et l'envelopper, jamais les Anglais et les Turcs n'auraient osé exécuter leur descente et s'éloigner de la côte, parce que, dans un pays ouvert, sans cavalerie, et loin de leurs alliés, les Maronites, qui n'auraient pas osé quitter les montagnes, ils pouvaient être accablés. Dès ce moment, la résistance de Saint-Jean-d'Acre rétablissait tout. La campagne se prolongeant, et l'hiver étant arrivé, les Anglais, forcés de s'éloigner d'une côte dangereuse et sans abri, devaient remettre au printemps la suite de leurs opérations.
On avait alors du temps devant soi, et tout était changé. L'armée égyptienne, renforcée par les envois de l'Égypte, reprenait, après le départ des Anglais, possession des pays qu'elle avait évacués. Les insurgés du Liban auraient pu être châtiés, et, l'année suivante, tout était à recommencer de la part des alliés.
Jamais, je le répète, une pareille suite d'aberrations, d'ineptie et de combinaisons stupides n'est intervenue dans le destin d'une campagne et le sort d'une armée. Le plan ci-dessus développé pendant les opérations, je croyais fermement qu'Ibrahim-Pacha le suivrait, et j'en ai entretenu alors le prince de Metternich. L'armée égyptienne avait toujours sa retraite sur l'Égypte. Elle ne pouvait courir aucun danger et restait maîtresse de ses mouvements dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
Je ne doute pas que Soliman-Pacha, dont la tête est militaire, n'ait conçu et voulu ce système d'opérations; mais, éloigné de son chef, il n'a pu exercer sur lui une salutaire influence.
Je n'écris pas l'histoire de cette misérable et déplorable campagne. Ainsi je n'entrerai pas dans plus de détails à cet égard. On sait ce qui arriva; on connaît cette retraite par le désert, au milieu de l'hiver, avec les froids les plus rigoureux et une disette absolue, qui entraînèrent la perte d'un grand nombre de ceux qui furent réduits à suivre cette direction. Soliman-Pacha, chargé du commandement de cette colonne, a montré, par la force d'âme et l'énergie qu'il a déployées, tout ce qu'il vaut, et il a justifié pleinement le cas que je fais de lui et les éloges que je lui ai donnés.
Les éléments de résistance étaient devenus nuls pour Méhémet-Ali, et il était évident que cette fatalité, ces illusions et cette force de l'opinion qui l'avaient poursuivi en Syrie consommeraient bientôt sa perte en Égypte. Mais l'honneur de la France voulait qu'il ne succombât pas, et cette circonstance, au moment où il était obligé de combattre corps à corps les passions de lord Palmerston, le sauva malgré la mauvaise foi de celui-ci, qui ne se démentit pas un seul moment.
Le prince de Metternich vint alors loyalement au secours de la politique de la France. Il vit les choses avec calme dans les intérêts de la paix du monde, et, satisfait d'avoir échappé aux épouvantables chances qu'il avait courues, il s'abstint de braver de nouveaux hasards. Plus qu'un autre, il avait peine à croire aux résultats que la combinaison politique dans laquelle il était entré, peut-être bien légèrement, avait amenés, à l'étonnement du monde entier. Aucun, au surplus, de ceux qui y ont concouru n'a porté un jugement différent sur cette issue; mais lui n'a pas manqué une occasion de le proclamer.
Ma correspondance continuait avec Boghos-Bey. Elle terminera ce livre. Dans l'instant où la décomposition de l'armée égyptienne s'était opérée, il n'était plus possible d'espérer des chances favorables pour Méhémet-Ali.
Je l'engageai donc à accepter tout de suite, sans plus de difficultés, les propositions qui lui étaient faites, en prenant cependant des garanties pour qu'elles fussent exécutées de bonne foi, et ces conseils ne lui ont pas été donnés en vain. Les changements survenus dans la situation des choses ayant fait renaître naturellement nos conversations avec le prince de Metternich, il donna, par mon entremise et par voie indirecte, les mêmes conseils au vice-roi. Il fut convenu qu'il me répondrait une lettre à la communication que je lui avais faite, et que je l'enverrais en original à Boghos-Bey, comme par suite d'une indiscrétion. Depuis ce moment, tous les débats ont été terminés. Les arrangements entre le Grand Seigneur et Méhémet-Ali ont été conclus, et il ne reste plus qu'un voeu à former, c'est que Méhémet-Ali emploie les années qu'il lui reste à vivre à assurer la durée de ses oeuvres, en s'occupant avec efficacité du bien-être et du bonheur des peuples qu'il gouverne et qu'il léguera à ses enfants.
Après avoir fait le récit des créations de Méhémet-Ali et présenté le tableau de la puissance qu'il avait élevée par son irrésistible volonté, on peut être étonné de la faible résistance qu'il a opposée à l'attaque dont il a été l'objet; je crois donc à propos de chercher la cause de sa chute et d'en faire connaître les circonstances.
Aucune exagération n'a existé dans le jugement que j'ai porté en sa faveur.
Les troupes égyptiennes avaient acquis une consistance qui leur donnait une valeur réelle. Ses différentes armes étaient suffisamment instruites pour combattre, et les batailles de Homs, de Beylan et de Konieh en ont donné la preuve. L'examen circonstancié auquel je me suis livré, en inspectant les troupes qui m'ont été présentées, a confirmé mes premiers aperçus, et je déclare de nouveau que particulièrement l'artillerie et la cavalerie pouvaient être comparées à des troupes européennes. Une bonne organisation, bien calculée, avait été donnée à cette armée et ajoutait à sa valeur. La campagne faite aux sources de l'Euphrate et la bataille de Nézib, gagnée, le 24 juin 1839, sur l'armée ottomane, fort supérieure en nombre et en artillerie, la destruction complète de celle-ci et la perte de tout son matériel ont confirmé de nouveau le jugement porté et les éloges donnés.
Mais, si des soins intelligents, une forte volonté, avaient créé cette armée, les soins d'entretien lui avaient complétement manqué. Sans solde pendant plus d'une année, misérablement nourrie, vêtue de toile au milieu des neiges du Liban pendant l'hiver, elle fondit à vue d'oeil et perdit bientôt son énergie. Aucune armée européenne n'aurait supporté mieux qu'elle cette difficile épreuve; car, si l'on peut exiger de bonnes troupes de résister à de grandes souffrances et de grandes privations, ce ne peut être que pendant un temps assez court dont on aperçoit la limite et dans de rares et grandes circonstances. Les forces de l'homme ont des bornes, et une armée est une chose si artificielle, que, pour la conserver au milieu des éléments de destruction qui ne cessent de se faire sentir, il ne faut jamais renoncer un seul jour à chercher à l'améliorer. Méhémet-Ali était Turc et en avait conservé les moeurs. Si, sous certains rapports, son intelligence s'était élevée au-dessus de la leur, sous d'autres il était resté à leur niveau. Avide, il ne concevait pas des bénéfices qui ne fussent pas pour lui. Prêt à tout sacrifier, et sans mesure, pour opérer et exécuter ce qui était l'objet de sa passion, il se livrait à la plus grande parcimonie pour en assurer la conservation. C'est une grande preuve de civilisation pour un gouvernement que de savoir dépenser à propos et avec mesure. Ainsi, quand l'Europe se préparait à intervenir, par la force des armes, dans la querelle turco-égyptienne, l'armée égyptienne était dans un état misérable; et, au lieu de pourvoir à ses besoins, il faisait de nouvelles levées qui n'avaient et ne pouvaient avoir aucune valeur. Ensuite Ibrahim-Pacha avait dispersé ses forces d'une manière peu judicieuse. La plus grande partie était sur l'Euphrate, en présence de quelques troupes ottomanes nullement menaçantes ni dangereuses; d'autres à Balbec, et un fort petit nombre sur le versant occidental de la chaîne du Liban, tandis que c'était là, en présence des Européens, qu'il devait réunir ses meilleures troupes. L'escadre anglaise n'avait à son bord, il est vrai, que six mille Turcs, douze cents Anglais et trois cents Autrichiens. Ces troupes ne paraissaient pas bien redoutables par leur nombre; mais elles étaient nouvelles pour les Égyptiens, dont les forces étaient tellement éparpillées, qu'ils ne purent opposer aucune résistance sérieuse; de manière qu'une action d'un moment entre quelques milliers d'hommes, une fiction de combat, donna la victoire aux troupes de débarquement. Mais ce qui, indépendamment des mauvaises combinaisons du général égyptien, paralysa ses moyens, ce fut l'insurrection des Maronites. Là était le seul véritable danger de Méhémet-Ali, danger qu'il avait été le maître de prévenir et d'éviter en administrant avec modération et douceur les habitants de la Syrie en général et les Maronites en particulier, ainsi que je lui en avais démontré si souvent l'importance. Ces populations l'avaient appelé de leurs voeux, l'avaient reçu comme un libérateur, et s'étaient soumises à ses lois avec empressement et reconnaissance, à cause de leur éloignement pour les Turcs de Constantinople, qui leur étaient odieux par suite de leurs exactions. Méhémet-Ali devait tout employer pour se les attacher, et il avait beau jeu; il n'avait besoin pour cela que de modérer les impôts et de flatter leur amour-propre. Enfin, avec une politique plus habile et moins d'avidité, il eût pu faire des Maronites l'appui fondamental de son autorité en Syrie et rendre cette province le bouclier de l'Égypte.
Une fois la révolte du Liban devenue générale, l'armée égyptienne s'occupa à se réunir. Elle évacua ses positions et se rapprocha de l'Égypte. Les mouvements furent lents et décousus. On avait négligé les dispositions les plus vulgaires pour mettre Saint-Jean-d'Acre en mesure de résister à un bombardement; de manière qu'un armement très-considérable, mais fait sans intelligence, ne produisit aucune espèce d'effet sur l'escadre, qui, en peu d'heures, détruisit toutes les défenses et fit sauter le magasin à poudre. La partie de l'armée qui était venue de Balbec et de Beyrouth, au lieu d'être en arrière, à peu de distance de Saint-Jean-d'Acre, pour soutenir le moral de la garnison en conservant sa communication avec elle, s'était éloignée sans motifs et sans raison, sans se lier avec le gros de l'armée, qui, rassemblée à Damas et complétement isolée, dut faire sa retraite par le désert, sur Petra et Suez, au moyen d'une marche de plus de six semaines, soumise aux rigueurs du froid le plus intense, d'un manque presque absolu d'eau et de vivres, et après avoir souffert tout ce que l'histoire peut présenter dans ses récits de plus déplorable et l'imagination concevoir de plus triste. En peu de jours, l'armée égyptienne perdit toute sa puissance réelle et tout son prestige. Aussi Méhémet-Ali n'eut-il plus qu'à implorer les conditions les moins dures et à s'y soumettre. Toute résistance était devenue impossible. Le sort de l'Égypte était fixé.
Maintenant j'entreprendrai l'examen de la politique suivie par les puissances de l'Europe, et je chercherai à reconnaître d'abord si elle a été équitable et si elles n'ont pas foulé aux pieds les droits de Méhémet-Ali, qu'elles-mêmes avaient reconnus et consacrés.
En 1832, les débats survenus entre Méhémet-Ali et Abdalla-Pacha amenèrent la guerre entre eux, et, au lieu de punir l'agresseur, qui avait tort, le Grand Seigneur prit son parti. La guerre fut heureuse pour le pacha d'Égypte, et son armée, après une suite de victoires dont j'ai exposé les circonstances, arriva jusqu'à Konieh, où il fit prisonnier le grand vizir Reschid-Pacha. Après chaque succès, Ibrahim-Pacha s'était arrêté, attendant le moment de rentrer dans l'ordre naturel de soumission qu'il devait à son souverain, mais avec les garanties nécessaires à sa sûreté. De Konieh, il eût pu se rendre à Scutari sans obstacle, et le sultan était à sa discrétion; car les secours que l'empereur de Russie lui envoya de Crimée, n'étant pas arrivés, n'auraient pu empêcher des entreprises plus graves, mais il ne voulait que la paix. Les puissances européennes étant intervenues dans ces débats, un traité fut signé qui laissait à Méhémet-Ali l'administration des pays au delà du Taurus, avec un tribut dont la quotité fut fixée; la soumission et l'obéissance furent rétablies entre le vassal et le souverain, et tout rentra dans l'ordre.
Mais l'humiliation du sultan avait profondément blessé son coeur, et, en signant le traité, il n'était occupé que d'arriver au moment où il croirait pouvoir le détruire. Lorsqu'en 1834 j'étais à Constantinople, je fus frappé des bruits de guerre qui y régnaient et des projets hautement avoués de recommencer les hostilités. Les ambassadeurs et les ministres étrangers n'étaient occupés qu'à empêcher le gouvernement turc d'entrer dans une voie si funeste, et à calmer une ardeur si peu opportune. Ils obtinrent de lui de suspendre ses projets, mais il était hors de leur puissance d'en détruire le germe.
À mon arrivée en Égypte, Méhémet-Ali, parfaitement instruit de toutes ces choses, répugnait à payer des tributs qui étaient destinés à fournir les moyens de l'écraser. Mais la moindre observation et son bon sens naturel lui firent bientôt sentir que rien ne serait plus contraire à ses intérêts que d'hésiter à remplir ses engagements, attendu qu'eux seuls fondaient ses droits à la position exceptionnelle qu'il occupait. Le traité de Kutayeh, auquel avaient pris part toutes les puissances et qu'elles avaient garanti, lui donnait place dans le droit public de l'Europe, qui, dès lors, lui servait de garantie. Il a été fidèle à ce parti et a enlevé au Grand Seigneur tout prétexte de le combattre et de chercher à détruire sa puissance. Mais le sultan avait augmenté le nombre de ses troupes, et, poussé par les intrigues des Anglais, il se décida tout à coup à commencer des hostilités et attaqua l'armée de Méhémet-Ali. La punition de ce manque de foi ne se fit pas attendre, et l'armée turque fut anéantie à Nézib. Alors le sultan comprit la conséquence de sa conduite et le danger dont il était menacé. Il se hâta de réparer la faute capitale qu'il avait commise et parla le langage de la paix. Elle était convenue et au moment d'être signée quand l'intervention des puissances de l'Europe en suspendit la conclusion, et l'on s'occupa, non pas de protéger les droits et les intérêts de celui qui avait été fidèle à ses engagements, mais au contraire de celui qui les avait violés. Si l'Europe ne fût pas intervenue, tout rentrait dans l'ordre, suivant les stipulations du traité de Kutayeh. La vice-royauté de l'Égypte se consolidait, achevait son organisation, et le sultan aurait aujourd'hui un grand vassal, capable de le soutenir et de le défendre. Tous les éléments de forces rassemblés, qui chaque jour pouvaient s'accroître, ont disparu, là même où ils avaient le plus de chance de développement. Les ennemis de Méhémet-Ali répondent qu'au lieu de cela le sultan aurait péri renversé par son vassal. Nullement, erreur complète: jamais le vice-roi n'a conçu la pensée, éprouvé le désir de détrôner son maître. Le sang d'Othman a encore trop d'éclat en Orient pour cesser de régner. Ce lien peut être plus ou moins serré, mais on ne peut le rompre; il se confond, en quelque sorte, avec celui de la religion, qui joue un si grand rôle parmi ces peuples.
L'empire turc, depuis près d'un siècle, présente le spectacle de la faiblesse, du désordre et de l'anarchie. Sa puissance ne peut être rétablie dans son ensemble que lorsque l'ordre régnera dans ses principales parties, que l'obéissance y sera habituelle, à l'état normal, et l'intelligence en voie de développement. C'est le seul moyen de le rendre à la vie; mais il est trop étendu et trop vaste pour que l'action centrale puisse se faire sentir d'une manière efficace à ses extrémités avant qu'on les ait préparées à la recevoir; pour y parvenir, il faut que plusieurs centres d'actions, d'où partent des efforts simultanés, agissent dans ce but. C'est à l'Égypte, dont la population est arabe, qui, par sa position géographique et les rapports de tous les temps, possède une action facile sur tout ce qui est Arabe, à remplir cette mission sur tout le midi de l'empire, à le réorganiser et à le rendre puissant; et, cette mission remplie, elle réagira puissamment sur le nord et en deviendra l'auxiliaire le plus utile. L'Égypte rendue faible, tout reste dans le désordre et l'anarchie, aucun progrès utile ne peut être espéré; et, comme rien n'est stationnaire dans ce monde, les éléments de faiblesse et de destruction s'accroîtront toujours là où Méhémet-Ali avait trouvé le secret de créer une autorité irrésistible, car sa volonté ne rencontrait aucun obstacle qu'il ne pût vaincre; on lui obéissait ponctuellement dans toute l'étendue de ses domaines, et tellement, que du mont Taurus aux frontières de l'Abyssinie, les communications étaient parfaitement sûres, au grand étonnement des voyageurs. Quel moyen de civilisation, d'amélioration matérielle et morale des peuples qu'un instrument semblable agissant dans toute sa force et sa liberté.
L'intérêt de l'empire ottoman bien entendu voulait donc la conservation de la puissance de Méhémet-Ali, et l'Europe aurait dû chercher à exercer sur cet homme extraordinaire une influence salutaire et à le diriger sans s'occuper à le détruire; il pouvait devenir l'élément principal de la réorganisation et de la force de l'empire ottoman. Méhémet-Ali jouissait d'ailleurs d'un grand avantage, celui d'agir sur l'esprit d'une population intelligente, impressionnable, susceptible de progrès rapides, ardente, passionnée, la première de l'Asie; car la population arabe, enfin, n'en est pas à faire ses preuves de capacité. N'a-t-elle pas précédé les Européens dans la civilisation, dans les sciences, dans la pratique des moeurs sociales généreuses et dans la culture des sentiments qui honorent le coeur humain.
Assurément, si on compare l'élément méridional de l'empire ottoman à l'élément septentrional, tout est à l'avantage du premier. Une population presque homogène l'emporte d'ailleurs toujours de beaucoup sur celles qui sont divisées par les races et les religions. Les millions de chrétiens placés au milieu des Osmanlis rendront toujours, quoi qu'il arrive, cette partie de l'empire la plus vulnérable. Elle est plus près des ennemis les plus dangereux de l'empire ottoman, tandis que l'autre assez près de la première pour la secourir dans toutes ses provinces, ne peut être attaquée dans le centre de sa puissance et peut être mise très-facilement hors de toute atteinte.
Les puissances de l'Europe, dont les conférences sur les affaires d'Orient n'amenaient aucun résultat, avaient des vues différentes, car la France voulait la conservation de la puissance de Méhémet-Ali, tandis que l'Angleterre avait la passion de la détruire; aussi se séparèrent-elles, et tout à coup le traité du 15 juillet, qui consacrait une alliance hostile à l'Égypte, fut signé entre l'Angleterre, l'Autriche et la Russie. On avait réclamé l'adhésion de la France, sans la mettre dans le secret absolu des conventions arrêtées, mais non encore signées. La légèreté de l'ambassadeur de France et une sorte de hauteur dédaigneuse l'empêchèrent d'ajouter foi aux avis confidentiels qui lui furent donnés par le ministre d'Autriche. Le gouvernement français apprit avec étonnement qu'il était exclu d'un concours où il aurait pu exercer une influence utile.
L'Angleterre était seule passionnée dans cette question; l'Autriche et la Russie agissaient de complaisance, et peut-être croyaient-elles sans danger pour Méhémet-Ali les faibles armements dont il était menacé, et qui, effectivement, semblaient peu redoutables. Mais la France, qui voulait le sauver et qui par son isolement était maîtresse de ses actions, s'effraya trop du danger de faire éclater, par une attitude ferme et décidée, une guerre dont personne ne voulait. Une seule démonstration eût tout terminé à notre gloire. Il fallait, au lieu de rappeler l'escadre à Toulon, l'envoyer à Alexandrie avec de doubles équipages pour remplacer à bord de l'escadre ottomane les matelots turcs que l'on aurait fait débarquer; envoyer trois mille hommes d'infanterie française avec un général intelligent et de choix à Saint-Jean-d'Acre pour y tenir garnison; leur présence eût assuré le repos et l'obéissance des Maronites et prévenu l'insurrection générale du Liban, véritable danger de Méhémet-Ali.
Le début de la lutte eût été terrible pour l'alliance par suite de notre grande supériorité; et, si les Anglais, avant de commencer la guerre, se fussent décidés à réunir plus de moyens et à ajourner les hostilités, la saison avancée forçait de les remettre au printemps. Pendant l'hiver, les esprits se seraient calmés; tout se serait pacifié; la puissance de Méhémet-Ali était sauvée, et le but que se proposait lord Palmerston avec tant d'audace était manqué.
J'ai dit que l'Égypte, source de richesses inépuisables, peut être mise à l'abri de toute attaque et devenir, pour les forces ottomanes, comme un réduit dont il ne cesserait de sortir de puissants secours, qui viendraient en aide à l'empire, comme le feraient ses alliés d'Europe s'il était attaqué. Alexandrie peut devenir une place imprenable. Pour parvenir à la rendre telle, il suffit de rétablir le lac Maréotis, en y introduisant les eaux de la mer, et de fortifier l'espace étroit par lequel serait établie sa communication avec la mer. Cette mer intérieure, portant une flottille, conserverait à cette place, à plus de trente lieues dans l'intérieur de l'Égypte, des communications d'où elle pourrait toujours tirer les secours dont elle aurait besoin. Quelques fortifications entre Aboukir et le Nil suffiraient pour empêcher toute descente. Un débarquement est impossible sur la côte du Delta; il en est presque de même au-dessous de Damiette. Reste donc le désert de Syrie, qui se trouve impossible à traverser pour peu qu'il soit défendu par quelques forts véritables qui assurent la possession des puits. Ainsi, par toutes ces circonstances, il entrait dans les intérêts bien entendus de la force de l'empire ottoman de conserver Méhémet-Ali puissant et grand, assuré qu'une fois tranquille sur son existence politique il consacrerait pour le soutien de son maître et la défense de l'empire dont il faisait partie toutes ses forces et tous ses moyens, ainsi qu'il l'avait déjà fait avec empressement lors de la guerre contre la Grèce révoltée, quand le sultan lui fit la demande de son armée et de sa flotte. C'était cependant toujours au nom de l'intérêt et du salut de l'empire ottoman que l'on s'occupait de détruire son meilleur appui, celui qui aurait pu et dû être le bras droit du sultan.
L'Angleterre était conduite dans sa politique haineuse et ardente contre Méhémet-Ali tout à la fois par ses passions contre la France et par un intérêt d'ambition. Elle voulait la destruction du vice-roi, jalouse des préférences dont la France était l'objet en Égypte, et rêvant la possession de ce pays. Sans le langage énergique de la France et de l'Autriche, elle eût obtenu ce résultat. Ce but manqué, lord Palmerston voulait au moins enlever à l'Égypte tout moyen de résister quand la situation de l'Europe lui laisserait la faculté de s'en emparer.
Si quelques doutes pouvaient subsister à cet égard, ils seraient facilement levés si on réfléchit avec quelle instance et quelle ténacité le gouvernement anglais demande et exige la concession d'un chemin de fer pour établir sa communication entre Alexandrie et le Caire. On avait eu la pensée d'en construire un entre le Caire et Suez; mais il paraît qu'on y a renoncé. J'ai démontré dans le cours d'un autre ouvrage combien cette construction était inutile, difficile et inopportune; et cependant ce projet, quoique peu judicieux, serait moins insensé que celui de la vallée du Nil. S'il a pour objet spécial de diminuer le temps nécessaire aux communications entre l'Europe et l'Inde, comme le temps nécessaire pour effectuer ce voyage est déterminé par la marche des bâtiments à voile et à vapeur sur les différentes mers à parcourir, on demande quel avantage il pourrait y avoir à économiser un ou deux jours sur un voyage de plus de six semaines dont le temps général ne peut être raccourci. S'il est question du mouvement et de la circulation dans l'intérieur de l'Égypte, la chose est pire encore, parce qu'aucune marchandise d'Europe n'arrive en Égypte pour y être vendue. Ce pays ne consomme à peu près rien: des toiles suffisent pour l'habillement du peuple, et, pour la classe élevée, fort peu nombreuse, des draps fabriqués sur place. Pour l'exportation, elle ne consiste qu'en produits du sol, et le Nil est plus que suffisant pour donner le moyen de les conduire à Alexandrie. Dans la haute Égypte, les transports ne peuvent s'éloigner de son cours, à cause même du peu de largeur de la vallée. Dans le Delta, les deux branches du Nil et quelques canaux y pourvoient. Trois ou quatre petits bateaux à vapeur suffiraient et au delà à tout le mouvement commercial de l'Égypte. Quant aux transports des individus, il suffit d'avoir entrevu l'Égypte pour être assuré qu'aucun fellah ne payera jamais rien pour entrer dans un waggon, le prix d'une course fût-il réduit à un médin, dont la valeur est au-dessous des deux tiers d'un centime de France. Un chemin de fer n'a donc aucune utilité, aucun emploi possible; et, par conséquent, l'idée de le construire est complétement dépourvue de bon sens et de raison.
Il y a sans doute cependant un but caché, et il ne peut être que d'établir partout des ateliers anglais, de multiplier les établissements anglais, d'accoutumer les Égyptiens à voir partout des Anglais commander et s'impatroniser, afin que, le moment venu, et après avoir pris une espèce de possession, ils puissent se déclarer les maîtres du pays. Voilà le véritable motif; il ne peut y en avoir d'autre, et le divan de Constantinople l'a sans doute bien senti quand il a multiplié ses efforts pour refuser une concession que Méhémet-Ali n'avait jamais voulu accorder.
Au surplus, il y a encore une autre raison, et elle est de tous les temps et de tous les pays: c'est de gagner de l'argent en vendant des matériaux aux Égyptiens, matériaux qui ne leur serviront à rien, et en exécutant des travaux chèrement payés, qui ne donneront aucun résultat utile. On voit, dans tous les temps, des trompeurs et des trompés; mais, assurément, ce ne seront pas des compagnies anglaises qui fourniront les capitaux nécessaires pour créer et établir un chemin de fer dans la vallée du Nil; elles sont trop habiles dans leurs calculs pour régler ainsi leurs intérêts.
«Alexandrie, le 6 août 1839.
«Monsieur le maréchal,
«Une lettre reçue par le bateau à vapeur français, arrivée ici le 4 de ce mois, et datée de Carlsbad, le 9 juin écoulé, m'a fourni l'occasion de soumettre à Son Altesse le vice-roi quelques expressions amicales et très-flatteuses que vous avez bien voulu lui adresser, monsieur le maréchal. Son Altesse y a été doublement sensible et par l'autorité de leur source et par le témoignage de bon souvenir. Elle m'a spécialement chargé d'invoquer pour l'Égypte la continuation de cette amitié si précieuse à laquelle les circonstances actuelles peuvent fournir un bien noble aliment. Son Altesse espère aussi qu'ayant différé le voyage de Russie et de Prusse, pour le moment, il vous sera loisible, monsieur le maréchal, de lui faire parvenir de Vienne assez souvent de vos écrits, qu'elle ambitionne infiniment. Loin de vous oublier, monsieur le maréchal, l'Égypte compte parmi ses plus beaux moments celui où vous l'avez honorée de votre présence: on y connaît aussi que «l'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.» Elle a toute confiance dans vos sentiments.
«En ce moment, votre présence auprès de personnes augustes ne peut être que d'un grand effet. Les souverains du Nord, peu habitués à voir surgir en Turquie des hommes de la trempe de Méhémet-Ali (et ils sont fort rares, en effet), ont dû apprécier la conduite pleine de convenance, de modération et de dignité qu'il a tenue dans les circonstances critiques où le plaçait l'agression sourde et, en dernier lieu, patente du sultan. La victoire éclatante qui a dissipé l'armée sous les ordres de Masin-Pacha a dû moins les surprendre, parce que de vous-même, monsieur le maréchal, ils avaient appris la supériorité en instruction, discipline et courage des troupes égyptiennes, et ils auraient vainement cherché un meilleur juge en cette matière; mais ce qui ne doit pas manquer de produire une sensation propre à provoquer leur sympathie pour Méhémet-Ali, c'est la modération dont il a fait preuve lorsqu'il s'est trouvé victorieux et sans obstacles par terre comme sans ennemis par mer. Loin de profiter de ses avantages et de la position critique de la Porte Ottomane par suite de la mort du sultan Mahmoud, il sut être grand, de cette grandeur d'âme qui est le partage des hommes vraiment prédestinés: toute hostilité cessa au même instant. Ce qu'il demandait constamment pour sa sécurité et celle de sa famille, pour la conservation des siens et de ses institutions; ce qu'il pouvait exiger violemment par la force, l'hérédité pour tous les pays sous sa domination, aucun excepté, il le demande au nouveau sultan, Abdul-Medjid, l'arme au bras, en lui déclarant qu'il ne fera point la guerre pour l'obtenir. Il veut une concession volontaire, honorifique, méritée, non arrachée par la violence, et promet son concours à la réorganisation et à la défense de l'empire, qu'il veut, avant tout et par-dessus tout, uni et formidable.
«Il est vrai qu'en même temps il porte au pied du trône l'expression de son désir de voir éloigner de la direction des affaires le sadi-arem actuel, Khosrew-Pacha; mais, en cela, il n'agit point par des motifs de personnalité. Méhémet-Ali est d'un caractère trop supérieur pour s'arrêter à l'homme en faisant cette demande; il est convaincu que cet homme, qui a voué à lui-même et à bien d'autres personnages éclairés une haine mortelle, ne peut que compromettre le sort de l'empire ottoman, dans sa position éminente de sadi-arem, avec un sultan si jeune. Khosrew-Pacha ne sait gouverner que par la férocité, et, pour le triomphe de ses créatures et de ses convenances, il n'aurait égard ni à aucune tête respectable ni à aucun principe; tout moyen lui est licite, dût-il sacrifier ses amis les plus intimes et mettre l'empire à feu et à sang. Nous ne sommes plus dans un siècle, monsieur le maréchal, où la puissance d'un pareil grand vizir puisse être maintenue; ceux qui le soutiennent aujourd'hui, en hommes peu connaisseurs de la Turquie, s'apercevraient trop tard de leur erreur funeste.
«Méhémet-Ali s'attend à voir ses demandes exaucées pour le bien de tous et pour la gloire et la force de l'empire; mais, s'il en était autrement, je puis certifier qu'il n'apportera ni ne recevra aucunes modifications; il est résolu, et sans retour, de se maintenir dans sa position actuelle et d'attendre. Il ne fera pas la guerre, mais il ne pourra fournir des moyens pour agir contre lui; il doit neutraliser les forces de l'ennemi autant qu'il peut. Si on voulait lui arracher une portion seulement de ce qu'il possède, il devrait croire qu'on veut détruire le peu de vitalité qui existe encore dans l'empire et sa nationalité; il se croirait dans la nécessité d'une résistance d'autant plus opiniâtre, qu'elle deviendrait infailliblement nationale. Méhémet-Ali, même avec la certitude de succomber, prouvera ce qu'on peut faire encore avec du courage et de la résolution.
«Agréez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici les deux lettres que je lui écrivis en réponse:
«Vienne, le 8 septembre 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu avec un véritable plaisir la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 6 août, qui vient seulement de me parvenir. Je me suis identifié avec les intérêts de l'Égypte, avec la cause de Méhémet-Ali, et j'ai joui du succès de ses armes. Aussi toutes les nouvelles qui viennent de votre pays sont-elles remplies d'intérêt pour moi, et, quand elles me sont adressées, elles sont reçues avec reconnaissance. J'accepte, monsieur, avec empressement la promesse que vous me faites de m'écrire souvent, et je prends l'engagement de vous répondre exactement.
«J'ai joui beaucoup de la victoire de Nézib; elle a satisfait mon penchant et réalisé mes prédictions. J'avais annoncé à tout le monde ici et répété à satiété que, s'il y avait une collision, l'armée ottomane serait, non-seulement battue, mais encore dispersée et détruite, et il me semble que les choses se sont passées précisément ainsi. J'ai reçu de Soliman-Pacha une relation très-intéressante de la bataille, que j'ai communiquée à plusieurs personnes; lue avec un grand intérêt, elle a appris à chacun combien l'armée égyptienne est devenue manoeuvrière, car on ne pouvait pas exécuter le mouvement décisif qui a été fait sans avoir des troupes très-instruites et très-disciplinées.
«Vous imaginez bien que toutes les affaires qui vous concernent sont l'objet de toutes les conversations et l'aliment de tous les discours. Chacun a son système, et, pour mon compte, je remets à une époque peu éloignée à vous communiquer mes idées à cet égard, pouvant profiter alors d'une occasion sûre; mais tout le monde s'accorde à trouver que le vice-roi a prouvé une grande habileté en montrant une si grande longanimité avant l'explosion, en apportant ainsi à l'Europe la preuve qu'il ne voulait pas sortir des limites de ses droits reconnus, et en s'en tenant à une défensive légitime et nécessaire. En cette circonstance, il est vrai, il a été servi puissamment par les passions et l'aveuglement de ses ennemis; mais c'est un auxiliaire précieux pour arriver à ses fins, dont un homme aussi véritablement habile que Méhémet ne manque jamais de profiter.
«Le vice roi a grandement raison de vouloir aujourd'hui fonder l'avenir et la puissance de sa famille; car, assurément, l'occasion est favorable. Je ne puis qu'applaudir aux assurances qui terminent votre lettre: elles conviennent à sa position, et je ne puis qu'approuver une politique que je crois promettre des avantages, ne pas présenter de véritables dangers; mais il ne doit cependant pas perdre de vue que le résultat doit être de faire arriver, le plus tôt possible, à un état de choses définitif. Au surplus, je reprendrai la plume incessamment et je m'expliquerai d'une manière plus intelligible.
«Soyez assez bon, etc., etc.»
«Vienne, le 10 septembre 1839.
«Monsieur,
«Je tiens ma parole et reprends la plume pour vous parler de nouveau des intérêts de Méhémet-Ali et du jugement que je porte sur la situation des choses. Je vous répéterai encore combien j'ai joui de voir le pacha, dès le début, adopter une marche si sage et montrer une si grande modération. Cette conduite l'a beaucoup élevé dans l'opinion, et il a montré en cette circonstance, par son calme, que ses actions sont le résultat de combinaisons positives et de projets conçus avec autant de maturité qu'exécutés avec résolution.
«Une seule chose m'a étonné après la victoire, c'est qu'il ait confondu avec une affaire aussi capitale et d'une aussi grande portée que la possession héréditaire de ses États pour sa famille une question de personnes, question momentanée et transitoire. Assurément, je sais tout ce qu'est Khosrew-Pacha, et le peu d'estime qu'il mérite; mais il avait naturellement une grande influence sur le Divan, et, si son renvoi n'eût pas été une des conditions imposées par le vainqueur, nul doute que les demandes de Méhémet-Ali n'eussent été immédiatement accordées. Une fois le traité fait, signé et accepté, les puissances de l'Europe n'avaient plus rien à faire. Elles ne pouvaient plus intervenir que pour assurer l'existence du nouvel ordre de choses, garantir à chacun la jouissance de ses droits, et fonder d'une manière durable la paix de l'avenir. Au lieu de cela les puissances sont arrivées assez à temps pour se placer au milieu d'intérêts qui leur étaient assez étrangers, et elles ont compliqué la question, sans qu'il puisse en résulter aucun avantage pour elles, en laissant cependant une chance ouverte à de nouvelles combinaisons qui peuvent naître à chaque moment. Je trouve donc qu'autant cette intervention commune était utile, convenable, d'une sage prévoyance avant la bataille, autant elle est peu à sa place aujourd'hui. Vous savez sans doute que le concert qui s'établissait, il y a six mois, pour l'exercer était la conséquence et le résultat des lettres que vous m'avez écrites, et dont j'avais fait un utile usage pour éveiller la sollicitude des puissances pour prévenir une collision et ses suites, et pour contribuer à assurer l'avenir de la famille de Méhémet-Ali.
«Cependant cette intervention, non-seulement n'est pas opportune à exercer en ce moment, mais elle perd son caractère par le peu d'accord qui règne. La Russie paraît se refuser maintenant à en faire partie; le gouvernement français se prononce d'une manière formelle pour Méhémet-Ali et se sépare de l'Angleterre dans les mesures hostiles que celle-ci serait tentée d'employer. L'Autriche, par sa position géographique, ne peut exercer qu'une influence morale, et le nom de la Prusse ne doit être prononcé que pour mémoire. Voilà donc de quoi se compose cette action de l'Europe. Je pense que, dans un semblable état de choses, le pacha a beau jeu pour tenir le langage qu'il a pris, car il ne court aucun danger véritable. Encore une fois, la France est son amie, et la Russie veut rester neutre. Celle-ci cependant pourrait seule agir d'une manière directe et redoutable sur la Syrie; mais, si le cas arrivait, l'Angleterre frémirait de rage en voyant les Russes avancer sur l'Euphrate, et cependant l'Angleterre veut dicter des lois, sans en avoir les moyens. On ne comprend pas la fureur aveugle de cette puissance contre Méhémet-Ali, fureur que rien ne motive et rien ne justifie. Elle prend ici l'ombre pour le corps, et, par des alarmes imaginaires, elle peut faire naître des événements dont les conséquences seraient bien plus graves, et d'une bien autre importance pour elle et le repos du monde que ceux qu'elle redoute en ce moment.
«Je crois donc que le pacha n'a à craindre que la flotte anglaise; mais, excepté un blocus du côté de l'Égypte, qui pourrait le gêner, et qui, dans tous les cas, ne saurait être que momentané, je ne vois pas ce qui le menacerait. C'est aujourd'hui à Méhémet-Ali à calculer le plus ou moins grand inconvénient qui résulterait pour lui de ce genre d'hostilité, car il est vrai qu'il a besoin d'une libre navigation pour assurer l'envoi de ses produits en Europe et en recevoir la valeur.
«Mais, tout en abondant dans le système qu'il suit, j'engage le vice-roi cependant à ne pas perdre de vue que son but est d'assurer l'avenir de sa famille et de fonder une dynastie. Or, quelle que soit sa possession actuelle, le but ne sera atteint que lorsqu'il sera reconnu, sous le rapport nouveau, par les puissances de l'Europe; car leur concours unanime, d'accord avec les délibérations du sultan, peut seule mettre la dernière main à l'édifice qu'il élève. C'est donc à atteindre ce résultat le plus tôt possible que tous ses efforts doivent tendre; il faut que Méhémet-Ali se consulte pour savoir sur quoi il peut se relâcher et le fasse connaître par insinuation et sans éclat. Les puissances, s'étant engagées dans cette affaire, ne voudront pas, pour leur propre honneur, renoncer à obtenir de meilleures conditions du sultan, puisque c'est dans ce but avoué qu'elles se sont mises en avant. Mais je crois qu'elles se contenteront de peu de chose et saisiront le premier prétexte pour conclure, et qu'il leur tarde de terminer, au moins celle dont je suis plus à même de connaître les intentions. Il est donc dans l'intérêt du pacha de leur en offrir l'occasion. En un mot, je crois qu'au langage calme et fier que Méhémet a pris, à la résolution sage de rester en place et d'attendre, il serait bon de faire des ouvertures secrètes, et de s'adresser ici où rien de malveillant n'existe, et à la France, dont les sentiments sont énergiquement prononcés en sa faveur. Quant à la flotte, quels qu'aient été les cris à cet égard, mon opinion personnelle est tout entière d'accord avec la conduite qu'a tenue le pacha, et il ne doit s'en dessaisir qu'au moment où il aura tout terminé.
«Voici, monsieur, une longue lettre; je vous ai dit ma pensée sans réserve.
«Veuillez bien, monsieur, etc., etc.»
Ces deux lettres furent écrites, la première pour accuser réception, et l'autre pour leur parler avec abandon des intérêts du pacha, ayant une occasion sûre pour faire arriver ma lettre à Trieste avant le départ du bateau à vapeur. Je ne voulus pas envoyer cette lettre par la poste, quoiqu'elle ne contînt assurément rien que je ne puisse avouer; mais, les sentiments du prince de Metternich envers le vice-roi n'étant plus nullement en harmonie avec ceux que je lui portais, je trouvai superflu de le mettre dans la confidence de ce que je lui écrivais.
Cette correspondance se poursuivit, et je continuai à recevoir de fréquentes lettres de Boghos-Bey et à lui communiquer mes idées sur la situation du vice-roi et le parti qu'il avait à prendre. Cette partie de notre correspondance se compose des lettres suivantes et nous amène jusqu'au moment de la signature du traité du 15 juillet.
«Alexandrie, le 6 octobre 1839.
«Monsieur le maréchal,
«Je m'empresse de vous faire connaître en mon pouvoir les lettres que vous avez daigné m'adresser en date des 8 et 10 septembre dernier. Son Altesse le vice-roi, parti depuis quelques jours pour une tournée dans la Basse-Égypte, est arrivé au Caire dans la journée d'hier. Nous l'attendons de retour ici avant peu. Je me vois forcé, monsieur le maréchal, de retarder une réponse catégorique jusqu'au prochain courrier du 17 de ce mois; le motif vous en est assez connu.
«Recevez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 27 octobre 1839.
«Monsieur le maréchal,
«En date du 6 courant, j'ai eu l'honneur d'accuser réception des lettres que vous avez bien voulu m'adresser les 8 et 10 septembre, et dont je différais la réponse catégorique au courrier suivant, à cause de l'absence de Son Altesse le vice-roi. Par le paquebot du 16, j'ai prévenu mon frère de Trieste que son arrivée était immédiate; en effet, Son Altesse fut ici le soir dudit jour, mais le temps était trop court pour les communications indispensables, et je tiens aujourd'hui ma promesse.
«Son Altesse a été extrêmement flattée de la part que vous avez prise au succès de l'armée égyptienne, qui a rempli vos prophéties. Elle a agréé de bien bon coeur vos félicitations et m'a exprimé le désir, monsieur le maréchal, de voir que vous lui continuiez vos bons offices auprès des personnes augustes et influentes qui vous honorent de leur confiance.
«Puisque vous m'invitez à une correspondance sur les affaires courantes, j'ai l'honneur de vous écrire, monsieur le maréchal, qu'il n'est plus question en ce moment de la restitution préalable de la flotte; que la France désirerait que l'hérédité dans la famille de Méhémet-Ali fût limitée à l'Égypte, Syrie et Arabie, expliquant toutefois que les frontières de la Syrie seraient portées à l'Euphrate, qui, avec le Taurus, formerait une barrière naturelle; que l'île de Candie et le district d'Adana, exclus de l'hérédité, seraient néanmoins conservés par Son Altesse jusqu'à sa mort.
«Méhémet-Ali, persuadé, comme vous voulez bien l'écrire, monsieur le maréchal, et certainement d'après des inspirations puissantes, qu'il devait se relâcher en quelque chose de ses demandes, quoique justes, bien fondées et bien défendues, pour faciliter un arrangement convenable aux puissances qui se sont mises en avant pour une intervention que je m'abstiendrai de qualifier, mais dont il n'y avait certainement pas la moindre nécessité, a saisi cette occasion pour prouver qu'il continuait dans son système de modération, et a répondu verbalement à M. le consul général de France, et que, relativement à Adana, il consentait à renoncer, pour lui et les siens, à l'hérédité de ce pays et du territoire jusqu'à Lamanos, à condition que le gouvernement en serait confié par la Porte à un de ses enfants, «qui n'hériterait pas du gouvernement d'Égypte, Syrie et Arabie; que (la possession devenant continue et non temporaire) il s'en remettait à la médiation du gouvernement français pour l'indemnité qu'il jugerait nécessaire d'accorder à la Porte en sus de ce qu'on paye pour ce district.
«Que, relativement à l'île de Candie, Son Altesse consentait à ce qu'elle fût rendue à la Porte après sa mort.»
«Vous jugerez, certes, monsieur le maréchal, que ces concessions sont très-importantes dans l'état de la cause du vice-roi et dans sa position avec la nation musulmane. Il fait la volonté des autres relativement à Candie; mais il ne peut livrer les clefs du Taurus à d'autres qu'à un des siens, et s'y résigne dès aujourd'hui, pour éviter un complot quelconque dans une époque plus éloignée, parce qu'il vise à consolider ses institutions de son vivant, afin qu'elles soient durables.
«Khosrew-Pacha, bien qu'il en inspire aujourd'hui par son hypocrisie, fille de la peur, ne sera jamais homme à travailler pour sa nation. Elle a tout à craindre de lui et de ses créatures; s'il a gardé le masque, c'est qu'il y était contraint par l'opposition franche de Méhémet-Ali. Aujourd'hui que les puissances européennes sanctionnent l'arrangement de l'Égypte avec la Porte, qu'on n'a plus à traiter simplement avec un grand vizir de mauvaise foi, on n'insiste plus sur sa démission comme nécessaire; et, privé de cet intérêt, Khosrew-Pacha ne peut durer longtemps.
«L'opinion européenne n'a pas encore rendu justice entière au capitan-pacha, qui, pour prévenir une guerre désastreuse et fatale à sa nation, divisée en deux camps, n'a pas voulu se ranger avec sa flotte sous les ordres de Khosrew-Pacha. L'opinion du capitan-pacha était partagée par tous les officiers de navire qui l'ont suivi; il n'a point forcé ceux qui étaient dans d'autres sentiments et sont rentrés à Constantinople; il n'a point conduit sa flotte à un ennemi, ne l'a pas employée contre son souverain. Il a accéléré par sa venue ici la solution d'une question qui aurait été terminée en huit jours, sans l'intervention annoncée par les ambassadeurs, et a agi en bon patriote, en bon musulman, non seul, mais de concert, ainsi que je l'ai dit, avec les officiers de la flotte, lesquels n'ont fait entendre ni protestations ni murmures, bien que stimulés à chaque courrier par des agents de Khosrew-Pacha; et, forts de leur conscience, ils souffrent patiemment d'être loin de leurs familles, très-satisfaits d'avoir pu concourir à la pacification malgré eux retardée, et d'avoir réalisé presqu'au lendemain de la bataille de Nézib la fraternisation des Turcs avec les Égyptiens, que l'on poussait les uns contre les autres à s'entre-détruire.
«Monsieur le maréchal, je vous écris currente calamo et avec tout
l'abandon; votre position à Vienne, vos titres, vos relations, vos
connaissances administratives et militaires, enfin tout en vous peut
concourir avec succès à faire rallier les opinions des personnes
dirigeant la politique actuelle, qu'elles soient au nord, au sud; et,
comme vous aviez influé pour un congrès avant les événements, vous
pourrez influer pour un arrangement prompt et définitif, d'après le
contenu de la présente. Permettez-moi, monsieur le maréchal, d'espérer
que vous n'y serez pas étranger, et agréez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici la lettre que je répondis:
«Bergheim, le 24 novembre 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu, hier au soir, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 octobre. Sa lecture m'a fait un plaisir extrême. Je ne puis que vous répéter combien est grande mon admiration pour la sagesse, la fermeté et la haute habileté du vice-roi dans la conduite de ses affaires. Le bon vouloir du gouvernement français pour lui et l'initiative qui en a été la suite me paraissent de la plus haute importance, et, par ses concessions, le vice-roi a su concilier les intérêts bien entendus de sa sécurité et de son avenir avec la déférence qu'on doit à une grande puissance amie. Qu'il persévère dans son système, et la force des choses amènera nécessairement une solution conforme à ses désirs et vaincra les résistances qu'a créées la haine aveugle de lord Palmerston, haine réellement insensée, car les intérêts bien entendus de l'Angleterre, loin d'être opposés à ceux de Méhémet-Ali, leur sont au contraire homogènes.
«J'ai reçu des nouvelles de Paris, qui m'annoncent que le mémoire dont je vous ai parlé et dont l'envoi y a été fait, il y a environ six semaines, a produit une vive sensation; il servira ainsi à corroborer les opinions déjà adoptées par le gouvernement.
«Absent de Vienne depuis le commencement du mois, pour chasser et jouir des derniers moments du beau temps, je compte retourner dans cette ville dans deux jours, pour ne plus la quitter pendant tout l'hiver. Je ne puis donc vous donner aucune nouvelle; mais je vous renouvelle l'assurance de ne pas négliger une seule occasion de servir les intérêts du vice-roi, ni de montrer tout à la fois l'inutilité et le danger de nouveaux délais et l'avantage de hâter le moment d'une solution qui, mettant chacun à sa véritable place, peut et doit être le principe d'un grand bien pour l'avenir. Si j'ai déjà pu, par mes paroles et mes écrits, être utile au vice-roi, et si je puis encore contribuer d'une manière efficace à ramener un résultat définitif conforme à ses voeux, j'en éprouverai une grande joie, car personne ne fait pour lui et sa prospérité des voeux plus sincères et plus ardents que moi.
«Mes hommages bien empressés à Son Altesse.»
«Alexandrie, le 27 novembre 1839.
«Monsieur le maréchal,
«Je m'empresse d'accuser réception, monsieur le maréchal, de votre très-honorée lettre du 24 octobre dernier, qui s'est croisée avec celle que j'ai pris la liberté d'écrire le 27 du même mois.
«N'ayant point reçu jusqu'à ce jour celle qui a été remise à M. Abro, et dans l'incertitude qu'on puisse l'avoir bientôt, je dois vous adresser la prière, monsieur le maréchal, de m'en expliquer, par la prochaine, le contenu, dans le cas qu'il fût d'un intérêt majeur pour les circonstances du moment.
«Nous connaissons ici que ce serait à Vienne où raisonnablement pourraient recevoir une solution les affaires de l'Orient, par l'intervention européenne, soit par sa position centrale et proche de la Turquie, soit par l'influence du grand diplomate qui est à la tête du cabinet, soit enfin parce que les opinions opposées des autres gouvernements y seraient pesées en juste balance et modifiées. C'est sur cette base, aussi bien que pour répondre à l'amitié et à la confiance dont vous avez donné, monsieur le maréchal, des témoignages à Son Altesse le vice-roi, que j'avais reçu l'ordre de vous communiquer, ainsi que je l'ai fait dans ma précédente du 27 octobre, sa réponse aux ouvertures faites par le cabinet français.
«Ladite communication allant au-devant de l'offre gracieuse contenue dans votre lettre précitée du 28 du mois dernier, il est à croire qu'elle pourra être employée utilement; car, si l'on veut un arrangement stable dans les affaires turco-égyptiennes, pour arriver ensuite à s'entendre sur les affaires orientales en général, qui sont d'une portée bien plus élevée, il est indispensable que les défilés du Taurus, s'ils ne doivent pas appartenir à l'héritier de la Syrie et de l'Égypte, soient au moins entre les mains de quelqu'un qui n'ait pas intérêt à lui nuire, et, en proposant que le district d'Adana dût être rendu à la Porte à la mort du vice-roi, on manifeste une arrière-pensée qui soulèvera une autre guerre.
«J'aime à me persuader, monsieur le maréchal, que vos lumières pourront éclairer les hommes d'État à qui la question turco-égyptienne ne serait point assez familière, et leur faire comprendre que Son Altesse le vice-roi ne pourrait accepter un arrangement qui, à l'époque de sa mort, remettrait en question ce qu'il aurait obtenu pour sa famille. La possession par la Porte du district d'Adana servirait admirablement toute arrière-pensée, comme je l'ai déjà dit, et l'on doit éviter ces conséquences.
«J'ai l'honneur de vous renouveler, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici maintenant ma réponse:
«Vienne, le 27 décembre 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date du 27 novembre. Je voudrais pouvoir vous annoncer des nouvelles favorables et décisives pour les intérêts du vice-roi, mais tout est à peu près stationnaire sur la question d'Orient, et les seuls changements survenus semblent se borner à indiquer une tendance à une meilleure harmonie entre les puissances. L'Angleterre seule renferme des éléments hostiles à Méhémet-Ali; on ne peut ni comprendre l'aveuglement de sa conduite ni les erreurs de sa politique; mais le fait n'existe pas moins, on ne peut se le dissimuler. S'il n'y avait pas eu dans ce cabinet une passion violente contre le vice-roi, depuis longtemps les affaires d'Orient seraient terminées à la satisfaction de celui-ci, par suite de l'active bienveillance et de l'intérêt sincère que lui porte le gouvernement français, intérêt qu'il m'est agréable de penser que j'ai contribué à développer et à rendre durable.
«Le vice-roi est sans doute fort bien instruit de l'état des choses en général, et peut-être ne lui apprendrai-je rien de nouveau à cet égard. Cependant je lui dirai quelles sont mes croyances sur la marche probable des événements. C'est à lui à suivre ensuite la politique qu'il croira la plus convenable à ses intérêts. La France est donc l'amie sincère de Méhémet-Ali; son gouvernement suit une politique qui est d'accord avec les sympathies du pays. Le vice-roi peut et doit compter de ce côté sur un appui moral constant et sur une intervention utile toutes les fois que les circonstances en fourniront l'occasion; mais le gouvernement français ne se brouillera pas avec l'Europe pour lui.
«Il servira toujours ses intérêts quand il pourra le faire sans grand inconvénient pour lui-même, et, dans aucun cas, ne lui sera contraire; voilà les limites dans lesquelles il s'est placé, et dont il ne sortira pas. Les puissances sont en voie de s'entendre pour l'occupation des mers intérieures de Constantinople en cas d'événements majeurs qui appelleraient les Russes dans cette ville. Jusqu'à présent, je vois une harmonie plus en projet qu'en réalité, et plutôt une espérance qu'un fait accompli; car il y a des difficultés de détail à résoudre qui me paraissent compromettre le principe. Cependant on ne peut se refuser à reconnaître, ainsi que je l'ai déjà dit, une tendance amicale et une disposition à s'entendre.
«Malgré les passions de l'Angleterre, il paraît qu'on a renoncé à toute espèce de moyens d'action contre Méhémet-Ali, et que toutes les mesures se réduiront au statu quo. Mais, d'un autre côté, il paraît bien arrêté qu'on ne veut traiter avec lui qu'au moyen de sacrifices considérables pour l'avenir. En excluant une partie de la Syrie de l'hérédité, les puissances de l'Europe garantiraient à la famille de Méhémet-Ali la possession de l'Égypte et de ses autres domaines. Dans le cas contraire, et sans cette concession, elles laisseraient son sort dans l'incertitude de l'avenir et soumis aux éventualités que le temps peut faire naître. Cette double combinaison peut faire réfléchir le vice-roi. Une garantie des puissances de l'Europe est, à coup sûr, un avantage réel pour lui: elle place sa famille dans une position exceptionnelle et la met hors de pair; mais il ne faut pas payer cet avantage trop cher, et, quel que soit le prix qu'on doive y attacher, il est à propos d'en reconnaître les effets. Avant tout, on doit voir, dans la question de l'avenir, une chose de fait. C'est dans la force et une puissance effective que les successeurs de Méhémet-Ali trouveront de véritables garanties pour fonder leur sécurité; et, si la puissance égyptienne se trouvait dépourvue d'une bonne armée et privée d'argent, tandis que le sultan, étant parvenu à réunir et à organiser des moyens d'action redoutables, essayerait de reconquérir l'Égypte, je doute que les puissances de l'Europe missent une grande activité et une grande énergie à protéger cet État au moment de succomber. Quelques démarches insignifiantes et sans résultat les acquitteraient, à leurs yeux, de leurs engagements, et les successeurs de Méhémet-Ali disparaîtraient de la scène du monde.
«Pour déterminer la conduite à tenir par Méhémet-Ali, tout dépend, à mes yeux, de l'état de ses moyens matériels et de ses ressources intérieures. S'il peut soutenir d'une manière indéfinie le statu quo je crois qu'il est dans ses intérêts de s'y conformer et de ne pas se départir de la frontière qu'il demande, et qui est nécessaire à sa sûreté. S'il est fort, quoique non reconnu, son existence sera plus assurée que s'il était faible et placé sous la protection de l'Europe; et puis mille circonstances peuvent intervenir et lui offrir des chances favorables et faire désirer aux puissances d'en finir sur cette question d'Orient, qui est toujours un motif d'inquiétude et d'agitation. Je crois donc que le vice-roi doit accepter le statu quo, si quelques motifs intérieurs ne le lui rendent pas trop à charge, et en même temps ne rien négliger pour arriver à une transaction avec Constantinople; car, une fois obtenue, les gouvernements de l'Europe seront trop heureux de la ratifier pour assurer le repos de l'avenir et réparer ainsi la faute qu'ils ont commise de se mêler intempestivement d'une question qui ne les regardait pas: s'ils s'en étaient abstenus, depuis longtemps il n'en serait plus question.
«Voilà, monsieur, dans mon opinion, l'état des choses et la conduite à tenir par le vice-roi. Je le regarde comme invulnérable. Il a pris une bonne position, et les événements ne peuvent qu'amener des chances favorables dont il saura profiter avec son habileté accoutumée. Il faut attendre. Si j'apprends quelque chose qu'il lui soit utile de savoir, je m'empresserai de vous en informer. Je vous renouvelle l'assurance de ne jamais perdre une occasion de parler en sa faveur et de plaider constamment ses intérêts avec la même chaleur. En me conduisant ainsi, j'agirai dans ma conviction et trouverai un véritable plaisir à lui prouver la sincère affection avec laquelle, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 janvier 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Mon premier devoir, aussitôt reçue l'honorable dépêche dont il vous a plu de me favoriser en date du 27 décembre dernier, a été d'en soumettre une traduction exacte à Son Altesse le vice-roi, qui, ayant trouvé une parfaite conformité d'idées avec celles que lui suggère sa position, s'est plu à rendre hommage à l'attachement que vous lui témoignez en disant: «M. le maréchal a fait abstraction de ce qui l'entoure pour se placer un instant dans ma position; je lui en sais bon gré, car cela prouve qu'il pense réellement à moi, qui suis sincèrement son ami.»
«Rien ne gêne le gouvernement égyptien dans son intérieur; ses troupes et ses employés sont presque soldés; les agents du gouvernement payés; aucune dette arriérée à l'extérieur ou à l'intérieur, les recettes de l'année passée faisant face à l'exercice courant, et au delà; les recettes de cette année, plus abondantes que jamais pour l'année prochaine. Aussi Son Altesse a-t-elle refusé les propositions d'emprunt qui lui étaient adressées de la part des capitalistes français et de celles de plusieurs banquiers puissants de Francfort-sur-Mein, pour ne pas charger d'une dette son pays sans nécessité. La récolte des céréales, déjà favorable l'année dernière, et dont les exportations continuent, sera extrêmement plus abondante cette année-ci, et le pays sera à son aise, quoi qu'il en soit du dehors.
«Son Altesse le vice-roi s'étonne à bon droit qu'on veuille lui supposer une ambition sans bornes et des vues sur Constantinople, tandis qu'il a prouvé, après les affaires de Nézib et par son système de défense, qu'il était loin d'avoir de pareilles intentions; car, s'il les avait eues, il n'aurait pas manqué de profiter des circonstances. Cependant on devrait facilement comprendre que celui qui a tant fait doit aspirer, dans son âge avancé, à conserver seulement, à transmettre à ses héritiers.
«À part les conquêtes que Son Altesse a faites de ce pays insoumis à la Porte, les services qu'il a rendus à Candie, en Morée, et ceux bien autrement chers en Arabie pour reprendre et conserver à l'islamisme les lieux saints, auraient mérité un témoignage éclatant du souverain envers sa famille. En se défendant contre d'injustes attaques, ouvertes et cachées, il s'est trouvé possesseur d'autres pays qui lui ont été garantis sa vie durant. On le força de se défendre encore. Il pouvait conquérir, bouleverser l'empire, et il s'en est bien gardé, parce que, animé d'un esprit national, il a voulu épargner l'effusion du sang précieux qu'il était intéressé à conserver pour rendre l'empire ottoman fort et indépendant, quoiqu'il en eût menacé feu le sultan Mahmoud, parce que, le premier de tous, il avait reconnu que l'intégrité de l'empire était nécessaire à sa conservation.
«Les déclarations des cabinets ne sont venues qu'après coup, comme leurs forces ne se réunirent que trop tard pour s'opposer d'une manière sérieuse à ce qu'il aurait pu entreprendre s'il avait jamais eu les intentions qu'on lui prête. Il est impossible de ne pas croire aujourd'hui à son union franche et loyale avec le sultan et à son désir de l'assister dans la régénération de ses peuples.
«Méhémet-Ali, ayant ce qu'il possède en hérédité (hormis Candie et sauf les exceptions consenties à l'égard de l'Arabie dans sa note à la Turquie, remise à M. le consul de France à la mi-décembre, et dont la traduction est ci-jointe), sera fidèle vassal de son suzerain, qui pourra compter sur son secours en paix comme en guerre; mais, si on veut l'humilier et le punir de sa modération et de ses bonnes intentions, l'état souffrant de la Turquie sera prolongé malgré lui; il attendra et se maintiendra. La pensée d'attaquer ne trouve pas plus de place aujourd'hui que dans les époques les plus favorables; il se défendra, et, pour faire tout ce qui dépend de lui pour éviter la guerre et la rendre moins longue si on l'y forçait absolument, il vient d'ordonner que la ville d'Alexandrie fournira deux régiments de milice pour sa défense avec les soldats de la marine. Toutes les troupes régulières disponibles en Égypte, infanterie, cavalerie et artillerie, ainsi que les troupes irrégulières et les cavaliers bédouins, sont réunis dans la Basse-Égypte pour former un camp de quarante à cinquante mille hommes, qui, en quelques heures, pourront se porter sur les points de la côte menacés.
«Les compagnies d'ouvriers de l'arsenal d'ici, de celui du Caire, des différentes fabriques de l'Égypte, formeront un contingent de quelque importance d'hommes robustes, dévoués et disciplinés.
«Il est prescrit à Son Altesse Ibrahim-Pacha de se tenir constamment sur le même système de défense.
«Ces mesures ont été prises en conséquence de quelques rumeurs répandues ici par des correspondants du dehors qu'une puissance maritime se chargeait seule, et à défaut du concours des autres, d'employer des mesures pour faire agréer des propositions inacceptables au vice-roi.
«Il serait temps que ceux qui s'intéressent de coeur à la sûreté, à l'intégrité et à la force de l'empire ottoman reconnussent enfin qu'on peut amender une faute commise en agissant franchement: qu'agir contre Méhémet-Ali n'aura d'autre effet, si l'on y parvient, que de rendre toujours plus faible l'empire ottoman que l'on veut relever, parce qu'on détruira ses meilleurs matériaux et on le laissera à la merci des étrangers, surtout du plus puissant voisin; il serait temps qu'ils reconnussent qu'ils travaillent précisément en opposition de principes par eux-mêmes établis; qu'ils se persuadent que ce que l'on parviendrait à arracher à Méhémet-Ali ne pourra jamais donner de la force au sultan, tandis qu'en confirmant au premier ce qu'il possède, moyennant l'hérédité, on est sûr d'avoir, par l'organisation de ce qui existe, une bonne organisation de l'autre moitié de l'empire. Il pourra alors se suffire à lui-même sans secours de protecteurs, et devenir en peu d'années cette nation forte, intermédiaire, qui sera la sauvegarde de l'Europe.
«Méhémet-Ali a fait toutes les concessions compatibles avec sa position pour obtenir l'hérédité; il ne lui reste plus qu'à déplorer de voir ses bonnes intentions travesties ou sans croyance, et à se défendre s'il était attaqué; sa longue carrière militaire lui en fait une loi, et, s'il était écrit qu'il dût succomber, ce sera du moins au champ d'honneur, après avoir fait tout ce qui dépendait de lui pour régénérer sa nation.
«Daignez, monsieur le maréchal, agréer, etc.
Boghos-Joussouf.
«Méhémet-Ali ne peut jamais consentir à abandonner les pays qu'il possède. On ne pourra les lui arracher que par la force, et il est fermement résolu à user de tous les moyens qu'il a et qu'il aura à sa disposition pour se les conserver si l'on vient l'attaquer. Il préfère, s'il doit succomber, sacrifier toute sa famille et les siens plutôt que de leur laisser un héritage, bien et dûment acquis, mutilé par une lâcheté. Ce n'est pas un général qui peut capituler et se vendre après une honorable résistance, c'est un homme qui a travaillé toute sa vie pour l'avenir, et ne peut s'en dessaisir coûte que coûte.»
Je répondis en peu de mots à cette lettre.
«Vienne, le 30 janvier 1840.
«Monsieur,
«J'ai reçu avant-hier la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 janvier, et je me flatte de vous dire tout le plaisir qu'elle m'a causé. Le vice-roi a pris une attitude digne de lui, digne de ses antécédents, et dont le résultat, j'en ai la persuasion intime, sera favorable à ses intérêts. J'ai éprouvé une véritable jouissance à le voir répondre si complétement à l'idée que je me suis formée de son habileté et de son caractère. Chaque jour on reconnaîtra davantage la solidité de la base sur laquelle il s'est placé, et, pour mon compte, je n'ai pas manqué de proclamer hautement mes convictions à cet égard. Je regarde aussi comme certain que, malgré toutes les nouvelles dont sont remplis les journaux, les négociations de Londres n'amèneront aucun résultat qui lui soit contraire, et déjà divers indices prouvent l'impossibilité de s'entendre. J'applaudis cependant beaucoup aux mesures de prévoyance dont on s'occupe en Égypte et dont vous voulez bien m'entretenir. Le temps récompensera de si nobles efforts, et j'aurai bientôt, j'espère, à féliciter le vice-roi de ses succès. Il faut seulement de la patience. Je suis avec une constante préoccupation tout ce qui se passe chez vous et concerne Méhémet-Ali, et je ne perds jamais l'occasion de chercher à lui être utile quand elle se présente. Je vous demande, de votre côté, monsieur, de me tenir exactement au courant de ce qui se passe en Égypte; vous me devez cette complaisance, en raison de l'amitié que je porte au vice-roi.
«Agréez, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 avril 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser en date du 11 février, laquelle a beaucoup satisfait Son Altesse le vice-roi, mon maître, vous me demandiez de vous tenir toujours au courant de ce qui se passe chez nous. Dans le désir de pouvoir annoncer quelque chose de nouveau, j'ai retardé ma réponse jusqu'à ce jour; différer davantage, ce serait manquer aux égards qui vous sont dus, monsieur le maréchal, et cependant, comme rien n'est survenu, il ne me reste rien, presque rien à ajouter à la lettre écrite le 16 janvier dernier.
«Son Altesse le vice-roi continue dans son système de modération et attend qu'on lui rende justice; s'il continue ses armements, c'est uniquement dans les vues d'une défense légitime. Son Altesse Ibrahim-Pacha ne fera pas le moindre mouvement sans un ordre du vice-roi, et cet ordre ne serait donné qu'en cas qu'on fût attaqué. Vous avez eu, monsieur le maréchal, des entretiens très-fréquents et assez intimes avec Son Altesse le vice-roi pour avoir pu connaître sa manière de penser et sa loyauté; on affecte aujourd'hui de ne pas croire à ses promesses, lorsqu'il donne au jour le jour une preuve convaincante d'y être religieusement fidèle. Il attend, et sa demande malgré les événements et les circonstances n'a jamais changé, l'hérédité pour sa famille de ce qu'il possède et qu'on n'a pu lui ravir. Il proteste de son obéissance, de son attachement à son souverain, au service duquel il veut se dévouer pour relever sa nation avilie. Son grand tort n'est que de penser que les étrangers seront toujours étrangers en Turquie, que son organisation définitive ne peut s'obtenir que pas à pas, en procédant du connu à l'inconnu, en employant les musulmans déjà instruits à former ceux qui ne le sont pas, pour inspirer ensuite de l'émulation aux uns et aux autres. Voilà son tort; il est grave, parce qu'il contrarie les projets d'une puissance voisine; mais aussi tout le monde ne peut pas avoir un seul et même intérêt; si celui du vice-roi est conforme à la majorité, pourquoi l'éliminer?
«Soyez bien convaincu, monsieur le maréchal, que Son Altesse le vice-roi respectera toujours son souverain et n'ambitionne que de lui être utile, qu'il n'a aucune difficulté à reconnaître les grandes puissances, ou telle qui serait plus particulièrement indiquée, comme garant de ses obligations.
«Il suffit qu'on satisfasse à sa juste demande et qu'on se conduise à son égard avec bonne foi. Je l'ai dit et je dois le répéter, Méhémet-Ali ne commencera jamais les hostilités; mais il ne reculera pas devant la guerre, de quelque part qu'elle vienne, et alors..... Dieu seul sait ce qui pourra arriver.
«J'ai à vous annoncer que l'enthousiasme gagne insensiblement la population au Caire. Les cheiks de la mosquée El-Ahzar ont voulu être eux-mêmes à la tête des milices qui se forment avec une grande rapidité; les officiers égyptiens et étrangers s'étonnent du progrès que font journellement ces milices dans le maniement des armes.
«Agréez, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
Je répondis la lettre suivante:
«Monsieur,
«J'attendais de vos nouvelles avec impatience, mais n'étais nullement étonné de n'en pas recevoir, vu le statu quo qui subsiste partout. J'admire sincèrement les fortes résolutions que le vice-roi a adoptées, l'attitude qu'il a prise, et je crois fermement que cette marche le mènera au résultat que ses justes droits lui font ambitionner. Je devine cependant les embarras financiers qu'il peut éprouver; mais la force de son caractère suffit pour les vaincre, et l'Égypte, d'ailleurs, est certainement le pays du monde où l'on peut pendant plus longtemps faire de grandes choses avec peu d'argent. Cette crise aura un terme; l'opinion de l'Europe grandit chaque jour en faveur du vice-roi, et il n'est pas aujourd'hui un bon esprit qui ne comprenne combien a été intempestive une intervention où personne n'était d'accord ni sur le but ni sur les moyens, et dont l'exécution offrait des questions insolubles et des difficultés insurmontables. Les auteurs de cette intervention ne se sont pas doutés qu'elle serait, comme il est arrivé, plus à la charge de ceux qu'ils voulaient servir qu'à celui qu'ils voulaient combattre, et qu'elle tendrait à affaiblir encore un empire déjà si faible qu'ils voulaient ressusciter. Je pense donc que Méhémet-Ali doit persévérer dans le système qu'il suit, mais redoubler ses efforts pour arriver à traiter et à s'arranger directement avec la Porte. Le jour où il y sera parvenu, les gouvernements de l'Europe se trouveront soulagés d'un grand poids; et, joyeux d'un événement qui assurera la paix, ils s'empresseront de garantir ce qui aura été fait pour accroître les gages de la sécurité et du repos de l'avenir. Je crois donc que le vice-roi ne doit négliger aucun moyen pour arriver à ce résultat. Les Turcs éclairés de Constantinople doivent reconnaître qu'il n'y a aucun bénéfice et aucune sécurité pour l'empire turc à laisser au hasard de l'avenir et de la complication des intérêts de plusieurs son sort et sa destinée; les exaltés religieux doivent être mécontents de la politique suivie jusqu'à ce jour; ainsi le pacha doit avoir des appuis et des auxiliaires dans sa nation, dent le nombre devra augmenter chaque jour et ajouter l'influence de l'opinion à celle que lui donnent déjà sa politique habile et les moyens dont il dispose. Le triomphe de Méhémet-Ali et la consolidation de l'édifice politique qu'il a créé correspondent aux calculs et aux prévisions de mon esprit et satisferont aux sentiments que je lui porte.
«Adieu, monsieur, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 juin 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'avais eu l'avantage de vous écrire en date du 16 avril, et la récente lettre dont vous m'avez favorisé le 12 mai porte tous les caractères d'une réponse à ma susdite. M'étant parvenue après que Son Altesse le vice-roi s'était mis en voyage pour le Caire, j'ai rempli mes devoirs par l'envoi d'une exacte traduction; mais j'ai dû, en même temps, attendre un nouveau courrier avant que de prendre la plume pour la correspondance que vous avez daigné autoriser; l'absence de Son Altesse et le manque de nouvelles de quelque intérêt m'y obligeaient.
«Je suis heureux, monsieur le maréchal, de pouvoir vous annoncer que, par suite de la récente destitution de Khosrew-Pacha, la principale pierre d'achoppement étant levée, Son Altesse le vice-roi, suivant les impulsions plus d'une fois manifestées et toujours méconnues, a saisi la circonstance de la naissance d'une princesse, fille du sultan, pour donner à son suzerain un témoignage public et officiel de son respect et de son dévouement. En conséquence, aujourd'hui même, par bateau à vapeur exprès, Son Excellence Samy-Bey, général et premier aide de camp de Son Altesse le vice-roi, est parti pour Constantinople, porteur d'une lettre de félicitations analogue à la circonstance, et spécialement chargé d'exprimer à Sa Hautesse les assurances de toute sa soumission comme fidèle vassal, ainsi que de son désir de coopérer au bien de l'empire par tous les moyens à sa disposition. Son Excellence Samy-Bey a l'autorisation d'appuyer, par des témoignages de fait, les assurances dont il est porteur, parce que, dans la position actuelle des choses, ces preuves feront foi entière des sentiments obséquieux de Méhémet-Ali, et ne peuvent être attribués ni à la faiblesse ni à la contrainte.
Le vice-roi doit espérer que sa noble conduite ne sera pas méconnue et qu'elle portera ses fruits.
«Veuillez agréer, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici ma réponse:
«Monsieur,
«Je n'ai pas eu l'honneur de répondre à votre dernière lettre et de vous écrire par le dernier paquebot, parce que je n'avais à vous mander rien d'intéressant. J'attendais avec une confiance extrême le succès de la mission de Samy-Bey à Constantinople pour faire mon compliment bien sincère au vice-roi; car je m'identifie de coeur avec lui, et désire ardemment de voir terminer cette pénible affaire qui compromet le repos de l'Europe et du monde; mais je vois le temps s'écouler sans amener le résultat que j'attendais, et en même temps les révoltes de Syrie, qui retentissent beaucoup et dont on exagère peut-être l'importance, donnent du crédit aux ennemis de Méhémet-Ali, leur fournissent des arguments et raniment leurs espérances.
«Tout semblait devoir marcher rapidement à une solution favorable, quand les bruits des insurrections du Liban ont tout suspendu et rendu tout incertain. Pour ma part, j'en ai éprouvé un véritable chagrin, et je suis persuadé encore que le vice-roi, par sa vigueur et sa résolution, d'un côté, et la modération qu'il apportera ensuite, trouvera le moyen de tout terminer dans ces parages. S'il obtient ce résultat promptement, il avancera beaucoup la solution de la question principale. Dans tous les cas, je suis convaincu que le vice-roi ne manquera pas à sa destinée et sera à la hauteur des événements qui peuvent survenir.
«Je rencontre souvent M. le consul de Danemark à Alexandrie, qui s'occupe avec zèle des intérêts de l'Égypte et me semble très-dévoué au vice-roi. Je trouve du plaisir à causer avec quelqu'un dont les opinions sont aussi en harmonie avec les miennes. Il voulait partir pour Alexandrie; je l'ai engagé à rester encore, parce que je crois sa présence utile aux intérêts du pacha.
«Veuillez agréer, monsieur, etc., etc.»
Boghos-Bey me répondit:
«Alexandrie, le 16 juillet 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Les journaux et les salons de l'Europe ont sans doute fait retentir aux oreilles des personnes marquantes que des troubles existaient en Syrie, à la montagne du Liban; car il importait à ceux qui voulaient arracher cette province à sa domination actuelle de faire exécuter un mouvement qui pût donner crédit à leurs présages diplomatiques et les établir sur le trépied de prophètes.
«Le mouvement a eu lieu, en effet; mais, comme il devait essentiellement tenir de l'essence de sa création étrangère, il ne put jamais prendre naissance dans le pays; il n'a eu aucune base fixe, aucun but avoué, aucun chef de marque. De pauvres montagnards ont été trompés; leurs yeux n'ont pu se dessiller qu'au moment où le gouvernement égyptien s'est vu dans la nécessité de prouver que, s'il leur avait accordé du temps pour se reconnaître, c'était l'effet de la magnanimité de notre vice-roi (qui veut le repentir du coupable plutôt que sa destruction) et non de la faiblesse.
«Sans faire le moindre déplacement dans les cantonnements des troupes en Syrie, et en écrivant à son fils Ibrahim-Pacha qu'il en faisait son affaire, Méhémet-Ali a réuni à Beyrouth, Saïda et Balbeck un nombre plus que suffisant de troupes pour réduire les insurgés, quand même ils auraient opposé une opiniâtre résistance. Son Altesse Abbas-Pacha fut envoyé d'Égypte pour commander en chef les opérations.
«Vous comprendrez, monsieur le maréchal, que, ces dispositions achevées, tout devait se terminer sans autre délai. On signifia aux chefs insurgés, gens de nulle valeur, de mettre bas les armes; ils firent sentir qu'ils se rendraient si on leur assurait des avantages personnels. Une pareille proposition faisait sentir que le mouvement insurrectionnel demeurait toujours factice et n'avait point de racine dans la population; mais il aurait été honteux de l'accepter, et, après avoir signifié le refus, on en vint aux armes.
«Cette démonstration fit évanouir tous les projets conçus sur l'opinion d'une faiblesse qui n'existait que dans des cerveaux malades; on s'empressa de livrer les armes et d'implorer le pardon.
«Je renouvelle, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 27 août 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'ai eu l'honneur de recevoir et de soumettre à Son Altesse le vice-roi la lettre que vous avez bien voulu m'adresser le 25 juillet dernier. Son Altesse, qui apprécie en tout temps vos bons conseils, a remarqué avec plaisir une coïncidence nouvelle dans les idées; les troubles de la Syrie ont été apaisés par la vigueur de sa résolution, accompagnée et suivie de sa modération. Aussitôt que les Maronites ont quitté la partie et remis leurs armes, la montagne du Liban a été évacuée par les troupes, afin de prévenir les excès auxquels leur présence aurait pu donner lieu; les chefs mêmes des révoltés ont obtenu la vie sauve et ont été expédiés au Sennaar.
«Il a été fort malheureux que les cabinets de l'Europe, très-mal renseignés depuis quelque temps par leurs agents officiels, aient pu croire que de pareils troubles, dans une province comme la Syrie, pussent se changer en insurrection générale. Aucun motif de plaintes sérieux n'avait été donné, et ceux qui ont forgé des griefs pour remuer les masses ne sont parvenus à séduire qu'un petit nombre; les faits l'ont prouvé à l'évidence. Ces troubles mêmes auraient été plus tôt étouffés si Son Altesse le vice-roi n'avait pas ordonné à Son Altesse Ibrahim-Pacha de ne point s'en inquiéter, qu'il en ferait son affaire.
«Cela est d'autant plus malheureux, qu'il a pu faire prendre avec une précipitation que rien ne saurait justifier, et presque ab irato, une décision à Londres, criante d'injustice contre Son Altesse le vice-roi, et tellement criante, qu'elle a été repoussée à Constantinople même parmi les ennemis de Méhémet-Ali; mais les personnes dirigeantes n'ont d'autre planche de salut que l'importance que leur donnent la question actuelle et l'appui de l'étranger.
«Rifaat-Bey, commissaire de la Porte, a notifié cette décision à Méhémet-Ali, le 16 août. Son Altesse lui a exprimé combien il était peiné de voir que le sultan, qui lui avait fait concevoir, depuis son avènement au trône, les meilleures espérances d'un arrangement direct plus ou moins éloigné, et toujours basé sur le dévouement de Méhémet-Ali à sa personne et au bien de sa nation, voulût s'appuyer sur une décision prise à l'étranger sur des pièces fausses ou erronées; qu'elle croyait, d'après cette tournure des affaires, devoir s'en remettre à la médiation de la France, mieux instruite et plus désintéressée dans la question; qu'elle n'attaquerait pas en attendant, ne voulant point se prévaloir des circonstances, mais qu'elle se tiendrait en mesure de repousser la force par la force.
«Les quatre consuls généraux ont ensuite adressé à Son Altesse leurs réflexions sur la nécessité de se soumettre à la décision émanée; et, comme le vice-roi en a témoigné le désir, ces réflexions furent remises par écrit, escortées d'une lettre d'accompagnement. Hier 26, Rifaat-Bey, avec les quatre consuls généraux qui seuls ont empêché son retour à Constantinople, depuis la réponse qui lui a été donnée, s'est présenté de nouveau à Son Altesse le vice-roi, espérant sans doute que son opinion se serait modifiée depuis l'arrivée de la presque totalité de l'escadre anglaise sur notre rade, avec l'amiral Stafford et deux frégates autrichiennes. Son Altesse se contenta de lui dire «Dieu seul prend et distribue les empires.» Le consul anglais voulant répliquer, le vice-roi dit alors: «Tout est inutile, car je n'ai rien d'autre à ajouter.»
«Notre côte est garnie de batteries, pour empêcher un coup de main. Il y a assez de troupes pour repousser un débarquement; d'autres sont en marche et arriveront demain probablement. Les vaisseaux sont embossés sur deux lignes, dans le port, près des passages, et quatre d'entre eux défendront spécialement l'arsenal et le bassin où l'on a placé les autres navires moindres, préparés pour être coulés bas dans le cas d'urgence. La grande passe du port a été fermée avec des caissons remplis de lest; de sorte que les seuls bâtiments avec très-peu de tirant d'eau pourront entrer dans le port vieux.
«Les provenances du dehors sont, par les pilotes, conduites dans le port neuf, où les navires marchands débarqueront; ils ne passeront dans le port vieux qu'après s'être assurés par la visite qu'ils sont vides, prêts à charger, et n'ayant pas de matières inflammables.
«Je ne finirais pas si je vous détaillais toutes les mesures qui ont été prises, ou qui se prennent par précaution.
«La Syrie est complétement tranquille. Les propositions que le commandant Napier a faites à Son Excellence Abbas-Pacha, le 14 août (deux jours avant la notification de la décision de Londres à Méhémet-Ali), ont été repoussées; il en a été de même des ouvertures faites à Hassan-Pacha, général de division des troupes de Constantinople.
«L'émir Bechir a assuré le vice-roi de toute sa fidélité et du désir de la Montagne, qui ne veut ni étrangers ni insurrection.
«Des corps de troupes nombreux gardent toutes les côtes de la Syrie, et les vaisseaux anglais ne pourront, en dernière hypothèse, jamais commander au delà de la portée de leurs canons.
«Son Altesse Méhémet-Ali a bon espoir que l'on saura enfin la vérité en Europe, et qu'on reconnaîtra combien l'on a été trompé sur la portée de la prétendue révolte de la Syrie. Que si on s'est fourvoyé une seconde fois, le 15 juillet, à Londres, comme on s'est fourvoyé à Constantinople en réclamant la demande d'intervention, il y aura toujours moyen (à moins qu'on ait des raisons pour soulever une guerre générale) de conseiller au sultan d'user de sa munificence, et, en faisant un acte de souverain favorable à Méhémet-Ali, rendre à la Turquie sa force et à l'Europe le repos.
«Je suis, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Ma réponse était conçue en ces termes:
«Monsieur,
«Mon retour tardif à Vienne m'a empêché de répondre par le paquebot dernier à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 28 août, et en même temps de vous entretenir de la mesure insensée prise à Constantinople contre le vice-roi. Vous imaginez sans peine la sensation que j'en ai ressentie; mais ce que je regrette de ne vous avoir pas dit plus tôt, c'est que cet acte, qui a eu une désapprobation universelle, a mécontenté de la manière la plus vive le prince de Metternich, et que l'internonce autrichien, qui y a concouru, a été l'objet de son blâme le plus sévère. Cet événement, jugé partout en Europe de la même manière, accélérera je l'espère la fin d'une crise dont tout le monde souffre, et servira probablement les intérêts du vice-roi, au lieu de leur être contraire. L'attitude qu'il a prise et qu'il conserve, les concessions qu'il a faites en dernier lieu, et qui paraissent suffisantes à tout ce qui n'est pas aveuglé par la passion, sont des motifs de croire que tout s'arrangera bientôt. C'est un voeu que je forme ardemment; personne ne s'en réjouit davantage, comme personne plus que moi n'admire plus sincèrement la dignité et la raison qui ont constamment présidé aux résolutions du vice-roi.
«Veuillez, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 septembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'ai eu l'honneur de vous adresser ma dernière lettre sous date du 27 août dernier; et, sans en attendre la réponse, je suis l'engagement pris avec vous, monsieur le maréchal, de vous tenir au courant de ce qui se passe dans nos contrées.
«Son Altesse le vice-roi a fait appeler les quatre consuls généraux, quelques jours avant l'expiration du dernier terme, et leur a déclaré qu'il acceptait la disposition du traité de Londres quant à l'hérédité de l'Égypte, etc.; mais que son intention était, en fidèle vassal, de représenter à son souverain ses services passés, et d'obtenir de lui et de l'équité de ses augustes alliés une plus large part en ce qui concerne la Syrie. Sa dépêche fut envoyée à Constantinople, d'où elle aura été communiquée aux principales cours d'Europe.
«Lorsque le terme expira effectivement, Son Altesse le vice-roi étant indisposée, elle délégua Son Excellence Samy-Bey pour recevoir les commissaires de la Porte et MM. les consuls généraux. Cette séance ratifia officiellement ce qui avait déjà été dit et proposé dans la première.
«Rifaat-Bey partit alors pour Constantinople. Par cette conduite, Son Altesse, qui est bien décidée à résister à l'injustice et à ne céder qu'aux armes ce qu'il doit à ses armes, a voulu prouver qu'il aime à tenir de son souverain cette faveur et ne veut nullement empiéter sur ses droits; mais, d'un autre côté, si la politique passionnée des étrangers ne reconnaissait pas qu'il ouvre une dernière porte pour la pacification de l'Orient, qu'il ne peut aller plus loin; si on avait des arrière-pensées contre l'existence de l'empire et qu'on voulût sa destruction en commençant par lui tirer le peu de sang qui reste dans ses veines, alors, dis-je, le devoir de Son Altesse se trouvera tracé.
«Méhémet-Ali, obligé, forcé de lutter, soit pour son existence, soit pour sauver l'empire, n'aurait plus de ménagement à garder. Il sait bien qu'en dépit de tous les efforts rien de sérieux ne peut être tenté contre lui qu'au printemps prochain; et, à moins que tout sentiment de justice, à moins qu'il y ait dans tous les cabinets, chez toutes les nations intéressées à la tranquillité de l'Orient, un éblouissement dont on ne saurait se rendre compte, il ne sera pas seul dans la lutte. L'histoire n'aura pas à dire que toutes les nations policées se sont coalisées pour étouffer la civilisation renaissant en Orient par l'Égypte, qui avait été son premier berceau.
«J'ai dit étouffer la civilisation renaissante, parce qu'il est inévitable que les pachas de la Porte se borneraient à des démonstrations, comme l'on fait à Constantinople, et que Méhémet-Ali et sa dynastie peuvent seuls donner le complément aux institutions solides implantées sur ce sol.
«Je déplore toujours que le cabinet autrichien, ami réellement de la Turquie, se soit laissé entraîner par je ne sais quelle illusion ou quelle nécessité. On s'accorde à dire que Son Altesse le prince de Metternich avait énoncé une opinion contraire: en effet, le plus habile diplomate de notre siècle devait mieux apprécier les choses qu'il ne l'a fait.
«La sollicitude, ou, pour mieux dire, la passion que les agents anglais déploient en cette circonstance, prouve qu'il y a un but à eux particulier. M. le colonel Hodges cherche à donner de la gravité aux moindres événements pour forcer la patience du vice-roi à se lasser; mais Son Altesse n'est pas seulement un guerrier heureux, on doit le voir. Je prends la liberté de vous adresser, monsieur le maréchal, les pièces relatives à une dernière affaire dont les journaux s'empareront sans doute. Il est juste que vous sachiez qu'une barque du pays, ou tout autre transport par eau ou par terre, qui voudra abusivement arborer pavillon anglais pour faire des actes illicites, pourra le faire en toute sécurité, sauf, dans le cas contraire, à entendre signifier que le pavillon anglais est insulté pour être obligé de se rendre à la Douane; je dis signifier, car aucun raisonnement n'est plus admis.
«Est-ce que les quatre puissances alliées ont jamais entendu faire les affaires particulières de l'une d'elles, tout en annonçant vouloir pacifier l'Orient? Cela n'est pas croyable; mais il n'est pas moins vrai, par le fait, qu'une d'elles agit activement et seule.
«Daignez agréer, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 6 novembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Le prix que Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, attache à votre bienveillante amitié et à vos conseils lui a fait recevoir avec beaucoup de satisfaction la lettre dont vous m'avez honoré, monsieur le maréchal, en date du 3 octobre. Son Altesse m'a chargé de vous en présenter ses remercîments et de vous répéter qu'elle désire beaucoup que vous puissiez, dans vos moments de loisir, donner suite à votre correspondance.
«Des nouvelles peu favorables concernant la Syrie doivent être en ce moment répandues dans le public. Vous m'avez imposé le devoir, monsieur le maréchal, de vous tenir au courant des événements; je le remplirai fidèlement.
«Vous ne devez pas ignorer les dissidences qui se sont manifestées depuis des siècles entre les chefs et les sectes du Liban. Ces dissidences, dont le germe n'a pu être entièrement détruit par le court espace de temps écoulé depuis que la Syrie entière se trouvait sous la domination de l'Égypte, ont été exploitées, je ne vous dirai pas au profit de qui, mais au détriment de la tranquillité locale.
«L'émeute venait d'y être comprimée, et Son Altesse traitait avec humanité et avec clémence les chefs des troubles; j'en donnai avis au corps consulaire le 15 juillet, et le même jour on signait à Londres une convention qui déclarait Méhémet-Ali incapable de gouverner la Syrie.
«Vers les premiers jours d'août parurent les vaisseaux anglais devant Beyrouth; le 14, devant Alexandrie. Je ne vous détaillerai point ce qui a été dit ou fait, car cela est déjà du domaine public; mais ce qu'il m'importe de vous faire bien remarquer, monsieur le maréchal, c'est qu'il y avait à défendre une côte syrienne de cent vingt-cinq lieues de longueur, dépourvue d'ouvrages propres à résister aux batteries de plusieurs vaisseaux (et on en a employé dix, sans compter les frégates, corvettes, et six à huit bateaux à vapeur de grande force); il était donc impossible de résister sur la plage à toute démonstration sérieuse sans exposer des soldats en pure perte, comme il était impossible de refouler les troupes débarquées, qui se tenaient sous la protection des batteries des vaisseaux. Successivement donc il a fallu abandonner plusieurs points de la côte, et alors les montagnards, en dissidence avec l'émir Bechir, ont pu recevoir des armes et de l'argent, ce qu'ils ne refusent jamais pour se rendre forts et indépendants chez eux. Son Altesse Ibrahim-Pacha, voulant ramener ceux-ci par la douceur, leur fit demander le motif de leur mécontentement. Ils répondirent qu'ils n'avaient pas de griefs contre le gouvernement égyptien, mais qu'ils étaient vexés et pillés par l'émir Bechir, que ce gouvernement soutenait; alors Son Altesse Ibrahim-Pacha fit publier par toute la montagne que dorénavant l'émir Bechir n'avait plus à recevoir aucun impôt. Ce dernier, voyant que les partis qui lui étaient contraires étaient armés par les Anglais, et que son influence avait reçu un échec de la part du gouvernement égyptien, jugea que sa position n'était plus tenable, se rendit au camp des Anglais et fit sa soumission avec cent vingt personnes de sa suite. Ils ont tous été embarqués pour Malte.
«Un nouvel émir Bechir, hostile au gouvernement égyptien, a été nommé, et toute la montagne se trouve dans l'anarchie la plus complète. Son Altesse Ibrahim-Pacha a dû juger convenable de ne pas laisser ses troupes dans un lieu où elles n'auraient pu être d'aucune utilité; une retraite fut opérée derrière le Liban, se rapprochant des plaines, et dans celle-ci, comme dans les mouvements antérieurs, par l'effet de la séduction comme par celui des traînards, on compte de cinq à six mille hommes qui se trouvent passés à l'ennemi, et avec eux un drapeau de régiment.
«Les montagnards ne sont guère disposés à quitter leurs positions pour se battre les uns contre les autres; ils se bornent à intercepter les communications et à piller tout ce qu'ils trouvent, amis ou ennemis. Nos courriers ne peuvent passer sans escortes considérables.
«Je doute que les Anglais puissent être satisfaits de leur oeuvre, et surtout que le sultan puisse jamais reprendre la domination de la montagne par ses propres moyens, à moins qu'il ne se contente d'une illusion. Voilà comme on rétablit l'intégrité de l'empire ottoman.
«Son Altesse Ibrahim-Pacha, ayant avec lui Son Excellence Soliman-Pacha et vingt-cinq mille hommes de troupes, devait en recevoir quinze mille de l'armée du Taurus, qui a ordre de ne pas quitter ses cantonnements; il se trouvera donc avec un effectif de quarante mille hommes. On va envoyer du Caire, à sa rencontre, six régiments, tant cavalerie qu'infanterie, pour faire diversion et rouvrir les communications; ils sont sous les ordres de Leurs Excellences Achmet-Pacha et Ibrahim-Pacha jeune, tous deux neveux du vice-roi, lesquels étaient employés à la guerre d'Arabie; avec eux, un corps nombreux de Bédouins pour avant-garde et flanqueurs.
«Il reste à voir à présent si les troupes débarquées en Syrie, quoique ayant des officiers anglais à leur tête, voudront bien en venir à une affaire, car on ne peut pas dire qu'il y ait eu d'engagement jusqu'à présent. Si on a jeté l'anarchie dans le Liban, on n'a pas conquis la Syrie pour cela, et les nouvelles que l'on envoie de Syrie à Constantinople, d'où elles se répandent dans les journaux européens, quoique forgées pour donner du contentement au sultan et de l'impulsion aux sujets de la Porte, ne sont pas moins accompagnées de très-puissantes demandes d'argent et de troupes. Son Altesse le vice-roi, toujours avec son sang-froid ordinaire, n'envisage pas encore comme arrivé le moment d'employer des moyens extraordinaires. Elle est fort persuadée qu'on éclairera le sultan, et ne veut se prêter à rien qui puisse troubler son empire ou faire chanceler son intégrité.
«J'ai l'honneur de vous réitérer, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 6 novembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Honoré par la bonté de Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, qui me permet d'assister quelquefois à ses conseils et d'y exprimer librement mon opinion, je prends la liberté, monsieur le maréchal, de vous adresser cette lettre particulière, où je viens réclamer le concours de vos lumières pour agir et parler en temps et lieu dans les vrais intérêts de celui que vous appelez votre ami et que je révère comme mon maître et bienfaiteur, de celui auquel j'ai voué toute mon existence, comme un faible acquit de toutes les obligations que sa confiance m'impose.
«Vous avez parcouru l'Orient, monsieur le maréchal, et avez pu juger de ce qui existe, de ce qui peut former l'intégrité de l'empire ottoman; vous avez connaissance pleine et entière des débats qui ont eu lieu dans la question actuelle, et des sentiments élevés de Son Altesse le vice-roi; vous avez dans votre dernière lettre approuvé la dignité et la raison qui ont présidé aux résolutions prises dans des circonstances difficiles. Vous n'ignorez pas que Son Altesse aurait désiré en appeler à la médiation de toutes les puissances qui doivent chercher le maintien de la paix, et que la France seule, étant exclue de la convention du 15 juillet, se trouvait nécessairement la seule des hautes puissances à qui la médiation fût échue, et avec d'autant plus de raison, qu'elle avait toujours donné des conseils pacifiques, malgré son abstention de concourir aux mesures proposées et ensuite adoptées contre l'Égypte.
«Néanmoins, ayant toujours considéré la mission Brunow sous un point de vue où la question égyptienne n'était que secondaire, j'ai dû concevoir l'espérance que d'autres cabinets ne seraient pas aussi hostiles à Méhémet-Ali que celui de Londres, quoique possiblement poussés par des rapports haineux. La haute sagesse de Son Altesse le prince de Metternich m'a toujours fait croire qu'elle n'a pas accédé de plein gré à ladite convention, et qu'elle profiterait des nouvelles circonstances pour rétablir l'équilibre que d'autres circonstances l'avaient forcé d'abandonner.
«En cela la conduite de Méhémet-Ali servira admirablement ceux qui chercheront à lui faire rendre justice. La Prusse, selon toutes les apparences, suivra les impulsions du chef de la diplomatie européenne et marchera avec l'Autriche. La France, quoi qu'on en dise et qu'on imprime, vu l'état des partis qu'elle a dans son sein et les progrès de son industrie, n'entrerait dans une guerre que forcée par une nécessité absolue et pour son compte. Ainsi je compte déjà trois cabinets sur cinq enclins à la paix.
«Restent les deux antagonistes, aujourd'hui alliés, entre lesquels les autres auront de la peine à maintenir la balance. La Russie, par sa force et son voisinage, exercera toujours une grande influence sur l'empire ottoman. Cette influence lui est aujourd'hui disputée et presque enlevée par l'Angleterre, qui, étant trop éloignée, cherche à prendre des positions rapprochées, aux dépens du sultan qu'elle entend protéger et au détriment des tiers. Quelles qu'en soient les suites, l'Égypte ne devrait pas compter la Russie au nombre de ses ennemis. Cette idée se trouve renforcée lorsque je jette les yeux sur une dépêche que la chancellerie impériale a adressée à M. le comte de Médem, consul général russe en Égypte, le 21 juin 1839, signée par M. le comte de Nesselrode. Son Altesse le vice-roi ne s'est en rien écarté de la volonté de Sa Majesté l'empereur Nicolas, relatée mot à mot dans la susdite dépêche. Il peut donc espérer que la Russie ne lui sera plus ennemie, comme elle ne chercherait à lui faire aucun mal tant qu'il se bornera à défendre ce qu'il possédait du consentement de son souverain.
«Cependant il devient inexplicable aujourd'hui que la Russie, qui n'a aucun grief à opposer à Méhémet-Ali, veuille, par son consentement et au besoin par ses forces, concourir à l'abaissement du même Méhémet-Ali et lui enlever la Syrie et le pachalick ou le district d'Adana, qu'il possédait déjà du consentement de son souverain, et cela lorsque Méhémet-Ali n'a point tiré parti de sa position heureuse, après Nézib, pour accélérer la fin du différend, précisément par respect pour les puissances et d'après leurs assurances bienveillantes.
«Monsieur le maréchal, permettez-moi, ainsi que je l'ai dit, d'invoquer vos propres lumières et les liaisons que votre éclatant mérite vous a procurées avec des personnes augustes, pour avoir en détail, par les faits comme par le raisonnement, votre opinion sur la conduite du cabinet de Saint-Pétersbourg et sur ses intentions envers Méhémet-Ali et sa famille.
«Vous me rendrez un grand service, monsieur le maréchal, en m'aidant à fixer mes idées sur ce point important, et vous me faciliterez les moyens de me rendre utile à mon auguste maître.
«Je vous prie, en attendant, d'excuser le trop de liberté dont je fais usage en cette occasion; vous m'y avez encouragé et ne saurez me blâmer à présent; daignez recevoir enfin l'expression du respect et du dévouement avec lesquels, etc., etc.»
Je lui répondis la lettre suivante:
25 novembre 1840.
«Monsieur,
«Je viens de recevoir les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 novembre, et je vous prie de remercier le vice-roi des souvenirs qu'il me conserve et du prix qu'il met à mon amitié. Elle est sincère et me cause en ce moment de véritables chagrins par suite des événements funestes qui se succèdent en Syrie, événements hors de tous les calculs et de toutes les prévisions. Je plains sincèrement Méhémet-Ali, et moins encore des revers de fortune qu'il éprouve que des circonstances qui les accompagnent; on n'a jamais vu une armée désorganisée au point où paraît l'être l'armée égyptienne, tant sous le rapport moral que sous le rapport matériel. Cette armée, dont les succès sont encore dans tous les souvenirs, a donc été bien abandonnée pour être devenue en si peu de temps si différente de ce qu'elle était et de ce que je l'ai vue. Je suis d'autant plus affligé de ce qui se passe, que ces événements diminuent l'intérêt que les amis du pacha lui portaient en Europe et leur ferment la bouche. À mon avis, le vice-roi n'a rien de mieux à faire aujourd'hui que d'en finir promptement et d'accepter les offres qui lui sont faites en ce moment. La dignité de son caractère ne peut être compromise, puisqu'il a cédé à la force irrésistible des choses. Il y a une limite que la raison ne doit pas dépasser, et, quand tous les moyens dont on dispose fondent entre vos mains, il faut éviter tout ce qui peut en accélérer la destruction.
«Il me serait difficile de vous répondre avec détail, vu le peu de sûreté de la correspondance, sur les questions que vous m'adressez dans votre lettre particulière; mais ce que je peux vous dire ici, c'est que, dans mon opinion, le changement de politique survenu dans la conduite de quelques puissances à l'égard de Méhémet-Ali ne vient pas de sentiments qui lui sont contraires, mais de circonstances qui lui sont étrangères. En un mot, il n'est pas le but, mais l'occasion d'une nouvelle politique suivie par elles; et j'ajouterai que je ne doute cependant pas qu'elles ne désirent sincèrement la conservation de Méhémet-Ali et de sa famille en Égypte. Les dernières décisions de la conférence de Londres, résultat de leur influence, en sont une preuve irrécusable. Mais elles désirent aussi que Méhémet-Ali se prête à arrêter promptement un torrent qui semble vouloir le renverser.»
«Alexandrie, le 26 décembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 25 novembre
dernier est venue confirmer entièrement nos idées dans les suppositions
qui motivèrent les questions du 6 novembre, et, dans ces sentiments, Son
Altesse le vice-roi se conduisait tout à fait dans la ligne des conseils
que renferme votre susdite, parvenue ici le 15 courant. Des avis
indirects annoncent qu'on se disposait à envoyer de Constantinople un
personnage distingué à Alexandrie; ainsi nous ignorons la décision qui
sera prise et sommes dans l'attente. De notre côté, il ne reste plus
rien à faire. Son Altesse le vice-roi me charge de vous présenter, etc.,
etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici ma réponse à la précédente:
«Vienne, le 23 janvier 1841.
«Monsieur,
«J'ai l'honneur de vous accuser réception de la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 26 du mois dernier. Vous imaginez la part sincère que j'ai prise aux malheurs qui ont affligé le vice-roi, en même temps que j'ai admiré sa sagesse et sa prudence. Un homme d'un esprit aussi supérieur sait toujours se soumettre à l'empire de la nécessité. J'ai donc éprouvé une véritable satisfaction de le voir, en dernier lieu, se décider à prendre un parti que je regardais comme un moyen de salut pour lui. Je ne puis pas vous dire combien les intrigues dont Constantinople est le théâtre me causent d'humeur et d'ennuis. Cependant, l'Angleterre exceptée, je crois pouvoir vous assurer que les dispositions des autres puissances sont bienveillantes pour Méhémet-Ali et sincères dans leurs rapports avec lui. Je ne doute donc pas que l'on s'accorde à le faire investir enfin de l'hérédité qui lui a été promise. Je m'en réjouirai sincèrement, et fais des voeux pour qu'une fois le calme revenu, un ordre régulier établi et la paix assurée, le vice-roi s'occupe à réparer les maux que de longs efforts et de grands sacrifices ont fait éprouver à l'Égypte. Cette illustre contrée mérite de jouir d'un bien-être qui assure l'établissement fondé par Méhémet-Ali.
«Je suis reconnaissant du prix que le vice-roi attache à mes conseils; les circonstances me faisant croire qu'il est opportun de lui en adresser, je le fais avec empressement, comme je saisirai toujours avec plaisir l'occasion de lui être utile. Ainsi mon affection pour lui ne cessera jamais d'être la même.
«Veuillez agréer, etc., etc.»
«Alexandrie, le 6 avril 1841.
«Monsieur le maréchal,
«J'aurais désiré, en reprenant la plume pour vous écrire, pouvoir vous annoncer quelque chose de positif sur le sort de cette Égypte à laquelle vous prenez tant d'intérêt. Ce désir a été cause du retard que j'ai mis à vous accuser réception de votre honorée missive du 23 janvier dernier. Je ne m'arrêterai point à vous détailler le hatti-schériff que l'on a envoyé à Son Altesse Méhémet-Ali, ni la manière avec laquelle il a été reçu. Toute l'Europe en est informée aujourd'hui, et vous avez dû sentir l'impossibilité d'accepter des conditions de cette nature, aussi bien que la réserve mise en les repoussant.
«Ces conditions, si elles sont l'ouvrage de la Porte elle-même, des hommes du Divan, prouvent leur ineptie et leur parfaite insouciance du bien ou du mal de l'empire. Si elles sont dictées ou conseillées par quelques puissances étrangères, à part le blâme sévère qui tombe sur les ministres ottomans, elles doivent éveiller l'attention des autres puissances européennes sur le but et le moyen qui tendent également à la destruction, et les obliger à se demander: À qui le profit? à qui le dommage?
«Beaucoup de personnes impartiales désireraient qu'une occasion pût se présenter pour faire cesser l'isolement de la France dans la question d'Orient, isolement assez naturel d'après la manière de voir que le gouvernement français peut avoir acquise sur l'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman, par les relations véridiques et exemptes de passion de ses agents. Il était impossible de prévoir qu'une occasion aussi favorable se présenterait pour ce rapprochement; car toute puissance désirant sincèrement la paix demeurera convaincue des raisons qu'avait la France de s'abstenir, et trouvera en cela même une occasion de ralliement pour le bien-être de l'Orient et de l'Europe entière.
«L'Égypte doit compter beaucoup sur la position que la France a prise, parce que les faits n'ont point tardé à justifier que sa manière de voir était la plus exacte et la plus en rapport avec la véritable situation de l'Orient; aussi elle a appris qu'une politique plus adaptée aux circonstances surgira du chaos dans lequel on s'est jeté, qu'on ne voudra plus sacrifier le peu qui existe à des principes, lorsqu'ils manquent d'appui moral dans le pays où l'on veut les imposer. Cependant cet espoir pourrait être déçu, dans l'incertitude des choses humaines. Toutes les puissances sont aujourd'hui armées extraordinairement; une étincelle peut tout embraser, et alors n'est plus neutre qui veut. Son Altesse a recours à vos lumières et à votre expérience, monsieur le maréchal, pour tracer la conduite de l'Égypte, ne fût-ce que dans un billet séparé et sous le plus grand secret, et cela ajouterait encore à la reconnaissance qui vous est vouée.
«Méhémet-Ali m'a dit: «Le maréchal m'a honoré du titre d'ami; l'amitié ne fait pas défaut en des temps difficiles. Écrivez-lui, et je suis sûr qu'il trouvera moyen de nous faire parvenir ses bons conseils.»
«Daignez agréer, etc.»
Je lui répondis:
«Monsieur,
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 avril. Vous imaginez sans peine le chagrin véritable que j'ai ressenti en voyant les embarras nouveaux du vice-roi, les exigences de la Porte envers lui, et les conditions peu convenables qu'elle a voulu lui imposer. Méhémet-Ali a pris, dans les circonstances où on l'a placé, le seul parti raisonnable, et suivi la seule conduite qu'il y eût à adopter. Il n'y a pas de personne sensée, en Europe, qui ne l'approuve dans les refus qu'il a faits; et, en cela, il prouve l'intention de remplir ses engagements: car, pour pouvoir le faire, il ne faut prendre que des engagements exécutables. Je pense donc que, dans ses intérêts bien entendus, il doit conserver l'attitude qu'il a prise; montrer au sultan un grand respect, et accepter toutes les conditions exécutables et compatibles avec sa sécurité et un avenir tranquille. Ma conviction intime est que toutes les puissances veulent l'hérédité effective dans la famille de Méhémet-Ali, avec la suzeraineté réelle du Grand Seigneur. Et, si les intrigues à Constantinople ont pu faire croire à la mauvaise foi du gouvernement ottoman, les décisions de la conférence de Londres donnaient en même temps la preuve d'un tout autre esprit. Aussi, quand l'hérédité stipulée dans le hatti-schériff ouvrait une large porte aux intrigues et à la corruption, et, par suite, aux désordres, la conférence voulant que l'hérédité fût simple et par ordre de primogéniture, je crois que les trois objets les plus importants sont fixés aux yeux des cabinets de l'Europe: succession établie et acquise par droit de naissance, et qu'une incapacité démontrée pourrait seule supprimer; nomination réservée à Méhémet-Ali des officiers de son armée jusqu'au grade de colonel inclusivement; garantie de sa sûreté; tribut établi par abonnement et évalué à une somme fixée, seule manière de terminer cette question, dans laquelle un contrôle est impossible sans amener la confusion. Ces trois points, sur lesquels tout le monde me paraît d'accord, concédés par la Porte, le vice-roi doit se rendre facile sur tout le reste: sa position est grande et son avenir assuré. Mais, en même temps et dans tous les cas, je l'engage beaucoup à ne rien négliger pour tenir en bon état et compacts son armée et son trésor, en adoucissant, autant que possible, le sort de ses sujets; car, quels que soient les droits reconnus et les titres légitimes dont on est revêtu, le moyen le plus sûr de leur durée et de leur force, c'est de posséder la puissance de les faire respecter.
«J'espère donc que Méhémet-Ali pourra bientôt se livrer à des travaux intérieurs et à des améliorations qui ne seront pas sans gloire et sans utilité pour lui.
«Recevez, monsieur, etc.»
«Nézib, le 25 juin 1839 (14 rebiul-achar 1211).
«Monsieur le maréchal,
«J'ai reçu, avant mon départ de Saïda, l'ouvrage que vous avez eu la bonté de m'envoyer, avec une lettre à la date de 1837. Je présume que l'ouvrage que vous m'avez adressé ne m'est point arrivé, et qu'on en a substitué un autre. J'ai écrit à Votre Excellence trois ou quatre lettres, qui toutes sont restées sans réponse. Je présume, et j'ai des raisons de croire, qu'elles ne vous seront point parvenues. J'avais préparé à Saïda, pour Votre Excellence, la relation de la guerre des Druses, et j'y avais joint la carte du pays qui en avait été le théâtre; mais je n'ai pas eu le temps de la finir, à cause de la guerre qui a éclaté entre la Turquie et l'Égypte.
Hier, 13 rebiul-achar (24 juin 1839), la bataille a eu lien entre l'armée égyptienne et l'armée turque. Cette dernière a été battue complétement et mise en pleine déroute. J'ai fait tout mon possible, Excellence, pour justifier la haute opinion que vous avez manifestée sur moi dans votre ouvrage.
«Comme je pense que quelques détails vous feront plaisir, voici en peu de mots ce qui s'est passé. Je vous prie de m'excuser si le croquis que je vous envoie est peu soigné. Il a été fait à la hâte. J'espère, à Saïda, être assez heureux pour vous envoyer quelque chose de plus fini et de plus exact, que j'aurai l'honneur de vous adresser avec ce que j'avais déjà préparé sur la guerre des Druses.
«Le 20 juin, nous sommes arrivés au village de Mésar, à une lieue à peu près de l'armée turque, campée au village de Nézib.
«Le 21, j'ai fait une grande reconnaissance sur sa position avec environ quinze cents Bédouins, quatre régiments de cavalerie et deux batteries d'artillerie à cheval. Pendant que nos troupes légères tiraillaient et que l'artillerie échangeait quelques coups de canon, je me suis porté le plus près possible de leurs lignes. Je reconnus alors leur position, trop forte pour être attaquée de front ou de flanc. Leur front était protégé en arrière par des hauteurs fortifiées et couronnées d'artillerie, et en avant par trois redoutes; leur droite protégée par une hauteur assez élevée, où il y avait dans une redoute un régiment d'infanterie et plus bas une batterie d'artillerie; leur gauche appuyée à une redoute d'assez grande dimension, et placée sur un mamelon à pente roide. L'attaque était donc très-difficile sur le front; elle aurait fait perdre beaucoup de monde et n'aurait pas eu le résultat désirable. Je me décidai sur-le-champ à tourner l'ennemi par la gauche, par une marche de flanc.
«Nous rentrâmes au camp dans la nuit; les préparatifs furent faits, et, le 22 au point du jour, l'armée leva le camp et se mit en marche par une marche de flanc; par lignes, en colonnes, la droite en tête. Après dix heures de marche, nous arrivâmes au pont de Hordgan. Dans l'après-midi, les Turcs présentèrent quelques bataillons sur notre flanc gauche. À l'instant même j'occupai un mamelon à notre droite, où je pris position avec deux batteries d'artillerie et deux régiments d'infanterie en ligne par bataillons en masse, chaque bataillon ployé en double colonne sur le centre. J'envoyai à notre gauche un régiment d'infanterie et un de cavalerie, prendre position sur la direction des flancs de ce corps turc. Ces dispositions lui en imposèrent. Il se retira, et l'armée, après avoir continué tranquillement sa route, vint prendre position sur la rive gauche de la rivière. La journée du 25 fut employée à préparer les armes pour la bataille et aux revues passées à l'artillerie, à l'infanterie et à la cavalerie.
«Dans la nuit du 23 au 24, à peu près vers minuit, l'ennemi amena deux batteries d'obusiers dans la direction de notre gauche, et jeta environ deux cent cinquante obus dans le camp. Il y eut quelques désordres; un de mes aides de camp eut son cheval blessé d'un éclat d'obus, et nous eûmes sept à huit hommes tués et une trentaine de blessés. Il paraît que l'ennemi avait reconnu la direction de ma tente, car le plus grand nombre des obus vint tomber autour de moi. À l'instant même je me portai aux avant-postes, et leur feu fut bientôt éteint par un feu roulant d'artillerie, que la veille, de crainte de surprise, j'avais disposée à cet effet tout autour du camp. Comme je l'ai su plus tard, ils eurent plusieurs canonniers tués et blessés, et ils se retirèrent dans leur camp en désordre, infanterie, cavalerie et artillerie. Pendant ce temps j'avais fait prendre les armes à toute l'armée. À mon retour, chacun reprit son poste, et nous attendîmes le jour. À peine il commençait, que l'armée se mit en marche, toujours par ligne en colonnes, la première ligne formant la première colonne et marchant par divisions à distances entières; la deuxième ligne, deuxième colonne, marchant par bataillons en doubles colonnes sur le centre et à intervalles de déploiement; la troisième ligne, réserve, troisième colonne, marchant par bataillons en doubles colonnes, avec intervalles de deux divisions entre les bataillons. Six régiments de cavalerie marchant en colonne serrée, par régiment, en avant et sur la direction de la troisième ligne, deux régiments de cavalerie à l'arrière-garde. En ouvrant la marche, je marchai quelques mille pas sur une direction presque perpendiculaire à la ligne de bataille turque, pensant que peut-être ils déboucheraient dans la plaine pour accepter la bataille en rase campagne.
«Voyant qu'ils ne faisaient aucun mouvement, j'exécutai un changement de direction à gauche, et marchai, parallèlement à leur ligne, à peu près deux mille pas, faisant toujours attention s'ils prenaient quelques dispositions pour manoeuvrer en conséquence. Ayant reconnu leur intention bien prononcée d'accepter la bataille sur l'emplacement où ils se trouvaient, je changeai de direction à gauche, et me dirigeai sur un mamelon qui se trouvait à hauteur de leur droite, devenue leur gauche par leur face en arrière. J'avais l'intention d'attaquer avec ma droite, en refusant mon centre et ma gauche. En conséquence, je me dirigeai obliquement par rapport à leur ligne de bataille. Mon but était, dans le cas où je n'aurais pas réussi avec la droite, de la retenir sous la protection de ma cavalerie et d'attaquer avec ma gauche et mon centre.
«Arrivée à quatre cents pas du mamelon, l'armée prit son ordre de bataille, la deuxième et la troisième ligne par un changement de direction par le flanc droit pour faire face au pont; la cavalerie par des changements de direction par régiments à gauche. Pendant que l'armée exécutait ces divers mouvements, je fis sur-le-champ occuper par une batterie de gros calibre le mamelon, clef du champ de bataille. Les Turcs, sentant l'importance de cette position, ouvrirent leur feu d'artillerie, ce qui ne m'empêcha pas d'assurer la position de la batterie et d'indiquer moi-même aux canonniers sur quelle direction ils devaient tirer. Je redescendis à la droite et ordonnai à l'artillerie de se porter en avant et d'ouvrir ses feux. Deux régiments d'infanterie et quatre de cavalerie furent envoyés sur notre extrême droite pour protéger mon mouvement, et la fusillade et la canonnade s'engagèrent de toutes parts sur ce point. Il y eut un moment d'hésitation, et nos troupes furent un instant ramenées sur la droite. Cependant nous tînmes bon, et la gauche turque fut forcée de se replier. En apercevant ce mouvement, j'en profitai pour porter en avant toute ma droite, et j'envoyai l'ordre sur-le-champ au centre et à la gauche d'arriver sur la ligne des feux et de développer les siens. L'armée turque ne put résister à toutes ces attaques successives et faites avec beaucoup d'ensemble, et elle se mit en retraite sur son ancien camp. Elle fut poursuivie par notre artillerie de première ligne et par les première et deuxième lignes d'infanterie. La troisième ligne d'infanterie et d'artillerie de réserve prit position sur les hauteurs qui couronnaient le camp turc. C'est à cet instant que l'armée turque fut mise en pleine déroute. C'est une belle et glorieuse victoire, mais c'est une des plus sanglantes que j'aie vues. Pour mon compte, j'y ai éprouvé une très-grande fatigue, mais pas autre chose; un de mes aides de camp a été enlevé par un boulet à l'instant où je me portais avec toute ma droite sur l'ennemi; un autre a eu son cheval tué. Nous avons pris dans le camp cent quarante-quatre pièces de canon avec leurs caissons, trente-cinq pièces de gros calibre dans les redoutes de Biredjeck, abandonnées par les Turcs; toutes les tentes, depuis celle de Hafer-Pacha jusqu'à celle du dernier soldat; armes, instruments, pelles, pioches, etc., etc.; de dix-huit à vingt mille fusils, et de douze à quinze mille prisonniers, qui ont été sur-le-champ envoyés dans l'endroit qu'ils ont choisi, soit chez eux, soit autre part. Le soir de la bataille, les régiments m'ont fait hommage des drapeaux qu'ils ont pris à l'ennemi, et je ne vous cache pas, Excellence, que je me suis surpris être un peu fier, entouré de ces nobles trophées.
«Agréez, etc., etc.
«Soliman.»
Nota. La lecture de cette relation et la vue du plan qui l'accompagne donnera suffisamment la preuve de la stupidité sans exemple du général de l'armée turque. L'armée ottomane est placée sur une forte position, rendue meilleure encore par des batteries couvertes et des rehaussements; elle a sur son front un ruisseau dont les bords sont escarpés, et qu'on ne peut passer que sur un pont situé à peu de distance de sa gauche, et qui est dominé par un plateau situé sur la même rive qu'elle, et elle laisse l'armée égyptienne maîtresse de ses mouvements, sans entreprendre de l'arrêter, et sans l'attaquer quand elle est divisée. Si, voyant le mouvement décidé de l'armée ennemie entière pour tourner sa gauche, le général turc eût envoyé une division pour défendre le passage du pont, il eût donné une nouvelle direction aux opérations; ou si, après avoir laissé passer la moitié de l'armée, il l'eût attaquée avec toutes ses forces, il l'eût détruite. Au lieu de cela, il laisse, pendant deux jours, l'armée égyptienne le contourner et se mettre en bataille, non plus sur son flanc, mais parallèlement à son front et sur ses derrières, de manière que pour la combattre il faut qu'il fasse demi-tour. On ne conçoit pas qu'un être humain ait pu se livrer à de pareils calculs. Soliman-Pacha, de son côté, a manoeuvré avec une immense imprudence: il devait périr dans cette opération. Sans doute il devait tourner l'ennemi, mais il avait deux précautions à observer: 1° opérer son mouvement de conversion plus loin de l'armée turque, de manière à passer le ravin à une plus grande distance et arriver sur elle formé en colonnes parallèles et prêt à se déployer; 2° se déployer perpendiculairement à son front, afin de forcer les Turcs à prendre une nouvelle ligne de bataille, et à conserver, en supposant un échec, une libre retraite s'il eût été battu; car, dans ce cas, et après ce mouvement étrange, un échec l'eût perdu.
1841
Sommaire.--Je reprends la plume pour consigner encore quelques souvenirs.--M. de Sainte-Aulaire quitte Vienne.--Appréciation de son caractère.--Sa famille.--Ses embarras.--Anecdotes.--Je me détermine à m'établir à Venise.--M. le duc de Bordeaux.--Venise.--Place Saint-Marc.--Considérations sur les différentes phases de la puissance de Venise.--Société de Venise.--Peintures.--Les Murazzy.--Chioggia.--L'Adige.--Digues.--Le Pô.--Bologne.--Peintures.--Florence.--tableaux.--Gênes.
L'année 1841 apporta un changement douloureux à ma position. Le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France en Autriche depuis près de huit ans, sollicitait son rappel et un changement d'emploi. Lié avec lui d'une tendre amitié, chérissant toute sa famille, sa maison était devenue pour moi une seconde patrie, et j'y oubliais souvent les douleurs de l'exil.
Personne ne convenait mieux que le comte de Sainte-Aulaire à l'ambassade d'Autriche. La considération et l'estime méritée qu'on lui témoignait, sa politesse et sa naissance, lui assuraient toute sorte de succès. Les bons sentiments de la haute classe de Vienne, autant que celle-ci est susceptible d'en éprouver (car, si elle prend souvent les apparences de l'amitié, on s'aperçoit bientôt qu'elle n'en a guère que l'écorce), lui semblaient acquis; mais le grand éloignement de France rendait rares les voyages qu'il pouvait faire à Paris. La monotonie toujours croissante de la vie de Vienne, le peu de sympathie qu'il avait toujours trouvé dans le salon de la chancellerie, non de la part du prince de Metternich, qui avait de l'attrait pour lui, mais de la part de la princesse; enfin l'espérance d'être envoyé à Londres, ou le mouvement intellectuel est plus en rapport avec ses facultés et ses goûts, étaient des motifs décisifs pour solliciter un changement. Les affaires les plus graves et les plus importantes se traitaient d'ailleurs chaque jour entre la France et l'Angleterre, et il en serait l'intermédiaire. De semblables motifs étaient trop puissants pour que je ne comprisse pas ses démarches; mais, tout en me réjouissant de ses succès pour lui, je les déplorais pour moi.
M. de Sainte-Aulaire était venu à Vienne sous les auspices les plus défavorables et les plus contraires. Alors la haine pour la Révolution de juillet était dans toute sa verdeur et toute sa force dans l'esprit de l'aristocratie de Vienne. Aussi eut-il à surmonter de grands obstacles. Le moyen qu'il employa pour les vaincre fut une grande politesse, beaucoup de dignité, beaucoup de réserve, et une maison convenablement montée. Il fut prévenant auprès de la société, et accepta avec empressement ce qui lui fut offert, mais sans montrer aucun désir, aucun besoin d'entrer dans l'intimité de personne. Sa vie habituelle se passait en famille. Il avait beau jeu, au surplus, pour prendre cette attitude; car sa famille, qui était fort nombreuse, composait la plus aimable tribu.
Madame de Sainte-Aulaire, qui la présidait, est assurément une des femmes les plus distinguées qui aient jamais existé, d'une grâce charmante, de l'esprit le plus cultivé, mais sans pédanterie, possédant un coeur aussi noble que son mari. Elle était entourée de trois filles, élevées sous ses yeux, et dignes d'elle. Une seule était alors mariée. Elle avait épousé le baron de Langsdorff, premier secrétaire d'ambassade, homme d'un esprit très-remarquable et d'une grande capacité. Elle avait près d'elle son fils, le marquis de Sainte-Aulaire, deuxième secrétaire d'ambassade, homme de bien, instruit, capable, un des plus estimables hommes que j'aie jamais rencontrés. Aucun individu ne m'a inspiré une plus grande confiance, et il n'y a aucun secret, aucun intérêt que je ne lui confiasse, certain qu'il n'en abuserait jamais. Enfin je ne puis oublier, dans le souvenir de cette noble famille, la marquise de Sainte-Aulaire, née d'Estourmel, femme de beaucoup d'esprit, peu jolie, mais charmante de caractère, et digne de faire partie de cette délicieuse association.
On conçoit qu'avec un point d'appui semblable, avec une pareille base, M. de Sainte-Aulaire ait pu traverser les ennuis de Vienne pendant l'espace de huit ans, et que moi, admis et accepté complétement dans cet intérieur, j'y aie trouvé de grandes consolations.
M. de Sainte-Aulaire a cette délicatesse qui appartient à un homme bien né et à un noble coeur. Je le peindrai en deux mots, en consignant les paroles qu'il prononça en me parlant, la première fois que nous nous rencontrâmes après son arrivée à Vienne. Je l'avais vu à Paris dans le monde; je le connaissais, mais je n'avais avec lui aucune intimité. Cependant il me dit immédiatement: «Sur nos rapports futurs, mon cher maréchal, je serai pour vous tout ce que vous voudrez, et rien que ce que vous voudrez.» Cette simple phrase en dit assez et n'a besoin d'aucun commentaire.
M. de Sainte-Aulaire rencontra plus d'une fois de grands embarras dans les propos inconsidérés et les passions capricieuses de la princesse de Metternich. Avec un homme moins mesuré, les conséquences pouvaient avoir beaucoup de gravité. Il sut cependant, sans sortir des bornes de la modération, y mettre un terme et donner à la princesse une leçon propre à demeurer dans son esprit. À une fête, la princesse de Metternich, rayonnante de beauté, de jeunesse et de parure, portait un beau diadème en diamants, et l'ambassadeur, avec sa galanterie un peu surannée, vint lui faire compliment sur ce riche ornement. Celle-ci lui répondit brutalement: «Au moins celui-ci n'est pas volé!» faisant ainsi allusion à l'usurpation de Louis-Philippe. Ce mot, dit et répété par elle avec complaisance à plusieurs personnes, fut l'objet des discours de chacun. Mais M. de Sainte-Aulaire prit la chose au sérieux, et, le lendemain, il demanda par écrit au prince de Metternich une audience où la princesse se trouverait. Il s'expliqua avec politesse, mais avec netteté et autorité; leur développa les conséquences graves qui pourraient résulter des torts dont chaque jour la princesse se rendait coupable, et qu'il en chargeait sa conscience. En même temps, il la prévint que, n'étant nullement d'humeur à recevoir de semblables humiliations, que ses devoirs et sa dignité lui commandaient de repousser; il la prévint, dis-je, qu'à l'avenir il rendrait compte en France de ses incartades avec autant d'exactitude qu'il avait mis jusqu'ici de soin à les cacher et à les couvrir d'un voile. La princesse lui a gardé rancune de cette leçon sévère, mais elle en a profité. Depuis ce moment, elle s'est tenue avec lui dans des termes convenables. De son côté, il a évité toute intimité qui eût pu amener une dangereuse familiarité, mais sans montrer aucune aigreur. La seule rigueur qu'il ait exercée depuis envers elle a été de lui refuser, malgré ses demandes, son portrait, qu'elle désirait placer dans une collection qu'elle s'est plu à former, et qui se compose des portraits de toutes les personnes marquantes de l'époque, ou qui ont fait partie de sa société habituelle.
À cette occasion, je raconterai une fort jolie plaisanterie en forme de leçon que M. Lamb, ambassadeur d'Angleterre, fit à la princesse.
L'union de la France et de l'Angleterre avait inspiré à la princesse de Metternich autant de colère contre celle-ci que contre la première. Ayant pris en passion les intérêts de Charles V en Espagne, la levée du siége de Bilbao l'avait mise en fureur. Elle s'était exprimée devant trente personnes, en ma présence, avec une extrême violence. Entre autres choses, il lui échappa de dire: «Je voudrais voir Lamb pendu, et j'irais le tirer par les pieds.» Le propos ne pouvait rester secret, et Lamb en fut informé.
Quelque temps après, la princesse lui fit la demande accoutumée de son portrait pour sa collection, et l'ambassadeur le lui promit. Mais, au lieu de le lui apporter dans le format déterminé et de demander à être placé dans un album, il lui remit un grand portrait dessiné au crayon, avec un cadre, et il lui annonça qu'il avait choisi cette dimension pour lui procurer le plaisir de le pendre.....
M. de Sainte-Aulaire quittant Vienne, je résolus d'aller me fixer sous un climat plus doux, et je choisis Venise. Mais mon départ fut suspendu de quelques jours par l'arrivée de M. le duc de Bordeaux, qui, après le terrible accident qu'il avait éprouvé pendant le cours de l'été, s'était cru dans un état de convalescence assez avancé pour se mettre en route pour Göritz. Mais, arrivé à Vienne, de nouvelles souffrances le retinrent une grande partie de l'hiver. Je lui trouvai un esprit calme, une instruction assez développée, de la modération, de bons sentiments et le mouvement d'esprit qui convient à la jeunesse. J'eus grand plaisir à le revoir et à causer longuement avec lui. J'éprouvai un véritable chagrin que mes arrangements personnels me forçassent à partir et missent obstacle à ce que je pusse jouir plus longtemps des charmes de sa présence.
Je me mis en route et partis de Vienne, le 2 novembre 1841, pour me rendre à Venise, où j'arrivai le 6. Un logement agréable m'y était préparé sur le grand canal. J'avais laissé l'hiver à Vienne et je retrouvai l'automne le plus chaud, le plus délicieux. On croit renaître et revenir à la vie quand on change ainsi, en si peu de moments, de rigoureux frimas contre la plus douce température. Souvent j'avais traversé Venise, mais jamais mon séjour dans cette ville n'avait dépassé une semaine. Toujours une sensation agréable avait accompagné mon arrivée en voyant cette superbe cité, si belle encore, même au milieu de ses ruines, quelque déchue qu'elle soit des splendeurs et des magnificences qui l'ont rendue célèbre. Mais on ne connaît une ville que lorsqu'on y demeure d'une manière suivie. D'abord l'étude du matériel exige seul un certain temps pour en garder les souvenirs dans l'esprit. À Venise, l'art a un caractère original et expressif. L'architecture des palais sert comme d'interprète à l'histoire de cette reine du moyen âge. Il faut nécessairement étudier les fastes de la république en même temps qu'on admire ses monuments. Ici tout se lie, et ce n'est pas, pour un esprit sérieux, un des moindres charmes de Venise. Il en est ici comme à Rome: on y trouve la trace des moeurs des différents âges dans les palais et les ruines que l'on a sous les yeux.
La place et l'église de Saint-Marc reçurent, à juste titre, mes premiers hommages. Quel bel ensemble et quelle élégance on remarque dans toutes les constructions! que de richesse dans les matériaux et quelle recherche dans les moindres ornements! Les Vénitiens ont pris le type de leur style à Constantinople; mais ils se le sont approprié. Bien qu'il porte le nom de byzantin, il est cependant autre chose dans ses détails. L'église Saint-Marc est son chef-d'oeuvre: plus on l'étudie, plus on l'admire. Son étendue n'a rien de grandiose: elle n'était pas l'église du patriarche, mais seulement la chapelle du doge de la sérénissime république. À ce titre, ce monument ne pouvait pas avoir une plus grande dimension; mais elle renferme les plus riches ornements. On en jugera en réfléchissant que la coupole principale, environnée de huit coupoles plus petites, forme son dôme. Toutes sont revêtues, ainsi que les parois de l'église, dans tout leur développement, de belles mosaïques représentant des objets de piété. Les dorures les plus riches se mêlent partout à ces produits de l'art. La direction de la lumière, habilement ménagée, produit des effets merveilleux. Plus de cinq cents colonnes de vert antique, de porphyre, de serpentine, de jaspe, etc., etc., etc., se trouvent réparties dans ce monument. La façade, très-haute et des plus magnifiques dimensions, malgré les ornements dont elle est surchargée, réunit le grandiose le plus imposant à la grâce la plus coquette. La vaste plate-forme qui la surmonte est embellie par les célèbres chevaux de bronze que la victoire, capricieuse et changeante de sa nature, a fait beaucoup voyager. Coulés en Grèce et placés d'abord à Corinthe, ils furent transportés à Constantinople, puis apportés de Constantinople à Venise, après la conquête de cette ville par les croisés. Ils vinrent à Paris dans le temps de notre gloire et de notre grandeur, et revinrent, après nos malheurs et nos désastres, au lieu d'où nous les avions tirés et où ils avaient séjourné le plus longtemps.
Cette belle église, l'un des plus magnifiques monuments de l'Italie, commencée dans le dixième siècle, ne fut terminée que dans le dix-huitième.
Rien n'est plus curieux que de rechercher les différentes phases de cette puissance de Venise, si faible d'abord, et ensuite si redoutable pendant tant d'années, mais dont il ne reste plus que des souvenirs. La création de Venise eut pour cause immédiate les malheurs des temps. Elle fut l'expression des besoins de la société. Des invasions de barbares avaient, à plusieurs reprises, ravagé le nord de l'Italie. Le besoin de sécurité décida une partie de la population à venir chercher un refuge au milieu des eaux. De nombreuses îles couvraient la mer intérieure qui forme les lagunes, et ceux qui vinrent s'y établir purent y vivre en paix, à l'abri de leurs ennemis, qui étaient dépourvus de tout moyen maritime. L'exigence de ses besoins força cette population à se livrer à une navigation continuelle, qui, d'abord appliquée aux circonstances de tous les jours, reçut promptement un assez grand développement pour créer des richesses et assurer leur indépendance.
Il résulta de cet ordre de choses que le génie de ce nouveau peuple fut tout à la fois navigateur, guerrier et commerçant. Les soins de la sûreté commune établirent des rapports intimes entre ses diverses fractions dispersées dans les différentes îles. Il se trouva, dans son ensemble, composé d'une réunion de petites agrégations distinctes, mais toutes égales entre elles. La première forme de gouvernement fut, en conséquence, la démocratie. Mais bientôt les mêmes individus, occupant habituellement les mêmes emplois, élevèrent leurs familles dans l'opinion, par le fait même de l'exercice du pouvoir. De là une considération particulière, qu'une fortune plus grande rehaussa encore. Il en résulta bientôt que l'État, quoique légalement démocratique, devint aristocratique par le fait, tandis qu'un chef nommé à vie et investi d'un grand pouvoir rapprocha beaucoup cet ordre de choses d'une monarchie élective assistée d'un conseil choisi par le peuple. Sous cette organisation, les plus grandes choses furent faites; mais plus d'une révolution arracha du trône celui qui l'occupait. Un ordre politique semblable, s'il eût existé plus longtemps, eût amené infailliblement l'établissement du pouvoir héréditaire d'un seul; mais Pierre Gradenigo, élu doge en 1289, constitua l'aristocratie, en limitant à un nombre déterminé de familles, qui furent désignées, le droit d'être élu au grand conseil. Un siècle plus tard, en 1436, après les ravages de la peste et la diminution des familles, l'usage voulut que la totalité de ceux qui les composaient entrassent de droit au grand conseil et sans élection, de manière qu'en elles consista la souveraineté. Dès ce moment, le gouvernement fut établi sur les bases les plus solides qu'il appartienne aux hommes de choisir.
Ce fut à ce grand événement que Venise dut la longue durée de son existence politique. Les aristocraties ont en elles mêmes des principes de conservation qui leur permettent une très-longue vie. Quand, dans le cours des siècles, des révolutions interviennent, elles ne font ordinairement que les rajeunir. Quand un corps héréditaire possède la souveraineté, deux causes lui en garantissent la conservation. D'abord, de longues discussions précèdent et préparent les grandes résolutions, et amènent nécessairement des lumières sur tous les actes importants. Ensuite, l'immense intérêt que chacun a dans la durée de l'organisation sociale, et l'impossibilité où il est de gagner à un changement, à moins de s'emparer du pouvoir suprême, font que le plus ambitieux, abandonné à ses forces seules, doit préférer de partager le sort commun et réduire ses efforts à exercer une influence légale que rien ne défend et rien ne proscrit. Mais, si une aristocratie est viable de sa nature, il faut, pour exercer une grande puissance à l'extérieur, qu'elle délègue un grand pouvoir à son chef. C'est ce qu'elle a fait à Venise pendant longtemps, alors que les doges étaient tout-puissants. C'est sous ce régime particulièrement que la république a ébloui et vivifié le monde. Mais, quand une jalousie mesquine s'est emparée des esprits, quand la crainte, les soupçons, ont caractérise toutes les démarches, dès ce moment, la république de Venise a tiré sa plus grande force des souvenirs de son histoire.
La nature de sa puissance, dans le moyen âge, avait créé de grandes richesses. La navigation établit des rapports fréquents avec l'empire grec, où la civilisation s'était réfugiée. Le développement des connaissances, le goût des sciences et des arts s'ensuivit, et Venise devint le principe de la renaissance morale de l'Italie. Cette puissance exceptionnelle, car nulle autre n'avait alors en Europe les richesses et les lumières qu'elle possédait, sa marine et l'étendue de ses relations lui donnèrent bientôt une suprématie, qu'elle n'a perdue que lorsque d'autres États, à son exemple, développèrent leurs facultés, et vinrent partager avec elle les avantages qui lui appartenaient exclusivement. Quand elle les possédait seule dans le moyen âge, elle jouait un rôle qui rappelle celui de l'Angleterre de notre temps. L'échelle sur laquelle est organisé aujourd'hui le monde est beaucoup plus grande sans doute; mais, dans le rapport de la puissance effective des différentes nations chrétiennes, les Vénitiens avaient une proportion peut-être plus grande que celle de l'Angleterre aujourd'hui.
Un grand pouvoir pour l'exécution, basé sur une forte aristocratie héréditaire, est donc la combinaison sociale la plus favorable à la durée des gouvernements et à leur puissance extérieure. C'est encore de ce point que l'on peut établir une juste comparaison entre Venise et l'Angleterre; mais ici tout est en faveur de l'Angleterre. L'aristocratie anglaise crée et conserve toute la puissance publique; ses législateurs ont eu en outre une haute prévoyance de l'avenir en s'occupant d'assurer les moyens de perpétuer dans cette aristocratie l'esprit qui devait toujours l'animer, en lui permettant d'appeler incessamment à elle tout ce qui fait la force du pays. Jamais elle n'a oublié que ses intérêts, comme ceux de l'État, lui commandent d'adopter les illustrations nouvelles, d'absorber et de s'assimiler tout ce qui s'élève dans l'opinion. Elle reçoit ainsi constamment des secours salutaires, se renforce de toutes les influencés utiles, modifie ses moeurs suivant les temps, et ne repousse rien de ce qui peut ajouter à son éclat. Ouverte à tous ceux qui ont des titres pour y être reçus, elle n'est l'objet d'aucune haine, mais devient l'espérance de tous.
Il en est tout autrement d'un pouvoir fondé sur la démocratie. Tout y est variable et fragile: tout y est incertain; dès lors tout y est faible. Le gouvernement a-t-il de grands pouvoirs, il s'empare bientôt d'une autorité sans bornes, aidé par les ambitieux qui, n'ayant rien à perdre, ont tout à gagner en se réunissant à lui. Est-il faible, le moindre choc le renverse, et la révolution qui le détruit en appelle mille autres. Si l'aristocratie renverse le pouvoir qu'elle a créé, le corps social n'est pas ébranlé dans sa base; car elle n'a fait que substituer un nom à un autre. Des combinaisons d'intérêt peuvent se faire facilement entre un nombre borné de familles. Elles sont impossibles quand on opère sur une multitude confuse, livrée à une foule de passions qui se combattent et se croisent dans tous les sens. Les ambitions individuelles, dans un état de choses semblable, amènent bientôt et nécessairement l'anarchie et la destruction ou la tyrannie. Il en est de l'ordre moral comme de l'ordre physique; les rochers résistent à l'action des vents qui remuent facilement les sables. La Suisse, depuis la création, n'a pas changé de forme, tandis que l'Égypte est chaque jour la proie du désert remué par la tempête.
La république de Venise a péri, parce qu'aucun ouvrage des hommes n'est éternel. Elle a péri de vieillesse. Elle est tombée en lambeaux faute d'avoir conservé une des vertus publiques qui l'avaient tant distinguée autrefois. Elle a péri sans avoir opposé la moindre résistance avec un peuple dévoué, avec une armée fidèle, et faute d'avoir voulu vivre. Malgré les changements survenus dans l'ordre proportionnel des États de l'Europe, elle eût pu avoir encore une longue existence; mais il eût fallu que son gouvernement ne s'abandonnât pas lui-même. Son nom et les souvenirs qui s'y rattachaient auraient seuls suffi; et il existait entre ses mains des moyens positifs et matériels de puissance que la moindre prévoyance et une faible énergie auraient pu rendre redoutables.
Jamais puissance ne s'écroula d'une manière plus misérable et moins digne de son origine.
Il était entré de tout temps dans la politique du gouvernement vénitien d'isoler complétement de la politique les habitants de Venise. Rien n'avait été négligé pour faire naître chez eux le goût des plaisirs. Cette passion avait pris un développement effréné. Les habitudes du mystère, consacrées d'abord à la politique, avaient été appliquées aux relations de l'amour. La loi somptuaire, qui avait prescrit de donner la même forme et la même couleur aux gondoles, servait merveilleusement le secret que chacun gardait sur les habitudes de sa vie. Le mystère était tellement dans les moeurs, que les masques étaient d'usage pendant trois mois de l'année; et ceux qui ne l'appliquaient pas sur leur figure en portaient un sur leur bras, par respect pour la coutume. Ils étaient à tous les moments du jour hors de chez eux. La vie de Venise était donc une vie toute de plaisir et de débauche pour ceux qui n'occupaient pas les hauts emplois de la république. Il était résulté d'habitudes semblables, consacrées par les siècles, une grande douceur dans les moeurs et une sociabilité que l'on ne rencontrait nulle part ailleurs. Les conséquences s'en font sentir encore aujourd'hui. Quoique l'usage des masques et des dominos soit passé de mode et qu'on ne fasse plus maintenant du jour la nuit, nulle part, en Italie, on ne trouve un peuple plus doux, une société plus hospitalière et plus gracieuse, des femmes plus attrayantes et plus remplies de séductions.
On peut faire à Venise une remarque qui m'a souvent frappé dans le cours de ma vie, c'est que les moeurs se modifient d'elles-mêmes par l'empire des circonstances où la société est placée et des nécessités que celles-ci amènent avec elles. Je ne suppose pas que la vertu soit plus générale à Venise qu'ailleurs; mais ce qui est incontestable, c'est que les crimes y sont infiniment plus rares et que les assassinats y sont complétement inconnus, lorsqu'ils pourraient s'exécuter si facilement et se couvrir d'un voile si épais et si difficile à percer. Jamais rien n'est tenté contre l'ordre public, malgré l'obscurité qui règne nécessairement dans cette multitude de petites rues, qui forment de véritables labyrinthes (il y en a deux mille deux cent cinquante), et sur ces canaux qui serviraient merveilleusement les coupables en leur donnant le moyen de faire disparaître en un moment les traces de leurs attentats. Transportez à Venise la population d'une autre ville, de Milan par exemple, où chaque nuit on ne circule avec quelque sécurité que sous la protection d'une multitude de sentinelles placées presque en vue les unes des autres, et de nombreuses patrouilles qui marchent dans tous les sens, et Venise deviendra réellement en un moment tout à fait inhabitable.
Je trouvai la société de Venise composée de gens gracieux, et j'y fus reçu avec bienveillance et empressement. J'y rencontrai des savants d'une grande distinction. Ils y sont recherchés et honorés. Un institut venait d'y être fondé. Les savants fixés à Padoue, dans cette ville consacrée de tout temps aux études, venaient y siéger à des jours déterminés. Au nombre de ceux dont la réputation est la plus étendue se trouvait M. Santini, astronome célèbre, directeur de l'observatoire. Je me liai d'une manière particulière avec un géomètre et un géologue. Le premier, directeur général des ponts et chaussées, M. Paleocopa, est un homme d'un savoir profond et d'un esprit aimable, vif et brillant. Élevé à l'école d'artillerie et du génie de Modène, il avait servi dans le corps du génie militaire du royaume d'Italie et fait avec nous les dernières campagnes de l'Empire. Répugnant à servir dans une autre armée que celle dans laquelle il avait débuté, il entra dans la carrière civile quand le nord de l'Italie revint à l'Autriche. Il trouva l'occasion de montrer sa capacité et d'exécuter de beaux et grands travaux, qui lui font le plus grand honneur. Au nombre de ceux qui composaient ma société habituelle se trouvèrent le secrétaire de l'institut, M. Passini, géologue (ses connaissances sont très-étendues et variées, son activité est très-grande), et un jeune officier de marine d'une grande distinction, chargé de la direction de l'observatoire, le baron de Willersdorff.
Je passai ainsi mon hiver d'une manière assez douce, partageant mon temps entre l'admiration des objets d'art dont Venise est remplie, une société agréable et un bon spectacle, dont l'admirable salle de la Fenice double les avantages.
Il serait sans intérêt d'entrer dans le détail de la vie que l'on mène à Venise. Je me bornerai à dire qu'elle a perdu la fougue et l'activité qui la caractérisaient autrefois. Elle est plus régulière peut-être que dans les autres villes d'Italie. Les chroniques galantes sont maintenant du domaine du passé, et, quoique sans doute le temps présent lui fournisse encore des aliments, les jouissances de l'esprit sont appelées à entrer dans les plaisirs journaliers.
Les admirables peintures que renferment les palais des particuliers, l'Académie des beaux-arts, les églises et les bâtiments publics ne sauraient être trop visitées; car on y découvre sans cesse de nouvelles beautés. On reconnaît facilement quel rang on doit donner, parmi les écoles du moyen âge, à cette école vénitienne, dont le caractère est si pur, si vrai, l'expression si énergique. On ne peut aussi se lasser de contempler les objets d'architecture de tous les genres, dont la variété infinie chasse la monotonie, sans nuire à la beauté. Cependant, au-dessus de tous ces chefs-d'oeuvre, planent toujours les immortels ouvrages de Palladio, le seul architecte, peut-être, qui ait rappelé en Europe, par ses ouvrages, ceux qui ont illustré la Grèce antique. Cinq mois s'écoulèrent ainsi dans Venise de la manière la plus douce. J'en sortis au printemps pour entreprendre un agréable voyage en Toscane, où m'appelait l'arrivée d'une amie de France, madame la comtesse de Damrémont, qui s'y était rendue pour m'y voir et passer quelque temps avec moi.
Je partis le 12 avril de Venise, pour me rendre d'abord à Bologne, et je profitai de ce voyage pour voir en détail les murazzy, les travaux de Malamocco, et les embouchures des fleuves voisins, si menaçants pour les provinces qu'ils traversent.
Les lagunes sont séparées de la mer par une bande de terre dont la largeur varie. Divisée par les intervalles qui unissent les lagunes à la mer, elle forme plusieurs îles dans la partie méridionale, et elle est réduite à la plus mince épaisseur. La sûreté de Venise a rendu nécessaire de créer une défense artificielle. Sans ce rempart, l'affluence de la mer par les gros temps et les vents du sud aurait bientôt submergé la ville et l'aurait détruite.
Les murazzy ont donc été construits dans un but de défense et de conservation. Ce sont des travaux semblables à ceux que l'on voit en Hollande, avec cette différence que ces derniers ont été construits en terre et ont pour objet d'isoler complétement le pays de la mer, tandis que les autres, qui sont en grande partie construits en pierre, ont pour but de diminuer, de régler et de limiter l'entrée des eaux de l'Adriatique dans cette mer intérieure et si peu profonde que forment les lagunes.
Mais, si Venise doit être préservée de l'action des eaux, elle a besoin de communiquer avec la mer, et de posséder au moins un passage d'une profondeur suffisante pour permettre l'entrée et la sortie des vaisseaux d'un certain tirant d'eau. La construction des murazzy a de la beauté et de la grandeur. On serait tenté de croire que ces travaux remontent à l'époque glorieuse et puissante de la république. Il en est autrement; c'est un ouvrage de sa vieillesse et le résultat d'un calcul économique. C'est vers 1740 que ces travaux furent commencés. Jusque-là, on avait entretenu l'obstacle au mouvement des eaux au moyen de caisses en bois remplies de pierres, qui, placées d'une manière contiguë, formaient une digue et brisaient les vagues; mais, les bois étant devenus rares et chers, on y substitua un travail plus dispendieux, mais aussi plus durable, et les murazzy furent commencés. Quoiqu'on n'ait pas cessé d'y travailler, ils ne sont pas encore achevés aujourd'hui. Ils se composent de pierres de très-grandes dimensions, qui sont liées entre elles par un mortier de pouzzolane. Ils forment une digue dont la pente est très-douce, qui résiste facilement au choc des vagues et présente un obstacle invincible à l'action de la mer.
Mais, procurer à la passe de Malamocco, naturellement la meilleure, la profondeur nécessaire aux besoins de la navigation, était chose plus difficile. Après un long examen et une discussion approfondie des meilleurs ingénieurs, on a arrêté, pour être placé sous la direction du chevalier Paleocopa, l'un des ingénieurs les plus distingués de l'Italie, si riche en individus de cette espèce, un système de travail dont l'achèvement est presque complet au moment où j'écris. Les opinions qu'avait manifestées autrefois notre célèbre ingénieur Prony ont prévalu. Les atterrissements de la passe viennent de deux causes: de l'action extérieure et de l'action intérieure. Pour arrêter ceux-ci, on a construit une digue qui a déplacé le passage et produit complétement l'effet désiré. Elle a été exécutée sous le gouvernement français. On vient maintenant d'exécuter une digue extérieure, perpendiculaire à la côte, de deux mille cent mètres, qui arrête les sables que les courants du sud amènent, et qui, en redressant et contenant les courants qui deviennent plus rapides dans les mouvements des marées, les force à déblayer et à creuser constamment la passe, comme il arrive en France dans certains ports de la Manche au moyen des écluses de chasse. Ce beau travail rendra le port de Venise d'un facile accès. Dans quelques siècles sans doute, les mêmes inconvénients se renouvelleront; mais alors de semblables travaux, repris et continués, remédieront de nouveau au mal.
Je visitai Chioggia, petite ville de pêcheurs située à l'autre extrémité des lagunes. Son nom se rattache à une époque de grands désastres, mais peut-être aussi à la plus glorieuse époque de la république. Réduite à la défense de la ville même, elle sut résister à ses ennemis, et, quand elle semblait au moment de périr, elle prit une attitude offensive qui la délivra tout en se défendant, et humilia profondément Gênes sa rivale.
En sortant de Chioggia, on entre dans un pays constamment menacé par les eaux, souvent envahi par elles, et qui serait complétement submergé si des travaux continuels ne parvenaient à le garantir. Il est curieux d'étudier les circonstances qui ont amené cet état de choses. Les anciens Vénitiens, dont la sécurité était fondée sur leur éloignement de la terre ferme, avaient établi en principe que la conservation des lagunes était de premier intérêt et de première nécessité. En conséquence, la direction donnée aux fleuves au voisinage de leurs embouchures les en avait constamment écarté, afin d'empêcher les atterrissements qui auraient fini par les combler. D'abord se trouvait la Brenta, dont la direction naturelle tombait sur le milieu des lagunes. Elle fut déviée dans son cours et dirigée de manière à arriver directement à la mer. Mais il en résulta que la pente, répartie sur un développement beaucoup trop grand, rendit son cours trop lent, et que les eaux s'épanchèrent en fréquentes inondations, qui mettaient à l'état de marécages un pays riche et fertile. Ce mal était augmenté par la réunion de deux petites rivières, le Bacchiglione et le Gorzone, qui affluaient dans le lit de la Brenta et se rendaient également à la mer par l'embouchure de Brondolo, tandis qu'un canal navigable établissait la communication entre les lagunes de Chioggia et l'Adige. Le pays compris entre le Bacchiglione et le Gorzone étant en grande partie inondé, un canal de desséchement, dit le canal des Cuori, fut creusé pour porter les eaux dans le lit des fleuves réunis. Le baron Testus a entrepris ensuite le desséchement de ce territoire, composé de soixante-cinq mille campi ou vingt-quatre mille hectares, dont une partie est inondée accidentellement, l'autre plus fréquemment, et une dernière partie ne se compose que de marais. Il calcula que l'emploi de six machines à vapeur, de la force réunie de cent vingt chevaux, le débarrasserait de trois mille mètres cubes d'eau par minute et que le travail ne devrait pas durer plus de soixante-dix à quatre-vingts jours. Ce calcul s'est trouvé complétement erroné. Il n'a obtenu que des effets médiocres avec des moyens très-dispendieux. Le simple bon sens semble indiquer la marche à suivre, qui est celle-ci: diviser le terrain en deux parties par une digue, savoir, celle qui est au-dessus du niveau de la mer basse, et celle qui est au-dessous; conduire les eaux de la première à la mer par un canal, au moyen de portes-écluses qui permettent aux eaux de s'écouler à la mer basse, et qui se ferment à la mer haute pour empêcher l'invasion de la mer quand elle monte; ensuite, n'appliquer les machines d'épuisement qu'à la deuxième partie, dont les eaux ne peuvent avoir par elles-mêmes aucun écoulement. Des travaux semblables se voient partout en Hollande, et leur système, inspiré par le plus simple bon sens, donne constamment les résultats les plus satisfaisants.
Nous avons remonté la rive gauche du Gorzone, puis passé cette rivière pour nous rendre sur l'Adige qui vient aussi la traverser. De là nous sommes arrivés sur l'Adigetto qui, autrefois, était une dérivation de l'Adige. Réuni au Tartaro, dont les sources sont près de Vérone, et grossi de la Molinella qui passe à Castellaro, près de Mantoue, il forme un cours d'eau qui prend le nom de canal Blanc et communique avec l'Adige. L'Adigetto a pris son nom de la prise d'eau faite à son origine; mais la prise d'eau a été supprimée, et le nom lui est resté. Le canal arrive à Adria, d'où il continue jusqu'à la mer, dans laquelle il débouche par un ancien bras du Pô, séparé aujourd'hui du fleuve, et qui porte le nom de Pô-di-Levante. Il communique avec le Pô véritable par la Cavanella, que l'on ouvre d'abord pour la navigation, et ensuite pour l'écoulement des eaux dans le Pô quand le fleuve est plus bas que le canal Blanc.
Nous couchâmes à Adria, jolie petite ville, très-ancienne, aujourd'hui éloignée de plusieurs lieues de la mer, et autrefois port de mer qui donna son nom au golfe Adriatique. Une circonstance remarquable des pays situés sur les deux rives de l'Adige, et qui les met constamment en péril, c'est que le fond du lit du fleuve, constamment plus élevé que la campagne, la domine de deux à trois pieds. Les eaux s'élèvent quelquefois jusqu'à trente pieds. Que l'on juge combien est menaçante cette puissante masse d'eau en mouvement!
Cet état de choses est venu de ce que ces pays ont été trop tôt habités et trop tôt cultivés. La nature a destiné les fleuves à dessécher les marais, en élevant leur sol par des alluvions. Mais, quand on se décide à cultiver un terrain bas, traversé par un fleuve, il faut de toute nécessité diguer la rivière pour en contenir les eaux. Dans ce cas, et dans l'intérêt de l'avenir, afin d'empêcher des résultats tels que ceux que nous voyons, il faudrait adopter un double système de digues, c'est-à-dire placer d'abord de petites digues propres à resserrer le fleuve, et ensuite élever de grandes digues de défense, qui, placées à une certaine distance, lui ouvrent une grande surface pour s'étendre, ce qui diminuerait l'élévation des eaux dans les crues, et ralentirait beaucoup l'élévation du sol en offrant un plus grand espace pour recevoir les alluvions; mais c'est une prévoyance que nulle part on n'a eue autrefois. C'est un tort qu'on a eu particulièrement en Hollande, où on rencontre une analogie réelle avec ce que l'on voit ici: chaque année, l'existence des deux pays est également menacée par les eaux, et par les mêmes causes. Cette Haute-Italie, si belle, a été si anciennement habitée et cultivée, et à une époque si barbare, qu'il n'est pas étonnant que des mesures semblables de précaution n'aient été ni prises ni conçues. Une fois la culture développée, les populations fixées sur les bords du fleuve s'y sont trouvées enchaînées. Leur sécurité de chaque jour les a forcées à ajouter chaque année à la hauteur des digues, à mesure que le fond du fleuve se rehaussait lui-même, et on en est venu à ce que l'on voit aujourd'hui.
Le 12, nous avons visité le Pô et examiné les épis construits dans le double but de préserver ses bords, et de diriger les courants dans l'intérêt de la navigation. Un des épis construits en pierre ressemble par son importance et sa dimension à un môle de port de mer. Le Pô, tout menaçant qu'il est pour la campagne, car il s'élève beaucoup dans les crues, est cependant moins effrayant que l'Adige, parce que le fond de ce fleuve est partout plus bas que le niveau de la campagne. Nous visitâmes la Cavanella dont j'ai parlé déjà, extrémité du canal de communication entre Chioggia et le Pô. Il y a deux écluses de sept pieds de hauteur, qui sont placées à la suite l'une de l'autre. Ce canal sert aussi de dégagement des eaux du canal Blanc dans le Pô, quand celui-ci est bas, et dans tous les temps pour la navigation, soit pour entrer dans le Pô, soit pour en sortir. Lorsque la différence des niveaux des eaux est de six à sept pieds, on réunit les deux écluses, et on les traite comme une seule; quand la différence est de quinze pieds, on les ouvre successivement. Plus bas, le canal Blanc communique, par une autre écluse, avec le canal des Cuori qui réunit les eaux du Gorzone et du Bacchiglione. Enfin une dernière porte s'ouvre et fait entrer les bateaux dans le canal de Chioggia, et c'est ainsi que la navigation intérieure est établie entre Venise et le Pô.
Nous rentrâmes à Adria, et, le 13, j'allai visiter les travaux de l'Adige. Ses dignes avaient été rompues. Une grande invasion des eaux avait couvert la campagne; un village avait été emporté. Ces accidents se renouvellent malheureusement trop souvent. À chaque accident semblable, on redresse les digues; on les reconstruit avec un plus grand soin. Le moyen employé pour leur donner de la solidité est de les établir sur un lit de fascines. Les eaux y pénètrent et y déposent un limon d'alluvion, qui empêche les infiltrations. Or c'est toujours par des infiltrations que les digues viennent à percer. On n'a souvent que du sable pour les construire; aussi les eaux s'y frayent assez facilement un passage. On voit d'abord se former une fontanelle sur le revers; puis, peu de temps après, arrive une catastrophe.
Après avoir examiné ces travaux importants, que malheureusement on est obligé de reprendre très-souvent, j'ai de nouveau été coucher à Adria. Dès le lendemain, je me mis en route pour Rovigo, Ferrare et Bologne. Je passai le Pô à la Mezzola, domaine d'une très-grande valeur, appartenant au pape. Pendant la possession française, elle était devenue un bien national. Elle avait été donnée à des fournisseurs. Avec le temps, elle est revenue à son ancien propriétaire. À peu de distance sont les grandes pêcheries de Comacchio. Dans ces pêcheries, on élève le poisson sur une très-grande échelle. Les poissons extrêmement petits, qui viennent de naître, sont pris dans la mer avec des filets dont les mailles sont très-étroites. On les place ensuite dans de vastes espaces isolés de la mer par des digues, mais communiquant avec elle par des portes et des grillages, ils grandissent dans ces enceintes pendant plusieurs années. C'est un établissement de même nature que les vallées des lagunes, car c'est ainsi qu'on les nomme. Ces vallées sont au nombre de soixante-dix. Elles touchent, dans une partie de leur développement, à la terre ferme. Elles ont, dans leur ensemble, plusieurs milliers d'hectares de superficie. Dans tous ces établissements, et à Comacchio surtout, on élève une quantité immense d'anguilles que l'on sale, et qui servent à l'approvisionnement des vaisseaux. Une seule de ces vallées rapporte, à ma connaissance, à son propriétaire plus de cinquante mille francs par année.
Les tableaux de l'école des Beaux-Arts, à Bologne, sont peu nombreux, mais d'un choix excellent. Ce sont des chefs-d'oeuvre des plus grands maîtres. On y trouve beaucoup de Carraches. Une réunion, immense par le nombre, admirable par le mérite, et qui semble au-dessus des moyens d'un particulier, forme la galerie du comte Zambeccari. Elle se compose de neuf cents tableaux, dont un Raphaël et des Titiens.
Les environs de Bologne sont charmants. Le pays est riche et varié. Une multitude d'élégantes maisons de campagne, et le voisinage immédiat des collines, ajoutent à la beauté du paysage. Mais une chose unique au monde, le Campo Santo, mériterait seul le voyage pour un homme instruit et curieux. Nulle part on n'a eu une semblable pensée, ou, au moins, nulle part on ne l'a exécutée avec un semblable grandiose. On s'est servi pour le fonder d'une ancienne chartreuse, dont on a conservé et restauré l'église avec un soin tout particulier. De vastes carrés vides forment des cloîtres qui se succèdent. Contre ces murs sont placés les monuments des particuliers, et les restes de ceux auxquels ils sont consacrés. Les vides de carrés sont destinés à l'enterrement des personnes du commun; mais on a placé à chaque tombe un numéro qui correspond à celui du registre, de manière qu'au bout de quelques années on peut retrouver les restes que l'on veut transporter ailleurs. Il y a dans ces dispositions un grand respect pour les morts, une idée morale qui rend l'idée de la fin moins douloureuse et moins triste.
Une galerie couverte, de quatre milles d'Italie de longueur environ, établit une communication facile et praticable dans tous les temps entre le Campo et la ville, et donne à chacun la facilité d'aller faire des actes de piété au milieu de ces tombeaux. Cet ensemble, je le répète, qui est unique au monde, honore beaucoup les magistrats de Bologne qui l'ont fondé et qui le maintiennent avec le plus grand soin. Une autre chose digne de remarque à Bologne est la transformation en bibliothèque publique des bâtiments de l'ancienne université, qui n'existe plus. Aujourd'hui on lui donne un style sévère, simple et beau. Un usage ancien voulait que tous ceux qui avaient fait leurs études classiques à l'université de Bologne, étrangers ou nationaux, laissassent leurs armes peintes sur les murs des salles avec leurs noms. Le temps avait dégradé tous ces blasons. On les restaure en ce moment avec le plus grand soin; il y en a des milliers, et chacun peut y trouver des souvenirs de ses ancêtres. En général, Bologne est remarquable par l'esprit de patriotisme de ses habitants.
Une ancienne et fidèle amie, madame la comtesse de Damrémont, m'avait donné rendez-vous à Florence, et je partis pour m'y rendre après avoir séjourné deux jours à Bologne. J'ai parlé ailleurs de Florence avec quelque peu de détail; je n'en dirai rien ici; mais je répéterai qu'elle est du nombre des villes privilégiées que l'on revoit toujours avec un nouveau plaisir. Les arts y sont plus honorés qu'ailleurs et y sont cultivés avec plus de goût et de succès. Madame de Damrémont, possédant le goût des beaux-arts au plus haut degré, jouissant plus qu'un autre de ce qui tombe sous ses regards, portait sur ce qu'elle voyait un jugement éclairé, développait le mien et m'expliquait mes propres sensations. On ne doit pas voir seul les objets d'art d'une grande beauté. On ne juge convenablement que lorsqu'on peut communiquer à d'autres ses remarques, s'éclairer réciproquement par la critique et motiver une admiration réfléchie.
La collection de tableaux que présentent le palais Pitti et les Uffizi est composée de tant de chefs-d'oeuvre, qu'elle forme sans doute une réunion unique au monde; mais on ne saurait aussi trop admirer les dispositions qui sont prises pour faire valoir ces merveilles. On voit qu'on rend en Toscane un véritable culte aux beaux-arts. Cependant l'école moderne de peinture semble morte aujourd'hui à Florence. La sculpture a pris sa place, et, comme dans toute l'Italie, elle y est cultivée avec beaucoup plus de succès. Bartolini est le plus grand sculpteur des temps modernes. Je le crois bien supérieur à Canova. Ses compositions sont plus vraies et leur simplicité est plus dans la nature. La vérité y a moins d'apprêt que chez ses devanciers. Rien de plus beau que la statue d'Astyanax, s'il parvient jamais à l'achever; car chez lui là est la difficulté.
Après deux mois d'un séjour rempli de charmes et qu'embellissaient les jouissances d'une vive amitié, je me mis en route pour me rendre à Gênes, où d'autres affections bien anciennes encore m'appelaient aussi. Je visitai Livourne, Lucques et la côte orientale de Gênes, que je n'avais jamais parcourue. L'État de Lucques me parut charmant. Il est le type de ces principautés qui dispensent les souverains des soins laborieux du gouvernement et leur donnent les jouissances attachées à la possession d'une belle propriété indépendante. C'est un pays délicieux, où l'on trouve le voisinage de la mer, une belle ville, un beau palais autrefois rempli de tableaux de choix, une belle forêt, des eaux thermales où l'on accourt de toutes parts, et une population intelligente et spirituelle. Un duc de Lucques, philosophe et instruit, animé de l'amour des sciences, pourrait voir écouler sa vie dans l'idéal du bonheur; mais il faudrait qu'il fût quelque chose par lui-même et qu'il pût baser son existence sur le sentiment de ses facultés heureusement appliquées.
Je continuai ma route en parcourant cette rivière du Levant, si célèbre. On la compare naturellement à celle du Ponant. Nulle ressemblance ne se retrouve cependant entre elles. La rivière du Levant, couverte de villes riches et peuplées, admirablement bien cultivée et commerçante, est tout autre chose que l'autre, qui, sauvage encore, n'est habitée que de loin en loin. Mais une admirable localité militaire en rend la possession précieuse; le golfe de la Spezia, un des plus beaux du monde par son étendue et la sûreté qu'il offre aux vaisseaux contre l'action des vents de la mer; une source d'eau douce jaillissante, abondante et représentant par sa richesse une rivière souterraine, fontaine artésienne naturelle, mais de la plus grande dimension, donne la facilité à toute une flotte de faire de l'eau en peu de moments. Enfin, sa facile entrée et sa libre sortie de la passe, et sa position centrale sur la cote d'Italie, complètent ses avantages. De grands travaux projetés par Napoléon devaient en faire notre établissement principal de marine sur cette partie des côtes de la Méditerranée, et il voulait la mettre à l'abri de toute attaque directe de la part de l'ennemi. En deux jours d'un voyage intéressant et agréable, j'arrivai à Gênes la Superbe.
Pendant mon séjour assez long dans cette ville, je fus témoin de fêtes brillantes qui eurent lieu pour le mariage du duc de Savoie. De là, je me rendis en Suisse, où m'attendaient des amis. J'y passai un été délicieux. À la fin de l'automne, j'allai revoir les merveilles de Munich, d'où je retournai à Venise pour y passer l'hiver.
Sommaire.--Lettre du comte de Fiquelmont sur le commerce de la Russie.--Promenades dans Rome.--Des révolutions et des circonstances qui les amènent.--Des vertus des peuples barbares.
LE COMTE DE FIQUELMONT, ANCIEN MINISTRE D'AUTRICHE,
AU MARÉCHAL DUC DE
RAGUSE.
sur le commerce de la Russie.
Vienne, le 14 février 1831.
Monsieur le maréchal,
Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date du 29 janvier, vous m'avez exprimé le désir d'avoir par écrit les données principales d'un entretien, dont vous avez bien voulu conserver le souvenir, qui avait pour objet les forces commerciales du midi de la Russie comparées à celles du nord. J'étais, et je suis encore de l'opinion que le commerce de l'empire russe trouve beaucoup plus de force et de développement dans la direction du nord que dans celle du sud. Voici, monsieur le maréchal, quelle était la base de mon raisonnement.
Il y a trois lignes de navigation fluviale entre la mer Caspienne et la mer Baltique. Ces trois lignes aboutissent au lac Ladoga, et, par le canal de Ladoga, sont mises en communication avec le Volkhov et la Néva. Ce système fluvial, qui traverse et qui unit entre elles presque toutes les parties du centre de l'empire, est l'objet des soins constants du gouvernement. Pierre le Grand en a été le créateur; mais les perfectionnements modernes dans l'art de l'ingénieur ont augmenté beaucoup les ramifications de ce système, auquel on a réuni presque tous les cours d'eau de l'intérieur. La nature des pays fait que les distances de portage sont courtes et qu'il est facile de les franchir à peu de frais.
Il existait un ancien tracé du canal qui avait pour objet de réunir le Dniéper à la Vistule, et d'établir ainsi une communication entre la mer Noire et la Baltique; il portait le nom de canal du Roi; mais, soit qu'il y ait eu des difficultés de terrain ou peu d'utilité, il a été fort négligé; il est, je crois, resté à l'état de projet. La Dwina et ses affluents portent à Riga tous les produits de cette partie de la Russie. On a, d'un autre côté, travaillé à rendre le Dniéper navigable, ce qui n'était pas fait quand j'ai quitté la Russie. Si les difficultés que présente cette navigation, qui sont des cataractes, étaient surmontées, les produits que ce fleuve porterait vers Odessa ne sont presque rien en comparaison de ce qui va vers la Baltique.
Voilà déjà un fait intérieur établi, qui assure au nord la supériorité du commerce.
Le second fait est plus décisif: c'est celui de la navigation maritime. Votre séjour à Venise vous met à même, monsieur le maréchal, d'y recueillir les notions les plus exactes sur les opérations commerciales de la mer d'Azof et de la mer Noire. Vous y apprendrez, de la manière la plus positive, combien il faut de temps pour la navigation, depuis Odessa jusqu'à Cadix; car il faut tenir compte de celui qu'il faut passer à Gibraltar pour y attendre le vent nécessaire pour la sortie du détroit. Ce temps est souvent plus long que celui qu'il faut de Saint-Pétersbourg aux États-Unis.
La Méditerranée ne fait que le commerce de son bassin; la mer du Nord fait celui du monde.--La Russie trouverait donc un plus grand avantage à se relier au nord qu'au midi, quand bien même le système de sa navigation fluviale ne lui en eût pas imposé la loi.
Je crois, monsieur le maréchal, avoir, par ce simple exposé, répondu à la demande que vous m'avez faite.--Votre opinion a beaucoup de poids en Europe; j'ai regretté, par cette raison, que vous ayez, dans votre ouvrage, fortifié l'idée que les forces du midi de la Russie sont susceptibles d'un très-grand développement; j'entends ici par force, productions, industrie et commerce. On devrait en conclure qu'il y existe un besoin d'expansion qui serait tôt ou tard menaçant pour Constantinople. Puisque je suis d'une opinion contraire, me permettrez-vous de le dire, la question est grave; car elle est un des principaux éléments de la politique de l'Europe envers la Russie.
Il y a dans le midi de la Russie des conditions climatériques qui ramènent, à des intervalles presque égaux, des années de complète disette, quelquefois destructives de la totalité du bétail, bêtes à cornes et moutons; quand, pendant le mois de mai, le vent d'est domine, alors il n'y a pas de pluie, et les steppes ne donnent point d'herbe; cela est arrivé deux fois pendant les douze années que j'ai passées en Russie. On calcule que tous les trois ou quatre ans la récolte des céréales est médiocre; trop de sécheresse en est toujours la cause; on est content quand elle ne va pas jusqu'à brûler l'herbe; cependant les années de famine sont rares; la surabondance que donnent celles qui sont fertiles rend possibles des approvisionnements de précaution. Ce ne sont pas des greniers d'abondance, ce sont de simples économies domestiques.
J'ai connu quelques propriétaires russes qui, séduits par l'apparence d'un soleil plus chaud, se trouvant avoir trop de population dans leurs terres de l'intérieur, faisaient usage de leurs droits, en transplantant l'excédant, qui leur devenait une charge au lieu d'être un revenu, dans des terrains de pâturages au midi: ils eurent tous à le regretter. Un comte Gourief fit, au contraire, cette même opération du centre de la Russie vers le Volga, au delà du Saratov: il doubla sa fortune.
Ces divers faits, dont j'ai eu connaissance exacte, me donnent l'explication d'un phénomène historique que je ne comprenais pas. Je m'étais demandé souvent pourquoi cette longue zone méridionale, qui s'étend depuis la Bessarabie jusqu'en Asie, n'avait jamais été ni peuplée ni civilisée. Les colonies grecques n'avaient pas dépassé les côtes de la Crimée; les Romains n'avaient pas été plus loin que la Valachie. Toute cette zone n'avait été qu'une route de passage pour les émigrations de peuples qui arrivaient d'Asie et du Volga inférieur; aucun d'eux ne s'y était arrêté. Les Tartares, qui arrivèrent jusqu'à la Crimée, au moment où les Turcs prenaient Constantinople, n'y firent, pour ainsi dire, point d'établissements; ils ne pouvaient ni avancer ni reculer; ils y restèrent, mais à l'état nomade. L'incertitude de la production fut pour moi la réponse à la demande que je me faisais. L'existence du royaume de Mithridate est un argument en faveur de l'opinion que je me suis faite; car il n'y a pas trace qu'il se soit éloigné de la mer d'Azof ou de la mer Noire. Pourquoi n'aurait il donc pas cherché à étendre sa domination vers l'intérieur? Cela paraissait naturel. Pour un fait aussi constant, il doit y avoir une cause permanente.
J'ai sous les yeux un tableau, fait en 1830, qui établit le rapport de la classe des industriels à la population totale de chaque gouvernement. Ce rapport est, pour Saint-Pétersbourg, de 1 sur 41 habitants; Moscou, de 1 sur 54; Astrakan, de 1 sur 213.--Je passe les intermédiaires. De Vothynie, de 1 sur 269; de Kazan, de 1 sur 400; de Kief, de 1 sur 574; de Podolie, de 1 sur 644; de Pultawa, de 1 sur 935; des Cosaques du Don, de 1 sur 2,101. On voit, par l'extrait que je fais de ce tableau, et qui suffit au but, combien l'industrie diminue à mesure qu'on avance vers ce midi dans lequel l'opinion de l'Europe place une grande partie de la force de l'empire russe.
L'impossibilité d'y augmenter la population, à cause de l'incertitude de la production, apporte un obstacle invincible à l'établissement d'une grande industrie. Il n'y a donc point là richesse de capitaux; les maisons de commerce d'Odessa sont des commandites de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou de l'étranger; il n'y a rien là qui ait sa racine dans le sol.
Il y a des hommes qui croient que l'établissement des routes de fer pourrait changer la face de ce pays, en rapprochant les lieux de la production de ceux de l'exportation. Il y aurait sans doute des bénéfices pour les propriétaires; mais seraient-ils en rapport avec les dépenses que causeraient l'établissement et l'entretien de pareilles voies? Le général Destrem, ingénieur habile, et, plus qu'aucun autre, compétent pour tout ce qui regarde la Russie, a prouvé, avec la dernière évidence, que l'entretien des routes de fer y sera toujours trop cher. La terre y gèle, même dans ce soi-disant midi, à quatre pieds de profondeur; le dégel ne dérangerait-il pas toujours la ligne horizontale des rails? Que de travaux ne faudrait-il pas, et que d'argent pour des réparations à faire sur d'aussi grandes distances?
Dans les pays assez riches pour que des associations particulières puissent construire de pareilles routes, je comprends leur construction: c'est une manière de placer des capitaux; je comprends que l'on trouve ce mode de voyager meilleur marché. Mais en est-il de même quand les États empruntent pour construire des routes de fer? Les intérêts à payer pour les emprunts n'exigent-ils pas une augmentation d'impôts? Il en résulte que ceux qui ne voyagent pas payent une partie des frais de ceux qui se font transporter par les chemins de fer. Ce serait bien particulièrement le cas en Russie, où l'État seul pourrait les construire. Le temps qu'il faut pour terminer celui de Saint-Pétersbourg prouve que les marais sont des obstacles encore plus difficiles à vaincre que des montagnes.
Un grand établissement, qui avait, dans le midi de la Russie, le plus brillant appareil de la force, n'y existe plus tel que vous l'y avez vu, monsieur le maréchal. Une grande revue que l'empereur fit de ses colonies militaires, en 1837, le décida à en changer entièrement l'organisation. Il reconnut le danger d'une pareille création, si peu d'accord avec ce qui l'entourait. La supériorité morale de cette population militaire devait en faire, selon les circonstances, ou un instrument d'oppression contre le pays ou de rébellion contre le gouvernement.--La révolte si tragique des colonies du Nord (de Novogorod) était un avertissement que l'empereur ne pouvait oublier. Le général Witt présenta à l'empereur, à Voskresensk, quelques mille jeunes gens non encore rangés dans les régiments, mais déjà assez instruits et formés pour faire sur-le-champ le service de bas officiers, sachant tous parfaitement lire, écrire et compter. Il y avait, cette année, dans l'ensemble de ces colonies, vingt-six mille hommes arrivés à ce degré d'instruction. Witt demanda à l'empereur ce qu'il devait en faire. Une décision était d'autant plus embarrassante, que, d'après l'organisation de ces colonies, chaque année devait augmenter ce nombre. L'empereur n'hésita pas. Il changea l'organisation: tous les habitants des colonies redevinrent des paysans comme tous les autres. Les régiments furent, depuis ce jour, complétés par les recrues que leur donnait la levée générale de l'empire, comme le sont les régiments qui ne sont point colonisés. L'instruction fut bornée aux enfants des régiments. La partie administrative aura dû être modifiée dans une mesure analogue à la réforme militaire. J'ignore les nouveaux règlements qui auront été donnés; je suppose qu'on aura, petit à petit, diminué l'immense monopole agricole qu'exerçaient ces colonies.
Je précédais de deux jours l'impératrice, qui se rendait à Voskresensk. On avait, à Pultawa, arrangé pour elle une exposition des produits de ce gouvernement. J'y vis des échantillons nombreux de superbe laine mérinos; les principaux producteurs étaient les Kotschubei et les Rasoumowski. J'en faisais compliment à l'homme très-intelligent, propriétaire lui-même, qui était mon cicerone. «Oui, me dit-il; mais il faut ici une grande fortune pour pouvoir supporter la variation des prix, qui est augmentée par une cause que personne ne peut calculer, parce qu'elle est placée en dehors des intérêts de ce commerce.»
Voici l'explication qu'il me donna. «Les colonies militaires sont en possession d'un immense monopole en chevaux, en grains et en laines; car chaque régiment possède entre douze et vingt mille mérinos de la plus belle espèce. Plusieurs régiments, n'ayant pas eu assez de fonds dans leur caisse pour faire face aux dépenses d'équipement et d'habillement qu'exigeait la circonstance, furent autorisés par l'administration coloniale à vendre la laine qu'ils avaient en magasin au-dessous des prix du marché d'Odessa; ce qui amena une baisse nuisible à l'intérêt des autres producteurs; pour cette année notre marché est gâté; les petits propriétaires auront à en souffrir.»
Je vis à cette occasion que l'établissement colonial n'était pas populaire. Un autre monopole qu'il exerçait vint déranger une autre branche de l'économie agricole dans des gouvernements éloignés. Le général Witt, qui conduisait son établissement en homme de génie, mais en homme spécial, montra à l'empereur deux cent quarante étalons, les plus belles bêtes que l'on put voir, car l'administration était assez riche pour faire acheter partout ce qu'il y avait de mieux; près de vingt mille juments avaient été réunies dans un district assez resserré. Les colonies de l'Ukraine n'avaient rien livré à cette revue d'un nouveau genre. Le nombre des juments était bien plus considérable; chaque régiment en comptait plusieurs milliers.
Les gouvernements de Charkov, de Tambov, de Riazam, de Koursk, de Voronej étaient les pays de remonte pour la cavalerie; chaque petit propriétaire y avait un haras de dix, quinze, vingt, trente juments; les plus petits se cotisaient entre eux pour avoir un étalon à frais communs; la race chevaline y était depuis longtemps distinguée, et fournissait, outre les remontes de cavalerie, beaucoup de chevaux de luxe aux attelages de Moscou et de Saint-Pétersbourg.--Peu d'années suffirent pour les détruire; la vente certaine aux remonteurs de la cavalerie, les moutons vinrent remplacer les chevaux. Les colonels de cavalerie, surtout ceux des régiments de la garde, n'eurent plus le choix de leurs remontes; elles furent envoyées des colonies à un prix fixé par le gouvernement.
Il resterait encore à faire un dernier calcul, celui de savoir ce que le pays a gagné ou perdu à l'exercice de ce brillant monopole. Mon opinion personnelle n'est pas douteuse; tous les frais de production des colonies sont plus élevés que le seraient ceux des particuliers. Ce phénomène ne doit cependant pas être condamné; les immenses résultats obtenus en si peu de temps ont prouvé l'incapacité du gouvernement civil de les amener dans des voies qui auraient dû être les siennes. Mais des moyens naturels de production ont été détruits; c'est une perte positive, parce que cette administration coloniale ne restera pas ce que le général Witt en avait fait. Il est difficile de trouver une longue série de successeurs à un homme aussi actif, aussi intelligent, aussi intègre, étant à la fois homme de troupe et créateur en administration.
Pardon, monsieur le maréchal, etc., etc.
Fiquelmont.
La vue de Rome rappelle mille souvenirs. Cette ville fut le siége d'une immense puissance. L'étude de son histoire et de sa langue remplit encore nos premières années. Fondée sous les auspices de la violence et de l'amour du butin, agitée par des révolutions continuelles, Rome devint la maîtresse du monde et fut la tête d'un ordre social dont aujourd'hui il ne reste plus de trace. Le colosse tombé, la ville ressaisit dans le moyen âge une puissance d'opinion qui remplaça en partie la puissance matérielle qu'elle avait possédée et perdue. Elle sut, par la majesté et la grandeur de ses souvenirs, imposer une modération presque miraculeuse aux barbares qui menaçaient de la détruire. Aujourd'hui elle exerce encore par les idées religieuses une sorte de suprématie sur l'Europe. Cependant cette ville, la ville éternelle, ainsi qu'on l'appelle, n'a pas produit d'abord sur mon esprit la sensation à laquelle je m'attendais. Arrivant de l'Orient, mes yeux étaient accoutumés à la vue des antiquités que ces pays renferment. Leur conservation, la beauté des matériaux, leur grandeur et même leur immensité empêchent de juger sainement ce que l'on voit en Europe. Les monuments de Rome sont dénués de tout ornement. Ces masses de construction en briques donnent d'abord l'idée de décombres, de masures, que la misère et une mauvaise administration ont produits. Ôtez les noms, et, à quelque exception près, le voyageur ne verra ces ruines qu'avec une sorte de dégoût.
Il en est tout autrement de la Rome nouvelle. L'église de Saint-Pierre est le symbole de l'Église triomphante, de même qu'un superbe palais indique la puissance et la splendeur du souverain qui l'habite. Saint-Pierre est aussi par excellence le monument des beaux-arts. Il offre aux yeux la plus belle architecture, le grandiose le plus développé dans les objets de sculpture et la perfection dans les peintures. Il est, à cause de cela, pour celui qui aime les beaux-arts, le lieu le plus digne d'intérêt de la terre. Mais l'homme pieux, l'homme recueilli et disposé à vivre de méditation, est incommodé par la splendeur qui y règne. L'éclat de la lumière l'importune. Les grandeurs de la terre, qui sont si petites devant Dieu, y sont trop en évidence. Elles le distrayent des sensations sublimes dont il trouve la source dans son esprit et dans son coeur. À Jérusalem, j'ai vu, avec émotion, l'Église souffrante, l'Église dans sa misère et dans son humiliation. La piété y semble naturellement inspirée. La vue et le nom des lieux où de si grandes choses se sont passées laissent des traces ineffaçables dans les souvenirs. La vue de Rome, le séjour à Saint-Pierre, devraient, tout en donnant des idées de puissance et de prospérité, rappeler aussi les idées tristes qui s'associent naturellement au christianisme et contribuent à sa grandeur. J'ai parcouru Rome antique; mais, les circonstances d'alors ne m'ayant pas permis d'y mettre la suite nécessaire, je n'ai rien écrit pour retracer à ma mémoire ce que j'ai vu. Aujourd'hui, 18 novembre 1834, je recommence mes excursions sous les auspices de M. Visconti, et je vais placer ici en résumé ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu de lui.
Nous commençâmes nos «mises en nous rendant au Capitole. De la tour on voit également bien et la Rome ancienne et la Rome nouvelle. La Rome ancienne avait à son extrémité le Capitole, comme la Rome nouvelle. À l'est est la première. À l'ouest est la seconde, qui est bâtie sur le sol même de l'ancien Champ de Mars. Ce fut sur le mont Palatin que Romulus fonda sa ville, et cette colline fut la première habitée. Les débordements du Tibre formaient des marais au pied de ce mont. C'était dans ces marais même que Romulus et Rémus, son frère, enfants, avaient été exposés. Un temple de très-petite dimension, fondé dans ce lieu en mémoire de leur conservation miraculeuse, subsiste encore aujourd'hui. Il a été transformé en une église de Saint-Théodore.
Autrefois presque toutes les femmes romaines envoyaient leurs enfants dans ce temple au moment de leur naissance, pour leur assurer une heureuse destinée. Aujourd'hui encore les gens de la basse classe en font autant, et il est proverbial de dire quand il arrive malheur à un enfant: «Il n'a pas été porté dans l'église de Saint-Théodore.» Tant il est dans la nature des choses, dans le besoin des peuples, de se conformer aux usages anciens et d'adopter les opinions et les superstitions de leurs ancêtres! C'est à peine si les temps et les différences de croyance apportent quelques changements dans l'expression de ces sentiments.
Un temple de Vesta existait tout près de celui-là. C'est celui où les vestales veillaient à la conservation du feu sacré. Ce temple est devenu une église sous le nom de Sainte-Marie-Libératrice.
Le grand cirque était entre le mont Palatin, le mont Aventin et le Tibre. Là furent donnés par les Romains ces jeux publics fameux qui attirèrent les populations voisines, et en particulier les Sabins; là eut lieu l'enlèvement des Sabines. Après une guerre acharnée, les Sabins et les Romains se rencontrèrent dans l'emplacement du forum, et ils y conclurent le traité de paix qui rétablit la bonne harmonie entre les deux peuples. Tatius resta en possession du mont du Capitole, en observation devant les Romains. Un chemin fut fait pour établir la communication entre les deux nations, et ce chemin est devenu la Voie sacrée. Les deux peuples n'en firent bientôt plus qu'un seul, et, Tatius ayant péri dans une expédition dirigée contre le Lavinium, Romulus resta seul souverain. Le Capitole reçut son nom de la circonstance qu'une tête représentant celle de Jupiter fut trouvée dans l'excavation que les travaux nécessitèrent. Il devint la citadelle de Rome, et fut en outre destiné à recevoir les temples des dieux supérieurs.
Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, ayant soumis les habitants d'Albe au moyen du combat des Horaces et des Curiaces, et ensuite détruit cette ville en punition de sa mauvaise foi envers les Romains, ses habitants furent transportés à Rome, établis sur le mont ou Cælius et ses principaux citoyens admis dans le sénat.
Numa, deuxième roi de Rome, avait fait occuper le mont Quirinal pour se défendre contre les Sabins, et des travaux y furent exécutés par Tarquin l'Ancien dans le même objet. Ce mont Quirinal prit son nom d'un surnom de Romulus.
Ancus Marcius, quatrième roi, envoya une colonie à Ostie, près de l'embouchure du Tibre. Il voulut faire un pont sur le Tibre pour faciliter cet établissement; mais cette rivière, qui séparait le Latium du pays des Étrusques, était considérée comme un fleuve sacré. Il institua un sacerdoce dont les membres pouvaient se livrer à ces travaux sans profanation. Ainsi les premiers faiseurs de ponts chez les Romains furent des ministres de la religion. Ils prirent le nom de pontifices, et depuis ce nom n'a plus exprimé qu'une fonction religieuse, tandis que dans l'origine elle n'était qu'accessoire. Ancus Marcius fit aussi occuper le mont Aventin, et le Janicule de l'autre côté du Tibre.
Le mont Capitolin était plus grand qu'il ne semble aujourd'hui. Il est masqué par une foule de maisons, et le terrain environnant a d'ailleurs reçu un exhaussement considérable. Il s'étend jusqu'au Tibre. Dans le moyen âge, des papes l'encombrèrent de constructions pour empêcher le peuple de s'y réunir. Ces lieux rappelaient des souvenirs qui pouvaient mettre en question leur pouvoir. Auguste avait fait de même dans le Forum, sous prétexte de rendre plus de respects aux dieux. Il le remplit de temples de grandes dimensions, et diminua ainsi la masse du peuple qu'il pouvait contenir. Ce fut une habile politique de sa part. Le peuple ne devina pas son motif, et il atteignit le but qu'il s'était proposé.
La ville de Rome se trouva composée de sept collines, savoir: 1° du Palatin, où fut le commencement de la ville; 2° du mont Capitolin; 3° du mont ou Cælius; 4° du mont Quirinal; 5° du mont Aventin; 6° du mont Viminal; 7° du mont Esquillin.
L'enceinte fut construite par Servius Tullius. Elle resta constamment la même jusqu'à Aurélien, qui l'agrandit beaucoup. L'enceinte de Servius Tullius fut tout entière sur la rive gauche du Tibre. Elle enveloppait immédiatement les sept collines, et le cours du Tibre en faisait partie. Le mont Janicule a toujours été extérieur. Les trois quarts de la population, sous Auguste, étaient en dehors des murs. L'amphithéâtre flavien, bâti par Vespasien, et connu aujourd'hui sous le nom de Colisée, était considéré comme étant à peu près au centre de la ville. La situation de la population sur des collines élevées rendit nécessaire la construction d'aqueducs pour lui fournir de l'eau. Rien de plus grand, de plus majestueux que les travaux dont on voit encore les débris, et qui traversent cette immense campagne pour joindre, par des pentes régulières, la ville aux montagnes. Il y en a qui ont jusqu'à soixante-quatre milles de développement. En général, jamais les Romains n'ont reculé devant les difficultés quand ils ont reconnu une grande utilité publique à les vaincre.
Ce fut Ancus Marcius qui fit construire le premier aqueduc. Il y en eut jusqu'à quatorze. La masse d'eau qu'ils apportaient s'élevait, d'après des calculs certains, à un million deux cent mille mètres cubes par vingt-quatre heures. Aujourd'hui il n'en reste plus que trois, dont le produit est de cent cinquante mille mètres cubes par vingt-quatre heures, c'est-à-dire la huitième partie de la quantité ancienne, et cependant Rome est encore la ville de l'Europe la plus riche et la mieux dotée en eau.
Quand les barbares et les guerres civiles eurent détruit en partie les aqueducs, la population de Rome, manquant d'eau, descendit des collines, et vint s'établir près du Tibre. Elle couvrit le champ de Mars de ses maisons. Les eaux de la fontaine de Trévi, amenées à Rome par Agrippa, gendre d'Auguste, aboutissaient dans la plaine du champ de Mars et n'avaient jamais cessé de couler. Ce fut une raison de plus pour ce changement. Voilà l'explication de remplacement actuel de Rome. Quand le pape Sixte V eut fait rétablir les aqueducs, les eaux furent dirigées dans les lieux habités, et la ville est restée sur le nouvel emplacement qu'elle avait choisi. Ainsi il y a dans l'enceinte de Rome deux villes bien distinctes: la ville nouvelle, bâtie dans l'ancien champ de Mars, et la ville ancienne qui se compose de ruines, de monticules et de maisons de campagne. Le petit nombre d'antiquités existant dans la partie de Rome habitée aujourd'hui vient des temples construits du temps d'Auguste, et postérieurement dans le champ de Mars, et dont l'objet était encore d'en diminuer l'étendue pour gêner les grandes réunions du peuple.
Après avoir jugé de l'ensemble de Rome du haut de la tour du Capitole, nous sommes allés sur la voie Appienne. Cette route conduisait jusqu'à Brindisi et traversait les Apennins. Elle prit son nom d'un Appius, censeur, qui la fit construire. Nous avons visité le tombeau de Cecilia Metella, femme de Crassus, qui fit partie, avec César et Pompée, du premier triumvirat, et qui périt dans la guerre contre les Parthes. Ce tombeau a de la grandeur et avait de la beauté quand les riches matériaux dont il était couvert et rempli se trouvaient encore à leur place.
Toute la voie Appienne était garnie de tombeaux de gens célèbres, la plupart élevés aux frais de la république, comme honneur, les autres aux frais des familles. Ils se composaient en général de massifs en maçonnerie de briques, avec une chambre sépulcrale, et l'extérieur revêtu eu marbre sculpté et orné. Ces tombeaux avaient environ trente pieds d'élévation. Celui de Metella, qui est plus grand et plus élevé, a servi de forteresse aux Gaetani dans le moyen âge. Ils avaient bâti un château dont les dépendances, formant une vaste enceinte, se liaient avec le tombeau de Metella. Celui-ci en était comme le donjon et la citadelle. M. Visconti nous a fait remarquer une chose curieuse: c'est la disposition des fenêtres des bâtiments du moyen âge. Elle indiquait à quel parti, des Guelfes ou des Gibelins, appartenait le propriétaire. Chez les Gibelins, il y avait un signe d'unité: c'était une colonne placée au milieu. Chez les Guelfes, il y avait une croix, qui, divisant la construction en quatre parties égales, était supposée le symbole de l'égalité. De cette croix aux fenêtres est venu pour nous le mot croisée pour le mot fenêtre. Tous les châteaux, en Allemagne, ont des fenêtres à une colonne, parce que l'on y était Gibelin. Les créneaux étaient simples ou divisés en deux parties, suivant qu'on était Gibelin ou Guelfe.
Une circonstance particulière à l'ouverture du tombeau de Cecilia Metella mérite d'être rapportée ici. Le corps de cette Romaine se trouva intact; et, comme le peuple, à Rome, prend pour un signe de sainteté ces conservations extraordinaires, on craignit que le corps de la prétendue sainte n'occasionnât des troubles. Le pape le fit jeter dans le Tibre. C'est sous Paul III Farnèse que cette ouverture eut lieu. Le sarcophage de Cecilia Metella est encore aujourd'hui déposé dans la cour du palais Farnèse.
Le 25 novembre s'exécuta une seconde course avec M. Visconti. Nous sortîmes par la porta Pia, qui mène dans la Sabine. Nous fûmes, sans nous arrêter, jusqu'au mont Sacré, petite hauteur située sur la rive droite de l'Anio. C'est sur ce point que le peuple romain se retira, mécontent du traitement qu'il recevait des patriciens, et résolu d'abandonner Rome et de se retirer dans le pays des Sabins, dont ses ancêtres étaient sortis. C'est en l'an 268 de la fondation de Rome qu'eut lieu cet événement. Il se renouvela en 305, lors du meurtre de Virginie. Des négociations eurent lieu entre le sénat et le peuple. On lui promit des magistrats spéciaux pour défendre ses droits. De là l'institution des tribuns du peuple. Deux tombeaux sont au pied du mont Sacré et sur le bord de la route. Ils furent élevés, l'un à Ménénius Agrippa, qui avait ramené le peuple, l'autre à Anna Perenna, qui l'avait nourri pendant son séjour sur le mont Sacré, et dont le nom pourrait se traduire par union perpétuelle. En commémoration de l'événement du mont Sacré, il y avait des jeux et des distributions de vivres au peuple aux frais des patriciens. La rivière l'Anio, venant de Tivoli, où elle a formé des cascades, serpente dans la plaine et va se joindre au Tibre plus bas. En arrière sont les coupures et les escarpements exécutés pour rendre défensifs ces coteaux. Le pont qui y est bâti se nommait autrefois Nomentanus. Détruit par les Goths et rétabli par Narsès, leur vainqueur, il prit le nom de ce général. Le pape Nicolas V fit construire la tour qui en rend maître.
En nous rapprochant de la ville, nous vîmes un colombarium découvert depuis peu d'années. Un grand espace paraît avoir été consacré à en recevoir plusieurs. Celui que nous visitâmes renfermait quatre cents urnes. Des peintures et des inscriptions le décorent. Il y a des inscriptions philosophiques, d'autres touchantes. Une femme, qui avait déposé les cendres de son fils, âgé de vingt-deux ans dit: «Je fais pour toi ce qu'il eût été dans l'ordre que tu fisses pour moi.» Une autre dit: «Celui dont les cendres sont recouvertes a vécu quatre-vingts ans,» et ajoute: «C'est bien.»
Après le colombarium, nous fûmes voir l'église de Sainte-Agnès, garnie de colonnes antiques de dimensions et d'ordres différents, tirées de monuments plus anciens. Elle est d'une belle proportion et agréable à l'oeil. Il y a des travées supérieures. Elles étaient, dans la primitive Église, exclusivement occupées par les femmes. Cette église fut bâtie par Constantin. La statue représentant la sainte était en albâtre oriental; on lui a substitué une tête, des mains et la partie inférieure du corps en bronze. Une tête très-belle, très-expressive, dernier ouvrage de Michel-Ange, se trouve dans cette église. À côté est un ancien hippodrome, aussi construit par Constantin. L'enceinte et tous ces monuments renfermaient les tombeaux de sa famille. Ils sont tous détruits, excepté celui de Constance, son gendre, parce qu'il fut converti en église. C'est une rotonde charmante faite avec des colonnes dépareillées. Elle rappelle l'église située près de Noura, dans le royaume de Naples, on bien le beau péristyle du palais de Caserte, au-dessus de l'escalier. Il y a des fresques et des mosaïques dans cette rotonde, comme aussi des mosaïques du style byzantin dans l'église de Sainte-Agnès.
En rentrant en ville, M. Visconti nous fit remarquer que la porte sous laquelle nous passions était inachevée. Il nous raconta, à cette occasion, que le dessin en avait été fourni par Michel-Ange au pape Pie IV, du nom de Médicis. Ce pape n'était point de la maison de Médicis, mais fils d'un barbier de Milan. Une querelle avec Michel-Ange l'avait rendu son ennemi. Il lui demanda un projet, et ce projet, dans un but de vengeance, contenait comme ornement les attributs de la profession du père du pape. On s'aperçut de l'intention avant la fin des travaux, et ils furent suspendus.
Nous terminâmes notre journée en visitant la villa Colonna. Le mont Quirinal avait été coupé à pic par Néron, du côté qui regardait le champ de Mars. Cet escarpement était revêtu en marbre. Sur la plate-forme était un temple au soleil construit tout en marbre blanc. Deux immenses morceaux de quatre ou cinq cents pieds cubes chacun, faisant partie du fronton et de l'architrave, sont encore sur place et ornés du plus beau travail. Près de là sont les thermes de Constantin, excavés dans la montagne et construits dans les plus grandes dimensions. Ils sont devenus une propriété de la maison Colonna. En général, les grandes maisons se sont attribué, dans le moyen âge, les édifices publics. C'est à ce titre que le théâtre de Marcellus est resté la demeure en même temps que la forteresse de la maison des Orsini.
C'est aux catacombes existantes auprès de l'église de Sainte-Agnès que l'on proposa à Néron en fuite de se cacher. Il s'y refusa en disant que, tant qu'il serait vivant, il ne renoncerait pas volontairement à voir la lumière. Il passa l'Anio, se réfugia dans la maison de Phaon, son affranchi, et se donna la mort. La maison de Phaon était dans l'emplacement où se trouve aujourd'hui la villa du cardinal del Gregorio.
Le séjour des catacombes était respecté, à Rome, par les dépositaires du pouvoir. Le malheur auquel s'étaient condamnés ceux qui les habitaient les rendait en quelque sorte sacrées. Peut-être aussi craignait-on d'empiéter sur les droits des dieux infernaux en les poursuivant dans leur empire.
Le 27 novembre, nous fûmes, avec M. Visconti, voir la villa Adrienne à Tivoli. La campagne de Rome me semble toujours belle dans toutes les directions. Le pays est ondulé, et présente à la vue des lignes agréables. L'Anio, qui serpente dans la plaine, anime ces belles lignes. Ses champs sont d'une fertilité extrême. La terre est excellente et rend vingt-cinq pour un de la semence en froment. Il ne faut que des bras, de la culture et des arbres pour en faire le plus beau pays de la terre. Nous traversâmes deux fois l'Anio. La seconde fois on passe auprès du tombeau élevé à Plautius, ancien gouverneur de l'Illyrie, par ordre du sénat. Le discours à sa louange, tenu par l'empereur Vespasien, est gravé sur le marbre. Ce tombeau est dans la forme et des dimensions approchant de celui de Cecilia Metella. Il a été converti en poste militaire du temps de Paul II, pour la défense des approches de Tivoli, et cette circonstance l'a conservé.
Les monuments anciens échappés à la destruction n'ont été sauvés que lorsque l'opinion religieuse ou les besoins matériels sont venus les protéger. Ainsi les temples, transformés en églises et surmontés d'une croix, sont devenus sacrés. Le théâtre de Marcellus, devenu une habitation et une forteresse des Orsini, existe encore aujourd'hui. Il n'y a que le Colisée qui fasse exception. Encore, pendant un certain nombre d'années, a-t-il joué le rôle de forteresse entre les mains des Frangipani; mais ensuite, pendant bien des siècles, il a été livré à la destruction, et c'est bien tard qu'une main protectrice s'est étendue sur lui.
De là nous sommes allés à la ville Adrienne, située à peu de distance du tombeau de Plautius. Elle fut construite par l'empereur Adrien au retour de ses campagnes et de ses voyages. Il eut la singulière pensée de la composer de monuments qui rappelaient les lieux qu'il avait visités. Il bâtit le Poecile tel qu'il existait à Athènes. C'était une double galerie ouverte, dont le toit était supporté d'un côté par des colonnes. Le mur qui séparait les deux galeries était couvert de peintures semblables à celles existant dans le même lieu à Athènes et représentant les Grecs illustres. Ce mur est encore debout dans toute son étendue. Il bâtit aussi le Lycée, l'Académie, etc. Il creusa une vallée, qu'il nomma la vallée de Tempé, et où il amena une branche de l'Anio. Il imita aussi les monuments de Canope, et y conduisit des eaux pour représenter la branche canopienne du Nil. Il construisit un bain de Vénus. C'est comme une espèce de naumachie, où il y avait des chambres sous l'eau, consacrées, dit-on, aux plaisirs de l'amour. Les ruines du palais proprement dit, comme celles de toutes ces constructions capricieuses, sont immenses et présentent de très-grandes masses. Le pays, qui est fort accidenté, offre de très-belles vues. L'enceinte des jardins était de sept ou huit milles. Dans une cour du palais, on a trouvé l'immense cuve de porphyre placée au musée du Vatican. Cette villa d'Adrien était remplie d'une foule de statues. Caracalla les fit transporter à Rome pour décorer les bains qu'il y fit bâtir.
Nous fûmes ensuite à Tivoli. Rien n'est plus pittoresque que la vue du cours de l'Anio, de la cascade, du canal double, nouvellement creusé pour assurer la conservation de la ville. Il a donné naissance à une nouvelle cascade, très-abondante et très-belle. Le temple de Vesta, dont la colonnade est bien conservée, embellit beaucoup le paysage et lui donne un caractère tout particulier. Je descendis et je m'approchai de la grotte de Neptune, qu'une forte crue a détruit depuis. Je revins au temple de Vesta. Le petit temple de la Sybille qui le touche, a été transformé en une église sous l'invocation de saint Georges.
Le temps était mauvais et la journée avancée; je ne fus pas voir les cascatelles et les usines; mais, à un autre voyage, j'allai les contempler. Leur effet est admirable. Elles sont produites par une branche de l'Anio, qui, en traversant par un canal souterrain toute la montagne de Tivoli, tombe d'une grande hauteur, et fait mouvoir de nombreuses usines, établies dans le palais de Mécène, encore debout. Je vis la villa d'Este, appartenant autrefois au cardinal d'Este, protecteur de l'Arioste. La position est très-belle, et la vue extrêmement remarquable. Les grands accidents de terrain, les escarpements, les eaux abondantes, de beaux arbres et de prodigieux cyprès, font un ensemble rempli de grandiose; mais la plupart des statues, des bas-reliefs et des divers ornements du jardin sont du plus mauvais goût. Il y a cependant quelques fresques estimées dans la maison.
Dans cette journée, j'ai encore vu deux choses remarquables. La première est la colonne élevée devant Sainte-Marie-Majeure, au lieu où l'ambassadeur de Henri IV fit abjuration, au nom de ce prince, et reçut, dans la posture la plus humiliante et la corde au cou, l'absolution du pape Sixte V. L'autre, aux trois quarts du chemin de Rome, à Tivoli, est un ruisseau d'eau sulfureuse, qui ressemble à une rivière, et pourrait, près de sa source, servir à des établissements de bains d'une grande importance. Ces eaux étaient fréquentées autrefois; elles ont rendu la santé à Auguste. Des embarras dans leur écoulement avaient formé un lac, où des dépôts successifs ont formé une couche de pierre, une croûte dure qui couvre la terre et s'oppose à la végétation. Un canal, fait aux dépens du cardinal d'Este, a donné une issue aux eaux, et la plaine s'est trouvée depuis à découvert; mais elle est improductive. En enlevant la croûte de dépôt, on retrouve la terre végétale et la fertilité.
Le 4 décembre, nous vîmes la voie Ostensienne et les antiquités placées aux environs. Nous commençâmes par l'église de Saint-Paul hors des murs. Elle fut détruite par un incendie il y a dix ans; mais la piété des rois de l'Europe et le zèle des papes en ont commencé la restauration. Cette église, bâtie par Constantin, embellie et augmentée par Honorius et Arcadius, était l'objet d'une dévotion particulière. Elle renferme les restes de saint Paul, inhumé dans remplacement où elle est bâtie. C'est à peu de distance du lieu de son supplice, les Trois-Fontaines, qui est consacré par un monastère et deux églises.
Le couvent attenant à l'église de Saint-Paul est de l'ordre des Bénédictins et a été la demeure de Pie VII, alors simple moine. Cette église était d'une richesse extrême en matériaux. Des colonnes de porphyre, de granit d'Égypte et de marbre de Grèce la décoraient. Un incendie violent a presque tout anéanti. Le plafond, en bois de cèdre, devenu très-sec par la succession des siècles, s'enflamma si promptement, qu'en peu de moments tout fut réduit en cendres et qu'aucun secours ne put arrêter le mal. La chute de ces bois enflammés produisit entre les murs une telle chaleur, que toutes les colonnes furent ou détruites ou en grande partie altérées, et la porte de bronze, qui était d'un beau travail, entra elle-même en fusion. Ces colonnes de marbre ne laissent intacts que des débris, dont la réunion a servi à rétablir quatre colonnes, destinées à rappeler, par leurs dimensions et leurs ornements, les anciennes colonnes, qui étaient au nombre de dix-huit. Les colonnes nouvelles sont de granit du Simplon, des plus grandes dimensions, des plus admirables proportions, ainsi que du travail le plus parfait. Elles ont été fournies par l'empereur d'Autriche et transportées par le canal de Pavie, le Pô, la mer et le Tibre. Le travail est conduit avec une grande activité, et, dans une douzaine d'années, cette église sera terminée et plus belle qu'elle n'était. Elle sera pavée avec les débris des anciennes colonnes de granit. La colonnade du portail sera changée; une autre colonnade extérieure, de trente-six colonnes, la décorera, et masquera ou déguisera ce que les contre-forts ont de désagréable et de défectueux à la vue. Enfin elle reprendra sa place parmi les plus beaux monuments de la chrétienté. C'est la plus grande église de l'Italie après Saint-Pierre et la troisième de l'Europe. Des belles mosaïques du style byzantin qui existaient, la plus grande partie a échappé aux ravages de l'incendie; elles ont été parfaitement réparées. Le corps de saint Paul a été sauvé et est resté intact au milieu des désastres. La dépense des constructions est de trois cents écus romains par semaine; ainsi la main-d'oeuvre coûtera encore, en supposant un travail de douze ans, une somme de huit cent soixante-trois mille francs. On assure que les fonds nécessaires sont faits ou à peu près.
En retournant à la ville, M. Visconti nous a fait remarquer une petite chapelle, où un bas-relief représente saint Pierre et saint Paul s'embrassant et se disant adieu au moment où l'un et l'autre marchaient au supplice: saint Paul vers remplacement des trois fontaines qui surgirent, dit-on, tout à coup dans les lieux qu'arrosa son sang; saint Pierre vers le Janicule. Saint Paul, étant citoyen romain, fut décollé; saint Pierre, étant Juif, fut crucifié.
La porte de la ville a des tours rondes, bâties par Bélisaire. Le tombeau de Caïus Cestius, citoyen romain qu'aucune dignité n'a fait connaître, vivait du temps d'Auguste. Il ordonna, par son testament, de construire la pyramide qui porte son nom pour lui servir de tombeau. Elle dut être achevée dans une année et recouverte en beau marbre de Grèce. Le massif est composé de tuf réduit en poudre, mêlé avec de la chaux, ce qui en fait un corps dur et compacte. La chambre sépulcrale était peinte, et il reste encore des fresques intactes, représentant des Victoires, figures allégoriques se rapportant à la secte philosophique à laquelle appartenait Caïus Cestius. Cette secte considérait la vie comme un combat et la mort comme un triomphe. Un beau sarcophage en porphyre s'y trouvait; il est maintenant chez le prince Borghèse. C'est le pape Alexandre VII qui a fait ouvrir ce tombeau et découvrir les environs.
Près de là sont les tombeaux des individus morts à Rome et n'appartenant pas à la religion catholique: ce sont particulièrement ceux des Anglais. Leur réunion présente à l'oeil quelque chose d'élégant et de bon goût. On y lit les noms de gens connus, entre autres celui de Scheller, ami de lord Byron; celui du fils de Goethe, enfin de miss Bathurst, qui a péri par accident au moment où elle allait se marier.
Nous fîmes le tour du mont Testacio. Il est composé uniquement de l'agglomération de débris de pots de terre. Il y en a beaucoup du modèle de ceux qui servaient à renfermer les tributs envoyés à Rome. Après les avoir reçus, on versait l'argent au trésor, et ils étaient brisés. La montagne entière est composée de ces débris. La surface seulement ayant été constamment et depuis beaucoup de siècles soumise à l'action de l'atmosphère, s'est décomposée, et, la végétation ayant produit des détritus, il en est résulté la formation d'une couche fort mince de terre végétale. Les Romains modernes y ont pratiqué des caves où des dépôts considérables de vins sont placés, et ces souterrains sont précédés de constructions qui forment des celliers fermés avec des portes. Des fêtes populaires, au mois d'octobre, des espèces de bacchanales, y sont célébrées par les femmes du quartier transtevérin.
Après le mont Testacio, nous suivîmes la rive gauche du Tibre, et nous passâmes au pied de l'Aventin. Le plateau est occupé aujourd'hui par une villa appartenant à l'ordre de Malte. Au pied de l'Aventin, adossées à la montagne, sont des maçonneries antiques considérables. Ces ruines sont les restes des anciens magasins de blé qui existaient à Rome. Placés ainsi près du Tibre, ils étaient bien situés. À peu de distance est un emplacement consacré autrefois au dépôt des marbres venant de Grèce. La destination en est toujours la même, mais les marbres aujourd'hui viennent d'Italie. Le nom même n'est pas changé.
Nous nous arrêtâmes à l'église de la Madonna della Scola. Ce nom lui vient de ce que saint Augustin y a enseigné. Cette église était autrefois un temple élevé par Octavie, soeur d'Auguste et femme d'Antoine, à la pudicité patricienne. Ce monument est d'un beau style, et les détails de l'architecture sont d'un travail achevé. Comme église, elle est remarquable, parce qu'elle rappelle l'ancienne hiérarchie dans toute sa rigueur. La surface de l'église est divisée en trois parties dans sa longueur, et chacune a un niveau différent. La première, à l'entrée et la plus basse, était pour le peuple; la seconde, plus élevée, pour les diacres et les aspirants à la prêtrise; la troisième, plus élevée encore, renfermant l'autel avec le choeur et environnée d'une grille basse, était uniquement réservée pour les prêtres. C'était un sacrilége pour un laïque d'y entrer. Deux chaires en marbre, placées au milieu de l'église, servaient, l'une pour lire l'épître, l'autre pour lire l'évangile. Un plateau rond, en marbre sculpté, figurant un masque et ouvert aux yeux, à la bouche et au nez, est placé sous le péristyle. Ce plateau servait probablement à l'écoulement des eaux de quelque égout. Une opinion populaire consacre que, lorsque des individus coupables de mensonge mettaient la main dans la bouche, ils en étaient la victime et perdaient la main aussitôt. Cette superstition a fait donner à cette église le nom de Madonna della Verita.
En face est le temple de Vesta. Il est de forme ronde et entouré de colonnes cannelées d'une belle conservation. Le marbre dont il est revêtu prouve qu'il est du temps des empereurs; car, pendant tout le temps de la république, on n'employa pas cette matière précieuse. Il y a dix-neuf colonnes en marbre blanc. Ce temple a été converti en une église sous le nom de Sainte-Marie-du-Soleil.
À peu de distance est un autre temple, le plus ancien de Rome probablement, élevé par le sixième roi de Rome, Servius Tullius, à la fortune virile. C'est un hommage rendu au destin qui l'avait protégé et fait monter sur un trône, lui, de race d'esclave. Ce temple est d'un goût parfait, d'une architecture pure et élégante. Il a été converti en église sous le nom de Sainte-Marie-Égyptienne. On a réuni le péristyle au temple par un mur, ce qui augmente la grandeur de l'église; mais, si ce mur était détruit, le temple reparaîtrait dans toute sa pureté.
M. Visconti nous a dit, en nous parlant du temple de Vesta, qu'il y avait trois espèces de temples dont la forme était toujours circulaire: 1° ceux de Vesta, qui, fille de Saturne, représentait la terre, supposée ronde par les anciens; 2° ceux du soleil, parce que le soleil, chaque jour, faisait le tour de la terre; 3° ceux d'Hercule, parce qu'il avait purgé la terre des brigands et des monstres qui l'habitaient et fait le tour du monde. À cela je répondrai que les anciens n'avaient nullement l'idée absolue que la terre fût ronde, et que toutes les géographies anciennes le prouvent. C'est Christophe Colomb qui, le premier, a eu cette idée, inspirée par son génie. J'ajouterai que tous les temples élevés au soleil n'étaient pas circulaires, car celui d'Héliopolis (Balbeck), le plus grand de tous, n'avait rien de cette forme: au contraire, il était carré. Ces deux observations me prouvent qu'il ne faut pas s'abandonner aveuglément aux suppositions, aux observations trop généralisées et aux systèmes des antiquaires.
Près du temple de Vesta est la maison de Nicolas Rienzi. En 1347, pendant que Clément VI avait fixé sa résidence à Avignon, et par suite des maux dont les Romains étaient affligés, il se fit déléguer l'autorité suprême à Rome sans employer la violence et par la seule puissance de son éloquence. Ce fut sous le nom de tribun qu'il fut investi du pouvoir. Il fit de grandes choses; mais son administration, d'abord salutaire pour les Romains, devint bientôt tyrannique. Renversé à la suite d'excès dont il s'était rendu coupable, il dut sa conservation à la fuite. Poursuivi par le pape Clément VI et menacé de périr, il ne dut son salut qu'au nouveau pape, Innocent VI, dont il gagna la confiance. Investi du même pouvoir, il en abusa de nouveau et fut assassiné au Capitole en 1354. Il fut le contemporain et l'ami de Pétrarque. On voit dans la construction de sa maison un indice du réveil des beaux-arts et une espèce de renaissance du goût.
En face est le pont rompu. C'était le pont sénatorial où se passaient des cérémonies dans quelques circonstances. Il est situé à un coude du Tibre, au-dessus de la Cloaca Massima. Réparé plusieurs fois, il a toujours été renversé. À ce point où la direction du fleuve change, le courant fait effort. C'est une construction romaine. On montre, à quelque distance, les piles du pont où Horatius Coclès arrêta les troupes de Porsenna, et donna le temps aux Romains de rompre le pont derrière lui.
L'île située au-dessus était du temps des Romains consacrée à recevoir les malades qui venaient y chercher la santé. Elle renferme encore aujourd'hui le meilleur hôpital de Rome.
Nous terminâmes notre course en visitant le Janus, double arc, ayant quatre côtés que Septime-Sévère avait fait construire au milieu d'une place destinée au commerce, pour servir, pendant la pluie, d'abri aux négociants. C'est un beau monument, riche d'ornements; il était revêtu de quatre-vingt-seize statues de petite dimension. Très-près de là est un autre monument élevé par le commerce à Septime-Sévère, en reconnaissance de la construction de Janus. Ce monument présente deux choses remarquables: d'abord le dessin de tous les instruments employés aux sacrifices, dont plusieurs ont servi de type aux ornements et aux objets employés dans notre culte; ensuite une inscription où Géta, fils de Septime-Sévère, avait son nom. Elle fut remplacée, sous le règne de Caracalla, son frère et son assassin. On reconnaît le travail qui a effacé, et ce qui fut substitué en caractères de dimension moins grande. Des louanges sont prodiguées au fratricide. On voit aussi vide la place que l'image de Géta occupait sous les aigles des légions. Le Janus a été conservé, parce que les Frangipanis en firent une forteresse. Le monument du commerce a été sauvé, parce qu'il a servi de contre-fort à un clocher. Enfin, nous vîmes la Cloaca Massima, ouvrage de Tarquin, magnifique égout où un char chargé de foin pouvait passer. Il a éprouvé un grand ensablement; cependant, aujourd'hui, il sert encore à l'usage auquel il fut d'abord destiné; il est même indispensable à la salubrité de Rome.
Le 14, nous visitâmes le mont Esquilin et nous nous rendîmes à la porte Maggiore qui prend son nom de la proximité de l'église de Sainte-Marie-Majeure. En route, M. Visconti nous fit remarquer un arc de triomphe construit, dit-on, par Gallien, empereur, à l'occasion d'une prétendue victoire remportée sur Sapor, roi de Perse, et d'un triomphe qui en fut la suite. Ce monument est sans grandeur; mais, s'il a été élevé à l'occasion d'une victoire imaginaire, il est encore assurément, malgré sa mesquinerie, beaucoup trop beau. De là nous allâmes voir l'ancien temple de Minerva-Medica: c'est un ouvrage de Domitien. Ce temple faisait partie du palais occupé par cet empereur. Il l'appelait grain d'or, en opposition au palais d'or de Néron. Il est de grande dimension, de forme ronde et d'une élévation considérable. Revêtu alors en marbre, il ne reste aujourd'hui que le massif de briques.
La porte Majeure, placée dans le voisinage, était primitivement un passage au travers de l'aqueduc construit par Claude. Le chemin de Preneste arrivant perpendiculairement sur cet aqueduc, il fallait le traverser. Claude voulut que ce passage présentât à la vue quelque chose de majestueux. En conséquence, on construisit cinq arches avec fronton. Deux étaient pour le passage des voitures, trois pour celui des piétons. Il y a beaucoup de grandeur dans cette construction. Elle est de l'ordre d'architecture connu sous le nom d'ordre rustique, employé aux monuments qui n'étaient destinés ni aux dieux ni aux hommes, mais consacrés aux choses et aux animaux. Son caractère propre, c'est que la coupe des pierres n'avait d'autre but que la solidité des monuments, et aucun parement à la surface. Les colonnes avaient cependant des chapiteaux ornés, mais elles ne se composaient que de tronçons dégrossis. Claude fit construire l'aqueduc soutenu par ces arcades, et qui amenait l'eau Claudia, venant de l'Anio-Nuovo. Il réunissait l'eau de trois aqueducs. Cet aqueduc fut rétabli par le pape Sixte-Quint, et l'eau reçut le nom de aqua felice, du nom de religion Felice, qu'avait porté, comme moine cordelier, Sixte-Quint. Quand Aurélien construisit l'enceinte actuelle de Rome, il fit servir, autant que possible, les constructions existantes à cet usage. En conséquence, les murs de la ville furent appuyés à l'aqueduc, qui se trouva ainsi en faire partie. L'architecture couvrant le passage ménagé sur la route de Preneste est en partie masquée par la maçonnerie de cette époque, et ce passage devint la porte existante aujourd'hui.
Nous suivîmes l'enceinte extérieurement. Nous vîmes les brèches faites par Totila quand il s'empara de Rome. Nous contournâmes un espace semi-circulaire, faisant partie de l'enceinte. Il est décoré de colonnes dont les proportions sont élégantes, et qui, comme les murailles, sont construites en briques. C'était un amphithéâtre connu sous le nom d'Amphitheatrum castrense. Il est du temps de la république et servait de lieu d'exercice pour les soldats. Là aussi il y eut des brèches faites par Totila. Nous arrivâmes à la porte de Saint-Jean. À peu de distance est la porte Asinaria, à laquelle celle-ci a été substituée. La porte Asinaria servit à l'entrée de Totila; les soldats isauriens, chargés de la garde, la lui livrèrent par trahison. Depuis cette époque, elle a été et elle est restée murée.
Nous vînmes à Saint-Jean-de-Latran. Sur la place il reste une partie de monument qui faisait partie d'un vaste édifice. La partie extrême en cul-de-lampe est seule debout et restaurée; une mosaïque du goût byzantin s'y trouve. Jésus-Christ est représenté avec ses douze apôtres, et, dans les parties latérales, Charlemagne reçoit la couronne impériale des mains du pape. C'est dans cet édifice qu'il fut couronné. Nous visitâmes l'église et le palais de Latran. Le baptistère est de construction antique; c'était la partie du palais romain où étaient les bains. Bien de plus beau et de plus élégant que l'architecture de ce bâtiment; rien de plus riche que les matériaux. De belles colonnes de granit rouge sont à l'entrée; des colonnes de porphyre et de marbre forment deux cercles concentriques et composent les lignes de l'intérieur. Un superbe vase en basalte est au centre; c'est là que Constantin fut baptisé par le pape Sylvestre. Il est consacré au baptême de tous les catéchumènes, et, chaque année, le samedi saint, il y a une cérémonie solennelle de juifs convertis à la foi chrétienne, à laquelle préside le cardinal-vicaire.
Du baptistère, nous fûmes à l'église de Saint-Jean. Elle est belle et vaste, ornée de fresques estimées. Des statues de saints la décorent, et, quoique d'un travail médiocre, ces statues, de très-grande dimension, font un bel effet. Comme le plus grand nombre des églises de Rome, elle n'est pas voûtée, et son plafond est en bois orné, sculpté et doré. Diverses chapelles y servent à la sépulture des grandes familles de Rome. Celle de Corsini est la plus remarquable: elle renferme un sarcophage en porphyre de la plus grande beauté. Les cendres d'Agrippa y étaient déposées autrefois; aujourd'hui il contient la dépouille mortelle de Clément XII, de la famille Corsini, qui a régné dans le dix-septième siècle.
L'église de Saint-Jean renferme les têtes de saint Pierre et de saint Paul: elles sont déposées dans une châsse au-dessus du maître autel. L'église de Saint-Jean est la première de Rome et de la chrétienté; c'est l'église du pape, celle de son siége comme évêque de Rome.
À l'entrée de l'église, sous le péristyle, il y a une statue de Henri IV, élevée à l'occasion de son abjuration. Les rois de France ont le titre de premier chanoine de Saint-Jean-de-Latran. Sur leur demande, les rois d'Espagne ont obtenu d'être premiers chanoines de Sainte-Marie-Majeure.
Un palais est joint à l'église; le pape actuel le fait réparer pour pouvoir l'habiter pendant quelques mois chaque année. Il est beau, simple et convenable, sans être immense. Il y a une grande quantité de fresques plus ou moins estimées, et un tableau d'une très-grande dimension, représentant le martyre de saint André, copie d'une fresque du Dominiquin, faite par Silvagni, et qui est remarquablement beau pour le dessin, s'il ne l'est pas pour le coloris.
Voici par quelle suite d'événements le palais de Latran est devenu le siége et le séjour des papes. Néron, faisant construire la maison d'or, s'était établi à Ostie. Ce séjour le fatiguant, et voulant revenir à Rome, il demanda quelle était la plus belle maison de particulier. On lui indiqua celle d'un patricien nommé Latran. Le patricien fut proscrit, sa maison confisquée et habitée par Néron. Elle devint le séjour de plusieurs empereurs, et, entre autres, celui de Marc-Aurèle, qui, vivant en philosophe et sans faste, la préférait au palais du mont Palatin. Sa statue, qui, aujourd'hui, décore la place du Capitole, y fut placée. Constantin habita ce même palais, et, en quittant Rome, il en fit donation au pape Sylvestre. On crut pendant longtemps que cette statue représentait Constantin, et ce fut ce qui la sauva. Saint-Jean-de-Latran est situé entre les monts Esquilin et Cælius. Le palais de Saint-Jean-de-Latran a été rebâti par Sixte-Quint, le même pape qui remit en valeur et en produit les aqueducs servant aujourd'hui sur la rive gauche du Tibre. Ce pape, qui a laissé un si grand nom, n'a régné que cinq ans. Élu en 1585, il est mort en 1590.
Nous finîmes notre journée en visitant le temple élevé à Claude lors de son apothéose. C'est une rotonde d'une architecture élégante et simple, composée de deux rangs de colonnes en corde concentrique; elles étaient à jour; un dôme les couvrait. La voûte ayant été détruite, et les ouvriers n'étant pas assez habiles pour la rétablir dans ses dimensions, deux colonnes, plus grandes que les autres, et également de granit gris, furent placées dans l'intérieur pour soutenir un arc qui porte la toiture. Ce monument, quoique beau, manque de grâce, parce que l'élévation n'y est pas proportionnée au diamètre. C'est aujourd'hui une église sous l'invocation de saint Étienne (le Rond). Une suite de fresques couvre tout le pourtour du mur circulaire et des chapelles, et représente les martyrs avec leurs noms et le genre de leur supplice. C'est une suite de tableaux dont la vue produit des sensations pénibles.
J'ai oublié de noter dans ce journal qu'en nous rendant à la porte Maggiore M. Visconti nous fit remarquer une porte murée qui donnait entrée dans un jardin appartenant à un magicien dans le dix-septième siècle, et où, dit-on, des sortiléges s'opéraient. Les montants de la porte, ainsi que les chapiteaux, sont en marbre blanc sculpté; des lignes cabalistiques s'y trouvent avec des inscriptions de diverses natures: mais il y en a une qu'il est singulier de lire dans une rue de Rome. Elle est en bon latin et signifie: Il y a trois choses extraordinaires: un Dieu fait homme, une vierge mère, et trois qui ne font qu'un.
Le 18 décembre, nous fîmes notre sixième promenade. Nous retournâmes sur la voie Appia. Nous visitâmes la vallée de la nymphe Égérie, vallon qui serait délicieux s'il était arrangé, planté et cultivé. Les mouvements de terrain sont charmants. Il y a de l'eau, une belle végétation, et tous les éléments d'un beau jardin. Dans la partie la plus rapprochée de la ville, il existe un temple élevé au dieu du retour. C'est le point d'où les Carthaginois, commandés par Annibal, ont menacé la ville de Rome. C'est là qu'est situé le champ mis en vente pendant que les Carthaginois y étaient campés et dont la valeur ne fut nullement diminuée par cette circonstance. Le temple marque les limites où s'arrêtèrent les ennemis, et d'où ils partirent pour s'éloigner. Il est petit, construit en briques, comme tous les ouvrages faits du temps de la république, décoré de colonnes à huit faces. Il y avait des statues intérieurement. Des voûtes élevaient son sol à une certaine hauteur, et un escalier de quelques marches y conduisait.
En remontant la vallée, à assez peu de distance, on trouve la grotte de la nymphe Égérie. Un bois sacré l'entourait. Il reste encore, tout auprès de la hauteur, un bouquet de chênes verts composés de jets peu âgés, mais qui viennent de souches très-anciennes, et chaque souche appartient à plusieurs arbres à la fois et établit ainsi entre eux une liaison. Là, Numa, second roi de Rome, se retirait pour recevoir les inspirations des dieux, ou plutôt pour rendre ses résolutions sacrées aux yeux du peuple de Rome. Cette grotte, creusée dans le tuf et d'où sortait une fontaine d'eau vive qui existe encore, ressemblait sans doute à toutes les habitations primitives des hommes. Ils se formaient des abris en creusant la terre, et comme on en voit un exemple à quelques pas de là. Auguste, dont les efforts constants avaient pour but d'effacer les souvenirs de la république, qui aimait à embellir Rome et voulait rappeler son nom constamment à l'esprit du peuple par la vue de ses ouvrages, fit revêtir de marbre et agrandir cette grotte. Une statue de marbre blanc, représentant la nymphe Égérie, y fut placée. Elle est mutilée, mais elle s'y trouve encore aujourd'hui. C'est la seule statue occupant encore la place où elle fut mise d'abord. Au-dessus du plateau au pied duquel sort la fontaine, un temple fut bâti et dédié aux bonnes inspirations législatives pour le bonheur des peuples. Auguste attachait du prix à voir son nom rapproché de celui de Numa. Il ambitionnait d'être considéré comme le second législateur de Rome. Il cherchait à se placer dans l'opinion, relativement à Jules César, dans des rapports semblables à ceux qui avaient existé entre Numa et Romulus. Aussi fit-il exécuter des travaux dans ce temple et le fit-il orner de colonnes de marbre cannelées d'un beau travail, pour lui donner un péristyle. Ce péristyle a été réuni au temple par un mur, et les colonnes y sont renfermées en tout ou en partie. C'est aujourd'hui la demeure d'un ermite.
À quelques pas de là sont des cavernes creusées de main d'homme et assez profondes. Le sol étant de tuf, ce travail a été facile. Ces grottes ont servi de demeure aux aborigènes. Des divisions font voir que plusieurs familles ont pu les habiter simultanément. Dans tous les pays où le climat est quelquefois rigoureux, les premiers habitants ont cherché un logement dans la terre. On le voit en Hongrie et en France. Dans les pays les plus favorisés par la nature, et où le climat est constamment doux, ils ont cherché un abri à la surface de la terre, en construisant leur demeure légèrement avec du bois. Il en résulte des points de départ différents pour l'architecture, et une différence marquée dans les éléments qui la composent. Les Grecs ont ignoré les arts consacrés dans les premières constructions romaines, et ont employé les colonnes et les architraves, qui rappellent les arbres qu'ils ont placés perpendiculairement, et ensuite en travers, pour former leurs maisons.
Nous revînmes en arrière, et nous fûmes visiter le cirque de Caracalla. C'est le seul monument de ce genre resté assez intact pour faire juger de la manière dont les courses avaient lieu. Le cirque Maximus, situé dans Rome, était beaucoup plus grand, mais il est entièrement détruit. Le cirque de Caracalla a un demi-mille de longueur. Il était renfermé dans une construction en maçonnerie soutenant huit ou dix gradins en amphithéâtre, au-dessus de voûtes qui formaient un corridor. Ce corridor, embrassant tout le développement du monument, donnait les moyens d'arriver dans toutes les parties du cirque. La loge de l'empereur, placée au côté gauche, était à un tiers de la longueur environ. Douze entrées, contenant chacune un char, occupaient l'extrémité, et ces douze chars, à un signal donné, partaient en même temps. Ils devaient faire un nombre de fois déterminé le tour du cirque. Une épine (construction intérieure) était élevée au milieu et dans la longueur du cirque, de manière à séparer les deux routes de l'aller et du retour, et à forcer les chars à en suivre tout le développement. Comme il y aurait eu, en suivant le point de départ des chars, une distance inégale à parcourir, si les loges qui les contenaient avaient été placées sur une ligne perpendiculaire à l'axe, cette ligne était suffisamment oblique pour tout compenser. L'extrémité de l'épine la plus rapprochée du point de départ était plus près du côté gauche que du côté droit, pour favoriser le passage des chars de gauche au moment du départ, le mouvement commençant par la droite. Au-dessus des loges et en arrière, était placée une maison où beaucoup de prostituées se rendaient et se livraient à leur profession. En arrière du cirque étaient placées les écuries, et de côté aussi un mur d'une grande élévation, recouvert de plaques de marbre sur lesquelles on gravait les noms et les généalogies des chevaux vainqueurs, et de ceux qui les conduisaient et qui avaient triomphé. Extérieurement était un pavillon impérial, où l'empereur se rendait avant les courses, et où il se reposait pendant les intervalles. Le cirque de Caracalla contenait trente mille spectateurs.
En revenant du cirque, M. Visconti nous fit remarquer un embranchement de route où il existe encore un Trivium. C'était un monument placé à tous les carrefours. Ordinairement composé d'une fontaine, ornée de trois statues, celles d'Isis, de Mercure et d'Esculape, pour implorer en faveur des passants la bonne direction, la sûreté et la santé. À Pompéia, à ces carrefours on avait placé des puits.
La porte Appienne, ou de Saint-Sébastien, est revêtue en marbre à sa base. Elle est la même qu'Aurélien fit construire; mais elle fut exhaussée et augmentée de tours par Bélisaire.
Rentrés dans l'enceinte, nous nous arrêtâmes pour voir les tombeaux de la famille des Scipions. Dans ce lieu était le temple de Mars extra muros. On y retenait les jours de triomphe les ambassadeurs des puissances qui n'étaient pas les alliées des Romains. La famille de Scipion reçut comme distinction la faveur d'établir le lieu de sa sépulture près de ce temple. On pénètre dans des souterrains excavés dans le tuf et ressemblant aux catacombes. Diverses inscriptions s'y trouvent et font connaître les noms de ceux qui y ont été placés. Ces inscriptions sont en général très-vaines, très-louangeuses et très-emphatiques.
Voici ce que nous raconta M. Visconti à l'occasion des funérailles des anciens. Quand un homme appartenait à une grande famille, il était porté au tombeau de ses ancêtres et censé être reçu par les plus marquants de ceux qui l'y avaient précédés. Ceux-ci étaient représentés par des esclaves masqués et habillés de manière à rappeler, autant que possible, les personnages qu'ils étaient chargés de représenter. Ils venaient avec des torches à la rencontre du mort, en sortant du tombeau. Cette cérémonie valait à ces esclaves la liberté. Il nous dit aussi que l'adoption dont le but était de perpétuer les familles et de les conserver dans leur gloire, leur puissance et leur splendeur, en les recrutant d'hommes d'un mérite supérieur, était précédée de la visite des tombeaux. La lecture des inscriptions fastueuses était faite, et on demandait à l'adolescent s'il se sentait la force et le courage de justifier le grand nom qu'il allait porter. S'il en était effrayé, on lui assurait un sort convenable, mais obscur. Dans le cas contraire, il éprouvait une forte impression, dont l'effet devait se faire sentir pendant tout le cours de sa vie, et lui donner l'énergie que commanderaient les circonstances.
Nous passâmes devant une petite chapelle située au-dessous du mont Palatin, à côté de l'emplacement du grand cirque. Elle est dédiée à Saint-Sébastien. C'est là qu'il reçut la couronne du martyre. Il était dans les gardes de l'empereur. Il fut reconnu pour chrétien et mis à mort à coups de flèches par l'ordre de Domitien.
Le 30 décembre, nous fûmes visiter les Thermes. Nous commençâmes par ceux de Caracalla; mais une disposition nouvelle nous empêcha d'y entrer. Nous fûmes voir ceux de Trajan, situés sur le mont Esquilin. Les réservoirs des eaux sont restés intacts. Ils sont très-vastes, au nombre de douze, et communiquaient ensemble. Leur réunion renfermait une masse d'eau immense. Des ruines éparses sont encore debout et montrent la grande étendue de terrain qu'occupaient ces thermes. C'était une suite de salles rondes renfermant des niches où étaient placées des statues. Les parois intérieures de ces salles étaient revêtues en marbre. Les ruines des thermes de Trajan donnent l'idée de la disposition des citernes et un premier aperçu du développement de ces lieux de plaisir.
Nous visitâmes ensuite l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, église charmante, d'élégante proportion, ayant des colonnes antiques d'un seul morceau, de marbre d'Égine et cannelées. Ce marbre a la propriété, quand il est échauffé par le frottement, de dégager une odeur sulfureuse. Toutes les colonnes sont pareilles, ce qui est rare dans ces monuments modernes, construits avec des débris d'anciens monuments. Dans cette circonstance, toutes ces colonnes faisaient partie d'un même édifice, aux thermes de Trajan. Cette église appartient à un couvent de chanoines réguliers. Elle renferme le Moïse de Michel-Ange, faisant partie du mausolée de Jules II. Cette statue colossale, d'un style de convention, est d'une beauté extraordinaire. Elle a une expression admirable, et on voit que l'artiste a eu en vue de représenter la puissance et la force, et de donner l'idée d'une nature supérieure. La statue du pape s'y trouve et domine toute la composition. C'est le pape Jules II, la Rovère, qui a eu la pensée de la basilique de Saint-Pierre. Il en commença l'exécution sur les dessins et les plans du célèbre Bramante.
De Saint-Pierre-aux-Liens, nous allâmes voir les thermes de Dioclétien, dont une partie, la principale salle, a une conservation parfaite et a été convertie en église sous le nom de Madone des Anges. Michel-Ange fut chargé d'approprier ce local à son usage actuel. On entre par une rotonde placée au milieu de la longueur de l'édifice et sur la partie latérale. Michel-Ange a construit en face une rotonde pareille pour compléter la croix. Huit colonnes de granit égyptien, dont le fût est d'un seul morceau, le diamètre de cinq pieds et la hauteur de quarante environ, sont placées au-dessous de la coupole principale, située au centre de l'église. Le terrain ayant été exhaussé pour empêcher l'humidité, ces colonnes sont enterrées de plusieurs pieds, et à leur base on a placé des soubassements en bois peint, figurant ceux en granit qui sont cachés par le sol. En entrant, à droite, il y a une belle statue colossale de saint Bruno. Du côté opposé, correspondant et au delà, on voit une superbe fresque du Dominiquin, représentant le martyre de saint Sébastien. Je n'en ai jamais vu dont le coloris fût aussi vif et aussi beau. Elle a été tirée d'ailleurs et transportée avec le mur qu'elle revêtissait. Une ligne méridienne est tracée sur le sol de cette église.
Nous entrâmes dans le cloître des Chartreux. Il est très-vaste et a cent colonnes en pierre. Un vaste jardin est au milieu et une belle fontaine au centre. Trois magnifiques cyprès, plantés, dit-on, par Michel-Ange, l'ombragent. L'un d'eux a été frappé plusieurs fois par la foudre. Tout cet espace et un autre, extérieur au jardin, toute la place en avant de l'église, faisaient partie des thermes de Dioclétien et appartenaient à leur enceinte.
On aurait une fausse idée de ces établissements si l'on renfermait l'acception du mot de bains dans les limites qu'on lui donne aujourd'hui chez nous. Les bains n'étaient qu'un accessoire, un moyen spécial et un prétexte de jouissance. Ces lieux étaient consacrés aux plaisirs, à la volupté et à toutes les choses que le paganisme et la corruption d'alors autorisaient. Il y avait, dit-on, un espace convenable pour que plusieurs milliers de personnes pussent se réunir dans leur enceinte. Trois mille pouvaient s'y baigner à la fois. Il y avait des promenades, des salles d'improvisation, des lieux de prostitution de tous les genres; des jouissances accumulées offertes au peuple dans des dimensions tellement extraordinaires, que nous avons peine à les comprendre aujourd'hui. Ces choses cependant étaient familières aux Romains.
Sous la république, il n'y avait aucun de ces établissements. C'étaient le forum, les affaires publiques, la gloire et la puissance de Rome qui occupaient les esprits et absorbaient toutes les facultés. Quand la liberté croula, que les empereurs eurent intérêt à distraire le peuple romain des affaires publiques, ils créèrent ces lieux de plaisirs, qui devaient les occuper, les amollir et les corrompre. Le premier fut élevé sous Auguste, et Agrippa, son gendre, s'en chargea. Le Panthéon fut destiné à en faire partie. L'opinion s'étant révoltée sur l'emploi destiné à un pareil monument, il fut converti en un temple à tous les dieux. Trajan construisit les premiers thermes dans ces vastes dimensions. Puis vinrent ceux de Caracalla, ensuite ceux de Dioclétien, qui furent les plus grands, et enfin ceux de Constantin, les derniers. On dit que les thermes découverts à Ostie présentent encore un spectacle plus extraordinaire par l'indication officielle de la corruption dont ils consacraient l'existence.
Nous fûmes visiter ensuite les jardins de Salluste, situés entre le Quirinal et le Pincio. Le palais de Salluste était placé dans le même lieu qu'occupe encore aujourd'hui une villa bâtie sur ses ruines. Un cirque était construit dans le vallon, et un temple à Vénus Ericina se trouvait à son extrémité. Ce temple est encore d'une belle conservation, et, sauf les ornements dont il était revêtu et les marbres qui le décoraient, il est presque intact.
En rentrant, nous visitâmes l'église de la Victoire. Elle a été bâtie à l'occasion de la victoire de Lépante, par Paul V, qui l'a mise sous l'invocation de saint Paul. Elle est d'une grande richesse en matériaux, revêtue entièrement en marbre, et ressemble à une des plus belles églises de Venise. En face du palais du Quirinal, nous nous arrêtâmes pour voir l'église de Saint-Isidore. L'architecture en est élégante. Ses dimensions sont égales à celles du plan horizontal d'un des piliers principaux de l'église de Saint-Pierre. On a peine à comprendre leur dimension en voyant ce rapprochement.
NOTE SUR LE SYSTÈME DE MONNAIE EN USAGE DANS LA RÉPUBLIQUE ROMAINE ET AVANT LES EMPEREURS.
Monnaie de cuivre.--Pièces de douze onces, appelées assi; de six onces, appelées senes; de quatre onces, appelées trientes; de trois onces, quadrantes; de deux, sixantes; d'une, oussia.
Monnaies d'argent.--Denarium, dix assis; quinarium, cinq assis; sexcutarium, deux assis et demi. Il n'y avait pas de pièces d'or.
Le 6 janvier, nous fûmes voir l'église de Saint-Laurent hors des murs, et les catacombes voisines. L'église est située sur la route de Tivoli. Cette église, placée sous l'invocatîon du martyr qui mourut par le supplice du feu, fut bâtie par Constantin, et depuis augmentée par le pape Honorius. La partie ancienne est belle. Elle a été cependant construite avec les débris de monuments plus anciens. Des colonnes de marbre du plus bel ordre d'architecture, cannelées, mais de dessins différents et étrangers les uns aux autres, y sont rassemblées. On reconnaît l'ancienne division destinée à séparer les sexes à l'église. La pierre sur laquelle saint Laurent subit son supplice est enchâssée au fond du choeur. Cette église est une basilique et possède un autel disposé pour que le pape puisse y officier. Comme dans les églises les plus anciennes, il y a deux chaires en marbre, l'une pour la lecture de l'épître, et l'autre pour celle de l'évangile.
La partie extérieure de l'église, qui a été bâtie par le pape Honorius, est ornée de colonnes de granit de différentes dimensions, qui viennent de monuments détruits. Cette partie antérieure n'a rien que de très-ordinaire et de très-commun. Le plafond est en bois sculpté. Il est moderne et ne remonte pas au delà de cent cinquante ans. Le portail du péristyle a six colonnes d'ordre corinthien; quatre sont en marbre blanc cannelées à cannelure inclinée; deux autres sont en marbre gris et unies. Cette église appartient à un monastère de chanoines réguliers fort riche. Anciennement ce couvent était un hospice, et des charités considérables étaient faites aux indigents. Sous le portait se trouvent des fresques assez bien conservées, remontant au douzième siècle. À l'entrée de l'église, à droite, on voit une belle cuve carrée en marbre antique, revêtue de bas-reliefs superbes qui indiquent les fêtes d'un mariage. Elle renferme les restes du cardinal Fieschi.
Près du monastère on construit un vaste cimetière, qui servira à recevoir les morts de la partie est de la ville. Il y a trois cent soixante-cinq caveaux. Un sera ouvert chaque jour pour recevoir les morts de la journée. Chaque caveau a une surface de cent pieds carrés, et les caveaux sont fort profonds. Ils pourront renfermer les morts de plus d'un siècle. Les caveaux seront scellés de manière à empêcher toute profanation. Un mur d'enceinte enveloppe le cimetière; intérieurement et inhérents à ce mur, il y aura des caveaux pour former des sépultures de famille. Tout cet espace sera ensuite planté. Ce vaste établissement réunira la dignité, la piété, le respect que l'on doit aux morts, aux mesures de salubrité publique désirables. On ne saurait trop donner d'approbation à un pareil arrangement.
Nous entrâmes dans les catacombes voisines. Elles sont profondes et d'une étendue immense. Ouvertes dans le tuf, elles renferment une quantité immense de tombes dont les corps ont été enlevés. On en a tiré d'abord des matériaux pour les constructions, et ensuite elles ont servi tout à la fois de demeure pendant leur vie et de lieu de sépulture aux premiers chrétiens. Là où fut enterré un martyr se trouve un vase, une fiole, où l'on a recueilli son sang. Des autels se trouvent de distance en distance. Ils indiquent le lieu où fut enterré un martyr ou un pontife, et souvent celui où les restes d'un homme qui fut l'un et l'autre ont été déposés. Les autels sont recouverts d'un arc de voûte. Il y a une multitude de tombeaux d'enfants morts dans le plus bas âge, nés sans doute dans ces mêmes catacombes, et qui ne virent jamais la clarté du jour. Diverses rues avec des embranchements s'étendent sous la campagne de Rome de ce côté, à une grande distance. On a rassemblé dans le cloître du couvent diverses antiquités, tirées de ces catacombes. Une très-grande quantité de marbres funèbres porte des inscriptions, et les noms de ceux dont ils recouvrirent les restes. Les martyrs sont reconnus à deux marques: l'instrument du supplice est souvent gravé sur le tombeau, ainsi qu'une colombe représentant l'âme qui s'envole et va rejoindre Jésus-Christ, indiqué par un signe de convention dont une croix fait partie. Ordinairement ces oiseaux portent à leur bec un vase, rappelant celui où le sang du martyr était renfermé. Il y a aussi de beaux sarcophages en marbre.
Nous rentrâmes en ville en passant sous l'aqueduc construit par Auguste, qui sert encore aujourd'hui. Nous visitâmes le forum d'Auguste, dont le mur d'enceinte, prodigieusement élevé, existe en partie. Cette grande hauteur lui a été donnée pour cacher l'intérieur de la vue du mont Esquilin, et réciproquement pour que dans les sacrifices le pontife ne pût pas voir des choses de mauvais augure. Ce forum renfermait une basilique, lieu où l'on rendait la justice, et une place pour le peuple. Auguste, en le faisant construire, voulut ôter au peuple l'usage du forum républicain et détruire l'influence des souvenirs. Donatien en établit un autre, qu'il plaça entre le forum d'Auguste et celui construit plus tard par Trajan. Nerva le fit achever, et il porte son nom. Il fut dédié à Pallas, et cette divinité y eut un temple. Deux belles colonnes connues sous le nom de Colonnacie, enterrées aux deux tiers, un bel architrave et un entablement en marbre sont les seules choses qui en restent.
Nous terminâmes par le forum de Trajan, certainement un des plus admirables monuments sortis de la main des hommes. Il se composait d'abord d'une immense salle où le préteur rendait la justice et où le peuple pouvait entrer librement, puis d'un temple, d'une bibliothèque et d'un arc de triomphe placé au côté opposé à la colonne. Sous l'arc de triomphe était placée une superbe statue équestre de Trajan. La colonne érigée à l'honneur de Trajan, et placée près du temple et de la bibliothèque, est couverte de bas-reliefs représentant les travaux guerriers de Trajan contre les Daces. Elle porte pour inscription que sa hauteur est égale à celle de la partie du mont Quirinal enlevée pour aplanir le lieu où le forum est bâti. La colonne a cent vingt pieds de hauteur. Elle se compose de vingt-cinq blocs de marbre, tous superposés, ouverts et taillés intérieurement en escalier. C'est un ouvrage admirable et unique au monde. Il a cent quatre-vingts marches.
En nous rendant à Sainte-Marie-Majeure, nous traversâmes un quartier de Rome connu sous le nom de Montaniates. C'est une population assez considérable, qui a des moeurs à part. Elle est rivale de celle des Transteverins. Elle passe pour très-passionnée et a peu de rapports avec les citoyens de Rome.
Nous nous rendîmes d'abord à la maison dorée de Néron. Elle était construite sur le mont Esquilin. Ce palais embrassait le mont Palatin, berceau de Rome, le mont Cælius et le mont Esquilin. L'emplacement du Colisée était compris dans ses jardins, et cet espace formait un lac, dont les bords étaient plantés. Le Laocoon, chef-d'oeuvre de l'antiquité romaine, a été trouvé dans la maison dorée. Plusieurs salles se suivent; leur élévation est immense, et elles se succèdent sans se communiquer directement. Leur ouverture est toujours tournée vers la cour. En déblayant cette cour, on trouva une cuve immense en granit gris. Elle servait à une fontaine, et aujourd'hui elle est employée au même usage au milieu de la cour du Belvédère, au Vatican. Cette double découverte eut lieu sous Jules II. Dans le même temps et sous le même pape, l'Apollon fut trouvé au port d'Antium, où Néron avait une maison de campagne. On a fait la remarque que ces deux statues célèbres sont restées comme type représentant la nature du génie des deux artistes illustres qui vivaient alors. L'Apollon rappelle la manière idéale, sublime, de Raphaël quand il représente la Divinité, et le Laocoon l'expression passionnée et énergique de Michel-Ange. L'ouverture des chambres et la cour de la maison d'or étaient au nord, dans la direction du mont Esquilin. Des peintures dont les couleurs sont très-vives encore, recouvrent toutes les parois de ces chambres. Les sujets sont pour la plupart fantastiques. Ils ont servi de modèle aux peintures de Raphaël, exécutées dans les loges du Vatican.
Néron, pour construire ce palais, avait exproprié un grand nombre de Romains, et il l'éleva sur les décombres des maisons occupant auparavant cet emplacement. Après la mort de Néron, on abandonna, comme dédommagement, aux citoyens dépossédés des emplacements dans une partie du palais. Ils vinrent y construire de petites habitations; on les voit encore aujourd'hui, et l'on reconnaît de même les vestiges des maisons détruites antérieurement. Trajan, manquant d'espace pour donner aux thermes portant son nom l'étendue qu'il jugea nécessaire, se servit de la maison dorée pour y suppléer. Il fit continuer ses constructions sur cet édifice. La cour fut voûtée; des pieds-droits d'une grande hauteur furent élevés à cet effet pour mettre de plain-pied l'emplacement ainsi créé avec celui sur lequel les thermes étaient déjà bâtis. Ainsi il construisit comme un supplément à la montagne. Les difficultés ne l'arrêtaient pas, quelle que fût leur nature; car il faut se rappeler que, pour mettre de niveau le lieu où il plaça son forum, il fit enlever une partie du mont Quirinal, et d'une hauteur égale à celle de la colonne qui en est la mesure.
De la maison dorée de Néron, nous allâmes visiter le Vivarium, situé sur le mont Cælius. C'était là que les bêtes féroces étaient conservées. Des constructions du style rustique, comme il convenait en raison de leur destination, existent encore et montrent les loges de ces animaux. Un souterrain fut creusé dans le roc pour leur créer de nouvelles demeures et pour ouvrir un chemin jusqu'au Colisée. Nous en visitâmes une partie. Ce fut un beau travail et une louable pensée de police que l'ouverture de ce chemin. Au-dessus étaient logés les gladiateurs. Ceux-ci débouchaient à l'amphithéâtre en suivant une route supérieure, et entraient par la même porte que les bêtes féroces; ils sortaient ensuite par la porte à droite pour revenir combattre. Une source de bonne eau se trouve dans ces souterrains. Au-dessus est construite une tour élevée dans le moyen âge à la manière des Lombards, pour porter les cloches d'un couvent voisin, celui de Saint-Jean et de Saint-Paul, deux martyrs servant dans les gardes prétoriennes du temps de Julien, immolés ensemble. La pierre sur laquelle ils furent décapités est dans l'église. La congrégation qui occupe le monastère n'est pas ancienne: elle date de Clément XIV. Sa règle est très-sévère. On appelle ces religieux les Pères de la Passion.
Nous allâmes de là au Colisée, et nous suivîmes les ruines du palais qu'occupait une grande famille de Rome dans le moyen âge, la famille d'Anitia. Saint Grégoire, dit le Grand, pape sous le nom de Grégoire Ier, était de cette famille. Il a fondé le monastère des Camaldules, situé à peu de distance, et d'où le pape actuel est sorti. Ce nom de Grégoire a été glorieux pour la chaire de Saint-Pierre. Trois papes l'illustrèrent: Saint Grégoire Ier, pape de ce nom, dont les oeuvres se voient encore dans l'église; Grégoire VII, le célèbre Hildebrand, qui mit les souverains à ses pieds: et Grégoire XIII, réformateur du calendrier, et dont le nom est resté au calendrier actuel, en usage dans toute l'Europe, excepté en Russie.
Le Colisée, amphithéâtre consacré aux combats des gladiateurs les uns contre les autres, ou aux combats des gladiateurs contre les bêtes féroces, fut commencé sous Vespasien et fini sous son fils Titus, qui en fit la dédicace. C'est le plus beau monument dont les ruines frappent les yeux à Rome. Sa grande dimension, une belle proportion, en font encore aujourd'hui une chose superbe et extraordinaire. Qu'était-ce quand, couvert de marbre et orné de statues, il était rempli d'un peuple immense? Quatre-vingt mille spectateurs y étaient habituellement rassemblés. Dans les circonstances extraordinaires, le nombre s'élevait à cent dix mille. Toute la partie inférieure était consacrée à l'empereur et à sa cour, au sénat, aux chevaliers et aux citoyens romains. Les gradins supérieurs, construits en bois, à cause de l'élévation et pour diminuer le poids, étaient occupés par les Barbares. Trois rangs de galeries voûtées formaient des abris pour mettre à couvert les spectateurs en cas de pluie. Quatre-vingts escaliers correspondants et autant de portes donnaient des moyens faciles d'entrée et de sortie, et favorisaient la circulation. Ce monument superbe, orné de huit cents statues, consacré aux plaisirs des Romains, fut construit par les Juifs amenés de Jérusalem par Titus après la prise de cette ville. Une toile, quelquefois de couleur pourpre, et d'étoffe précieuse, couvrait ce vaste édifice, et se manoeuvrait suivant les circonstances pour garantir les spectateurs de l'action du soleil. Lors de la dédicace, cent représentations furent données au peuple par l'empereur, et treize mille bêtes féroces y combattirent et y périrent. Dans ces réunions, les empereurs faisaient des dons immenses aux spectateurs. Des billets en exprimant la promesse, ou de petits modèles des choses servant de symbole, étaient jetés au peuple, et, le lendemain, chacun allait réclamer du souverain la chose promise la veille, dont le plus ou moins de valeur était dépendant de son caprice et de sa volonté.
M. Visconti, à l'occasion de ces spectacles, nous expliqua ce qui est relatif aux gladiateurs. Un homme était condamné à mort; quand il était jeune, fort et bien constitué, on lui proposait de se faire gladiateur. Ordinairement, il acceptait. Alors on le nourrissait avec soin; on le plaçait dans un lieu sain; on le soumettait à un régime convenable pour augmenter ses forces, en même temps qu'on le formait aux exercices du combat. Quand il était instruit, il était présenté au peuple au cirque, ayant au cou une plaque en ivoire indiquant la cause de sa condamnation. Quelquefois sa bonne mine intéressait, et alors le peuple le graciait. Le signe convenu en pareil cas, c'était que chacun levait le pouce, le poing étant fermé. Alors il était dispensé de combattre, et on le munissait d'une petite baguette, marque d'une sorte d'autorité dans la police des combats. Quand le peuple n'accordait pas cette grâce, grâce pouvant aussi dépendre d'une vestale, qui se levait, il avait l'obligation de livrer un combat à mort. Une fois vainqueur, sa dette était payée, et le mot liberatus, inscrit sur la plaque d'ivoire, était comme l'acquit de sa dette. Alors il ne combattait plus que volontairement et pour de l'argent.
Il y avait des gladiateurs de plusieurs espèces. Les uns, destinés à combattre les bêtes féroces; les autres individuellement d'autres gladiateurs; les plus faibles en masse, c'est-à-dire en certain nombre contre un nombre pareil. On annonçait au peuple pour quel genre de combat ils avaient été destinés. Quand un gladiateur intéressait par son ardeur, son courage et son adresse, et qu'on le voyait en danger de périr dans un combat contre les animaux, le peuple quelquefois réclamait par des cris pour qu'il lui fût envoyé du secours. Quand un gladiateur était vaincu après avoir combattu avec courage, il arrivait aussi au peuple de lui accorder sa grâce. Dans ce cas, il était transporté hors de l'amphithéâtre et soigné dans l'espérance de le guérir. Dans le cas contraire il était mis à mort. Il arrivait aussi que de jeunes débauchés, des gens de mauvaise vie, se livraient à ce métier volontairement et allaient se vendre au laniste, chef des gladiateurs. Alors ils faisaient leur contrat comme ils l'entendaient, et souscrivaient telles conditions qui se trouvaient à leur convenance. On demandait à un jeune gladiateur dans quelle manière de combattre il voulait être instruit, et il choisissait ou la méthode gauloise ou la méthode germaine, chacune de ces nations ayant une école particulière. La première était fondée particulièrement sur l'adresse et l'agilité, et l'autre sur la force. Un gladiateur gracié, ayant rempli sa tâche, ne pouvait jamais recouvrer ses droits civils. Quand des particuliers, des hommes privés, donnaient ces spectacles, c'était ordinairement à prix d'argent qu'ils se pourvoyaient de gladiateurs.
Le Colisée a eu des destinations variées. Dans le moyen âge, il fut occupé par les Frangipani, qui en firent une forteresse et s'y établirent, comme les Colonna dans les thermes de Constantin et les Orsini dans le théâtre de Marcellus. Ces deux dernières familles, n'ayant pas cessé d'habiter Rome, sont restées en possession des monuments publics dont elles s'étaient emparées. Les Frangipani furent obligés par l'empereur Henri III de partager le Colisée avec les Annibaldi; mais ils chassèrent bientôt ces compétiteurs et reçurent l'inféodation du Colisée du pape Honorius II; ce qui fait comprendre cet édifice encore aujourd'hui dans le nombre des palais du pape. Depuis, les Frangipani l'ayant perdu, il a été, sous Sixte-Quint, un hôpital, puis une manufacture de draps. C'était avant Pie VI un lieu destiné à recevoir les immondices. Ce souverain éclairé s'occupa de sa conservation, de son nettoiement, et le livra à l'étude des antiquaires. Pie VII suivit son exemple. Il fit mieux encore en ordonnant l'exécution de grandes constructions dans le but d'en empêcher la destruction. C'était une sorte d'amende honorable faite au nom de ses prédécesseurs, qui l'avaient traité comme une carrière; car il a fourni les matériaux nécessaires pour construire le fort de Civita-Vecchia (ouvrage de l'immortel Michel-Ange), le palais Farnèse, le palais de Venise et d'autres encore. Enfin le pape Nicolas III avait voulu le détruire; mais il était construit si solidement, que les efforts dont on voit les traces furent impuissants. Ceux qui en étaient chargés trouvèrent beaucoup plus facile de se procurer les pierres dont ils avaient besoin à la carrière de Tivoli que dans ce monument dont toutes les parties sont liées avec un soin et une solidité inimaginables. Une belle pensée a occupé un pape, c'est l'érection d'une chapelle dans le Colisée, sous l'invocation des saints martyrs du Colisée, en mémoire et à l'intention des chrétiens morts dans le cirque, victimes du goût des Romains pour les plaisirs féroces. Cette chapelle avait été abandonnée, mais elle a été rétablie par le pape Benoît XIV, qui y a fait ajouter des stations de prières.
Le 27 janvier, nous commençâmes par nous rendre au mont Palatin, à la villa Mils. À la partie méridionale, donnant sur le grand cirque, était le palais d'Auguste. On reconnaît encore une suite de salles formant ses appartements. Ces salles, ordinairement rondes, ont presque toujours trois rentrants, formant trois niches, où étaient placées des statues. Les entrées étaient masquées par des colosses autour desquels on tournait. Ce palais avait son entrée par le côté qui regarde le cirque et l'Aventin. Une suite de gradins en arc de cercle faisait arriver jusqu'à son niveau. De ces marches qui étaient au pied du palais, on pouvait voir dans l'intérieur du cirque, et elles se trouvaient ainsi former un supplément pour recevoir les spectateurs. Ce palais était beau, mais d'une dimension bornée.
Auguste fit construire à côté un temple à la Victoire regardant le Forum, en mémoire de la bataille d'Actium. Ce temple était décoré de six colonnes en marbre. Tibère augmenta l'étendue du palais d'Auguste en bâtissant entre le temple et lui. Une partie fut occupée par Livie, sa mère, et femme d'Auguste. Les ornements intérieurs existant encore sont remarquables par la pureté du goût, l'élégance des dessins, et des dorures légères.
Caligula ajouta encore à l'étendue de ce palais, et fit construire une caserne pour une cohorte prétorienne. Elle est placée plus à gauche, et borde le Palatin de ce côté, en dominant le temple élevé à Romulus, converti en église de Saint-Théodore.
Le mont Palatin et ses environs dans toutes les directions étaient occupés par une multitude d'habitations appartenant à des citoyens romains. Néron, pour agrandir son palais, voulant s'emparer de l'emplacement sur lequel elles étaient bâties, fit mettre le feu à ce quartier de Rome, qui fut réduit en cendre. Alors il exécuta ses vastes projets. D'énormes constructions furent faites au sud-est du mont Palatin, et par leur grande élévation, se trouvèrent arriver à la même hauteur que le sommet du mont, de niveau avec lui, et agrandirent ainsi sa surface. Elles se trouvèrent en liaison avec le palais d'Auguste; puis, traversant la vallée de l'est, elles atteignirent au mont Cælius, et formèrent ce qu'on appela la maison de passage: elle était située là où furent placés plus tard le vivarium et les maisons des gladiateurs. Continuant au nord, les constructions allèrent gagner le mont Esquilin où fut construite la maison dorée. L'emplacement du Colisée fut creusé, et devint un lac autour duquel furent construites des maisons d'esclaves et d'affranchis. Enfin un hippodrome pour l'usage particulier de l'empereur fut établi dans le rentrant ou vallon qui se trouve à l'est du mont Palatin, et dont l'ouverture donnait sur le grand cirque.
Nous finîmes ainsi le tour du mont Palatin, en reconnaissant les constructions des différentes époques, les développements successifs de ce palais, le plus vaste qui fut jamais. Les idées avaient tant de grandeur, et les dimensions étaient si colossales, que, l'empereur Nerva ayant limité l'emplacement du palais impérial au seul emplacement du mont Palatin, on considéra cette disposition comme la marque d'une grande modération. C'est du mot Palatin, où était situé le palais des Césars, qu'est dérivé le mot palais, consacré pour exprimer les grandes habitations.
Du mont Palatin nous fûmes voir le théâtre de Marcellus. Ce théâtre, bâti par Auguste, est consacré au nom de son neveu Marcellus, destiné à lui succéder à l'empire. Il fut occupé dans le moyen âge par les Ursins, dont il est devenu la propriété et l'habitation. Auguste fit bâtir près de ce théâtre un vaste portique, pour mettre à couvert de la pluie les spectateurs quand elle arrivait d'une manière imprévue. Ce portique reçut le nom d'Octavie, sa soeur, mère de Marcellus. C'était un long parallélogramme avec un double rang de colonnes. Celles qui existent encore aujourd'hui formaient une des entrées principales. Elles représentent deux façades semblables, une extérieure et l'autre intérieure. Ce portique renfermait deux temples, l'un à Jupiter et l'autre à Junon.
Nous terminâmes notre journée en allant voir le Panthéon. Ce monument, bâti par Agrippa, gendre d'Auguste, était destiné à faire partie des thermes qu'il voulait faire construire. Les moeurs publiques réprouvaient alors une pareille magnificence à l'usage des hommes, et il le convertit en un temple à tous les dieux. Il y avait douze autels dédiés aux douze dieux principaux. Au-dessus, la voûte était soutenue par des cariatides-colonnes qui furent enlevées par l'ordre de Septime-Sévère, et transportées à son palais, l'une d'elles ayant été frappée par la foudre. Toutes les rosaces de la coupole étaient en bronze, ainsi que la partie supérieure et extérieure de la coupole et du fronton. Tout le pourtour de la rotonde était recouvert à l'extérieur en marbre. Ce monument, dans son état de dégradation actuel, est encore un des plus beaux monuments de l'antiquité, donnant la plus juste idée du bon goût et de la grandeur qui régnaient à Rome du temps d'Auguste. C'est le pape Urbain VIII, Barberini, qui a dépouillé le Panthéon de ses bronzes, et les a employés à faire construire le baldaquin de Saint-Pierre et à fondre des canons. Une inscription consacre avec éloge cette action de barbare sur le lieu même où elle fut commise.
Il nous restait à voir le Forum et ses environs, le Forum de Marc-Aurèle et le tombeau d'Auguste. Nous visitâmes ces lieux.
Le Forum républicain était le lieu où le peuple s'assemblait pour s'occuper des affaires publiques. Il était situé entre le mont Capitolin et le mont Palatin, et à leurs pieds. L'espace qu'il occupait, assez peu considérable, était encore encombré d'édifices. Auguste les rebâtit, et les fit plus grands, afin d'enlever plus d'espace au peuple. Pour déterminer les limites du Forum, il faut parler des différents monuments qui l'entouraient.
Au pied du Capitole était le temple de la Concorde. C'est là que les sénateurs s'assemblaient extraordinairement quand il y avait entre eux de puissants motifs de dissentiment. C'est là que Cicéron prononça ses Catilinaires. Se rassembler dans un pareil lieu était un moyen tacite de rappeler aux patriciens que leur puissance et leur force consistaient dans leur union. En avant était l'arc de triomphe élevé à Septime-Sévère; il est encore intact aujourd'hui. Immédiatement après commençait la place. À côté du temple de la Concorde se trouvait le temple élevé à Jupiter tonnant, action de grâce d'Auguste envers la divinité pour avoir échappé à la foudre, qui tua un homme placé près de lui sans le blesser, en Espagne, lors de la guerre des Cantabres. Il en reste trois colonnes. En tournant, on voit les restes du temple élevé à la fortune de Rome et reconstruit, après un incendie, par l'empereur Maxence. Il en existe huit colonnes. En s'approchant du mont Palatin, on retrouve l'emplacement du bâtiment destiné aux comices, ensuite le temple de Vesta, aujourd'hui église de Sainte-Marie-Libératrice; plus près du mont Palatin, le temple de Romulus, aujourd'hui église de Saint-Théodore; enfin la Curie, ou le lieu où se rassemblait le sénat. Il était soutenu par des colonnes et ouvert. À l'extrémité du Forum était le temple de Castor et Pollux, rebâti par Auguste. Il en reste trois colonnes. Du côté opposé se trouvaient la prison Mamertine et les Gémonies, le lieu où les archives du sénat étaient conservées, le temple de Saturne, le temple de Janus, la basilique Émilienne, enfin le temple d'Antonin et de Faustine, qui déjà se trouvait en dehors du Forum. Au milieu de la place était placée la tribune aux harangues, ornée de trophées rostraux, en honneur des victoires maritimes remportées par les Romains sur les Antiates.
La prison Mamertine fut construite par Ancus Martius, quatrième roi de Rome, et creusée dans le roc. Les coupables y étaient descendus par un trou qui existe encore. Une seconde prison, en dessous de celle-ci, fut creusée sous le règne de Servius Tullius, sixième roi de Rome, et particulièrement destinée aux exécutions. On laissait cependant ordinairement aux condamnés le choix de leur mort. Leur corps était ensuite exposé sur l'escalier extérieur conduisant à la prison et appelé les Gémonies. Ce nom vient des gémissements de ceux qui le montaient pour entrer dans une prison où probablement ils devaient trouver la mort. Quand les criminels avaient été l'objet de la haine du peuple, leurs corps étaient abandonnés à sa fureur, et, après avoir été mis en lambeaux, ils étaient précipités dans le Tibre. Dans le cas contraire, ils recevaient la sépulture par les soins de leur famille. Saint Pierre fut détenu dans cette prison et s'en échappa.
Au-dessus de la prison Mamertine, on a bâti une église sous l'invocation de saint Joseph. Elle appartient à la corporation des menuisiers.
Le lieu où étaient placées les archives du Sénat est immédiatement après; il est devenu une église sous le nom de Sainte-Martine. Vient ensuite le temple de Saturne, où était déposé le trésor de la république, qui se composait de la dîme levée sur les dépouilles des peuples vaincus et réduite en lingots d'or. Jules César s'en empara frauduleusement pendant la guerre civile, et fit substituer des morceaux de bois dorés aux lingots qu'il avait fait enlever. Le temple de Saturne est devenu l'église de Saint-Adrien.
À côté était le temple de Janus, toujours ouvert pendant la guerre et fermé seulement deux fois: la première sous Numa, et la seconde sous Auguste. Il n'en reste pas vestige. La basilique Émilienne, construite par Paul-Émile, monument remarquable et par les colonnes en marbre violet de Phrygie qui la décoraient et parce que ce fut la première fois que des matériaux de cette richesse furent employés dans la construction des monuments de Rome, était placée à côté du temple de Janus. Il y avait des portes de bronze qui ont été transportées à Saint-Jean-de-Latran. Cet édifice est aujourd'hui un magasin de blé. Le temple d'Antonin et Faustine, dont il reste encore de beaux vestiges, vient ensuite. Sur ses débris est bâtie l'église de Saint-Laurent-in-Miranda.
En continuant, on trouve le temple de Romulus et Rémus, aujourd'hui église de Saint-Côme-et-Saint-Damien; c'était une rotonde. L'extérieur, décoré par un portique, existe encore en partie; il s'y trouve aussi de belles portes de bronze. Caracalla fit réparer ce temple. Le pavé représentait le plan de Rome arrivée à son plus grand développement. Dans le moyen âge, on y ajouta des constructions nouvelles. On fit une nef qui donna à cet édifice l'étendue nécessaire pour devenir une église. Des mosaïques du douzième siècle décorent le cul-de-lampe. À peu de distance de là sont deux colonnes unies par un fronton, qui appartenaient à la basilique Opimia.
En continuant notre marche, nous arrivâmes devant d'immenses ruines, en face du mont Palatin, qui servaient d'abord d'entrée au palais de Néron. Plus tard, cette partie du palais ayant été détachée, des constructions nouvelles en retournèrent la façade, et ce bâtiment devint le temple de la Paix. Son élévation, sa hardiesse, ses dimensions, en font quelque chose de remarquable.
Nous arrivâmes enfin à un lieu où Adrien avait fait construire sur ses propres plans un double temple, dont l'un était adossé à l'autre, élevés, l'un à Rome, l'autre à Vénus. La critique de leur plan coûta, dit-on, la vie à Apollodore, architecte célèbre de Trajan; et l'amour-propre d'Adrien, blessé comme architecte, éveilla la cruauté de l'empereur. Au-dessous de ces temples, auprès du Colisée, était un immense colosse de Néron et une fontaine; puis, sur la voie Appia, un arc de triomphe existant encore, d'abord élevé à Trajan, et ensuite dédié à Constantin, dont il porte le nom aujourd'hui.
En arrière, et à moitié chemin du Forum, est l'arc de triomphe de Titus. En retournant jusqu'au Forum, on trouve la colonne bâtie d'où l'on comptait les distances sur les diverses voies romaines, et aussi une colonne isolée, élevée à l'empereur Phocas par un gouverneur de Rome. Elle est d'un bon style et vient d'un ancien monument.
Nous rentrâmes en ville, et nous fûmes à la Douane. Douze colonnes du plus beau style sont les restes d'un temple élevé à Marc-Aurèle, faisant partie du forum construit par ce prince et s'étendant jusqu'à la colonne dite Antonine, qui y était comprise. Enfin nous terminâmes par le tombeau d'Auguste. Son massif est assez considérable pour servir de base à un amphithéâtre construit à sa partie supérieure. Une double enveloppe circulaire renfermait des places pour recevoir les tombeaux de sa famille. Ses cendres étaient déposées dans une chambre sépulcrale placée au milieu. Ce monument fut bâti au milieu du champ de Mars: ainsi on continua après sa mort la politique suivie pendant sa vie, qui consistait à gêner les réunions du peuple, en occupant par des édifices les espaces vides où il pouvait se rassembler.
J'ai vécu dans un temps où la société a été si bouleversée et j'ai si souvent entendu expliquer les révolutions qui se sont succédé d'une manière tout à fait opposée, j'ai si fréquemment entendu appeler révolutionnaires des gens qui étaient amis de l'ordre, de bons citoyens devenus, les premiers, victimes des changements auxquels ils avaient pris part, que j'ai cherché à me rendre compte de ce qu'il y avait de fondé dans ces accusations, et des causes de ces changements brusques dans l'état social, changements dont le nom générique est le mot: révolution.
J'ai dit des changements brusques et violents; car il est dans la nature des sociétés de changer. Elles ne sont pas plus exemptes de l'action du temps que les individus. Lorsque le changement a lieu d'une manière imperceptible, à mesure des besoins, et quand les secousses sociales sont évitées, l'État semble être toujours le même, quoique les circonstances qui constituent sa force et son organisation soient toutes différentes.
Quand le pouvoir légal et reconnu se trouve entre les mains de ceux qui possèdent la force, l'État est dans l'ordre naturel; chaque chose est à sa place; chacun est dans la jouissance des droits résultant de la nature des choses. Quand il en est autrement, il y a malaise, inquiétude, besoin de changement; et, si la haute sagesse du législateur n'intervient pas pour rétablir l'harmonie, le repos est toujours précaire, et au moindre obstacle, à la moindre difficulté, tout prend avec violence une nouvelle forme.
La force existe par elle-même; mais elle se place dans la société différemment, suivant les temps et les époques. Deux choses la constituent et en sont le principe: les richesses et les lumières. Ceux qui en sont dépositaires doivent être forcément les maîtres de la société, et, si leur pouvoir est contesté un moment, ils finissent bientôt par le recouvrer.
Une puissance morale agit aussi sur notre esprit, parle à notre imagination et joue un grand rôle dans nos destinées; je veux parler de l'éclat de la gloire et des souvenirs qu'elle laisse. Cette puissance s'attache aux individus et aux races; mais, pour qu'elle se maintienne dans les descendants, il faut que ceux-ci en soient dignes; sans cela les souvenirs, au lieu de les grandir, les écrasent.
Dans le moyen âge, en Europe, la noblesse et le clergé possédaient tout. Le clergé, en outre, seul était instruit. Dans les cloîtres s'étaient réfugiées la science et les lumières. Le peuple était pauvre et ignorant. Toute la puissance de la société, tout son nerf, était donc entre les mains de la noblesse et du clergé; et, à juste titre, les droits y étaient aussi.
Quand les villes se formèrent, quand la marche du temps développa l'industrie, il se créa de nouveaux intérêts et de nouveaux éléments de puissance. Le tiers état, en se constituant, dut entrer en partage de la puissance publique. La force se répartit alors en trois classes, au lieu de l'être dans deux. De là les priviléges des villes, le système municipal et les moyens de police, de sûreté et de défense que prirent pour elles-mêmes toutes les agrégations, obligées de pourvoir à tous les besoins que l'état de la société leur faisait éprouver. Leur influence dans les destinées des États se fit sentir et elle augmenta à mesure que les causes qui l'avaient fait naître devinrent plus puissantes, à mesure que l'influence du clergé, par l'affaiblissement des croyances religieuses, allait diminuant, et l'influence de la noblesse, par son appauvrissement, son manque de talents et de gloire, s'éteignait chaque jour.
Ces établissements nouveaux furent protégés et encouragés par les rois. Les rois, il y a quelques siècles, ne jouissaient encore que d'un pouvoir incertain, souvent contesté. Ils étaient souvent en guerre avec leurs grands vassaux, dont la puissance réelle l'emportait quelquefois sur la leur. Ils avaient donc besoin d'alliés et d'appuis. Ils trouvèrent les uns et les autres dans la classe nouvelle, qui avait aussi tout à craindre de ces mêmes seigneurs et se trouvait perpétuellement en lutte avec eux. Or la communauté de danger est de tous les intérêts le plus puissant pour unir les hommes.
Cet état de choses a eu une marche régulière et constamment progressive. Les villes se sont multipliées, elles ont augmenté de population et de richesse, et la part que le tiers état a fini par avoir dans ce qui constitue la puissance de l'État l'a enfin emporté, en France, sur les deux autres. Or c'est précisément alors qu'une politique insensée a pris à tâche de le repousser de tous les emplois publics, et par conséquent de la participation au pouvoir légal. Cette marche irréfléchie, ce système coupable peut réussir momentanément; encore pour cela faut-il bien gouverner.
Les intérêts matériels et les intérêts moraux des peuples doivent être satisfaits. Rien ne doit compromettre ou froisser le bien-être de chacun. S'il en est autrement, les intéressés demandent à être appelés au partage d'un pouvoir faible ou aveugle. S'ils y arrivent brusquement et par des actes de violence, on est en révolution.
Les révolutions sont donc le résultat d'une prétention que l'on croit fondée et non satisfaite, et, quand cette prétention a pris un grand degré d'intensité, les révolutions éclatent, ou tout d'abord par l'emploi de la force brutale, ou bien par une suite de concessions qui, en affaiblissant le pouvoir et le déconsidérant, amènent des changements complets dans l'ordre établi.
Alors chaque changement en prépare un autre. Ils se succèdent quelquefois jusqu'à l'infini; d'abord parce que les dépositaires d'un pouvoir nouveau n'ont pas en leur faveur les moyens d'opinion qui appartiennent naturellement à ceux d'un pouvoir ancien; parce que ensuite, la doctrine qu'ils ont mise en avant pour détruire ne convenant ni pour édifier ni pour maintenir, ils sont obligés de changer de langage, ce qui nuit nécessairement à leur crédit et à leur puissance morale sur les peuples.
Mais par qui et comment commencent ces changements redoutables et quelquefois funestes? Je vais le dire: les honnêtes gens prêtent trop souvent leur concours à ceux qui font les révolutions. Les gouvernants et les gouvernés ne sauraient trop avoir présent à l'esprit cette vérité.
Il y a dans chaque société une masse plus ou moins nombreuse d'individus soumise à de mauvaises passions, qui désirent des changements par suite d'intérêts personnels, qu'ils ont grand soin de masquer du nom pompeux d'intérêt public. Ces gens-là, malgré leur habileté, sont trop peu nombreux pour arriver seuls à leurs fins. Ils ont besoin d'auxiliaires et ils les cherchent parmi ceux que l'opinion distingue et dont les intentions sont pures. Quand la marche du gouvernement autorise une critique fondée, quand ses fautes se multiplient, quand l'opinion se déclare contre lui, les hommes que je viens de désigner s'en rendent souvent l'organe, et une popularité dont ils ne voient d'abord que les douceurs et les charmes, mais dont ils connaîtront plus tard la rigueur et les dangers, les encourage dans la voie qu'ils ont prise. Alors les choses marchent vite. Une fois le mouvement imprimé, les méchants s'en emparent. Tout est renversé; la confusion arrive; et ceux qui se croyaient de grands citoyens et imaginaient devoir sauver l'État par le moyen d'actes dont ils n'ont pas jugé toute la portée sont les premières victimes; leurs compagnons se défient de gens d'intentions droites, qui, ayant acquis une connaissance plus approfondie des hommes, finiraient plus tard par combattre ceux que d'abord ils ont servis.
Si on applique les principes exposés ci-dessus à ce qui s'est passé de notre temps et sous nos yeux, on pourra en reconnaître la vérité et l'exactitude. Avant 1789, tout était exception et privilége en France, et cette inégalité, poussée à l'excès, portant sur tout, datait cependant d'une époque peu éloignée.
Une nation éclairée, riche et vaine devait souffrir d'un état de choses qui blessait les droits de chacun et la raison. Une bourgeoisie nombreuse s'était formée. Sa richesse et ses lumières devaient lui donner des droits à tout, et on l'avait exclue de tout. Elle était belliqueuse, et il fallait être gentilhomme pour être sous-lieutenant de milice. Sous Louis XIV, elle pouvait choisir et suivre toutes les carrières, aucune barrière ne lui était opposée, et alors il y avait quatre-vingt mille familles nobles en France. Sous Louis XVI, la noblesse était réduite à dix-sept mille familles, et elle devait tout avoir. Mais, dans la noblesse même, il y avait des dispositions blessantes et des priviléges consacrés, qui, en froissant les intérêts du plus grand nombre, sacrifiaient tout aux jouissances d'amour-propre du plus petit.
Ainsi, d'un côté, le bourgeois ne pouvait pas être officier, et le noble établi à la cour pouvait seul être colonel, tandis que le gentilhomme de province, sans faveur, végétait dans les grades subalternes, bien qu'il n'eût aucune autre carrière à prendre, et que le service militaire lui fût imposé par l'opinion. Or cet état de choses existait au moment où la haute noblesse avait perdu tout ce qui faisait sa puissance et son éclat: sa puissance, car toutes les fortunes étaient détruites ou obérées; son éclat, car le séjour constant à la cour l'avait privée de son action sur les provinces, et aucune gloire récemment acquise ne lui avait conservé des droits au monopole de la considération publique.
Les dépenses avaient suivi le cours des temps. Les charges publiques étaient devenues pesantes, et les corps de l'État les plus riches étaient exempts ou de tout l'impôt ou d'une partie des impôts. Un système semblable, contraire à la justice, à la raison, au bon sens, autorisait des plaintes universelles. Des plaintes universelles, auxquelles on ne fait pas droit, amènent bientôt la résistance; et de la résistance à l'attaque, et de l'attaque au bouleversement les distances sont courtes.
Si dès longtemps on se fût rendu compte des besoins de la société, si on eût fait par autorité et par raison ce qu'on a fait par faiblesse et par dépendance, la Révolution française n'aurait pas eu lieu. Elle mourait dans son germe. Elle était étouffée dans son principe; mais il faut, pour que telle chose arrive, plus de lumières, ou au moins autant de lumières dans les gouvernants que dans les gouvernés, chose malheureusement rare, et plus rare en France que partout; car la France a été en général un des pays les plus mal gouvernés de toute l'Europe.
Quand celui qui conduit est éclairé, il prend une route plus ou moins praticable, mais il choisit toujours une bonne direction et se rend compte des pas qu'il fait. Quand il est sans lumières, il marche au hasard, et bientôt chacun s'aperçoit de la fausse route tenue. Alors tout le monde réclame, chacun donne son avis, et l'embarras du choix fait que la direction n'est pas meilleure. On s'irrite et on se charge de la besogne. Souvent cette besogne n'est pas mieux faite, mais tout est renversé. Une nation présente à l'esprit l'idée de voyageurs réunis dont le souverain est le guide. S'il ignore le chemin qu'il doit parcourir, on s'en aperçoit et on commence par le maltraiter. Les mêmes erreurs continuent, et on le dépossède. Le plus adroit des voyageurs ou le plus confiant le remplace, et, s'il arrive au but, il est conservé jusqu'à ce que des erreurs de sa part le mettent dans le cas de son devancier.
Tous les gouvernements, quelle que soit leur nature, peuvent marcher quand un grand esprit de justice et une grande habileté caractérisent les dispositions du pouvoir. En gouvernant bien, les masses sont contentes et les révolutions s'éloignent. Quand au contraire le mécontentement est partout, une circonstance fortuite, un embarras léger, un seul besoin du pouvoir peut tout changer; étincelle qui embrase des matières combustibles imprudemment accumulées.
Honneur aux souverains qui veillent de bonne heure et constamment à ce que ces causes d'incendie ne se trouvent jamais réunies! Les étincelles peuvent paraître sans causer du danger; funestes ailleurs, elles ne sont rien chez eux.
Quelques souverains ont marché en avant des temps où ils ont vécu, et ont fait violemment des choses raisonnables, mais que l'opinion ne demandait pas. Incommodes pour leurs contemporains, ils ont détruit le germe des maux, et l'effet des mauvais vouloirs qui pouvaient atteindre leur peuple. Les changements faits par en haut, par la volonté du souverain, quand ils sont fondés sur quelque chose de raisonnable et dans l'intérêt des masses, sont sans dangers véritables. Ils peuvent causer du mécontentement, blesser des intérêts privés, mais ils n'amènent pas de révolutions. Au contraire, les changements demandés, exigés par la multitude, deviennent souvent funestes. Une demande juste est suivie d'une autre qui l'est moins, celle-ci d'une pire; l'habitude de céder encourage celle d'exiger, et bientôt le mépris du pouvoir fait naître la confusion. Si l'État n'est pas perdu, c'est seulement au prix des plus funestes expériences et de grands malheurs qu'il retrouve l'équilibre, le calme et la prospérité.
Rarement les révolutions amènent des résultats conformes aux espérances des premiers réformateurs. Les passions des hommes une fois déchaînées, les questions se compliquent, et les esprits élevés et de bonne foi ne peuvent jamais en prévoir les solutions. C'est donc avec le plus grand ménagement que les changements réclamés par l'état social doivent être demandés aux souverains. Il faut leur faire sentir les nécessités des temps, employer, pour faire valoir ses droits, les moyens calmes et réguliers autorisés par les lois, mais jamais ne rien exiger par la force. Le jour où l'on emploie la violence l'État est dans le plus grand péril; mais beaucoup de gens à doctrines ignorent ces vérités et croient que les affaires où les passions des hommes jouent un si grand rôle peuvent se régler et se mitiger à volonté. Ils ne pensent qu'à une chose, c'est à déterminer la manière d'exister, et ils oublient qu'avant de savoir comment on existera il faut assurer l'existence. On confond le principe avec la conséquence, et cette inversion mène à la destruction.
Un homme sage ne doit jamais rien faire qui ébranle le pouvoir, mais tout faire pour l'éclairer. Si on n'y parvient pas d'abord, on y parviendra plus tard, car on lui parle le langage de son intérêt. De grands abus valent souvent mieux que les plus belles améliorations en perspective promises par une révolution. Le bien que doit amener une révolution est toujours incertain et le mal toujours infaillible. Le pouvoir, ce mystère de la société, est le premier besoin de sa conservation: anathème à celui qui en compromet l'existence!
Les hommes dépositaires du pouvoir devraient toujours se répéter que leur véritable intérêt personnel est tout entier dans un gouvernement juste, équitable et ferme.
Les gouvernants doivent avoir en vue de jouir du pouvoir sans contestation. Or le moyen d'y arriver, c'est de bien gouverner; et, pour bien gouverner, il faut être animé d'un esprit de justice assez puissant pour s'affranchir de l'influence des intérêts privés qu'on trouve autour et près de soi. Un souverain doit se placer assez haut pour bien voir. S'il agit en conséquence, il est sûr de sa marche et certain d'atteindre le but qu'il s'est proposé. Mais, pour ne pas s'égarer, il faut encore avoir une bonne vue, et c'est ce qui manque à beaucoup d'entre eux ou de leurs principaux agents, et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître la vérité de ce qu'a dit il y a longtemps Montaigne; c'est que «tous les maux de ce monde viennent d'ânerie.»
Quand le pouvoir, en respectant les droits acquis, protége efficacement et visiblement les intérêts du grand nombre, quand il est accessible aux réclamations des particuliers et s'en occupe, quand il a le sentiment de ses devoirs envers les citoyens et fait ses efforts pour les remplir, il y a une masse d'opinion qui le soutient et fait sa sûreté. Mais, je le répète, pour avoir une marche sûre, il faut s'éclairer, réunir le plus de lumières possibles. Cela est autant dans son intérêt personnel que dans celui de ses peuples. Aussi se demande-t-on pourquoi les souverains repoussent si souvent le concours des hommes capables. Mais, quand je parle de ce concours, je le suppose volontaire de la part de celui qui le réclame, et soumis à des conditions qui le garantissent de toute espèce de rivalité.
Un souverain éclairé sur ses intérêts doit aller à la recherche des besoins réels, être le premier à diriger l'enquête qui doit l'éclairer. Il en discute et en fait apprécier la valeur et le poids, et puis il décide. Voilà la marche raisonnable qui prévient les révolutions; mais, quand il craint des conseils salutaires, quand il évite des examens destinés à l'instruire, quand il s'isole des intérêts publics et de ceux des particuliers, quand il se croit placé sur le trône uniquement pour jouir et non pour servir, la marche de son gouvernement ne cadre pas avec le besoin des peuples. Des embarras surviennent et sont augmentés par un blâme mérité et une juste critique de ce qui s'est fait. Pour satisfaire l'opinion et alléger le fardeau, on réclame des conseils et un concours qui rendent dépendants. Des rivalités de pouvoir s'établissent, et les révolutions arrivent. La plus simple réflexion présente donc à l'esprit le moyen de les empêcher.
L'admission et le concours de pouvoirs nouveaux et indépendants dans le gouvernement et dans la direction des affaires est toujours le résultat des fautes qui ont précédé. C'est une manière d'expiation des torts passés; c'est une promesse faite pour l'avenir de suivre une marche plus raisonnable; c'est, en un mot, une garantie d'opinion et de bonne intention plutôt qu'une garantie réelle; car les assemblées appelées à décider sur les intérêts de l'État sont souvent ignorantes et passionnées; elles s'abandonnent à mille influences diverses et s'égarent fréquemment. Quand elles existent, il est difficile de s'en affranchir; quand leur établissement est un moyen de pacification entre des intérêts opposés, un mode de transaction, on conçoit la nécessité de s'y soumettre; mais une chose étonnante est d'avoir vu des souverains qui gouvernaient sagement leurs peuples et sans contestation, les administraient avec ordre, économie et l'approbation universelle, se créer à plaisir des embarras de toute espèce et se mettre en tutelle par divertissement. Un amour immodéré de popularité, sentiment bon et louable dans son principe, devient un des plus dangereux de ceux qui peuvent animer un souverain quand il l'entraîne dans des fautes semblables, impossibles à réparer. L'empereur Alexandre s'était livré à des sentiments généreux et irréfléchis, et sous son influence les souverains subalternes, animés du même esprit, ont jeté partout, dans la société européenne, des éléments de troubles qui portent le germe d'une maladie difficile à guérir.
D'un autre côté, j'ai entendu de bons esprits et des esprits supérieurs établir le principe d'une stabilité absolue dans les lois. Quoique les sociétés changent, disent-ils, que leurs besoins ne soient pas constamment les mêmes, les choses condamnées par le temps tombent d'elles-mêmes, et l'opinion en fait justice. À cette occasion, on citait l'exemple du gouvernement de l'Église, dont la sagesse est si évidente, et qui s'est modifié par le fait sans avoir rien altéré dans le droit. Effectivement le pape ne menace plus les souverains de l'excommunication et de l'interdiction, parce que ces armes sont émoussées et qu'elles n'imposent plus à personne; mais il y a une grande différence entre les gouvernements qui, par leur nature, sont destinés à agir seulement sur l'opinion et ceux qui ont un pouvoir positif sur le matériel de la vie et sur l'administration. Il faut nécessairement s'expliquer sur des choses dont l'application se fait journellement et qui doivent être changées. Ainsi, par exemple, en France, comme je l'ai déjà dit, deux causes ont influé d'une manière directe sur la Révolution de 1789: l'inadmissibilité à beaucoup de places pour ceux qui n'étaient pas gentilshommes et l'inégalité de l'impôt. Pour changer cet ordre de choses, choquant par son injustice, il fallait des actes que le gouvernement n'a pas faits. Des plaintes on est arrivé aux menaces et aux voies de fait, et une première révolution en a amené mille autres.
En Autriche, un souverain est arrivé au trône avec des idées nouvelles nullement populaires encore dans son pays. Il a brisé avec violence ce qui existait et a fait disparaître ce qui, avec le temps, pouvait motiver du mécontentement, des demandes importunes, et amener une révolution, et il en a tué le germe.
Je suis loin d'admirer toutes les oeuvres de Joseph II, et surtout le mode d'exécution de ses projets. Il a agi comme un homme qui, pressé par le temps, hâte ses actions sans s'apercevoir des effets funestes de sa précipitation.
Le temps, cet élément de toute chose, est surtout nécessaire pour l'exécution de projets qui touchent à l'état de la société, à sa constitution, à ses bases. Heurter de front et durement l'opinion, même pour faire le bien, est dangereux et maladroit. Je blâme surtout en lui ce mépris du passé qu'il n'a jamais cessé d'afficher, et son dédain pour les générations éteintes. La vie des sociétés ne se compose pas d'un jour, et qui manque au respect dû à ses ancêtres mérite d'être traité à son tour sans respect par la postérité. Les générations forment une chaîne dont tous les anneaux ont leur valeur. Un esprit superficiel peut seul croire que la Providence a réservé à l'époque où il vit toutes les connaissances, tout l'esprit qu'elle a départis à l'espèce humaine. Les sociétés ont vécu, donc elles ont créé, suivant les différents âges, ce qui était nécessaire à leur conservation. Il n'y a pas une seule des institutions du moyen âge les plus choquantes aujourd'hui qui ne puisse être justifiée par les circonstances relatives à son établissement.
Malgré cette critique méritée des actes et de la conduite de Joseph II, il est certain qu'il a fait tout dans l'intérêt des masses. Depuis lors, les masses ont la profonde conviction d'être protégées. Elles sentent qu'aucun ordre de choses différent ne pourrait leur promettre de plus grande avantages que ceux dont elles sont en possession. Les biens du clergé, cet appât si puissant pour des novateurs, dépouille si riche pour qui veut bouleverser la société, ne sont plus là pour servir d'auxiliaires et de prétexte aux changements, et ainsi une révolution, dans le sens où on le comprend, c'est-à-dire dans une modification complète des rapports respectifs entre les diverses classes de la société, est devenue impossible; car les classes inférieures n'ont rien à prétendre ni rien à espérer de mieux que ce qu'elles possèdent.
Je crois avoir démontré les vérités suivantes:
I. Les révolutions n'arrivent jamais que par la faute de ceux qui gouvernent. Les dépositaires d'un pouvoir reconnu ont d'immenses moyens pour le conserver, et, quand il leur échappe, il faut qu'ils n'aient pas distingué le moyen à employer pour le fixer entre leurs mains.
II. Pour prévenir les révolutions, il faut avant tout bien gouverner. Les bienfaits d'une administration équitable et éclairée sont si grands, qu'ils suffisent pour contenter les peuples.
III. Pour gouverner conformément aux voeux légitimes et aux besoins, il faut que le souverain cherche de bonne foi à s'entourer de toutes les lumières possibles.
IV. Associant à leurs travaux les hommes les plus éclairés, indépendamment de la garantie qu'ils y trouvent, les souverains ajoutent à leur autorité la puissance d'opinion, qui est l'apanage des hommes supérieurs.
V. Il faut donner à ceux-ci toute espèce de liberté dans l'émission de leur pensée, dans la formation de leurs projets, sans leur donner une autorité qui puisse devenir rivale, et moins encore qui ait une source indépendante.
VI. Enfin les changements que les lumières indiquent comme nécessaires ne sauraient être d'abord essayés, ensuite exécutés, avec trop de lenteur et de prudence; car les hommes vraiment amis de leur pays doivent se répéter qu'il y a peu d'améliorations qui méritent l'emploi de la force et puissent justifier la violence qui les fait obtenir. Les seules bonnes et utiles à la société sont celles qui viennent lentement, sans secousses, et qui dérivent du pouvoir.
Partout où l'on rencontre des vertus, il faut d'abord les reconnaître et ensuite les honorer, quelle qu'en puisse être la cause. Cependant il n'est pas défendu d'en rechercher les principes et de distinguer les circonstances qui les ont développées. On suivra une marche certaine pour y parvenir si on étudie les besoins de la société dans l'état particulier où elle se trouve. Les moeurs consacrent ordinairement ce qui est nécessaire à la conservation; et, sans que personne s'en rende compte, les moeurs se modifient suivant les circonstances et les temps.
La vertu la plus universelle chez les Barbares, celle qui a été la plus vantée, est l'hospitalité, la protection donnée à l'étranger, fût-il même un ennemi, quand il est sous le toit domestique. Dans un pays sans civilisation, dans un pays où l'industrie et l'intérêt particulier n'ont créé nulle part un asile et des secours pour ceux qui voyagent, l'hospitalité a dû nécessairement s'établir et s'exercer, car elle est seulement un échange de service et un prêt fait dont on obtiendra un jour le remboursement. Chacun, à son tour, a besoin de quitter sa famille et sa maison pour vaquer à ses affaires. S'il ne reçoit ni secours ni protection en route, son voyage sera pénible, dangereux, peut-être impossible. On l'accueille, on le secourt, on pourvoit à sa sûreté pendant qu'il repose; mais il est sous-entendu, le cas se présentant, qu'il rendra le même service à ceux qui l'ont reçu; car la base de la société humaine dans tous les états où elle se trouve, et de quelque manière qu'on l'envisage, est toujours un échange continuel de services entre ceux qui la composent. Ainsi l'hospitalité a dû être consacrée par le droit et l'usage; mais, si elle n'entraînait pas l'idée d'une sûreté inviolable, elle serait imparfaite; bien plus, elle servirait de voile aux plus infâmes trahisons. Aussi les moeurs ont rendu toute maison un asile sacré, inviolable, une fois la porte franchie, même pour un ennemi. S'il en eût été autrement, on aurait toujours trouvé un prétexte, une raison plus ou moins plausible, pour assassiner le malheureux sans appui. Mais à l'enceinte de la maison se borne la protection; et, dans un pays où l'autorité ne veille pas à la sûreté des citoyens, où chacun se charge de sa propre défense et se fait justice, il fallait que chacun rentrât le plus tôt possible dans sa position primitive: l'un dans ses droits, et l'autre dans les chances fâcheuses qu'il court. Ces garanties réciproques, premier pas vers l'ordre et première expression du besoin des hommes réunis en société, sont la loi fondamentale des tribus du désert.
La fidélité des négociants turcs à tenir leurs engagements verbaux est une conséquence du même principe. Dans un pays où personne ne sait écrire, les transactions verbales doivent être sacrées, sous peine de voir les transactions impossibles. Or elles sont indispensables pour satisfaire à divers besoins, et les moeurs et l'opinion donnent alors à la parole un poids qui la rend inviolable. Dans les pays où on sait écrire, les engagements changent de nature. Comme ceux qui sont écrits portent avec eux leurs preuves, et peuvent être motivés et circonstanciés, on les adopte de préférence. Alors, les engagements verbaux étant moins nécessaires, offrant moins de garanties, l'opinion ne les rend plus aussi sacrés. Enfin, quand des officiers publics existent, ils interviennent dans les actes écrits pour leur donner plus d'authenticité; les écrits privés eux-mêmes perdent de leur importance.
Ce sont donc les besoins de la société diversement exprimés et sentis, suivant son état, ce sont les intérêts de sa conservation et de son bien-être, qui sont la base des moeurs, les principes d'où dérivent l'opinion et l'origine des lois.
Les lois expriment les besoins reconnus; les moeurs les sentent, les garantissent sans les avoir consacrés, et suppléent en partie aux lacunes des lois et à leur insuffisance.
Les pages 21 et suivantes du tome VII de ces Mémoires ont donné lieu à une réclamation de M. le duc de Blacas, fils de celui dont il est question. Nous nous sommes fait un devoir de l'accueillir, persuadé que nous sommes que l'impartialité du duc de Raguse en aurait fait autant, et que, d'ailleurs, la lumière se fait par la discussion même.
L'histoire pèsera les arguments apportés de part et d'autre et jugera en
dernier ressort.
(Note de l'Éditeur.)
Voici la note de M. de Blacas fils:
«C'est une exagération de dire que M. le duc de Blacas n'avait pas servi. Capitaine de dragons dans le régiment du roi, en 1790, il fit toutes les campagnes de l'armée de Condé et ne vint se fixer momentanément à Florence qu'après le licenciement. Jamais M. de Blacas n'a reçu quoi que ce soit sur la ferme des jeux. Quant aux sept ou huit millions qui lui auraient été confiés au retour de Gand par le roi Louis XVIII, voici l'entière vérité:
«Une somme considérable fut en effet remise par le roi à M. de Blacas avec ordre de la placer sous son nom personnel en bons de l'Échiquier et autres valeurs anglaises. La négociation se fit par l'intermédiaire de banquiers de Londres, entre autres de MM. Contes et Drummont. Chaque année, M. de Blacas présentait un rapport au roi sur le revenu et sur l'emploi de ces fonds. Le lendemain de la mort de Louis XVIII, ce fut lui qui apprit au roi Charles X l'existence de ce dépôt, et il lui en remit tous les titres. À partir de ce moment, l'administration en fut confiée à M. de Belleville, qui donna une décharge signée de lui et approuvée par le roi. Cette pièce, ainsi que les comptes rendus de 1815 à 1824, qui portent tous le vu et approuvé de la main du roi Louis XVIII, et toute la correspondance des banquiers, se trouvent dans les papiers que M. de Blacas a laissés à sa famille. Ce fut sous le nom de M. de Belleville que ces fonds figurèrent désormais chez les banquiers, et leur correspondance constate ce changement. Ces fonds ont été l'unique ressource du roi Charles X à son arrivée en Angleterre après la Révolution de 1830.»
LIVRE VINGT-CINQUIÈME.--1835-1838.
Reprise de mes Mémoires.--Publication de mon voyage en Orient.--Instances du général de Witt pour que je prenne du service en Russie.--Le savant Fossombroni.
Couronnement de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche en Bohême.--Voyage en Bohême.--Richesses de la Bohême.--Château de Rothenhof.--Château de Frauenberg.--Cristaux de Bohême.--Fabrique de Leonor-Hain.
Prague.--Palais des États.--Musée.--Bibliothèque.--Champ de bataille de Prague (1757).--Fabriques de Prague.--Château de Brandeis.--Fabrique Koeklin.--Château de Telschen.
Toeplitz.--Voyage du roi de Prusse à Toeplitz.--Eaux de Lobkowitz.--Le maréchal Paskewitz.--Établissement métallurgique de Platz.--Carlsbad. --Elbogen.--Egra.--Franzensbad-Koenigswart.--Marienbad. --Riesenstein.
Champ de bataille de Znaïm.--Champ de bataille de Kollin.--Champ de bataille de Lowositz.
L'empereur Nicolas.--Entrevue mystérieuse.--Les contradictions de son caractère.--Pilnitz.
Trésor de Dresde.--Fabrique de porcelaine de Saxe.--Suisse saxonne.--Camp de Pirna.--Freiberg.--Colonie des Frères Moraves.--Friedland.--Koenigsgratz.--Josephstadt.--Forges de Brünn.--Le Spielberg.--Marcheck.--Famille de Lichtenstein.
Château de Malaczka, au prince Pallfy.--Hiver à Vienne.--M. le duc de Bordeaux.--Études sur les fours à puddler.
LIVRE VINGT-SIXIÈME.--1839-1841.
Affaires d'Orient de 1839 à 1841.--Mes rapports avec Méhémet-Ali. Confidences.
Lettres de Boghos-Bey.--Je deviens un intermédiaire utile.
Opinion du prince de Metternich.--Situation de Méhémet-Ali vis-à-vis de diverses puissances.--Intervention de la Russie.--Le prince de Metternich s'appuie sur l'Angleterre.
Mémoire sur la question d'Orient, intitulé: De la crise de l'Orient et de la politique qu'elle semble exiger.--Terreur inspirée à Vienne par le traité du 15 juillet.--Critique de la politique suivie par la France.--Raisons de la faiblesse de l'armée égyptienne en campagne.
Ibrahim-Pacha et Soliman-Pacha.--Saint-Jean-d'Acre.--Continuation de mes relations avec l'Égypte.--Appendice.
CORRESPONDANCE DU LIVRE VINGT-SIXIÈME
Correspondance entre le maréchal Marmont et Boghos-Joussouf. Relation de la bataille de Nézib par Soliman-Pacha. Observations du maréchal sur cette bataille.
LIVRE VINGT-SEPTIÈME.--1841.
Je reprends la plume pour consigner encore quelques souvenirs.--M. de Sainte-Aulaire quitte Vienne.--Appréciation de son caractère.--Sa famille.--Ses embarras.--Anecdotes.
Je me détermine à m'établir à Venise.--M. le duc de Bordeaux.
Venise.--Place Saint-Marc.--Considérations sur les différentes phases de la puissance de Venise.--Société de Venise.--Peintures.--Les Murazzy.
Chioggia.--L'Adige.--Digues.
Le Pô.
Bologne.--Peintures.
Florence.--Tableaux.
Gênes.
MÉLANGES.
Le comte de Fiquelmont, ancien ministre d'Autriche, au maréchal duc de Raguse, sur le commerce de la Russie (Vienne, le 14 février 1851).
Promenades dans Rome.
Des révolutions et des circonstances qui les amènent.
Des vertus des peuples barbares.
Note relative à quelques passages des Mémoires concernant M. le duc de Blacas.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME NEUVIÈME ET DERNIER.
Les deux documents qui suivent nous ont été adressés avec prière de les
publier à la suite des Mémoires: l'un est destiné à faire connaître,
par des pièces officielles, la part que le prince Eugène avait prise aux
événements de 1814; l'autre a trait à M. le duc de Blacas.
(Note de l'Éditeur.)
Nº 1.--lettre du roi de bavière, maximilien-joseph, au prince eugène.
Nymphenbourg, le 8 octobre 1813.
Mon bien-aimé fils,
Vous connaissez mieux que personne, mon bien cher ami, la scrupuleuse exactitude avec laquelle j'ai rempli mes engagements avec la France, quelque pénibles et onéreux qu'ils aient été. Les désastres de la dernière campagne ont surpassé tout ce qu'on pouvait craindre; cependant la Bavière est parvenue à lever une nouvelle armée, avec laquelle elle a tenu en échec jusqu'ici l'armée autrichienne aux ordres du prince de Reuss. Cette mesure couvrait une partie de ma frontière, mais laissait à découvert toute la ligne qui court le long de la Bohême, depuis Passau jusqu'à Egra, ainsi que toute la frontière de la Franconie, du côté de la Saxe. J'ai attendu d'un moment à l'autre que cette immense lacune du système défensif fût remplie, mais mon attente a été vaine. Les princes voisins, comme le roi de Wurtemberg, ont refusé tout secours, sous prétexte qu'ils avaient besoin de leurs forces pour eux-mêmes. L'armée d'observation de Bavière a reçu une autre destination et n'a jamais suivi aucune espèce de correspondance avec le général de Wrede. On a laissé le temps aux troupes légères ennemies d'occuper, sur les derrières de l'armée, tout le pays entre la Saal et l'Elbe, d'y détruire divers corps français et de se rendre redoutables à mes frontières, aux réserves de Benningsen, de gagner la Bohême, d'où elles sont à portée de se jeter, sans trouver d'obstacle ni de résistance, sur mes provinces en Franconie ou dans le Haut-Palatinat, et de là sur le Danube, opération qui ne laisserait d'autre retraite à Wrede, de son propre aveu, que les gorges du Tyrol, et laisserait à découvert le reste de mes États. Je serais forcé de les quitter avec ma famille, dans un moment où il serait le plus dangereux d'en sortir. Dans une situation aussi critique, et presque désespérée, il ne m'est resté d'autre ressource que de me rendre aux instances vives, réitérées et pressantes des cours alliées de conclure avec elles un traité d'alliance. Je crois avoir remarqué à cette occasion, avec assez de certitude pour me croire fondé à vous le dire, que les Autrichiens ne seraient pas éloignés de se prêter du côté de l'Italie à un armistice sur le pied de la ligne du Tagliamento. C'est votre père, et non le roi, qui vous dit ceci, persuadé que vous saurez allier vos intérêts avec, ce que vous devez à l'honneur et à vos devoirs.
J'ai, comme bien vous pouvez croire, fait rendre le chiffre de l'armée au ministre de France, sans en prendre copie. Je vous prie de même d'être persuadé que les malades qui sont dans mes hôpitaux seront traités à mes frais et renvoyés libres chez eux. Il en sera de même des individus français et italiens qui se trouveront en Bavière.
J'espère, mon cher Eugène, que nous n'en serons pas moins attachés l'un à l'autre, et que je serai peut-être à même de vous prouver par des faits que ma tendre amitié pour vous est toujours la même. Elle durera autant que moi.
Je vous embrasse un million de fois en idée.
Votre bon père,
Max.-Joseph.
La reine vous embrasse.
Nº II.--le prince eugène au roi de bavière, son beau-père.
Gradisca, le 15 octobre 1813.
Mon bon père,
Je reçois à l'instant votre lettre du 8 courant. Votre coeur sentira facilement tout ce que le mien a dû souffrir en la lisant. Encore si je ne souffrais que pour moi! mais je tremble pour la santé de ma pauvre Auguste lorsqu'elle sera informée du parti que vous vous êtes cru obligé de prendre.
Quant à moi, mon bon père, quel que soit le sort que le ciel me réserve, heureux ou malheureux, j'ose vous l'assurer, je serai toujours digne de vous appartenir, je mériterai la conservation des sentiments d'estime et de tendresse dont vous m'avez donné tant de preuves.
Vous me connaissez assez, j'en suis sûr, pour être convaincu que dans cette pénible circonstance je ne m'écarterai pas un instant de la ligne de l'honneur ni de mes devoirs; je le sais, c'est en me conduisant ainsi que je sois certain de trouver toujours en vous pour moi, pour votre chère Auguste, pour vos petits-enfants, un père et un ami.
Le hasard m'a offert une occasion de faire pressentir le général Hiller sur un arrangement tacite par lequel nous demeurerions, lui et moi, dans les positions que nous occupons, c'est-à-dire sur les deux rives de l'Isonzo; je ne sais ce qu'il répondra; mais, vous le sentirez, je ne puis faire au delà. Si cette première proposition est jugée insuffisante, si la fortune m'est à l'avenir aussi contraire qu'elle m'a été favorable jusqu'à présent, je regretterai toute ma vie qu'Auguste et ses enfants n'aient pas reçu de moi tout le bonheur que j'aurais voulu leur assurer; mais ma conscience sera pure, et je laisserai pour héritage à mes enfants une mémoire sans tache.
Je ne sais, mon bon père, ce que votre nouvelle position vous rendra possible. Je ne vous recommande pas votre gendre, mais je croirais manquer à mes premiers devoirs si je ne vous disais pas: Sire, n'oubliez ni votre fille ni vos petits-enfants.
Je suis, mon bon père, avec les sentiments de respect et de tendresse que vous me connaissez et que je vous ai voués pour la vie.
Votre bien affectionné fils,
Eugène.
Je présente mes hommages à la reine; j'embrasse frères et soeurs.
Nº III.--le roi de bavière au prince eugène.
Francfort-sur-Mein, le 16 novembre 1813.
Vous pouvez ajouter foi, mon cher Eugène, à tout ce que vous dira le
prince Taxis, porteur de la présente. Il a toute ma confiance, et,
quoique jeune, il en est digne. Le papier ci-joint vous donnera une idée
générale de la situation des choses. Brûlez-le dès que vous l'aurez lu.
Je vous embrasse tendrement, et vous aimerai, vous, ma fille et mes
petits-enfants, jusqu'à mon dernier soupir.
Votre bon père et meilleur ami,
Max.-Joseph.
Il ne dépendra pas de moi que vous ne soyez aussi heureux que vous méritez de l'être; tout le monde de ce côté-ci vous aime et vous respecte; c'est ce que j'entends tous les jours.
Nº IV.--RELATION DE LA MISSION DU PRINCE DE LA TOUR ET TAXIS, ENVOYÉ PAR LES SOUVERAINS ALLIÉS AUPRÈS DU PRINCE EUGÈNE, EN NOVEMBRE 1813. FAITE À MUNICH, LE 15 NOVEMBRE 1836 ET ADRESSÉE À SON ALTESSE ROYALE MADAME LA DUCHESSE DE LEUCHTENBERG, VEUVE DU PRINCE EUGÈNE.
Madame,
D'après l'autorisation du roi mon maître, dont Votre Altesse Royale m'a donné l'assurance au nom de son auguste frère, je m'empresse d'obéir à ses ordres, et de lui soumettre un récit fidèle de la mission dont je fus chargé au mois de novembre de l'année 1813.
J'étais, à cette époque, major et aide de camp du feu roi Maximilien-Joseph, attaché pour la durée de la guerre à l'état-major général de M. le maréchal prince de Wrede, qui se trouvait à Francfort, où en même temps tous les souverains alliés étaient présents. Le roi de Bavière s'y était également rendu.--Ce fut le 16 novembre que le maréchal me fit venir, et me dit qu'on avait pris la résolution de faire des démarches pour détacher, si cela serait possible, l'Italie entière du système ennemi sans effusion de sang: que déjà on avait entamé des négociations avec le roi Joachim à Naples, et que maintenant les puissances alliés avaient engagé le roi de Bavière, comme le beau-père du prince vice-roi, de faire en leur nom des ouvertures à ce sujet à son gendre.--De plus, j'appris que c'était moi qui avais été choisi pour cette mission, et je reçus l'ordre de me rendre immédiatement chez Sa Majesté. Le roi me donna une lettre adressée à son beau-fils, et m'ordonna d'aller trouver, avant mon départ, M. le prince de Metternich, chancelier d'État de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, lequel me donnerait des instructions verbales.
Arrivé au logement de ce dernier, j'appris que, comme cette affaire délicate devait être traitée avec le plus grand secret, je devais me présenter en uniforme autrichien aux avant-postes de l'armée française en Italie, comme un parlementaire ordinaire. Le prince de Metternich me dit que l'intention des souverains alliés était que je fisse tout ce qui serait en mon pouvoir pour persuader le prince Eugène d'accepter les propositions contenues dans la lettre du roi de Bavière; à quoi je pris la liberté de répondre que j'avais l'honneur de connaître personnellement le vice-roi, et que j'étais intimement persuadé que tous les efforts seraient infructueux, quand même mon éloquence serait aussi grande que possible, ce que d'ailleurs j'étais bien éloigné de croire; mais que toutefois, étant militaire, je saurais obéir. M. de Metternich répliqua que sans aucun doute le prince Eugène possédait l'estime de l'Europe entière, mais que la situation générale des affaires lui faisait un devoir d'essayer, au nom des puissances, la démarche en question. Puis il me donna une lettre pour le général baron Hiller, quoique son successeur, le maréchal comte de Bellegarde, était déjà nommé.
Je partis en poste, dans la nuit du 16 au 17 novembre, de Francfort, passai par Augsbourg et Inspruck, et suivis la grande route jusqu'à Trente, où j'étais obligé de la quitter, vu la position respective des deux armées. Je pris donc par le col de Lugano, et descendis par Citadelle et Bassano.
Enfin, le 21 de grand matin, j'étais rendu à Vicence, où se trouvait le quartier général autrichien. Peu après, je me fis annoncer chez le général Hiller, et lui remis la dépêche concernant les détails accessoires de ma mission, et qui lui prescrivait de me fournir l'uniforme d'un officier supérieur de son état-major général; tout fut arrangé de la sorte, et le 22, avant la pointe du jour, je partis de Vicence, déguisé et sous le nom d'un major Eberle pour Stradi-Caldiera, où je remis une lettre du général Hiller au général Pflachner, qui commandait les avant-postes, dans laquelle il lui était enjoint de me faire donner de suite un cheval de hussard, et de me faire accompagner par un trompette aux avant-postes français.
Bientôt après, j'avais passé les dernières vedettes autrichiennes, et, avançant sur la grande route de Vérone, j'aperçus dix minutes plus tard un piquet de chasseurs à cheval; je fis donner le signal d'usage, et dans quelques instants un officier vint pour me recevoir; il me dit (comme c'est l'usage général) que je ne pouvais passer en aucun cas jusqu'au quartier général du vice-roi, vu que le général Rouyer, qui commandait les avant-postes français, avait les instructions générales pour se faire remettre toutes les dépêches apportées par un parlementaire quelconque. Comme cette difficulté était prévue, je lui remis une lettre écrite par moi, mais cachetée par le général Hiller, et dans laquelle je prévenais le prince que des communications de la plus haute importance devaient lui être faites verbalement. Puis j'ajoutais que, en tous cas, je ne quitterais pas les avant-postes avant la réponse du vice-roi. L'officier partit au galop, et revint bientôt après pour m'annoncer que le général Rouyer venait d'expédier un aide de camp afin de porter ma lettre à Vérone.
J'attendis trois heures environ, au bout desquelles on vint m'annoncer que le prince me recevrait dans l'église du petit village de San-Michèle, qui se trouvait à peu près à mille cinq cents pas des avant-postes; j'eus les yeux bandés, comme c'est l'usage en pareil cas, et je fus conduit à cette église, où on ôta de nouveau le mouchoir.
Quinze minutes après, le prince Eugène descendit de cheval et entra dans le local où je me trouvais; il me reconnut à l'instant même où je lui remis la lettre du roi, et puis se tourna vers les officiers de sa suite, en disant: «Comme nous n'avons rien à cacher à Monsieur dans un pays ouvert, j'aime autant respirer en plein air.» Nous sortîmes donc tous, et, tandis que la suite se tenait près du péristyle de l'église, le vice-roi se promenait avec moi à cent pas de distance.
Ce n'est qu'après m'avoir demandé des nouvelles de la santé de son auguste beau-père que le prince ouvrit sa lettre; il la lut deux fois, ainsi qu'une note qui y était incluse, et puis me dit, sans la moindre hésitation: «Je suis bien fâché de donner un refus au roi, mon beau-père, mais on demande l'impossible.»
C'est ici, madame, où la partie importante de ma narration paraît commencer seulement, qu'elle est, pour ainsi dire, déjà terminée; car tout le reste de cette conversation roula sur les mêmes termes. J'avais beau me servir des expressions mille fois rebattues de politique, d'utilité, d'intérêt du moment, etc., etc., avec les deux mots bien simples du devoir, de la reconnaissance et de la sainteté du serment prêté, l'avantage restait toujours du côté du prince. Cependant j'essayerai de retracer encore à Votre Altesse Royale textuellement quelques phrases prononcées par le feu prince, son illustre époux. Lorsque je lui parlais du sort de ses enfants, il me dit: «Certainement j'ignore si mon fils est destiné à porter un jour la couronne de fer; mais, en tout cas, il ne doit y arriver que par la bonne voie.» Puis, lorsqu'il apprit par moi que les puissances alliées étaient bien décidées à passer le Rhin avec des forces supérieures, il me répondit: «On ne peut nier que l'astre de l'Empereur commence à pâlir; mais c'est une raison de plus pour ceux qui ont reçu de ses bienfaits de lui rester fidèles.» Et puis il ajouta que même les offres qui venaient de lui être faites ne resteraient pas un secret pour l'Empereur. Enfin, lorsque, comme dernier argument, je commençais, ainsi que mets instructions me le prescrivaient, de lui parler des dispositions assez claires que le roi Joachim avait témoignées de traiter avec les souverains alliés, et lorsque j'ajoutais qu'avant six semaines son flanc droit se trouverait exposé, compromis peut-être, le prince me dit: «J'aime à croire que vous vous trompez; si toutefois il en était ainsi, je serais certainement le dernier pour approuver la conduite du roi de Naples; encore la situation ne serait-elle pas exactement la même: lui est souverain; moi, ici, je ne suis que le lieutenant de l'Empereur.» Enfin notre conversation se termina exactement comme elle avait commencé; la résolution du prince resta inébranlable.
Pour ce cas, j'avais l'ordre de le prier de déchirer en ma présence la lettre du roi de Bavière, ainsi que la note incluse, ce qu'il fit à l'instant même; puis il me dit qu'il allait rentrer à Vérone, et que là il écrirait une lettre à son beau-père pour lui expliquer les motifs de son refus; puis il appela le général Rouyer, l'engagea à me faire dîner avec lui, et remonta à cheval avec toute sa suite.
Vers huit heures du soir, ce même jour, 22 novembre, un officier d'ordonnance m'apporta la lettre en question, et je quittai San-Michèle immédiatement après pour regagner les vedettes autrichiennes. Le lendemain de grand matin, je me présentai chez le général Hiller pour lui dire en peu de mots que ma mission n'avait pas réussi, et vers le coucher du soleil, après avoir repris mon uniforme bavarois, je repartis pour l'Allemagne. Mes instructions portaient de me rendre d'abord à Carlsruhe, où le roi Maximilien-Joseph avait eu l'intention de se rendre; ce fut là que je lui remis la réponse du prince Eugène. Il la lut en disant: Je le leur avais bien dit, la recacheta aussitôt, et m'ordonna de repartir immédiatement pour Francfort, afin de la remettre au prince Metternich, et de lui faire de vive voix un rapport sur ma mission.
J'arrivai à Francfort le 30 novembre au matin, et m'acquittai sur-le-champ de ce qui m'était prescrit. M. de Metternich me dit combien il regrettait que la démarche eût échoué, tout en rendant la justice la plus entière au beau caractère du prince: ensuite il ajouta qu'il communiquerait la réponse du prince aux souverains alliés, et qu'il la renverrait plus tard au roi par un courrier de cabinet.
C'est ici, madame, que ma narration est finie. Peut-être Votre Altesse Royale la trouvera-t-elle incomplète, mais j'ose compter sur son indulgence. J'ai dit tout ce que ma mémoire avait gardé, et vingt-trois ans ont passé depuis. Le point essentiel pour l'histoire est toujours de savoir que le prince a non-seulement fait ce que l'honneur exigeait, mais qu'il n'a pas même hésité un seul instant à le faire.
En me mettant aux pieds de Votre Altesse Royale, j'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect, madame,
De Votre Altesse Royale, le très-obéissant, très-soumis et très-dévoué
serviteur,
Signé: Le prince Auguste de la Tour et Taxis,
Général major à la suite
de l'armée.
Pour l'authenticité de la signature là-dessus.
Le secrétaire général au ministère de la guerre,
(L. S.)
Munich, le 15 novembre 1836.
Signé: Glockner.
Le soussigné, secrétaire intime au ministère des affaires étrangères de Bavière, certifie l'authenticité de la signature ci-contre du secrétaire général au ministère de la guerre.
Munich, le 15 novembre 1836.
(L. S.)
Par autorisation du ministre.
Signé: Gessels.
Pour copie conforme,
Munich, le 15 novembre 1836.
Gessels.
Secrétaire intime.
Sceau des
affaires étrangères
de Bavière
Nº V.--LETTRE DU PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Vérone, le 23 novembre 1813.
Je t'envoie, ma bonne Auguste, une lettre que j'ai reçue du roi par un officier parlementaire. Cet officier n'était autre que le prince Taxis. J'ai causé plus d'une heure avec lui, et je t'assure que je n'ai dit que ce que je devais. En deux mots, il m'a apporté la proposition de la part de tous les alliés, pour me faite quitter la cause de l'Empereur, de me reconnaître comme roi d'Italie.
J'ai répondu tout ce que toi-même, tu aurais répondu, et il est parti ému et admirateur de ma manière de penser; comme il a vu que je ne voulais entendre à rien qu'à un armistice, il m'a assuré que le roi l'obtiendrait d'autant plus, «que les alliés admiraient mon caractère et ma conduite.»
C'est déjà une bien belle récompense que de commander ainsi l'estime à ses ennemis.
Déchire le billet du roi, ne parle de rien de tout cela.
Dans l'armée on ne sait qu'il est venu un parlementaire que comme officier autrichien.
Adieu, etc., etc.
Nº VI.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Saint-Cloud, le 17 novembre 1813.
Mon fils, le général Danthouard arrive. Vous avez encore une belle
armée, et, si vous avez avec cela cent pièces de canon, l'ennemi est
incapable de vous forcer, il ne s'agit que de gagner du temps. J'ai ici
six cent mille hommes en mouvement; j'en réunirai cent mille en Italie.
Je vais prendre des mesures pour porter tous vos cadres au grand complet
de neuf cents hommes par bataillon. Faites-moi connaître si tous les
régiments de l'armée d'Italie d'ancienne formation auraient de l'étoffe
pour établir les sixièmes bataillons.
Votre affectionné père,
Napoléon.
P. S. Vous trouverez ci-joint la note du départ des colonnes italiennes.
N° VII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Saint-Cloud, le 18 novembre 1813.
Mon fils,
J'ai reçu votre lettre sur la situation des esprits en Italie. J'envoie
à Gênes le prince d'Essling avec trois mille hommes tirés de Toulon. Je
vous ai envoyé aujourd'hui un ordre pour la formation de plusieurs
sixièmes bataillons. Vous y aurez vu que vous pouvez compter sur un
renfort de quinze à seize mille hommes, et qu'en outre quarante mille
hommes seront réunis avant le 1er janvier à Turin et à Alexandrie. On
fera encore de plus grands efforts. Dans ce moment, tout est ici en
mouvement. Ne vous laissez point abattre par le mauvais esprit des
Italiens. Il ne faut pas compter sur la reconnaissance des peuples. Le
sort de l'Italie ne dépend pas des Italiens. J'ai déjà six cent mille
hommes en mouvement. Je puis employer là-dessus cent mille hommes pour
l'Italie. De votre côté, remuez-vous aussi. Écrivez au prince Borghèse.
Il me semble que la grande-duchesse et le général Miollis pourraient
envoyer des colonnes dans le Rubicon. J'ai envoyé le duc d'Otrante à
Naples pour éclairer le roi et l'engager à se porter sur le Pô. Si ce
prince ne trahit pas ce qu'il doit à la France et à moi, sa marche
pourra être d'un grand effet.
Votre affectionné père,
Napoléon.
N° VIII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Saint-Cloud, le 20 novembre 1813.
Mon fils,
Je viens de dicter au général Danthouard ce qu'il doit faire à Turin, Alexandrie, Plaisance et Mantoue: il vous fera connaître mes intentions.
Il ne faut point quitter l'Adige sans livrer une grande bataille; les grandes batailles se gagnent avec de l'artillerie: ayez beaucoup de pièces de 12. Étant à portée des places fortes, vous pourrez en avoir autant que vous voudrez. Vous n'avez plus rien à craindre d'une diversion sur les derrières, puisque l'artillerie ne passe nulle part. Mettez deux cents hommes et six pièces de canons à Brescia, à la citadelle. Ayez des barques armées, qui vous rendent absolument maître du lac de Peschiera, du lac de Lugano, du lac Majeur et du lac de Côme. Faites construire de bonnes redoutes fraisées et palissadées sur le plateau de Rivoli et qu'elles battent le chemin de Vérone, sur la rive gauche de l'Adige. Faites construire des ouvrages du côté de Montebello (ce dernier mot est effacé et remplacé de la main de l'Empereur par la Couronne).
Si vous êtes à temps, occupez les hauteurs de Caldiero et faites-y faire
des redoutes; coupez les digues de l'Alpon et inondez le bas Adige.
Enfin, la grande manoeuvre serait d'attaquer l'ennemi en concertant les
moyens de passer rapidement, et sans qu'il le sût, par Mestre. Cette
manoeuvre concertée en secret, et avec les grands moyens que vous avez,
pourrait vous donner des avantages considérables.
Votre affectionné père,
Napoléon.
N° IX.--LETTRE DU GÉNÉRAL DANTHOUARD AU PRINCE EUGÈNE.
Sans date.
Monseigneur,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Altesse Impériale une copie des instructions que l'Empereur m'a dictées et que j'ai écrites à la volée. Je pense que Votre Altesse est déjà au courant de tout cela, mais il y a des articles intéressants. J'ai écrit comme l'Empereur parlait. Il y a eu ensuite une conversation d'une heure. Il est déjà passé cinq mille conscrits pour Alexandrie, et il y en a sept mille passés de Piémont en France.
Je n'ose m'exprimer sur ce que je pense des travaux militaires du Mont-Cenis; il faudra une division pour les garder si on les achève; mais je parie qu'il en sera pour ce point comme pour Peschiera.
Votre Altesse Impériale verra que je sais encore loin d'elle pour plusieurs jours. Je ne sais comment le prince Borghèse prendra ma mission; mais, s'il la prend bien, je la ferai bien; s'il la prend mal, je ne pourrai la remplir en entier. L'Empereur m'a dit de lui rendre compte directement et en même temps m'a ajouté:
«Tout ce que vous allez faire étant pour le vice-roi, vous le préviendrez de tout ce qui sera nécessaire.» Je prie Votre Altesse Impériale de m'adresser ses ordres à Turin pour ces premiers jours; il est probable que je n'irai à Plaisance qu'après Casal, et passant par Milan.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, Monseigneur,
De Votre Altesse, le très-humble et dévoué,
Comte Danthouard.
N° X.--ORDRES ET INSTRUCTIONS DICTÉS PAR L'EMPEREUR,
LE 20 NOVEMBRE
1813, À ONZE HEURES DU MATIN.
Danthouard m'écrira du Mont-Cenis où en est la forteresse, si on peut l'armer, si elle est à l'abri d'un coup de main, etc.
Il verra le prince Borghèse qui doit avoir reçu la copie de l'ordre que j'ai signé hier, ayant deux buts, ou qui la lui fera voir.
Premier but.--1° L'envoi de dix-huit mille hommes de renforts à l'armée d'Italie sur la conscription des cent vingt mille hommes. Ces dix-huit mille hommes sont fournis aux six corps qui forment l'armée d'Italie, à raison de sept cents hommes; total, quatre mille deux cents hommes. Plus, huit cents hommes à prendre au dépôt du 156e pour le 92e; en tout, cinq mille hommes, et en sept mille hommes qui font partie des régiments qui sont à l'armée d'Italie et dépôts au delà des Alpes. Enfin, en six cents hommes du dépôt du 156e régiment pour le 36e léger, six cents hommes pour le 133e, six cents hommes pour le 132e, etc.; total, seize mille hommes.
Au reste, le prince Borghèse lui remettra le décret qui est très-détaillé, afin qu'il en ait pleine connaissance pour l'exécution de ses ordres.
Il reconnaîtra: 1° si les conscrits sont beaux hommes et forts, s'assurera de la quantité, si la désertion a occasionné des pertes et combien, etc.
2° Il s'informera du directeur de l'artillerie s'il a les armes pour ces seize mille hommes.
3° Il s'assurera si l'habillement, grand et petit équipement, sont prêts, ou quand ils le seront, etc.
4° Cet seize mille hommes sont destinés aux premier et deuxième bataillons de l'armée d'Italie; mais j'ai en outre une armée de réserve de trente mille hommes par décret d'hier (19 novembre), et à prendre sur la levée des trois cent mille hommes. Ces trente mille hommes se lèveront en Provence, en Dauphiné, Lyonnais, et seront réunis à Alexandrie à la fin de décembre.
Il faut voir si les armes sont prêtes ainsi que l'habillement, ou bien si les mesures sont prises pour cela, pour ces trente mille hommes. Ces trente mille hommes, formant trois divisions, seront incorporés, pour la première division, dans les quatrième et sixième bataillons de l'armée d'Italie, le quatrième bataillon existant à Alexandrie. Le vice-roi fera former les cadres des sixièmes bataillons et les enverra de suite à Alexandrie.
2° La deuxième division sera formée des bataillons qui ont leur dépôt en Piémont. Plusieurs retournent à la grande armée, en sorte qu'il ne faut compter que sur la moitié; il faut donc former des cadres en remplacement et les diriger sur ces dépôts.
3° La troisième division sera formée de onze à douze cinquièmes bataillons, dans les vingt-septième et vingt-huitième divisions militaires.
La première division recevra 9,000 La deuxième division recevra 7,500 La troisième division recevra 5,500 22,000 hommes.
Indépendamment de ces trois divisions, je forme une réserve en Toscane des troisième, quatrième, cinquième bataillons du 112e régiment, des quatrième, cinquième bataillons du 33e léger, qui reçoivent deux mille cinq cents hommes sur la levée des trois cent mille hommes.
Plus, je forme une réserve à Rome des troisième, quatrième, bataillons du 22e léger, des quatrième, cinquième bataillons du 4e léger, des quatrième, cinquième bataillons du 6e de ligne, qui recevront trois mille hommes sur les trois cent mille hommes, non compris ce qu'ils reçoivent des cent vingt mille hommes; total, vingt-huit mille hommes.
Il reste deux mille hommes pour l'artillerie d'Alexandrie, Turin, pour les sapeurs, les équipages... Je veux une artillerie pour l'armée de réserve.
J'ai envoyé le prince d'Essling à Gênes avec trois mille hommes de gardes nationales, levées depuis un an à Toulon. Il est possible que je lui confie le commandement de l'armée de réserve; mais, s'il est totalement hors d'état de le remplir à cause de sa poitrine, j'y enverrai probablement le général Caffarelli.
Ainsi donc, avant le 1er janvier, le vice-roi recevra seize mille hommes des cent vingt mille hommes pour recruter les trois premiers bataillons des régiments, tout cela de l'ancienne France; il n'y aura ni Piémontais, ni Italiens, ni Belges; plus trente mille hommes de l'armée de réserve; total, quarante-six mille hommes réunis d'ici au mois de février, tous vieux Français et âgés de vingt-trois, vingt quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente, trente et un, trente-deux ans.
Le principal soin doit être de former les sixièmes bataillons et de tirer des corps pour former les cadres dont nous manquons et qu'on ne peut créer.
Le roi de Naples m'a écrit qu'il marche avec trente mille hommes. S'il exécute le mouvement, l'Italie est sauvée; car les troupes autrichiennes ne valent pas les Napolitains.
Le roi est un homme très-brave, il mérite de la considération, il ne peut diriger des opérations, mais il est brave, il anime, il enlève et mérite des égards. Il ne peut donner de l'ombrage au vice-roi; son rôle est à Naples, il n'en peut sortir.
Danthouard me rendra compte de l'état dans lequel se trouve la citadelle de Turin, son armement, ses magasins de guerre et de bouche, son commandant, les officiers du génie, de l'état-major, etc., etc.
Il me rendra le même compte sur Alexandrie, en joignant le calque des ouvrages; il me fera rapport sur les officiers, l'état-major, etc., etc.
Même rapport sur la citadelle de Plaisance. On me parle de la citadelle de Casal; il s'y rendra, et me rendra compte si cela vaut la peine d'être armé et approvisionné. Si le vice-roi avait enfermé dans les places les fonds de dépôts comme quartiers-maîtres, ouvriers, etc., il faut les retirer, il faut même évacuer tout ce qui, dans ce genre, se trouve à Mantoue; on y a même enfermé le cinquième bataillon en dépôt du 3e léger; j'ai donné des ordres pour que ce dépôt reçoive six cents conscrits à Alexandrie; Danthouard se fera rendre compte où cela en est, et que cela soit dirigé d'Alexandrie; ensuite que le dépôt major, ouvriers, soient à Plaisance pour recevoir ce qui revient de la grande armée et organiser un bataillon. Danthouard trouvera à Alexandrin sept cents hommes pour le 13e de ligne. Le vice-roi a enfermé le dépôt à Palma-Nova; ces sept cents hommes vont se trouver seuls. J'ai ordonné d'en former le sixième bataillon. Il faut que le vice-roi fournisse quelques officiers, et le prince Borghèse formera le cadre. J'ai ordonné qu'un demi-cadre du 13e soit envoyé de Mayence; mais, jusqu'à l'arrivée, il faut pourvoir à la réception, organisation, instruction, et mettre ce bataillon à la citadelle d'Alexandrie. Danthouard trouvera à Plaisance le dépôt du neuvième bataillon des équipages militaires. Il faut diriger tout l'atelier, le matériel, les magasins sur Alexandrie, qui est une place sûre.
Si les approvisionnements des citadelles de Turin et d'Alexandrie n'étaient pas complets, il faudrait en rendre compte au prince Borghèse, pour qu'il y pourvoie de suite.
Danthouard donnera des ordres en forme d'avis pour tout ce qu'il croira nécessaire d'après mes intentions et me rendra compte des ordres qu'il aura donnés.
Il faut que les fortifications soient en état, fermer les gorges en palissades, voir ce qui est nécessaire pour les parapets et banquettes à rétablir, etc., etc. Porter une grande attention sur les inondations. Compte-t-on dans le pays sur l'inondation du Tanaro et la résistance du pont éclusé?
Un régiment croate de treize cents hommes et six cents chevaux est à Lyon. Je donne ordre à Corbineau de faire mettre pied à terre et d'envoyer cette canaille sur la Loire, et de donner trois cents chevaux à chacun des deux régiments, 1er hussards et 31e de chasseurs.
Je vais m'occuper de la cavalerie pour l'armée d'Italie: 1° J'envoie à Milan tout ce qui appartient au 1er de hussards et 31e de chasseurs; 2° je vais y envoyer deux bons régiments de dragons d'Espagne de douze cents chevaux chacun.
J'ai ordonné que toutes les troupes italiennes de la grande armée se rendent à Milan, il y a quatre mille hommes. Même ordre pour les mêmes qui sont en Aragon et en Espagne; il y a six mille hommes, tout cela est en marche. J'ai ordonné à Grouchy de se rendre à l'armée d'Italie. Il est un peu susceptible, mais le vice-roi fera pour le mieux. Le vice-roi peut avoir grande confiance en Zucchi; j'en ai été très-content.
Il ne faut pas donner du crédit à Pino, il faut élever en crédit Palombini et Zucchi et soutenir Fontanelli. L'expérience m'a prouvé que l'ennemi s'occupe particulièrement de gagner les généraux étrangers que nous portons en avant et leur accordent crédit et confiance. Ainsi de Wrede, pour qui j'ai tout fait, a été tourné contre moi, mais il est mort. Les trois généraux que j'indique peuvent être mis en avant en ce moment et annuler Pino.
Il faut que les approvisionnements des places soient pour six mois. Je désire que Danthouard examine Saint-Georges et me dise sur quoi je puis compter.
Le vice-roi ne doit pas quitter l'Adige sans une bataille. Il doit avoir de la confiance; il a quarante mille hommes, il peut avoir cent vingt pièces de canon, il est sûr du succès. Quitter l'Adige sans se battre est un déshonneur. Il vaut mieux être battu.
Il faut qu'il y ait beaucoup d'artillerie, il ne doit pas en manquer à Mantoue et Pavie. Il n'y a que les attelages qui pourraient manquer; mais les dépôts sont trop voisins pour que l'on ait besoin de traîner beaucoup de caissons. Ce n'est pas comme l'armée attaquante qui est obligée à avoir avec soi ses deux approvisionnements. Il faut une réserve de dix-huit pièces de douze pour un moment décisif. L'attelage bien nécessaire est celui de la pièce et d'un caisson et demi, il n'est pas nécessaire d'attelages réguliers pour les affûts, les forges, les rechanges, etc., lorsque l'on est aussi prêt de ses places et dépôts.
Lorsqu'il verra venir la bataille, il doit avoir cent cinquante à deux cents pièces. Je n'attache pas d'importance à la perte des canons, si les chances de prises peuvent être compensées par les chances de succès.
Je suppose que la demi-lune de la porte de Vérone à Caldiero est établie et armée; en cas contraire, il faut l'établir sur-le-champ et l'armer avec du huit et du douze en fer on mauvais aloi à tirer des places, puisque l'on n'a pas occupé Caldiero, qui était la véritable position. J'avais dans le temps fait établir cette demi-lune.
L'occupation des hauteurs de Caldiero, couverte d'ouvrages de campagne, ne peut être forcée, l'Alpon en avant. On doit y être sans inquiétude, la Rocca-d'Anfo barre le seul chemin par où l'on puisse venir avec de l'artillerie. Il y faut deux chaloupes armées pour le lac; il faut deux ou trois barques années pour le lac de Come. Il faut tirer des marins de la côte pour ce service, et, s'il n'y en a pas en demander au prince Borghèse, de Gênes, où il se trouve des marins de l'ancienne France. Il faut trois à quatre cents hommes dans la citadelle de Bergame et de Brescia. Quelques poignées d'hommes de gardes nationales pour l'intérieur de la ville et deux mauvaises pièces à la citadelle.
Il faut des bateaux armés pour les lacs de Mantoue, et qu'il y ait un lieutenant de vaisseau de la vieille France pour chef; il faut rester maître de tous les points des lacs.
Il faut se maintenir en communication avec Brondolo par la rive droite de l'Adige. Il faut à Rivoli une bonne redoute palissadée, armée de canons, ce qui rend impraticable la grande route de Vérone.
Il faut occuper le Montebaldo, et un ouvrage à la Corona.
Il faut alors que l'ennemi passe l'Adige, et je ne vois pas de difficultés à couper les digues de l'Alpon et même les digues de l'Adige sous Legnago à Chiavari (en batardeau). Il faut des bateaux armés sur le lac Majeur et sur le lac de Lugano, sans violer les Suisses. Il y a un point au royaume d'Italie. Dans ces situations inforçables, il ne faut pas quitter sans une bataille; une manoeuvre que j'indique, que je ne conseille pas, que je ferais, serait de passer par Brondolo-sur-Mestre, et de forcer sur Trévise ou la Piave avec trente mille hommes; il ne manque pas de moyens de transports à Venise. Je la ferais, mais je ne conseille pas si on ne me comprend pas. On obtiendrait des résultats incalculables. L'ennemi opère par Conegliano et Trévise; on le coupe, on le disperse, on le détruit, et, s'il faut se retirer, on le fait sur Malghera et l'Adige. Mais je ne conseille pas cette manoeuvre hardie; c'est là ma manière, mais il faut comprendre et saisir tous les détails et moyens d'exécution, le but à remplir, les coups à porter, etc., etc....... L'armée serait....... (Sa Majesté en est restée là court).
Si le vice-roi perdait la bataille et abandonnait l'Adige, il a la ligne du Mincio qui n'est pas bonne, mais qu'il faut préparer d'avance pour s'en servir pour un premier moment de retraite et voir venir; ensuite l'Adda, le Tessin, etc., etc. Je pense que, forcé sur le Tessin, il doit se jeter sur Alexandrie et la Boquette. Il serait, à Alexandrie, renforcé par l'armée de réserve, sa ligne d'opération serait par Gênes.
Je préfère défendre Gênes au mont Cenis parce que d'Alexandrie et Gênes il protége davantage la Toscane. Au cas de retraite, il faudra prévenir les garnisons de Turin et du mont Cenis, et celle du Simplon, qui doit se retirer sur Genève que je fais mettre en défense.
Quand bien même le vice-roi quitterait le Mincio et l'Adda, la grande-duchesse doit rester à Florence; l'ennemi ne peut y envoyer un détachement de son armée. D'ailleurs, si la grande-duchesse était forcée, elle se replierait sur Rome; si elle y était encore forcée, elle se replierait sur Naples.
La présence du prince d'Essling avec trois mille hommes à Gênes, où les dépôts se forment, et les marins assurent la place. D'ailleurs les Génois ne sont pas Autrichiens.
Il n'y a rien à craindre des Suisses; s'ils étaient contre nous, ils seraient perdus. Ils sont bien loin de se déclarer aujourd'hui quoi qu'on dise. Enfin, passé février, je serai en mesure, et j'enverrai d'autres renforts. J'ai en ce moment huit cent mille hommes en mouvement, etc. L'argent ne me manque pas.
Si les autorités italiennes étaient obligées d'évacuer Milan, elles se retireraient à Gênes.
Dans tout ceci, j'ai fait abstraction du roi de Naples, car, s'il est fidèle à moi, à la France et à l'honneur, il doit être avec vingt-cinq mille hommes sur le Pô. Alors beaucoup de dispositions sont changées.
Je connais parfaitement les positions; je ne vois pas comment l'ennemi passerait l'Adige. Quand bien même l'ennemi se porterait d'Ala sur Montebaldo, il ne peut y conduire d'artillerie sur la Corona. Il y a de superbes positions où j'ai donné ma bataille de Rivoli.
L'infanterie autrichienne est méprisable; la seule qui vaille quelque chose est l'infanterie prussienne. À Leipsick, ils étaient cinq cent mille hommes, et je n'en avais que cent dix mille; je les ai battus deux jours de suite, etc., etc.
Il faut un pont sur le Pô au-dessous de Pavie vers Stradella. Il faut faire travailler à la citadelle de Plaisance.
Si j'avais su sur quoi compter pour l'artillerie, j'aurais vu si je devais aller en Italie; dans tous les cas, on peut laisser ébruiter que j'irai en Italie, etc., etc.
Nº XI.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Paris, le 28 novembre 1813.
Mon fils, je reçois votre lettre du 22 novembre4. Je reconnais bien là la politique de l'Autriche; c'est ainsi qu'elle fait tant de traîtres.
Note 4: (retour) Jour de l'entrevue avec le prince Taxis.
Je ne vois pas de difficultés à ce que vous fassiez un armistice de deux
mois; mais le principal est de bien stipuler que les places seront
ravitaillées journellement, afin qu'au moment où l'armistice viendra à
se rompre elles soient aussi bien approvisionnées qu'avant. Je pense, au
reste, que cela se borne à Osoppo et Palma-Nuova, puisque vous conservez
vos communications avec Venise.
Votre affectionné père,
Napoléon.
Nº XII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Paris, le 3 décembre 1813.
Mon fils, j'ai accordé les décorations de la Légion d'honneur et de la Couronne de fer, que vous m'avez demandées pour l'armée dans votre lettre du 23 du mois dernier.
Le roi de Naples me mande qu'il sera bientôt à Bologne avec trente mille hommes. Cette nouvelle vous permettra de vous maintenir en communication avec Venise et vous donnera le temps d'attendre l'armée que je forme pour pouvoir reprendre le pays de Venise. Agissez avec le roi le mieux qu'il vous sera possible; envoyez-lui un commissaire italien pour assurer la nourriture de ses troupes; enfin faites-lui toutes les prévenances possibles pour en tirer le meilleur parti. C'est une grande consolation pour moi de n'avoir plus rien à craindre pour l'Italie.
Je vous ai mandé que toutes les troupes italiennes qui étaient en
Catalogne, en Aragon et à Bayonne sont actuellement en marche pour vous
rejoindre.
Votre affectionné père,
Napoléon.
Nº XIII.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Vérone, le 17 janvier 1814.
Il paraît, ma chère Auguste, qu'il sera impossible de s'entendre avec l'ennemi pour une suspension d'armes. Oh! les vilaines gens! le croirais-tu? ils ne consentent à traiter que sur la même question que m'avait déjà faite le prince Taxis. Aussi a-t-on de suite rompu le discours. Dans quel temps vivons-nous! et comme on dégrade l'éclat du trône en exigeant, pour y monter, lâcheté, ingratitude et trahison! Va, je ne serai jamais roi!
Adieu, ma bonne Auguste, etc.
Eugène.
Nº XIV.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
(LETTRE EN CHIFFRES, L'EXPLICATION
SE TROUVE AVEC LA LETTRE)
Paris, le 17 janvier 1814.
Mon fils, vous aurez su, par les différentes pièces qui ont été publiées, tous les efforts que j'ai déjà faits pour avoir la paix. J'ai depuis envoyé mon ministre des relations extérieures à leurs avant-postes: ils ont différé à le recevoir, et cependant ils marchent toujours.
Le dur d'Otrante vous aura mandé que le roi de Naples se met avec nos
ennemis: aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle, il me
semble important que vous gagniez les Alpes avec toute votre armée. Le
cas échéant, vous laisserez des Italiens pour la garnison de Mantoue et
autres places, ayant soin d'amener l'argenterie et les effets précieux
de la maison et les caisses.
Votre affectionné père,
Napoléon.
Nº XV.--LE DUC D'OTRANTE AU PRINCE EUGÈNE.
Florence, le 21 janvier 1814.
Monseigneur, une lettre de M. Metternich a décidé la reine de Naples à entrer dans la coalition. Je ne connais pas le traité, mais je sais qu'il est conclu. Prévoyant le résultat prochain, j'ai eu l'honneur d'écrire, il y a quelques jours, à Votre Altesse de prendre ses mesures comme s'il était signé.
La lettre de M. Metternich est perfide; après avoir fait le tableau des forces de la coalition et des désastres de la France, elle ajoute que l'empereur Napoléon, dans des négociations avec les puissances coalisées, cède toute l'Italie et même Naples; toutefois qu'il a fait demander par le roi de Bavière le Milanais pour Votre Altesse.
Le projet de la coalition est simple: c'est de remettre les choses comme elles étaient avant 1789; le roi de Naples en sera convaincu trop tard.
Votre Altesse sait ce qui vient de se passer à Rome; nous allons être forcés d'évacuer la Toscane; la grande-duchesse fait rassembler tous les militaires qui ne sont pas nécessaires pour la garde des forts, et les enverra au quartier général de Votre Altesse; le prince Félix doit s'y rendre, et j'aurai l'honneur de l'y accompagner.
Je prie Votre Altesse de recevoir, etc.
Le duc d'Otrante.
Nº XVI.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Vérone, le 25 janvier 1814.
Les moments deviennent bien pressants, ma bien-aimée Auguste, surtout à cause de ces maudits Napolitains. Peut-on voir plus de perfidie: ne pas se déclarer et continuer à s'avancer sur nos derrières! N'importe, j'en aurai un morceau, je t'en réponds. À tout événement, je fais partir demain5 Triaire pour Milan.
Note 5: (retour) Le général Triaire, aide de camp du prince et écuyer, devait accompagner la vice-reine en cas de départ.
Nº XVII.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Vérone, le 28 janvier 1814
Gifflinga est revenu aujourd'hui de Naples. Le roi est décidément contre nous, et il sera à Bologne d'ici à quelques jours; je vais donc me préparer à un mouvement sur le Mincio, pour être de là plus à portée de passer le Pô, et donner sur le nez des Napolitains, si l'occasion s'en présente.
Il faut penser sérieusement à ton voyage, quoique je sois certain de pouvoir toujours te prévenir. Rien ne peut t'empêcher de passer par Turin, le col de Tende et Nice pour aller à Marseille; la route de Gênes serait peut-être moins sûre, à cause des Anglais, qui sont toujours le long des côtes.
Tu feras bien de dire à Triaire de faire partir pour Aix ou pour Marseille mes caisses de livres et de cartes topographiques.
Adieu, ma bonne Auguste.
Eugène.
Nº XVIII.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Goito, le 9 février 1814.
Encore une bataille de gagnée, ma bonne et chère Auguste! l'affaire a
été chaude et a duré jusqu'à huit heures du soir. En même temps que je
passais le Mincio pour attaquer l'ennemi, il passait lui-même sur un
autre point. Je l'ai pourtant battu et fait près de deux mille cinq
cents prisonniers. Nos troupes se sont bien conduites, surtout
l'infanterie. Ma santé est bonne; je suis seulement très-fatigué.
Eugène.
Nº XIX.--LE DUC DE FELTRE, MINISTRE DE LA GUERRE, AU PRINCE EUGÈNE.
Paris, le 9 février 1814.
Monseigneur,
L'Empereur me prescrit, par une lettre datée de Nogent-sur-Seine, le 8 de ce mois, de réitérer à Votre Altesse Impériale l'ordre que Sa Majesté lui a donné de se porter sur les Alpes, aussitôt que le roi de Naples aura déclaré la guerre à la France.
D'après les intentions de Sa Majesté Votre Altesse Impériale ne doit laisser aucune garnison dans les places de l'Italie, si ce n'est des troupes d'Italie, et elle doit de sa personne venir avec tout ce qui est Français sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le mont Cenis. L'Empereur me charge de mander à Votre Altesse Impériale qu'aussitôt qu'elle sera en Savoie elle sera rejointe par tout ce que nous avons à Lyon.
J'ai l'honneur, etc.
Le ministre de la guerre,
Duc de FELTRE.
Nº XX.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Goito, le 11 février 1814.
Je t'annonce que le roi de Naples, aussitôt qu'il a su que j'avais gagné
la bataille du Mincio, m'a envoyé un officier pour me faire quelques
ouvertures. J'y envoie de suite Bataille pour l'entendre; ce serait un
beau résultat pour moi si je pouvais obtenir qu'il se déclarât en notre
faveur.
Eugène.
Nº XXI.--LETTRE DU PRINCE EUGÈNE À L'EMPEREUR.
Volta, le 18 février 1814.
Sire,
Une lettre que je reçois de l'impératrice Joséphine m'apprend que Votre Majesté me reproche de n'avoir pas mis assez d'empressement à exécuter l'ordre qu'elle m'a donné par sa lettre en chiffres, et qu'elle m'a fait réitérer le 9 de ce mois par le duc de Feltre.
Votre Majesté a semblé croire aussi que j'ai besoin d'être excité à me rapprocher de la France, dans les circonstances actuelles, par d'autres motifs que mon dévouement pour sa personne, et mon amour pour ma patrie.
Que Votre majesté me le pardonne, mais je dois lui dire que je n'ai mérité ni ses reproches ni le peu de confiance qu'elle montre dans des sentiments qui seront toujours les plus puissants mobiles de toutes mes actions.
L'ordre de Votre Majesté portait expressément que, dans le cas où le roi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur les Alpes. Cet ordre n'était que conditionnel: j'aurais été coupable si je l'eusse exécuté avant que la condition qui devait en motiver l'exécution eût été remplie. Mais cependant je me suis mis aussitôt, par mon mouvement rétrograde sur le Mincio, et en m'échelonnant sur Plaisance, en mesure d'exécuter la retraite que Votre Majesté me prescrivait, aussitôt que le roi de Naples, sortant de son indécision, se serait enfin formellement déclaré contre nous. Jusqu'à présent ses troupes n'ont commis aucune hostilité contre celles de Votre Majesté; le roi s'est toujours refusé à coopérer activement au mouvement des Autrichiens, et, il y a deux jours encore, il m'a fait dire que son intention n'était point d'agir contre Votre Majesté, et il m'a donné en même temps à entendre qu'il ne faudrait qu'une circonstance heureuse pour qu'il se déclarât en faveur des drapeaux sous lesquels il a toujours combattu. Votre Majesté voit donc clairement qu'il ne m'a point été permis de croire que le moment d'exécuter son ordre conditionnel fût arrivé.
Mais, si Votre Majesté veut supposer un instant que j'eusse interprété ses ordres de manière à me retirer aussitôt que je les aurais reçus, qu'en serait-il résulté?
J'ai une armée de trente-six mille hommes, dont vingt-quatre mille Français et douze mille Italiens. Mais, de ces vingt-quatre mille Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appartiennent aux départements du Léman et du Mont-Blanc, qui commencent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens, et je me serais trouvé dans les défilés du mont Cenis ou de Fenestrelle, comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné l'ordre positif, avec dix mille hommes à peine, et attirant à ma suite sur la France soixante-dix mille Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir offensivement contre nous. Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Italie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Je suis donc convaincu que le mouvement de retraite prescrit par Votre Majesté aurait été très-funeste à ses armes, et qu'il est fort heureux que, jusqu'à présent, je n'aie pas dû l'opérer. Mais, si l'intention de Votre Majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer en France avec ce que j'aurais pu conserver de son armée, que n'a-t-elle daigné me l'ordonner? Elle doit en être bien persuadée, ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi; mais Votre Majesté m'a appris que dans le métier des armes il n'est pas permis de deviner les intentions, et qu'on doit se borner à exécuter les ordres.
Quoiqu'il en soit, il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le coeur de Votre Majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie; puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de Votre Majesté pour moi! elles seront toujours ma plus chère récompense. Le but de toute ma vie sera de les justifier, et je ne cesserai jamais de mettre mon bonheur à vous prouver mon attachement et ma gloire à vous servir.
Je suis, Sire, etc.
Signé: Eugène Napoléon.
Nº XXII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Nangis, le 18 février 1814.
Mon fils,
J'ai reçu votre lettre du 9 février, j'ai vu avec plaisir les avantages que vous avez obtenus; s'ils avaient été un peu plus décisifs et que l'ennemi se fût plus compromit, nous aurions pu garder l'Italie. Tascher vous fera connaître l'état des choses ici; j'ai détruit l'armée de Silésie, composée de Russes et de Prussiens; j'ai commencé hier à battre Schwarzenberg; j'ai, dans ces quatre jours, fait trente à quarante mille prisonniers, pris une vingtaine de généraux, cinq à six cents officiers, cent cinquante à deux cents pièces de canon et une immense quantité de bagages; je n'ai perdu presque personne; la cavalerie ennemie est à bas, leurs chevaux sont morts de fatigue; ils sont beaucoup diminués; d'ailleurs ils se sont trop étendus.
Il est donc possible, si la fortune continue à nous sourire, que
l'ennemi soit rejeté en grand désordre hors de nos frontières et que
nous puissions alors conserver l'Italie. Dans cette supposition, le roi
de Naples changerait probablement de parti.
Votre père affectionné,
Napoléon.
Nº XXIII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Au château de Surville, près Montereau,
le 19 février 1814.
Mon fils,
Il est nécessaire que la vice-reine se rende sans délai à Paris pour y
faire ses couches, mon intention étant que, dans aucun cas, elle ne
reste dans le pays occupé par l'ennemi. Faites-la donc partir
sur-le-champ. Je vous ai expédié Tascher; il vous fera connaître les
événements qui ont eu lieu avant son départ. Depuis j'ai battu
Wittgenstein au combat de Nangis, je lui ai fait quatre mille
prisonniers russes et pris des canons et des drapeaux, et surtout j'ai
enlevé à l'ennemi le pont de Montereau sans qu'il ait pu le brûler.
Votre affectionné père,
Napoléon.
Nº XXIV.--EXTRAIT D'UN RAPPORT DU COMTE TASCHER DE LA PAGERIE, ENVOYÉ AUPRÈS DE L'EMPEREUR APRÈS LA BATAILLE DU MINCIO, LE 9 FÉVRIER 1814, ET REPARTI DE PARIS LE 18 FÉVRIER.
Quartier général della Volta,
le 27 février.
................................ Le lendemain matin (18), Sa Majesté me fit appeler; je fus introduit dans son cabinet, et elle me dit: «Tascher, tu vas partir tout de suite pour retourner en Italie; tu ne t'arrêteras à Paris que pour voir ta femme, sans communiquer avec qui que ce soit; tu diras à Eugène que j'ai été vainqueur à Champaubert et à Montmirail des meilleures troupes de la coalition; que Schwarzenberg m'a fait demander cette nuit, par un de ses aides de camp, un armistice, mais que je n'en suis pas dupe, car c'est pour me leurrer et gagner du temps. Tu lui diras que, si les ordres qui ont été donnés hier au maréchal Victor avaient été ponctuellement exécutés, il en serait résulté la perte des corps bavarois et des Wurtembergeois, pris au dépourvu par ce mouvement, et qu'alors, n'ayant plus devant lui que des Autrichiens, qui sont de mauvais soldats et de la canaille, il les aurait menés à coups de fouet de poste; mais que, rien de ce qui avait été ordonné n'ayant été fait, il a fallu recourir à de nouvelles chances.» Sa Majesté ajouta: «Tu diras à Eugène que je lui donne ordre de garder l'Italie le plus longtemps possible; de s'y défendre; qu'il ne s'occupe pas de l'armée napolitaine, composée de mauvais soldats, et du roi de Naples qui est un fou, un ingrat; en cas qu'il soit obligé de céder du terrain, de ne laisser dans les places fortes qu'il sera obligé d'abandonner que juste le nombre de soldats italiens nécessaire pour en faire le service; de ne perdre du terrain que pied à pied en le défendant, et qu'enfin, s'il était serré de trop près, de réunir tous ses moyens, de se retirer sous les murs de Milan, d'y livrer bataille; que, s'il est vaincu, d'opérer sa retraite sur les Alpes comme il pourra; ne céder le terrain qu'à la dernière extrémité. Dis à Eugène que je suis content de lui; qu'il témoigne ma satisfaction à l'armée d'Italie, et que sur toute la ligne il fasse tirer une salve de cent coups de canon en réjouissance des victoires de Champaubert et de Montmirail. À Lyon, tu verras le préfet; tu diras au maréchal Augereau qui y commande qu'ayant pris douze mille hommes de vieux soldats, y compris le 13e de cuirassiers et le 11e de hussards, d'y réunir les nouvelles levées, les gardes nationales, la gendarmerie, de marcher sur-le-champ, tête baissée, sur Mâcon et Châlons, sans s'occuper des mouvements de l'ennemi sur sa droite; qu'il n'aura à combattre que le corps du prince de Hesse-Hombourg, composé des troupes de nouvelle levée des petits princes allemands, commandés par des officiers de la noblesse allemande sans aucune expérience de la guerre; qu'il doit les vaincre et ne pas s'effrayer du nombre. À Turin, tu diras au prince Borghèse de contremander l'évacuation de la Toscane s'il en est encore temps; mais, dans le cas contraire, d'arrêter les troupes dans leurs mouvements; de défendre les différentes positions en avant de la ville de Gênes, de mettre cette ville dans un état imposant de défense et donner connaissance de ces dispositions au vice-roi.»
De Votre Altesse Impériale, etc., etc.
L. Tascher de la Pagerie.
Nº XXV.--LE PRINCE EUGÈNE À L'EMPEREUR.
Volta, le 27 février 1814, au soir.
Sire,
J'ai reçu ce matin les ordres de Votre Majesté, en date du 19, concernant le départ de la vice-reine de Milan. J'ai été profondément affligé de voir, par la forme de cet ordre, que Sa Majesté s'était méprise sur mes véritables intentions, en pensant que j'eusse jamais eu celle de laisser la vice-reine dans des lieux qu'auraient occupés les ennemis de Votre Majesté, à moins d'un obstacle physique. Je croyais, par toute ma conduite, avoir mérité que Votre Majesté ne mît plus mes sentiments en doute.
La santé de ma femme a été très-mauvaise depuis trois mois; les derniers événements, en redoublant ses inquiétudes, avaient encore aggravé son mal. Je vais lui communiquer les intentions de Votre Majesté, et, dès que sa santé le lui permettra, elles seront remplies. Je le répète, Sire, elles ne pouvaient nous chagriner que par les motifs injustes qui vous les auraient suggérés, et qui sont étrangers, j'ose le dire, à votre coeur paternel.
Je suis avec respect, Sire, de Votre Majesté,
Le bien soumis et tendre fils et fidèle sujet.
Eugène Napoléon.
Nº XXVI.--LE MINISTRE DE LA GUERRE AU PRINCE EUGENE.
Paris, le 3 mars 1814.
J'ai reçu les lettres dont Votre Altesse Impériale m'a honoré sous les dates des 16, 18, 20 et 22 février, et j'ai eu soin d'en transmettre le contenu à l'Empereur. Sa Majesté y aura vu plusieurs choses satisfaisantes, mais elle n'a encore rien fait connaître à cet égard. Je dois croire que l'Empereur est disposé à laisser en ce moment l'armée d'Italie dans la position où elle se trouve; et que Sa Majesté se bornera à faire revenir les garnisons de la Toscane et des États romains, comme l'ordre en a été donné. Déjà la garnison de Livourne est repliée sur Gênes, d'après les dispositions arrêtées par madame la grande-duchesse, qui devait négocier aussi pour le retour des garnisons de Sienne, Montargentaro et des forts de Florence.
Quant à l'armée d'Italie, il paraît que les succès remportés par Votre Altesse Impériale, joints à ceux que l'Empereur a obtenus de son côté, lui procureront les moyens de se maintenir dans sa position et d'attendre les événements.
J'ai l'honneur,
Signé: Duc de Feltre.
Nº XXVII.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Mantoue, le 9 mars 1814, au soir.
Ma bonne Auguste, le roi de Naples a enfin levé le masque. Il nous a attaqués hier matin à Reggio avec dix-huit à vingt mille hommes; je n'y avais pas trois mille hommes, et on a tenu toute la journée; le général Severoli y a eu la jambe emportée et nous y avons perdu deux cent cinquante à trois cents hommes. Nos troupes se sont repliées sur Parme et ont pris en arrière la position de Toro; cela me fera faire un second mouvement sur Plaisance, surtout si le roi de Naples continue à s'avancer. Le général ***, que j'ai laissé sur le Mincio, a une peur de tous les diables depuis que je n'y suis plus.
Je t'engage, ma bonne amie, à continuer tes préparatifs, et demain ou
après-demain je t'enverrai Triaire; tout cela dépendra, du reste, des
nouvelles et des événements!
Eugène.
Nº XXVIII.--L'EMPEREUR AU PRINCE EUGÈNE.
Soissons, le 12 mars 1814.
Mon fils, je reçois une lettre de vous, et une de la vice-reine, qui sont de l'extravagance; il faut que vous ayez perdu la tête: c'est par dignité et honneur que j'ai désiré que la vice-reine vînt faire ses couches à Paris, et je la connais trop susceptible pour penser qu'elle puisse se résoudre à se trouver dans cet état au milieu des Autrichiens. Sur la demande de la reine Hortense, j'aurais pu vous en écrire plus tôt; mais alors Paris était menacé. Du moment que cette ville ne l'est plus, il n'y aurait rien de plus simple aujourd'hui que de venir faire ses couches au milieu de sa famille, et dans le lieu où il y a le moindre sujet d'inquiétude. Il faut que vous soyez fou pour supposer que tout ceci se rapporte à de la politique. Je ne change jamais ni de style ni de ton, et je vous ai écrit comme je vous ai toujours écrit.
Il est fâcheux, pour le siècle où nous vivons, que votre réponse au roi de Bavière vous ait valu l'estime de toute l'Europe. Quant à moi, je ne vous en ai pas fait compliment, parce que vous n'avez fait que votre devoir, et que c'est une chose simple. Toutefois vous en avez déjà la récompense, même dans l'opinion de l'ennemi, de qui le mépris pour votre voisin est au dernier degré.
Je vous écris une lettre en chiffres pour vous faire connaître mes
intentions.
Votre affectionné père,
Napoléon
Nº XXIX.--copie de la lettre en chiffres.
Même date.
Mon fils, je vous envoie copie d'une lettre fort extraordinaire que je reçois du roi de Naples. Lorsqu'on m'assassine, moi et la France, de pareils sentiments sont vraiment une chose inconcevable.
Je reçois également la lettre que vous m'écrivez avec le projet de traité que le roi vous a envoyé. Vous sentez que cette idée est une folie. Cependant envoyez un agent auprès de ce traître extraordinaire, et faites un traité avec lui en mon nom. Ne touchez au Piémont ni à Gênes, et partagez le reste de l'Italie en deux royaumes. Que ce traité reste secret jusqu'à ce qu'on ait chassé les Autrichiens du pays, et que vingt-quatre heures après sa signature le roi se déclare et tombe sur les Autrichiens. Vous pouvez tout faire en ce sens; rien ne doit être épargné dans la situation actuelle pour ajouter à nos efforts les efforts des Napolitains. On fera ensuite ce qu'on voudra, car après une pareille ingratitude et dans de telles circonstances rien ne lie.
Voulant l'embarrasser, j'ai donné ordre que le pape fût envoyé par
Plaisance et Parme aux avant-postes. J'ai fait écrire au pape qu'ayant
demandé, comme évêque de Rome, à retourner dans son diocèse, je le lui
ai permis. Ayez donc soin de ne vous engager à rien relativement au
pape, soit à le reconnaître, comme à ne pas le reconnaître.
Votre affectionné père,
Napoléon.
Nº XXX.--LE PRINCE EUGÈNE À LA PRINCESSE AUGUSTE.
Mantoue, le 16 mars 1814, au soir.
Les dernières lettres de Paris nous donnent quelque espoir de paix, et on m'assure que tout devait être terminé le 18. Espérons qu'avant le 1er avril notre sort sera entièrement terminé; car tu ne pourrais pas attendre plus longtemps à te fixer un lieu définitif de tes couches, et, si alors tu peux réellement encore voyager, nous choisirons une petite ville du midi de la France. Mais tout cela dans le cas où rien ne finirait, et cela n'est pas possible.
Nº XXXI.--LE MÊME À LA MÊME.
Mantoue, le 19 mars 1814, au soir.
Ma bonne Auguste, je te renvoie la lettre de l'Empereur, et j'y joins celle qu'il m'a adressée sur le même sujet; elles prouvent bien qu'il se repent de ce qu'il nous avait écrit primitivement pour ton départ. L'Empereur m'envoie en chiffres l'autorisation de m'arranger avec le roi de Naples; cela est trop tard, je crois; il y a trois mois que je la demande; mais enfin j'essayerai. Ne parle de cela à personne, car le traité doit être secret.
Nº XXXII.--LE MÊME À LA MÊME.
Mantoue, le 23 mars 1814, au soir.
Je te répondrai demain sur tes idées de rester à Alexandrie ou à Mantoue pour tes couches. Cette dernière idée me sourit beaucoup au premier abord; il y aurait pourtant de terrible l'idée de te laisser sans aucune espèce de communication, si je me retirais. Ce matin je suis très-occupé car j'ai à rendre compte à l'Empereur des tentatives faites auprès du roi de Naples. Après avoir donné les plus grandes protestations d'amitié et d'attachement à l'Empereur, il prétend m'obliger à faire passer les Alpes à toutes les troupes françaises, et alors, dit-il, il s'entendra avec moi. Comme je connais l'homme, tu sens bien que je ne me mettrai jamais en position d'être à sa discrétion.
Quel épouvantable traître!
Voici la note de M. de Blacas fils:
«C'est une exagération de dire que M. le duc de Blacas n'avait pas servi. Capitaine de dragons dans le régiment du roi, en 1790, il fit toutes les campagnes de l'armée de Condé et ne vint se fixer momentanément à Florence qu'après le licenciement. Jamais M. de Blacas n'a reçu quoi que ce soit sur la ferme des jeux. Quant aux sept ou huit millions qui lui auraient été confiés au retour de Gand par le roi Louis XVIII, voici l'entière vérité:
«Une somme considérable fut en effet remise par le roi à M. de Blacas avec ordre de la placer sous son nom personnel en bons de l'Échiquier et autres valeurs anglaises. La négociation se fit par l'intermédiaire de banquiers de Londres, entre autres de MM. Contes et Drummont. Chaque année, M. de Blacas présentait un rapport au roi sur le revenu et sur l'emploi de ces fonds. Le lendemain de la mort de Louis XVIII, ce fut lui qui apprit au roi Charles X l'existence de ce dépôt, et il lui en remit tous les titres. À partir de ce moment, l'administration en fut confiée à M. de Belleville qui donna une décharge signée de lui et approuvée par le roi. Cette pièce, ainsi que les comptes rendus de 1815 à 1824, qui portent tous le vu et approuvé de la main du roi Louis XVIII, et toute la correspondance des banquiers, se trouvent dans les papiers que M. de Blacas a laissés à sa famille. Ce fut sous le nom de M. de Belleville que ces fonds figurèrent désormais chez les banquiers, et leur correspondance constate ce changement. Ces fonds ont été l'unique ressource du roi Charles X à son arrivée en Angleterre après la Révolution de 1830.»
fin du tome neuvième et dernier.
LIVRE VINGT-CINQUIÈME.--1835-1838.
Reprise de mes Mémoires.--Publication de mon voyage en Orient.--Instances du général de Witt pour que je prenne du service en Russie.--Le savant Fossombroni.
Couronnement de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche en Bohême.--Voyage en Bohême.--Richesses de la Bohême.--Château de Rothenhof.--Château de Frauenberg.--Cristaux de Bohême.--Fabrique de Leonor-Hain.
Prague.--Palais des États.--Musée.--Bibliothèque.--Champ de bataille de Prague (1757).--Fabriques de Prague.--Château de Brandeis.--Fabrique Koeklin.--Château de Tetschen.
Toeplitz.--Voyage du roi de Prusse à Toeplitz.--Eaux de Lobkowitz.--Le maréchal Paskewitz.--Établissement métallurgique de Platz.--Carlsbad.--Elbogen.--Egra.--Franzensbad-Koenigswart.--Marienbad.--Riesenstein..
Champ de bataille de Znaïm.--Champ de bataille de Kollin.--Champ de bataille de Lowositz.
L'empereur Nicolas.--Entrevue mystérieuse.--Les contradictions de son caractère.--Pilnitz.
Trésor de Dresde.--Fabrique de porcelaine de Saxe.--Suisse saxonne.--Camp de Pirna.--Freiberg.--Colonie des Frères Moraves.--Friedland.--Koenigsgratz.--Josephstadt.--Forges de Brünn.--Le Spielberg.--Marcheck.--Famille de Lichtenstein.
Château de Malaczka, au prince Pallfy.--Hiver à Vienne.--M. le duc de Bordeaux.--Études sur les fours à puddler.
LIVRE VINGT-SIXIÈME.--1839-1841.
Affaires d'Orient de 1839 à 1841.--Mes rapports avec Méhémet-Ali. Confidences. 108
Lettres de Boghos-Bey.--Je deviens un intermédiaire utile.
Opinion du prince de Metternich.--Situation de Méhémet-Ali vis-à-vis de diverses puissances.--Intervention de la Russie.--Le prince de Metternich s'appuie sur l'Angleterre.
Mémoire sur la question d'Orient, intitulé: De la crise de l'Orient et de la politique qu'elle semble exiger.--Terreur inspirée à Vienne parle traité du 15 juillet.--Critique de la politique suivie par la France.--Raisons de la faiblesse de l'armée égyptienne en campagne.
Ibrahim-Pacha et Soliman-Pacha.--Saint-Jean-d'Acre.--Continuation de mes relations avec l'Égypte.--Appendice.
CORRESPONDANCE DU LIVRE VINGT-SIXIÈME
Correspondance entre le maréchal Marmont et Boghos-Joussouf.
Relation de la bataille de Nézib par Soliman-Pacha.
Observations du maréchal sur cette bataille.
LIVRE VINGT-SEPTIÈME.--1841.
Je reprends la plume pour consigner encore quelques souvenirs.--M. de Sainte-Aulaire quitte Vienne.--Appréciation de son caractère.--Sa famille.--Ses embarras.--Anecdotes.
Je me détermine à m'établir à Venise.--M. le duc de Bordeaux.
Venise.--Place Saint-Marc.--Considérations sur les différentes phases de la puissance de Venise.--Société de Venise.--Peintures.--Les Murazzy.
Chioggia.--L'Adige.--Digues.
Le Pô.
Bologne.--Peintures.
Florence.--Tableaux.
Gênes.
Le comte de Fiquelmont, ancien ministre d'Autriche, au maréchal duc de Raguse, sur le commerce de la Russie (Vienne, le 14 février 1831).
Promenades dans Rome.
Des révolutions et des circonstances qui les amènent.
Des vertus des peuples barbares.
Notes relatives à quelques passages des Mémoires du duc de Raguse concernant le prince Eugène et M. le duc de Blacas.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME NEUVIÈME ET DERNIER.
End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9), by Auguste Frédéric Louis Viesse de, duc de Raguse, Marmont *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU MARECHAL MARMONT (9/9) *** ***** This file should be named 34620-h.htm or 34620-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/6/2/34620/ Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.