The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron. Tome
troisième., by George Gordon Byron

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Title: Oeuvres complètes de lord Byron. Tome troisième.
       avec notes et commentaires comprenant ses mémoires publiés
              par Thomas Moore

Author: George Gordon Byron

Annotator: Thomas Moore

Translator: Paulin Paris

Release Date: November 3, 2008 [EBook #27144]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON. TOME 3. ***




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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

LORD BYRON,

AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,

COMPRENANT

SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,

ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

Traduction Nouvelle

PAR M. PAULIN PARIS,

DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.

TOME TROISIÈME.

Paris.

DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,

RUE SAINT-LOUIS, Nº 46,

ET RUE RICHELIEU, Nº 47 bis.

1830.


LE PÉLERINAGE

DE

CHILDE HAROLD,

POÈME CHEVALERESQUE.


L'univers est une espèce de livre dont on n'a lu que la première page, quand on n'a vu que son pays; j'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvées également mauvaises. Cet examen ne m'a pas été infructueux. Je haïssais ma patrie. Toutes les impertinences des peuples divers parmi lesquels j'ai vécu m'ont réconcilié avec elle. Quand je n'aurais tiré d'autre bénéfice de mes voyages que celui-là, je n'en regretterais ni les frais ni les fatigues.

(Le Cosmopolite.)


PRÉFACE.

Le poème suivant a été écrit, en grande partie, au milieu des scènes qu'il est destiné à retracer. Il fut commencé en Albanie, et les parties relatives à l'Espagne et au Portugal ont été composées d'après les observations de l'auteur sur ces contrées. Voilà ce qu'il pouvait être nécessaire d'établir pour l'exactitude des descriptions. Les lieux que l'on a essayé d'esquisser sont des scènes de l'Espagne, du Portugal, de l'Épire, de l'Acarnanie et de la Grèce1. Là, pour le moment, s'arrête le poème. L'accueil qu'il recevra du public décidera si l'auteur peut se hasarder à mener ses lecteurs dans la capitale de l'Orient, en passant par l'Ionie et la Phrygie. Ces deux chants ne sont purement qu'un essai.

Note 1: Il n'est question dans cette Préface que des deux premiers chants.

(N. du Tr.)

Un personnage fictif a été introduit dans le poème, afin de lui donner quelque apparence de liaison, sans toutefois prétendre à la régularité. Des amis, dont les opinions sont pour moi d'un grand poids, m'ont fait observer que le caractère fictif de Childe Harold pourrait faire supposer que j'ai eu l'intention de peindre un personnage réel. Je demande la permission de repousser une fois pour toutes cette supposition. Harold est l'enfant de l'imagination, créé pour le but que j'ai déjà indiqué. Dans quelques particularités vraiment triviales, et dans d'autres purement locales, cette supposition pourrait avoir quelque fondement; mais dans le plus grand nombre des cas, je puis espérer qu'elle serait tout-à-fait gratuite2.

Note 2: La supposition que Lord Byron s'efforce de repousser ici, est d'être lui-même le héros du poème, sous le nom fictif de Childe Harold; supposition dont il a avoué plus tard la vérité.

(Note du Tr.)

Il est superflu de dire que le nom de Childe, comme Childe-Waters, Childe-Childers, etc., est employé comme plus convenable à la vieille structure de vers que j'ai adoptée. Le Bon Soir (ou l'Adieu) qui se trouve au commencement du premier chant, m'a été suggéré par le Bon Soir de lord Maxwell, dans le Border Minstrelsy (Recueil d'anciennes ballades des frontières de l'Écosse), publié par M. Scott.

On pourra trouver quelque légère ressemblance dans le premier chant avec différens poèmes qui ont été publiés sur des sujets espagnols; mais cette coïncidence ne peut être que le résultat du hasard; car, à l'exception de quelques stances qui terminent ce chant, il a été écrit tout entier dans le Levant.

La stance de Spenser, selon le sentiment de l'un de nos plus célèbres poètes, est susceptible d'une grande variété de tons. Le docteur Beattie fait l'observation suivante: «Il n'y a pas long-tems que j'ai commencé un poème dans le style et avec la stance de Spenser. Je me propose, dans ce poème, de me donner pleine liberté, et d'être tour à tour plaisant ou pathétique, descriptif ou sentimental, tendre ou satirique, comme l'humeur m'en prendra; car, si je ne me trompe, la mesure que j'ai adoptée admet également tous les genres de composition3.» Rassuré dans mon opinion par une telle autorité, et par l'exemple de quelques poètes italiens du premier ordre, je n'ai pas besoin de me justifier d'avoir essayé d'atteindre à une semblable variété de tons dans la composition suivante, persuadé que, si elle ne réussit pas, la faute en sera dans l'exécution, plutôt que dans une forme sanctionnée par l'exemple de l'Arioste, de Thompson et de Beattie.

Note 3: Beattie's letters.—Beattie est loin, dans son Ménestrel, d'avoir fait de la stance de Spenser le même usage que Lord Byron.

(N. du Tr.)

ADDITION À LA PRÉFACE.

J'ai attendu, pour ajouter ces lignes, que tous nos journaux périodiques eussent distribué leur portion habituelle de critique. Je n'ai rien à objecter contre la justice de leurs observations en général. Il me conviendrait mal de me récrier contre leurs censures vraiment légères; car, peut-être, s'ils avaient été moins bienveillans, ils auraient été plus francs. C'est pourquoi, en leur offrant à tous, en général, et à chacun en particulier, mes sincères remercîmens pour leur courtoisie, il y a un point sur lequel seulement je hasarderai une observation. Parmi les nombreuses objections justement portées contre le caractère très-indifférent du pélerin Childe (que, malgré toutes les insinuations opposées, je soutiendrai être un personnage fictif), on a soutenu que, outre l'anachronisme évident, Childe n'était rien moins que chevaleresque, car les tems de la chevalerie furent des tems d'amour, d'honneur, et ainsi de suite. Or, on sait maintenant que ces tems où «l'amour du bon vieux tems, l'amour antique4,» florissait, furent les siècles les plus corrompus. Ceux qui conserveraient quelques doutes sur ce sujet peuvent consulter Sainte-Palaye, au premier endroit venu, et particulièrement la page 69 du deuxième volume. Les vœux de la chevalerie n'étaient pas mieux gardés qu'aucun autre vœu, et les chants des troubadours n'étaient pas plus décens que ceux d'Ovide, et ils étaient certainement moins élégans.—Les cours d'amour, les parlemens d'amour ou de courtoisie et de gentillesse, se distinguèrent plus par l'amour que par la courtoisie et la gentillesse. (Voyez Roland, sur le même sujet que Sainte-Palaye.) Quelque autre objection que l'on fasse contre le personnage très-peu aimable de Childe Harold, il fut aussi parfait chevalier dans ses attributs que ceux de qui l'on disait: «Il ne fut pas un garçon de cabaret, mais un chevalier du Temple5». Je crains que sir Tristram et sir Lancelot n'aient pas été meilleurs qu'ils ne devaient être, quoiqu'ils fussent de très-poétiques personnages et de vrais chevaliers sans peur, mais non sans reproche. Si l'histoire de l'institution de la Jarretière n'est point une fable, les chevaliers de cet ordre ont, pendant plusieurs siècles, porté la couleur d'une comtesse de Salisbury, d'indifférente mémoire. Assez sur la chevalerie. Il n'était pas nécessaire à Burke de regretter que ses jours fussent passés, quoique Marie-Antoinette ait été tout-à-fait aussi chaste que la plupart des dames en l'honneur desquelles des lances furent rompues et des chevaliers démontés.

Note 4: Les mots soulignés sont en français dans l'original.

(N. du. Tr.)

Note 5: No waiter, but a knight templar.

(The Rovers. Anti-jacobin.)

Avant la naissance de Bayard, et jusqu'à celle de sir Joseph Bankes (les plus chastes et les plus illustres chevaliers des tems anciens et des tems modernes), on trouvera peu d'exceptions pour contredire cette proposition; et je craindrais bien qu'une légère étude ne nous apprît à ne plus regretter ces extravagantes momeries du moyen âge.

Je laisse maintenant Childe Harold vivre tous ses jours. Il eût été plus agréable, et certainement plus facile, de peindre un aimable caractère. On aurait pu facilement déguiser ses défauts, le faire agir davantage, et faire moins de réflexions. On n'a pas eu l'intention de le proposer comme un modèle; mais plutôt de montrer que la précoce perversion de l'esprit et des sentimens moraux conduit à la satiété des plaisirs passés, et empêche de jouir de plaisirs nouveaux; et que même les beautés de la nature, le stimulant des voyages, et tous les mobiles du cœur (excepté l'ambition, le plus puissant de tous), sont perdus pour une ame ainsi constituée, ou mal dirigée. Si j'avais continué ce poème, j'aurais approfondi ce caractère d'Harold, comme on a pu déjà le remarquer, sur la fin du second chant; car l'esquisse que je me proposais de remplir avec lui était, sauf quelques différences, l'essai d'un moderne Timon, ou peut-être d'un Zéluco poétique.

À YANTHÉ.

Dans ces climats que je viens de parcourir, et dont la beauté a long-tems paru sans rivale; dans ces visions qui découvrent au cœur des formes qu'il regrette, en soupirant, d'avoir seulement rêvées, rien ne m'a semblé, en réalité et en imagination, comparable à toi. Non; après t'avoir vue, j'essaierais vainement de peindre ces charmes qui sont aussi variés que brillans. Pour celui qui ne te voit pas, mes expressions seraient impuissantes; pour celui qui a le bonheur de te contempler, quel langage pourrait dignement les célébrer?

Ah! puisses-tu toujours être ce que tu es maintenant; ne pas rendre trompeuses les promesses de ton printems; être aussi belle dans tes formes suaves, avoir un cœur aussi tendre et aussi pur; être sur la terre l'image de l'amour sans ailes, et innocente au-delà des pensées de l'espérance! sans doute, celle qui maintenant élève si tendrement ta jeunesse, voit, dans toi, brillante de tant d'attraits; l'arc-en-ciel de ses jours à venir, devant les couleurs célestes duquel disparaissent toutes ses tristesses.

Jeune Péri de l'Occident!—c'est un bien pour moi que le nombre de mes années soit déjà le double des tiennes; mon regard sans amour peut s'arrêter sur toi, et voir briller, sans danger, tes beautés ravissantes. Heureux, si je ne les vois jamais dans leur déclin! et plus heureux encore, lorsque tant de jeunes cœurs seront déchirés, de sauver le mien du destin cruel que tes yeux préparent à ceux dont l'admiration pour toi naîtra dans l'avenir, mais qui éprouveront les tourmens qui se trouvent mêlés aux heures même les plus enivrantes, de l'amour!

Oh! que cet œil qui, vif comme celui de la gazelle, tantôt brillamment hardi, tantôt délicieusement modeste, séduit lorsqu'il s'égare, éblouit quand il se fixe; que cet œil s'arrête sur ces pages, et ne refuse pas à mes vers ce sourire pour lequel mon cœur soupirerait peut-être vainement, si je pouvais être pour toi quelque chose de plus qu'un ami. Cher enfant, accorde-moi cette grâce! Ne me demande pas pourquoi je dédie mes chants à une beauté si jeune; mais permets-moi de joindre à ma couronne passagère un lis impérissable et sans tache.

C'est ainsi que ton nom sera attaché à mes vers; et aussi long-tems que des yeux indulgens jetteront un regard sur les pages d'Harold, le nom d'Yanthé, consacré dans ces vers, sera vu le premier, et le dernier oublié. Mes jours une fois comptés, puisse cet ancien hommage attirer tes jolis doigts sur la lyre de celui qui t'a célébrée dans tout l'éclat de tes charmes! C'est tout ce que je puis désirer pour ma mémoire; l'espérance n'oserait réclamer autant, l'amitié pourrait-elle demander moins?


Chant Premier

1. O toi, à qui l'Hellénie donnait une origine céleste! Muse! créée ou inventée au gré du ménestrel; depuis que des lyres modernes t'ont fait rougir, la mienne n'ose pas t'appeler de ta colline sacrée. Cependant j'ai erré sur les bords de ton ruisseau célèbre; oui, j'ai soupiré sur les autels de Delphes, depuis long-tems déserts1; où, excepté le faible murmure de ta source antique, tout est muet; mon humble voix n'éveillera point les neuf sœurs fatiguées, pour favoriser une histoire aussi simple, et des chants aussi obscurs que les miens.

2. Naguère dans l'île d'Albion habitait un jeune homme qui ne trouvait aucun charme dans les sentiers de la vertu; mais il consumait ses jours dans les excès les plus grossiers, et fatiguait de ses joies l'oreille assoupie de la nuit. Hélas! c'était enfin un être déhonté, livré tout entier à la bonne chère et aux plaisirs impies. Peu de choses terrestres lui étaient agréables, excepté des courtisanes, des convives sensuels et des flatteurs de hauts et de bas degrés.

3. Childe Harold était ce personnage. Mais il ne me convient pas de dire d'où il tirait son nom et sa noblesse; il suffit de savoir que peut-être, dans d'autres tems, ils furent renommés et pleins de gloire: mais un misérable vaurien souille à jamais un nom, quelque illustre qu'il ait été dans les vieux tems. Non, tout ce que la science du blason tire d'un cercueil étroit; la prose la plus fleurie, les mensonges flatteurs de la poésie ne peuvent ennoblir de mauvaises actions ou justifier un crime.

4. Childe Harold, comme un autre insecte, se jouait au soleil de son midi, sans prévoir qu'avant la fin de son jour éphémère, un orage glacé pouvait ruiner toutes ses espérances. Mais long-tems avant qu'il eût atteint le tiers de sa carrière, Childe Harold avait éprouvé quelque chose de pire que le malheur: c'était le dégoût de la satiété. Il se fatigua d'habiter sa terre natale, qui lui sembla plus triste que la cellule d'un ermite.

5. Il avait parcouru le vaste labyrinthe du vice, sans s'étonner de ses désordres. Il avait soupiré pour un grand nombre de beautés, mais il n'en aima qu'une; et cette femme seule qu'il aimait, hélas! ne put jamais être à lui. Ah! combien elle fut heureuse d'échapper à celui dont les baisers eussent souillé un être si chaste; à celui qui eût bientôt abandonné ses charmes pour des jouissances vulgaires, dépouillé ses féconds domaines pour couvrir ses profusions, et dédaigné de goûter les félicités de la paix intérieure!

6. Childe Harold avait le cœur entièrement desséché, et il voulait fuir ses compagnons de débauches. On dit que de tems en tems une larme soudaine était prête à s'échapper de ses yeux, mais l'orgueil l'y venait glacer aussitôt. Il promenait souvent ses tristes rêveries dans la solitude, et il résolut de quitter sa terre natale pour visiter, au-delà des mers, des climats brûlans. Rassasié du plaisir, il aspirait après le malheur, et pour changer de spectacle il serait même descendu dans le séjour des ombres.

7. Childe Harold abandonna le château de son père. C'était un vaste et vénérable édifice, si vieux qu'il semblait assez solide seulement pour ne pas tomber, malgré l'énorme appui de ses ailes massives. Monastique demeure, condamnée à de vils usages! Là où la superstition fit jadis son antre, les joyeuses nymphes de Paphos y venaient chanter et sourire: et les moines ont pu croire que leur tems était revenu; si les anciennes histoires disent vrai, et n'ont point fait tort à ces saints hommes.

8. Cependant souvent, dans ses ivresses les plus insensées, des angoisses étranges passaient sur le front d'Harold, comme si le souvenir de quelque lutte sanglante, ou d'une passion trompée, l'eût poursuivi sans cesse. Mais personne ne connaissait ce secret, et ne cherchait peut-être à le connaître; car il n'avait point cette ame ouverte et simple qui trouve du soulagement à confier ses peines, et il ne recherchait point les conseils ou les consolations d'un ami, quels que fussent les chagrins qu'il ne pouvait effacer de sa mémoire.

9. Et personne ne l'aimait, quoiqu'il rassemblât dans son château et ses domaines des débauchés venus de loin et de près. Il savait qu'ils étaient seulement les flatteurs de l'heure splendide de ses fêtes, et des parasites ingrats de ses festins.—Oui! personne ne l'aimait, pas même ses maîtresses chéries.—La pompe et le pouvoir seulement charment le cœur des femmes; et partout où brillent ces avantages, l'amour trouve un compagnon de plaisir. Les jeunes femmes, comme les papillons, se laissent prendre aux brillantes apparences, et Mammon réussit où des séraphins pourraient se désespérer.

10. Childe Harold avait une mère; il ne l'oublia point, quoiqu'au moment du départ il évita de la voir. Il avait une sœur qu'il aimait; mais il ne la vit pas non plus avant de commencer son long pélerinage. S'il avait des amis, il ne dit adieu à aucun; cependant ne concluez pas de là que son cœur était un cœur d'airain. Oui, ceux qui ont connu ce que c'est que d'aimer avec affection des objets chéris sentiront dans leur douleur que de semblables adieux brisent le cœur dont ils espéraient adoucir les regrets.

11. Son château, ses domaines variés et nombreux, les dames au doux sourire dans le sein desquelles il avait trouvé la volupté, et dont les grands yeux bleus, les cheveux noués avec grâce et les mains blanches comme la neige, auraient pu ébranler la sainteté d'un anachorète; ses coupes remplies d'un vin précieux, et tout ce qui pouvait inviter à la volupté; il abandonne tout sans regret pour traverser les mers, franchir les rivages musulmans et passer la ligne centrale de la terre.

12. Les voiles étaient enflées, et la brise légère soufflait agréablement, comme si elle eût été joyeuse de l'emporter loin de sa demeure paternelle. Les blancs rochers du rivage disparurent rapidement à ses regards, et furent bientôt perdus dans l'écume des flots qui les environnent. Alors, peut-être, il se repentit de son désir de pélerinage; mais la pensée silencieuse resta endormie dans son sein; il ne s'échappa de ses lèvres aucun murmure, tandis que les autres passagers étaient tristes, et pleuraient en adressant de lâches gémissemens aux brises insensibles à leurs plaintes.

13. Mais lorsque le soleil se fut plongé dans la mer, il saisit sa harpe dont il jouait de tems en tems, et dont il tirait une mélodie sans art, lorsqu'il croyait n'être pas entendu par une oreille étrangère. Maintenant il laisse errer ses doigts sur l'instrument docile, et il chante son adieu dans les ombres du crépuscule. Cependant le vaisseau fuit avec ses ailes blanches, et les bords flottans disparaissent à la vue. Harold adressa ainsi aux élémens son dernier Bon Soir.

I.

Adieu, adieu! ma terre natale disparaît sur les ondes bleues; les vents de nuit soupirent, les vagues s'élèvent, et la sauvage mouette crie. Ce soleil qui se pose là-bas sur la mer, nous le suivons dans sa fuite; adieu, pour quelque tems, à lui, et à toi, ma terre natale,—Bon Soir.

II.

Dans quelques heures, il se lèvera pour donner l'existence au matin, et je saluerai la mer et les cieux, mais non ma terre paternelle. Mon propre château est désert, son enceinte est désolée, des herbes sauvages croissent sur les murs, mon chien hurle au seuil de la porte.

III.

Viens, viens ici, mon petit page. Pourquoi ces pleurs et ces gémissemens? Craindrais-tu la fureur des vagues? ou le vent te ferait-il trembler? Efface ces larmes qui tombent de tes yeux. Notre vaisseau est léger et fort: notre plus agile faucon à peine pourrait voler plus agilement que lui.

IV.

—Que les vents soufflent, que les vagues se soulèvent, je ne crains ni la vague ni le vent: cependant ne vous étonnez pas, sir Harold, si j'ai l'ame pleine de tristesse: car j'ai abandonné mon père, une mère que j'aime beaucoup, et je n'ai pas d'amis, excepté eux et vous, et celui qui est là-haut.

V.

Mon père m'a béni avec ferveur, quoique sans me plaindre beaucoup; mais ma mère soupirera amèrement jusqu'à mon retour près d'elle.—Assez, assez, mon petit ami, des pleurs semblables conviennent à tes yeux; si j'avais ton cœur innocent, les miens ne seraient pas desséchés.

VI.

Approche, mon fidèle serviteur: pourquoi me parais-tu si pâle? Craindrais-tu quelque ennemi français? ou la brise seulement te fait-elle trembler?—Pensez-vous que je tremble pour ma vie, sir Harold? Je ne suis pas si lâche; mais la pensée d'une épouse absente fait blanchir une joue fidèle.

VII.

Ma femme et mes enfans habitent près de votre château, sur les bords du lac voisin. Lorsqu'ils demanderont leur père, que répondra leur mère?—Assez, assez, mon brave serviteur, que personne ne blâme ta tristesse. Mais moi, qui suis d'un naturel plus léger, je me réjouis de m'éloigner.

VIII.

Car qui voudrait se fier aux soupirs simulés d'une femme ou d'une maîtresse? De nouveaux feux sécheront bientôt les yeux bleus et brillans que nous avons quittés baignés de pleurs. Je ne m'afflige point pour des plaisirs passés, ni pour les périls qui nous menacent. Mon plus grand chagrin est de ne rien laisser qui réclame de moi une larme.

IX.

Et maintenant je suis seul dans le monde, sur la sauvage, la sauvage mer. Mais pourquoi soupirerais-je pour les autres, quand personne ne soupire pour moi? Peut-être mon dogue gémira-t-il en vain jusqu'à ce qu'il soit nourri par des mains étrangères; mais, dans peu, si je revenais à ma maison, il me déchirerait en l'approchant.

X.

Avec toi, mon esquif, je veux voguer gaîment à travers les ondes écumeuses, sans m'inquiéter sur quel rivage tu vas me conduire, si tu ne me ramènes sur celui de ma patrie. Salut, salut, flots bleus et sombres! Et quand vous disparaîtrez à ma vue, salut, déserts et grottes sauvages! Ma terre natale,—Bon Soir!

14. Le vaisseau fuit, la terre a disparu, et les vents sont violens dans la baie orageuse de la Biscaye. Quatre jours sont passés; mais au cinquième, de nouveaux rivages découverts rendent tous les cœurs joyeux. La montagne de Cintra les salue sur leur passage, et le Tage se précipitant dans l'Océan, lui porte le tribut de ses flots d'or imaginaire. Des pilotes lusitaniens sautent à notre bord, et gouvernent à travers de fertiles rivages, où l'on voit seulement quelques laboureurs moissonner.

15. O Christ! c'est un spectacle charmant de voir ce que le ciel a fait pour cette délicieuse contrée! Que de fruits odoriférans mûrissent sur chaque arbre! que de fécondité se déploie sur les collines! Mais l'homme voudrait les ravager de ses mains impies! Quand le Tout-Puissant lévera son fouet redoutable contre ceux qui transgressent ses lois suprêmes, ses aiguillons brûlans imprégnés d'une triple vengeance poursuivront les hôtes gaulois, semblables aux sauterelles, et purgeront la terre de ses plus cruels ennemis.

16. Quelles sont les beautés qu'au premier aspect, nous offre Lisbonne? Son image flottant sur ce noble fleuve, auquel les poètes ont en vain donné un lit de sable d'or; mais sur lequel maintenant se balancent mille vaisseaux d'une force majestueuse, depuis qu'Albion s'est alliée à la Lusitanie, et lui a apporté les secours de sa puissance. Cette nation lusitaine est enflée d'ignorance et d'orgueil. Elle baise et déteste la main qui a tiré le glaive pour la sauver de la colère du chef impitoyable de la Gaule.

17. Mais lorsqu'il est entré dans cette ville qui, de loin, semble être une cité céleste, le voyageur éprouve de la désolation au milieu de choses les plus désagréables aux regards d'un étranger, et cela dans tous les degrés de l'échelle de la civilisation, car la hutte et le palais sont également repoussans d'aspect. Ses épais citoyens sont entassés dans la fange. De quelque rang que soit un individu, il s'inquiète peu de la propreté de ses vêtemens, quoique, dans la négligence des soins de sa personne, il soit affecté de la plaie de l'Égypte.

18. Pauvres et chétifs esclaves! vous êtes nés cependant sur la terre la plus noble.—Nature, pourquoi as-tu prodigué tes merveilles à de tels hommes? Regardez! L'Éden glorieux de Cintra apparaît dans son labyrinthe varié de monts et de vallées. Oh! quelle main pourrait guider le pinceau ou la plume pour suivre la moitié seulement de ce que l'œil découvre à travers ces perspectives plus éblouissantes pour le regard mortel, que les lieux décrits par le poète qui ouvrit les portes de l'Élysée au monde frappé d'admiration?

19. Les rochers affreux couronnés par un couvent qui semble penché; les blancs arbres de liége qui couvrent des précipices sombres; la mousseA des monts rembrunie par des cieux dévorans; la vallée profonde dont les arbrisseaux gémissent de l'absence du soleil; le tendre azur du tranquille Océan; les teintes de l'orange qui dorent le vert rameau; les torrens qui tombent des rochers dans la vallée; la vigne sur le coteau, la branche du saule dans le fond du vallon; tous ces objets mêlés dans un tableau ravissant, offrent les beautés les plus variées.

Note A: Mountain-moss. M.A.P. a traduit: la tourbe des montagnes. Avis aux géologues, qui ne connaissaient probablement jusqu'ici que la tourbe des marais.

20. Alors, gravissez lentement le sentier tortueux, et à mesure que vous montez, tournez-vous fréquemment, et arrêtez-vous à chaque sommité plus élevée pour admirer des scènes de plus en plus ravissantes. Reposez-vous un instant à la chapelle de Notre-Dame des Douleurs2; là des moines sobres montrent leurs petites reliques, et récitent au voyageur leurs diverses légendes. Là, des hommes impies ont été punis, et là, voyez! dans cette grotte profonde, Honorius habita long-tems, espérant mériter le ciel en faisant de la terre un enfer.

21. Remarquez à mesure que vous parvenez à la cime des rochers, des croix çà et là le long du chemin, grossièrement taillées. Cependant ne croyez pas que ce soient des offrandes de la dévotion; ce sont de frêles monumens d'une passion meurtrière, car partout où le sang d'une victime a coulé sous le poignard d'un assassin, quelque main pieuse élève une croix simple et grossière; les bosquets et les vallées en sont remplis sur cette terre sanglante où la loi ne protège point la vie de l'homme3.

22. Sur la pente des collines ou dans le sein des vallons, s'élèvent des châteaux où des rois autrefois fixèrent leur demeure; mais aujourd'hui les fleurs sauvages peuplent leurs alentours. Cependant une splendeur de ruines règne encore sur ces débris. Ces tours là-bas sont le beau palais du Prince. Et toi aussi, Wathek! le plus opulent des fils de l'Angleterre; là, tu te créas autrefois ton paradis, comme si tu avais oublié que, lorsque la richesse lascive a épuisé ses plus puissans efforts, la douce paix fuit toujours les appas trompeurs de la volupté.

23. C'est là que tu habitais, là que tu rêvais sans cesse à de nouveaux plaisirs sous l'abri toujours enchanteur de cette montagne; mais maintenant, comme si c'était un lieu maudit de l'homme, ta demeure enchantée est aussi abandonnée que toi! Là, des herbes gigantesques accordent à peine un passage jusqu'à tes appartemens déserts et aux larges portiques délaissés. Nouvelle leçon pour l'être pensant! Que les palais de la terre sont vains, quand le flot impitoyable du tems les a changés en ruines!

24. Regardez le palais où se sont rassemblés naguère les chefs militaires4. Oh! palais odieux aux regards d'un Anglais! Voyez ce démon qui porte le diadême de la folie, ce petit démon qui se moque sans cesse, qui est accoutré d'une robe de parchemin. À son côté est suspendu un sceau et un écusson à fond de sable où sont blasonnés des noms glorieux connus dans la chevalerie, et de nombreuses signatures ornent un traité que le drôle montre du doigt en riant de toute son ame.

25. La Convention est le nom de ce démon qui s'est joué des chevaliers réunis dans le palais Marialva. Il les priva de leurs cervelles (s'ils avaient des cervelles), et changea en tristesse la joie légère d'une nation. Là, la folie impérieuse foula par terre le panache du vainqueur, et la politique reconquit ce qu'avaient perdu les armes. Pour des chefs tels que les nôtres, que les lauriers fleurissent en vain! Malheur au vainqueur, et non à l'ennemi vaincu, depuis que la palme du triomphe dédaignée se flétrit sur les côtes de la Lusitanie!

26. Depuis la réunion de ce synode martial, ô Cintra! l'Angleterre pâlit à ton nom; ceux qui occupent le rang de ministres frémissent, et ils seraient contraints de rougir, s'ils pouvaient encore rougir de honte. Comment la postérité nommera-t-elle cet acte avilissant? Notre nation même et les nations nos alliées, ne verront-elles pas avec mépris ces champions dépouillés de leur renommée par des ennemis vaincus au combat, et vainqueurs, là où les railleries des nations s'exerceront pendant nombre d'années encore!

27. Ainsi pensait Harold, tandis qu'il promenait sur les montagnes sa solitaire pensée. Le spectacle de cette nature l'enchante; cependant il songe déjà à s'éloigner, entraîné par une inquiétude plus mobile que l'hirondelle dans les airs. Toutefois il a appris à réfléchir moralement, car la méditation fixait de tems en tems son esprit, et la raison lui a inspiré de mépriser sa première jeunesse, consumée dans des fantaisies insensées; mais comme il contemplait l'entière vérité, ses yeux troublés par elle s'obscurcirent aussitôt.

28. À cheval! à cheval! il quitte pour toujours, il quitte des scènes de paix, qui eussent calmé son ame. Il repousse de nouveau ses accès de rêverie, mais il ne recherche plus maintenant les plaisirs de la débauche et de la table. Il fuit, sans savoir encore où il se reposera de son pélerinage. Mille scènes changeantes se dérouleront à ses regards, avant que sa soif de voyage puisse s'apaiser, que son ame se calme, ou que, par l'expérience, il apprenne à devenir sage.

29. Cependant Mafra l'arrêtera un instant5 dans ce lieu qu'habita jadis la malheureuse reine des Lusitaniens, où se confondaient l'Église et la Cour, où la messe et les parties de débauche se succédaient alternativement; refuge des courtisans et des moines; mélange hétérogène, j'en conviens! Mais ici la prostituée de Babylone a bâti un palais, où elle a déployé tant de pompe, que les hommes oublient le sang qu'elle a versé, et fléchissent le genou pour admirer une magnificence qui sert à déguiser le crime.

30. Childe Harold s'égare à travers des vallées abondantes, des collines romantiques, où ses regards aimaient à s'arrêter avec délices. Oh! que de semblables collines ne nourrissent-elles une race d'hommes libres! Que ceux qui sont abandonnés à la mollesse appellent les voyages une errante folie, et s'étonnent que des hommes puissent quitter les douceurs d'un moëlleux fauteuil pour s'exposer à toutes les fatigues d'une course longue et pénible; oh! il y a dans l'air des montagnes une fraîcheur, une vie que la mollesse bouffie ne peut jamais espérer de connaître.

31. Les collines plus noires à la vue se retirent dans le lointain; et des vallées moins abondantes, plus unies, se déploient; des plaines immenses, qui ne sont bornées que par un vaste horizon, leur succèdent. Aussi loin que l'œil peut s'étendre dans un espace sans fin, apparaissent les royaumes d'Espagne, où les bergers dirigent ces troupeaux dont la riche toison est si bien connue des négocians européens.—Maintenant le bras du pasteur doit défendre ses agneaux, car l'Espagne est envahie par des ennemis inflexibles. Tous les Espagnols doivent se mettre en défense, ou subir les malheurs de la conquête.

32. Aux lieux où la Lusitanie et sa sœur se rencontrent, quelles limites pensez-vous qui séparent les deux peuples rivaux? Le Tage vient-il interposer ses flots majestueux entre les deux nations jalouses? La Sierra-Morena y élève-t-elle ses crêtes orgueilleuses? Est-ce une œuvre de l'art comme la vaste muraille de la Chine?—Non, ce n'est point une barrière construite par des hommes, ni un fleuve profond et large, ni des rochers horribles, ni des montagnes sombres et élevées comme celles qui séparent l'Ibérie de la Gaule;

33. Mais: c'est un ruisseau à l'onde limpide et calme, qu'un nom distingue à peine, quoique deux royaumes rivaux pressent ses bords verdoyans. Là, le berger oisif se penche sur son bâton noueux, et contemple les flots paisibles qui coulent entre des ennemis acharnés, car, aussi fier que le plus noble Duc, chaque paysan espagnol connaît bien la différence qu'il y a entre lui et l'esclave lusitain, le plus bas des esclaves6.

34. Mais, non loin de cette limite des deux peuples, la sauvage Guadiana roule dans sa course puissante ses vagues bruyantes et sombres, si souvent célébrées dans les anciennes ballades. Jadis, sur ses rives, des légions de Maures et de chevaliers revêtus d'armures brillantes, se rencontrèrent. Ici le guerrier agile fut frappé avec toute sa postérité; ici tombèrent le fort et le brave; les turbans musulmans et les casques chrétiens se mêlèrent dans les flots teints de sang et couverts des cadavres flottans des ennemis.

35. O belle Espagne, terre glorieuse et romantique! où est cet étendard que déploya Pélage quand le père perfide de La Cava appela pour la première fois les bandes d'Africains qui teignirent du sang de Goths les ruisseaux de tes montagnes7? Où sont ces sanglantes bannières qui guidèrent jadis tes enfans à la victoire, et chassèrent enfin ces Maures de tes rivages dévastés? La croix se couronna d'une auréole de feu et le croissant pâlit, tandis que les échos africains répétèrent les gémissemens des femmes de la Mauritanie.

36. Les pages de l'histoire et les romances nationales ne redisent-elles pas ces actions glorieuses? Ainsi voilà donc, hélas! le destin le plus beau du héros! Quand le marbre tombe en poussière, quand manquent les récits, les complaintes du peuple éternisent sa renommée fragile. Orgueil! abaisse ton regard du ciel sur toi-même; vois si l'homme illustre n'est pas immortalisé dans un chant populaire. Crois-tu que des livres, des colonnes, des monumens pourront sauver ta grandeur de l'oubli? ou crois-tu te confier au simple langage de la tradition, quand la flatterie dormira à tes côtés dans la tombe, et que l'histoire aura flétri ton nom?

37. Réveillez-vous, enfans de l'Espagne! réveillez-vous! accourez! Voilà la Chevalerie, votre ancienne déesse, qui vous appelle; mais elle ne brandit plus, comme autrefois, sa redoutable lance; elle n'agite plus dans les airs son rouge panache; elle vole sur la fumée des boulets enflammés, et sa voix se fait entendre par la voix de vos foudres qui tonnent; dans chaque explosion elle vous dit: «Réveillez-vous! aux armes!» Dites, sa voix serait-elle plus faible que jadis, lorsque son chant de guerre retentissait dans les plaines de l'Andalousie?

38. Silence!—N'entendez-vous pas le bruit menaçant de pas précipités? n'est-ce pas le cliquetis de la mêlée sur la bruyère? Ne voyez-vous pas ceux qu'a frappés la lame fumante du sabre? Ne sauverez-vous pas vos frères avant qu'ils soient tombés sous des tyrans et sous des esclaves de tyrans?—Les feux de la mort, les bombes enflammées ont brillé dans les airs, sur les hauteurs.—Chaque détonnation, retentissant de rochers en rochers, vous dit que des milliers de guerriers ne sont plus. La mort s'élève sur des vapeurs de soufre. La bataille sanglante frappe du pied la terre, et les nations en ont été ébranlées!

39. Regardez ce géant debout sur la montagne; sa chevelure rougie de sang se déploie au soleil; les flèches de la mort brillent dans ses mains ardentes, et son œil dévore tout ce qu'il rencontre; cet œil roule incessamment dans son orbite, et lance au loin de sanglans éclairs. À ses pieds d'airain rampe la destruction pour compter ses exploits; car c'est aujourd'hui, dès l'aurore, que trois puissantes nations vont se mesurer sur le champ de bataille pour verser sur les autels de cette divinité le sang, qui est sa plus agréable offrande.

40. Par le ciel! c'est un magnifique spectacle (pour celui qui n'a point là de frères ni d'amis) de voir les bannières rivales couvertes de broderies étincelantes, les armes variées qui éclatent dans les airs! Ne dirait-on pas des chiens de chasse qui sortent de leur tanière en grinçant leurs dents, croyant déjà tenir leur proie? Tous ces soldats vont suivre une chasse périlleuse, mais peu d'entre eux se partageront la dépouille. La tombe emportera la plus noble prise; et le carnage, dans sa joie, peut à peine compter le nombre de ses victimes.

41. Trois armées ennemies se réunissent pour offrir le sanglant sacrifice. Des prières étranges sont proférées dans trois langues différentes. Trois joyeux étendards flottent sous les cieux bleus et pâles; les cris de guerre sont: France, Espagne, Albion, Victoire! L'ennemi, la victime et le puissant allié qui tour à tour combat pour toutes les nations, mais jamais en vain, sont venus en présence,—comme s'ils n'avaient pu mourir sous leur toit paternel.—Ils vont nourrir les vautours dans la plaine de Talavéra, et fertiliser les champs qu'ils prétendent tous conquérir.

42. C'est là qu'ils deviendront la pâture des vers, ces dupes insensées de l'honneur et de l'ambition! Oui, l'honneur décore le gazon qui couvre leur poussière.—Vain sophisme! Je vois dans ces soldats les instrumens dociles que les tyrans sacrifient par milliers quand ils osent paver de cadavres humains la route qui les mène—où?—à un vain songe! Les despotes peuvent-ils faire aimer leur domination quelque part! peuvent-ils posséder avec confiance un seul coin de terre, excepté celui où ils iront enfin porter leurs ossemens poudreux près d'autres ossemens déjà réduits en poussière!

43. O Albuféra! champ de gloire et de douleur! quand Harold te parcourait à franc étrier, qui aurait pu prévoir que, dans si peu de jours, tu serais un théâtre où des ennemis viendraient se mêler et se défier dans une lutte sanglante! Paix à ceux qui ne sont plus! Puissent la récompense du guerrier et les pleurs du triomphe prolonger le prix du courage! jusqu'à ce que d'autres soldats aillent succomber où d'autres chefs les conduiront, ton nom, ô Albuféra! circulera dans la foule émerveillée, et il brillera dans des chants périssables et indignes de toi.

44. C'est assez des favoris de la guerre! Qu'ils jouent leur vie à ce jeu éblouissant, et l'échangent contre un peu de renommée. La renommée ne ranimera pas leur poussière éteinte, quoique des milliers d'individus succombent pour l'illustration d'un seul. En somme, il serait triste de détruire le noble but de ces heureux mercenaires qui pensent combattre et mourir pour leur patrie; eux qui, s'ils avaient vécu, auraient pu en devenir la honte! et auraient péri peut-être dans quelques obscures insurrections, ou dans une sphère encore plus étroite, en exerçant le vol sur les grands chemins.

45. Harold poursuit sa route solitaire, et arrive aux lieux où l'orgueilleuse Séville triomphe de n'être pas soumise. Elle est encore libre, cette proie si désirée de l'ennemi! Bientôt, bientôt la conquête posera sur elle son pied de feu, et imprimera sur ses beaux palais ses traces noires et dévorantes. Heure inévitable!—C'est en vain que l'on veut lutter contre la destinée, là où la destruction convoque sa troupe affaméeA. Autrement, Ilion et Tyr seraient encore debout; et la vertu triompherait de tous les obstacles, et le meurtre cesserait de poursuivre ses prospérités.

Note A: Famished brood. M.A.P. traduit: son engeance famélique.

46. Mais les habitans de Séville, ignorant le sort qui les menace, s'abandonnent aux fêtes, aux chants de joie et à la débauche. D'étranges modes de divertissement consument les heures fugitives; le cœur des patriotes ne saigne point des blessures de la patrie. Là ne retentissent point les clairons de la guerre, mais les sons de la guitare efféminée. La folie y rassemble encore ses esclaves; le libertinage aux yeux vifs et pleins du feu de la jeunesse, y fait encore ses rondes nocturnes; et, environné des crimes secrets qui se commettent dans toutes les capitales, le vice aimable règne jusqu'à la fin dans les murs chancelans de Séville.

47. Bien différent est l'habitant des campagnes.—Il n'ose, avec sa compagne tremblante, porter trop loin ses regards affligés, craignant de voir leurs vignes ravagées par le souffle noir et dévorant de la guerre; ils ne dansent plus le fandango en agitant leurs joyeuses castagnettes, à la clarté de l'étoile complice du soir. Ah! monarques! si vous pouviez goûter les joies que vous corrompez, vous n'iriez pas consumer vos jours à la poursuite de la gloire; le tambour rauque et sourd sommeillerait en paix, et l'homme pourrait connaître le bonheur.

48. Quels sont aujourd'hui les chants du robuste muletier? L'amour, la dévotion sont-ils les sujets de sa romance, pour égayer la longueur du chemin, au bruit sauvage des clochettes de sa mule? Non! il ne chante que ces mots sans cesse répétés: Viva el rey8! et il interrompt ce chant pour maudire Gaudoy, le roi Charles, le jour où la reine d'Espagne vit pour la première fois le garde aux yeux noirs, et la trahison hideuse qui naquit de son amour adultère.

49. Sur cette longue plaine unie, couronnée au loin par des rochers, où des tours moresques sont encore debout, la terre est sillonnée en tous sens par le pied des chevaux; et l'herbe noircie et brûlée par la flamme, dit que l'ennemi a été l'hôte de l'Andalousie. Ici étaient le camp, les feux de la garde et les postes avancés. Ici le hardi paysan enleva le nid du dragon; il montre encore ce lieu avec un orgueil triomphant, en indiquant ces rochers élevés qui furent souvent pris et repris dans la même journée.

50. Tous ceux que vous rencontrez sur le long des chemins portent sur leur tête la cocarde rouge, qui vous fait connaître ceux que vous devez fuir et ceux que vous pouvez aborder9. Malheur à celui qui voyage sans ce signe certain de loyauté; le poignard est aiguisé, et le coup est soudain; l'ennemi maudirait bientôt sa conquête, si les poignards subtils, cachés sous le manteau, pouvaient émousser le tranchant du sabre et braver la fumée des canons.

51. Les sombres hauteurs de la Moréna présentent à chaque défilé de lourdes batteries; et aussi loin que l'œil mortel peut atteindre, il aperçoit l'énorme obusier, les chemins coupés, la palissade hérissée, les fossés inondés, les postes stationnés, la sentinelle attentive, les magasins creusés dans la fente des rochers, les chevaux tout harnachés sous un abri de chaume, les boulets entassés en pyramides et la mèche toujours allumée10.

52. Présages sinistres d'événemens prochains;—mais celui dont un signe de tête a renversé de leurs trônes ébranlés de faibles despotes, s'est reposé un instant avant de lever sa verge de destruction; il daigne retarder d'un moment le combat fatal; bientôt ses légions s'ouvriront un passage à travers ces crêtes menaçantes: l'Occident deviendra le butin de ce fléau du monde. O Espagne, qu'il sera triste ce jour où le vautour des Gaules déploiera ses ailes dans son vol menaçant, et où tu verras tes enfans précipités en foule dans les ombres de la mort!

53. Sont-ils donc condamnés à succomber dans la lutte? Faut-il que ta fière et brave jeunesse soit sacrifiée pour satisfaire l'orgueil et l'ambition d'un chef sanguinaire? Il n'y a donc point de milieu entre l'esclavage et la tombe? entre les malheurs du pillage et la chute de l'Espagne? Le pouvoir que l'homme adore a-t-il ordonné sa ruine, et n'écoutera-t-il point son appel suppliant? Toutes les actions héroïques de la valeur désespérée seront donc vaines! et les conseils du sage, et le zèle du patriote, la prudence des vieillards, le feu de la jeunesse, et le cœur d'airain de l'âge mûr: tout sera donc vain?...

54. Est-ce aussi vainement que la vierge espagnole se sera levée, aura suspendu aux branches du saule son harmonieuse guitare, et, abjurant son sexe, épousé la hache d'armes, chanté le chant de guerre, et osé partager ses dangers? Celle que naguère l'apparence d'une blessure faisait pâlir, et que les cris du hibou glaçaient de frayeur, voit maintenant l'éclat des baïonnettes en colonnes mouvantes, l'éclair des sabres; et, foulant aux pieds les cadavres expirans, elle s'avance, comme Minerve, où Mars lui-même eût redouté de passer.

55. Vous qui serez saisis d'étonnement en apprenant son histoire, oh! si vous l'aviez connue dans des heures plus heureuses; si vous aviez admiré son œil noir, qui eût défié la noirceur de son voile; si vous aviez entendu ses accens si vifs et si légers dans les bosquets de l'amour; si vous aviez vu ses longs cheveux qui échappent au pouvoir du peintre; sa forme aérienne, avec une grâce au-dessus de son sexe; auriez-vous pu penser que la tour de Saragosse la verrait sourire un jour en face du danger le plus menaçant, éclaircir les rangs épais, et conduire la chasse redoutable de la gloire?

56. Son amant tombe;—elle ne répand point de larmes inutiles; son chef est tué; elle le remplace à son poste fatal; ses compagnons d'armes fuient;—elle s'oppose à leur lâche retraite. L'ennemi recule;—elle est en tête des vainqueurs: qui pourrait apaiser comme elle l'ombre d'un amant? Qui pourrait venger aussi bien la mort d'un chef? Quelle femme retrouverait l'espérance quand celle de l'homme s'est évanouie? Qui s'acharnerait si fièrement sur l'ennemi que la main d'une femme a mis en fuite devant des murs abattus par le feu des batteries11?

57. Les filles d'Espagne ne sont pas cependant d'une race d'amazones; mais elles sont formées pour tous les arts magiques de l'amour. Quoiqu'elles rivalisent de courage avec leurs frères dans les batailles, et qu'elles ne craignent pas de se mêler dans leurs redoutables phalanges, cette ardeur belliqueuse n'est que la tendre fureur de la colombe perçant de son bec la main qui menace de lui ravir son époux. Bien supérieure par sa douceur et par son courage aux femmes des autres contrées, renommées pour leurs frivolités verbeuses, l'Espagnole a une ame plus noble, plus sûre, et ses charmes sont peut-être aussi séduisans.

58. Cette fossette que le doigt arrondi de l'amour a imprimée sur son menton annonce toute la délicatesse de sa beauté12; ses lèvres, d'où les baisers sont prêts à s'envoler, rendent le jeune homme vaillant avant qu'il les mérite. Que son regard est fier et beau! Comme Phœbus, en caressant sa joue, a tenté vainement de lui faire perdre sa fraîcheur! Cette joue brille avec plus d'éclat en échappant de ses rayons amoureux. Qui voudrait lui préférer les pâles beautés du Nord? Que leurs formes semblent chétives, et qu'elles sont frêles et languissantes!

59. Dites-moi, vous, climats que les poètes aiment à chanter; dites-moi, vous, harems de cette contrée où j'élève maintenant la voix pour célébrer de loin des beautés qu'un cynique même serait forcé d'admirer; dites-moi si vous oseriez comparer vos houris à qui vous permettez à peine de respirer l'air pur des cieux, de crainte que l'amour ne vole sur les ailes du vent, avec les filles de l'Espagne aux yeux éblouissans et noirs?—Daignez donc reconnaître que nous trouvons dans leur patrie le paradis de votre sage prophète, ses vierges célestes aux yeux noirs et leur douceur angélique.

60. O toi, Parnasse13, que je découvre en ce moment, non dans le délire d'un rêve fantastique, non dans les régions fabuleuses d'un poème, mais élevant dans ton ciel natal ton front couronné de neige et de vapeurs, dans la pompe sauvage d'une majesté de montagne sublime! qui s'étonnera si j'essaie de te chanter? Le plus humble de tes pélerins passant près de toi voudrait-il ne pas réjouir tes échos de ses chants, quoique aucune muse aujourd'hui ne plane sur tes hauteurs?

61 Que de fois j'ai rêvé de toi, ô Parnasse! Qui ne connaît pas ton nom glorieux, ne connaît pas ce qu'il y a de plus divin dans la science de l'homme! Et maintenant que je te contemple, je rougis, hélas! de t'honorer avec de si faibles accens. Quand je pense à tes adorateurs du passé, je tremble, et je ne puis que fléchir le genou devant toi. Je n'ose élever ma voix, ni prendre un vain essor; mais j'admire ton dais de nuage, et je me réjouis en silence de penser qu'au moins je te contemple en réalité.

62. Plus heureux en cela que tant de grands génies, dont le sort fut confiné dans leurs contrées lointaines, verrai-je, sans être ému, ces lieux sacrés que d'autres s'évertuent à chanter sans les avoir jamais vus? Quoique Apollon ne fréquente plus sa grotte, et que toi, le séjour des muses, tu sois maintenant leur tombeau, quelque aimable génie pénètre encore ces lieux, soupire dans l'air, repose en silence dans la grotte, et glisse d'un pied transparent sur ces flots mélodieux.

63. À toi, plus tard.—Je me suis même écarté au milieu de mes chants pour te rendre mon hommage, oubliant l'Espagne, ses vierges, ses enfans, sa destinée chère à toute ame libre, et je t'ai salué, non peut-être sans verser une larme. Maintenant, à mon sujet.—Mais permets-moi d'emporter de ton séjour sacré quelque gage de souvenir; accorde-moi une feuille de la plante impérissable de Daphné, et ne souffre pas que l'espérance de celui qui t'est dévoué soit considérée comme une puérile vanité.

64. Mais, ô la plus belle des montagnes! jamais, quand la Grèce était jeune, tu n'as vu autour de ta base gigantesque un chœur si brillant; jamais quand sa prêtresse, embrasée d'un feu qui n'était point mortel, entonnait l'hymne pythien, jamais Delphes ne vit une troupe de jeunes vierges plus propres à inspirer les chants de l'amour que les vierges de l'Andalousie, élevées dans le sein brûlant du tendre désir. Oh! que ne leur est-il donné de paisibles ombrages, comme la Grèce peut encore en offrir, quoique la gloire ait abandonné son asile!

65. L'orgueilleuse Séville est belle; sa nation peut vanter sa force, sa richesse et sa haute antiquité14; mais Cadix, qui apparaît sur la côte lointaine, demande de plus flatteuses, mais de moins nobles louanges. O vice! que tes sentiers voluptueux sont séduisans! Quand le sang de la jeunesse agite les cœurs, qui peut se soustraire à la fascination de ton regard magique? Tu glisses autour de nous sous la forme d'un serpent à tête de chérubin, et tu sais varier pour tous les goûts ton aspect séduisant et trompeur.

66. Quand Paphos tomba, détruite par le tems,—tems maudit! la reine qui soumet tout à sa puissance, dut te céder aussi!—Les plaisirs prirent la fuite; mais ils cherchèrent un climat aussi doux; et Vénus, fidèle seulement à la mer, son berceau, daigna se réfugier en ces lieux, et établir ses autels dans la cité aux blanches murailles. Elle n'a pas circonscrit son culte dans un seul temple; mais, voués à ses cérémonies, mille autels lui sont consacrés, où brûle jour et nuit l'encens des sacrifices.

67. Du matin jusqu'à la nuit, et de la nuit jusqu'au matin, qui s'éveille en éclairant de ses rayons jaunissans la troupe joyeuse des plaisirs nocturnes, on entend des chants d'amour, on voit tresser des guirlandes de fleurs, inventer des jeux bizarres, des folies nouvelles. Celui qui vient se fixer à Cadix dit un long adieu aux jours paisibles. Rien n'interrompt les orgies bruyantes, quoique, au lieu de la véritable dévotion, l'encens monacal brûle seul sur les autels; l'amour et la prière s'unissent, ou se partagent les heures tour à tour.

68. Le jour du dimanche arrive; c'est le jour heureux du repos. Comment le sanctifie-t-on sur ce rivage chrétien? Regardez! il est consacré à une fête solennelle. Silence!—N'entendez-vous pas le mugissement du roi des forêts? Il brise les lances et se repaît du sang jaillissant des chevaux et des cavaliers renversés par ses cornes terribles. L'arène populeuse retentit d'appels à un nouveau combat. La foule insensée applaudit en voyant les entrailles fumantes; la beauté n'a pas détourné ses regards; elle n'a pas même affecté d'être émue.

69. C'est le septième jour, le jubilé de l'homme: Londres, tu connais bien ce jour de la prière. Alors ton bourgeois élégant, ton artisan, et ton apprenti, parés de leurs habits de fêtes, se hâtent d'aller respirer l'air de toute leur semaine; ton coche de Hackney, tes whiskys, tes cabriolets roulent rapidement à travers tes nombreux faubourgs; ils vont à Hampstead; à Brentford, à Harrow, jusqu'à ce que la haridelle épuisée de fatigue oublie de traîner la voiture, provoquant l'envieuse raillerie de chaque rustre qui passe à pied près d'elle.

70. Quelques-uns promènent sur ta Tamise tes beautés ornées de rubans; d'autres préfèrent la route royale, plus sûre; quelques-uns gravissent la colline de Richemont; d'autres se rendent à Ware: un grand nombre se hâtent d'aller au coteau de Highgate. Me demanderez-vous pourquoi, ombres de la Béotie 15? C'est pour rendre un culte à la corne solennelle tenue par la main sacrée du mystèreA. Les jeunes gens et les jeunes filles jurent par son nom redouté, et consacrent leur serment en buvant et en dansant jusqu'au matin.

Note A: Fête de la corne emblématique, redoutée des maris.

71. Toutes les nations ont leurs folies; les tiennes ne ressemblent à aucune autre, belle Cadix, toi qui t'élèves majestueusement sur la mer sombre et bleue! Aussitôt que la cloche du matin à sonné neuf heures, tes dévots commencent à réciter leur rosaire; ils prient instamment la Vierge (la seule, je crois, qui soit vierge en ces lieux) de les purifier de crimes, aussi nombreux qu'elle a d'adorateurs; ensuite ils se portent à l'assemblée populeuse du Cirque. Le jeune homme, le vieillard, le riche et le pauvre aiment à se donner le même divertissement.

72. La lice est ouverte; l'arène spacieuse est devenue libre: des milliers de spectateurs sont entassés à l'entour. Bien long-tems avant que le premier son de la trompette sonore se soit fait entendre, il n'y a déjà plus de place pour ceux qui sont en retard. Là abondent les dons, les grandessesA, et surtout les dames habiles dans les manœuvres d'un œil friponB, quoique toujours portées à guérir les blessures qu'elles ont faites; aucun amant n'est condamné à mourir de leur froid dédain, victime des traits de l'amour, comme s'en plaignent des bardes lunatiques.

Note A: Titres que prennent les nobles en Espagne.

Note B: Roguish eye.

73. Les bruyans murmures sont apaisés;—montés sur de beaux coursiers, portant sur la tête un blanc panache, aux pieds des éperons d'or, quatre cavaliers se préparent à d'aventureux exploits, et s'inclinent galamment en entrant dans la lice. Riches sont leurs écharpes brodées, et leurs montures se cabrent avec grâce. S'ils se distinguent aujourd'hui dans ce jeu périlleux, les bruyans applaudissemens de la foule et l'aimable sourire des dames seront leur récompense, comme pour de nobles actions; et tout ce que les rois et les chefs de guerre peuvent obtenir de plus glorieux, leurs jeux sanglans le leur procurent.

74. Revêtu d'habits brillans et d'un riche manteau, mais à pied, au milieu de l'arène, l'agile matador est impatient d'attaquer le roi des troupeaux mugissans. Mais avant de s'engager dans la lutte, il a traversé le cirque d'un pas prudent, de crainte que quelque chose d'inaperçu ne vienne arrêter sa course rapide. Son arme est un dard, et il combat de loin. L'homme ne peut davantage sans le fidèle coursier, hélas! souvent condamné à recevoir pour lui des blessures mortelles.

75. Trois fois a retenti le clairon; voyez! le signal est donné. L'antre sauvage s'ouvre, et l'attente muette veille attentivement dans les rangs pressés du cirque silencieux. L'animal puissant bondit au premier coup d'aiguillon, et, regardant d'une manière sauvage autour de lui, il frappe l'arène d'un pied retentissant, et il ne s'élance pas aveuglément sur son ennemi. Il porte de côté et d'autre son front menaçant, pour essayer sa première attaque; il bat ses flancs de sa queue irritée, et ses yeux enflammés roulent dans leur orbite agrandie.

76. Il s'arrête tout à coup; son regard est fixe. Loin, loin, jeune homme imprudent! Prépare ta lance: voici le moment de périr, ou de déployer cette adresse habile qui peut encore l'arrêter dans sa carrière sanglante. Les coursiers légers savent, par des bonds agiles, se détourner adroitement. Le taureau écume de rage; mais il n'échappe pas aux blessures. Un sang noir s'échappe par torrens de ses flancs; il fuit, se roule, s'agite furieux des traits qu'il porte enfoncés; les dards suivent les dards, les coups de lance se succèdent avec rapidité: il annonce ses souffrances par de profonds mugissemens.

77. Il revient; ni les dards, ni les lances ne peuvent l'arrêter, ni même les bonds impétueux des coursiers aux abois. Quoique l'homme l'attaque avec ses armes puissantes, les lances et la valeur sont vaines. Un cheval superbe, cadavre déchiré, est étendu sur l'arène; un autre, spectacle hideux! paraît ouvert, et son poitrail sanglant découvre les sources palpitantes de la vie; quoique blessé à mort, il traîne encore ses membres affaiblis, et chancelant, mais surmontant tous les obstacles, il sauve son maître du danger.

78. Vaincu, sanglant, haletant, furieux jusqu'à la fin, le taureau reste debout au centre de l'arène, exposé aux blessures des dards et des lances brisées qui pleuvent sur lui. Ses ennemis sont hors de combat. C'est l'instant où les matadors se pressent autour de lui, en agitant leur manteau rouge, et en balançant leur javelot léger. Une fois encore il s'ouvre un terrible passage. Vaine fureur! Le manteau quitte la main perfide, enveloppe ses yeux terribles.—C'en est fait!—il roule étendu sur l'arène.

79. À l'endroit où sa vaste encolure se joint à l'épine vertébrale le fer terrible du javelot reste enfoncé comme dans son fourreau. Il s'arrête; il frémit,—dédaignant de reculer; il tombe lentement, au milieu des cris de triomphe, et il meurt sans pousser un gémissement et sans convulsions. Le char décoré s'avance;—on y entasse son corps,—doux spectacle pour les regards du vulgaire.—Quatre chevaux, que peuvent à peine retenir les rênes, entraînent la lourde et noire masse, qui passe au milieu de la foule, presque inaperçue.

80. Tel est le divertissement cruel qui rassemble souvent les jeunes Espagnoles, et réjouit le berger, nourri dès sa jeunesse dans l'habitude des jeux sanguinaires. Son cœur se délecte dans la vengeance, et il regarde avec plaisir les peines des autres. Que de querelles domestiques ensanglantent les villages effrayés! Quoique des phalanges nombreuses se soient réunies contre l'ennemi, hélas! il reste encore assez d'Espagnols dans les chaumières pour méditer contre des amis de secrètes blessures, excités par des ressentimens légers qui doivent faire couler des flots de sang.

81. Mais la jalousie a fui de ces rivages: les barreaux, les verroux, la sentinelle au teint jaune, sage et vénérable duègne! et tout ce qui fait révolter une ame généreuse comme les moyens qu'employait un farouche et vieil époux en se croyant permis de renfermer l'objet de ses terreurs, ont disparu dans l'ombre du passé avec le dernier siècle. Quelles femmes sont plus libres qu'étaient les jeunes Espagnoles avant que la guerre, comme un volcan furieux, eût déployé sa rage, lorsqu'on les voyait, les cheveux tombant en tresses légères, jouer sur le vert gazon, tandis que la reine des nuits éclairait de ses rayons protecteurs la danse folâtre et animée de l'amour?

82. Oh! que de fois Harold avait aimé, ou rêvé qu'il aimait, puisque les plus vifs ravissemens de l'amour ne sont qu'un rêve! mais maintenant son cœur chagrin n'était plus ému. Il n'avait cependant pas encore bu de l'onde du Léthé, et il avait appris depuis peu à croire véritablement que l'amour n'avait rien de plus précieux pour lui que ses ailes; quelque beau, quelque jeune, quelque aimable qu'il paraisse, il s'échappe toujours des sources délicieuses du plaisir quelque chose d'amer qui répand son venin sur les fleurs les plus ravissantes16.

83. Cependant il n'était point aveugle aux attraits séduisans de la beauté, mais ces attraits n'avaient pas sur lui plus d'empire que sur le sage. Non que la philosophie eût jamais daigné faire descendre sur une ame comme la sienne, ses chastes et sévères inspirations; mais dans son délire, la passion finit par se calmer ou s'éteindre. Et le vice, qui creuse lui-même sa tombe de voluptés, avait depuis longtems enseveli pour jamais toutes ses espérances. Pâle victime du plaisir! les noirs souvenirs d'une vie abhorrée avaient empreint sur son front livide la malédiction qui poursuivait incessamment Caïn.

84. Spectateur étrange du monde, il ne se mêlait point avec la foule; mais il n'avait point pour elle une haine misanthropique. Peut-être qu'il eût encore aimé parfois à prendre part à la danse et aux chants de la joie; mais peut-il sourire, celui qui succombe sous le poids de sa destinée? Rien de tout ce qu'il voyait ne pouvait dissiper sa tristesse. Un jour pourtant, il lutta contre l'empire de son mauvais génie; et comme il était livré à la méditation dans le boudoir d'une beauté, il laissa échapper de sa lyre ce chant improvisé, qui célébrait des charmes aussi séduisans que ceux qu'il avait admirés dans des jours plus heureux.

À INÈS.

I.

Non, ne souris point à mon front soucieux, car, hélas! je ne puis te rendre ton sourire; que le ciel te préserve de jamais verser des larmes, et de jamais pleurer en vain!

II.

Tu me demandes quelle secrète douleur dévore ma joie et ma jeunesse? Veux-tu vainement chercher à connaître une tristesse que tu échouerais à calmer?

III.

Ce n'est point l'amour, ce n'est point la haine, ni les honneurs perdus de la basse ambition, qui me font maudire ma destinée présente, et fuir loin de tout ce que j'avais de plus cher.

IV.

C'est cette lassitude qui naît pour moi de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends. La beauté ne m'inspire même aucun plaisir; tes yeux ont à peine un charme pour moi.

V.

C'est cette sombre, intime et continuelle tristesse que portait en lui cet Hébreu fugitif. Je ne veux point regarder au-delà de la tombe: il ne me reste aucune espérance avant que d'y descendre.

VI.

Quel exilé peut se fuir lui-même? Sous les zones les plus éloignées, partout où je porte mes pas, je suis poursuivi par l'orage de ma vie, par un démon,—ma pensée!

VII.

Que d'autres croient se livrer au plaisir, et goûtent de tout ce que j'abandonne; ah! qu'ils rêvent à jamais cet enchantement, et que leur réveil ne ressemble pas au mien!

VIII.

Ma destinée est d'errer dans mille contrées diverses; emportant avec moi des souvenirs maudits, toute ma consolation est de savoir, quel que soit le malheur qui me frappe, que j'ai déjà connu le plus amer.

IX.

Quel est-il? oh! ne me le demande pas! Par pitié, crains de m'interroger: continue de sourire.—Ne cherche point à dévoiler le cœur de l'homme, et à découvrir l'enfer qui s'y trouve!

85. Adieu, belle Cadix! oui, adieu pour longtems! Qui peut oublier ta courageuse résistance? Quand tout, autour de toi, changeait de maître, toi seule tu restas fidèle. Tu fus la première à conquérir ta liberté, et la dernière à être vaincue; et si, au milieu de ces scènes si fortes, de ce choc si rude, le sang de quelques-uns de tes citoyens a coulé dans tes rues, un traître seul tomba sous le poignard17: là, tous furent nobles, excepté la noblesse elle-même; nul ne baisa le char du conquérant, excepté la Chevalerie dégénérée.

86. Tels sont les enfans de l'Espagne; que leur destinée est étrange! Eux qui ne furent jamais libres combattent pour la liberté; peuple sans roi, qui meurt pour un état sans vigueur; quand les grands fuient, les vassaux combattent, fidèles aux plus lâches esclaves de la trahison, en chérissant une patrie qui ne leur donna rien que la vie. L'orgueil leur montre le chemin qui les mène à la liberté. Repoussés, dans les batailles, vaincus dans toutes les luttes, «la guerre! la guerre! s'écrient-ils encore; la guerre, même au couteau!18

87. Vous, qui voulez connaître l'Espagne et les Espagnols, allez lire leur histoire gravée partout en traits de sang. Tout ce que la vengeance la plus cruelle, animée contre un ennemi étranger, peut accomplir, est là employé contre la vie de l'homme. Depuis l'étincelant cimeterre jusqu'au poignard caché, la guerre se sert de toutes ces armes pour ses terribles luttes.—Puisse-t-elle sauver la sœur et l'épouse, et verser ainsi le sang de tous les oppresseurs! puissent tous les conquérans éprouver partout une pareille résistance!

88. Ne s'échappe-t-il point des yeux une larme de pitié pour ceux qui ne sont plus? Voyez le ravage de ces plaines encore fumantes; voyez les mains des femmes rougies du sang de l'ennemi; qu'on livre aux chiens les cadavres inensevelis, ou que chaque corps serve de pâture au vautour. Quoique indignes de l'oiseau de proie, que leurs ossemens blanchis et la trace ineffaçable du sang marquent à jamais le champ de bataille de vestiges hideux; c'est ainsi seulement que nos enfans pourront croire aux scènes dont nous avons été témoins!

89. Et pourtant, hélas! l'œuvre terrible n'est point encore achevé. De nouvelles légions débordent des Pyrénées; à peine a commencé la marche grandissante des invasions, et nul œil mortel n'en peut considérer la fin. Les nations abattues contemplent l'Espagne; si elle s'affranchit, elle affranchira plus de bras que Pizarre autrefois n'en avait enchaîné: étrange loi du sort! La félicité de la Colombie répare les injustices que subirent les enfans de Quito, tandis que sur la mère-patrie le meurtre avide de carnage est déchaîné.

90. Ni tout le sang versé à Talavéra, ni les merveilles de la bataille de Bassora, ni Albuféra où la mort fut prodigue de victimes, n'ont pu conquérir à l'Espagne ses droits sacrés. Quand l'olivier fleurira-t-il dans ses champs? Quand respirera-t-elle de ses sanglans travaux? Combien de jours d'alarmes s'évanouiront-ils dans la nuit, avant que le ravisseur français abandonne sa dépouille, et que l'arbre étranger de la liberté soit naturalisé dans ses campagnes!

91. Et toi, mon ami19! puisqu'une vaine douleur s'échappe de mon ame, et vient se mêler à mes chants, si du moins l'épée t'avait fait succomber avec les braves, l'orgueil pourrait empêcher l'amitié de se plaindre. Mais descendre ainsi sans laurier dans la tombe, oublié de tous, excepté de ce cœur solitaire, et te mêler sans blessures avec les ombres de ceux qui sont morts glorieusement, tandis que la renommée célèbre tant d'êtres si indignes! Qu'as-tu fait pour descendre si paisiblement dans la tombe?

92. O le plus ancien et le plus estimé de mes amis! toi qui fus toujours aimé d'un cœur à qui on avait enlevé toutes ses affections; quoique tu sois à jamais perdu pour mes jours sans espoir, ne te refuse pas à venir me visiter dans mes songes! La tristesse renouvellera en secret les larmes de la conscience se réveillant à ses douleurs, et mon imagination planera sur ton cercueil inanimé, jusqu'à ce que mon corps fragile retourne à la poussière dont il a été formé, et que l'ami regretté et celui qui le pleure se réunissent dans le séjour du repos.

93. Voilà un chant du pélerinage d'Harold; vous qui voulez chercher à le connaître davantage, vous en aurez des nouvelles dans quelques pages futures, si celui qui a rimé celles-ci ose encore écrire. Sévère critique, ne dis pas: C'est déjà trop! Patience! et vous entendrez le récit de ce que vit notre pélerin dans d'autres contrées où il fut condamné à errer; contrées qui renfermaient les monumens de l'antiquité avant que la Grèce et les arts grecs eussent été asservis par des mains barbares.


NOTES DU PREMIER CHANT.

RetourNOTE 1re, STANCE 1.

Le petit village de Castri occupe, en partie l'ancienne situation de Delphes. On trouve le long de la montagne, en revenant de Chryssa, les restes de sépulcres creusés dans le roc, ou construits avec des blocs de rochers. «Un de ces tombeaux, me dit mon guide, est celui d'un roi qui se cassa le cou en chassant.» Sa Majesté avait certainement choisi le lieu le plus convenable pour une telle mort.

Un peu au-dessus de Castri, il y a un antre que l'on suppose être celui de la Pythie; il est d'une immense profondeur. Sa partie supérieure est pavée, et sert maintenant d'écurie.

Sur l'autre côté de Castri, est bâti un monastère grec; quelques pas au-dessus duquel on voit une ouverture dans le rocher, avec un rang de cavernes d'un accès difficile, qui paraissent conduire dans l'intérieur de la montagne, probablement jusqu'à la caverne Corycienne mentionnée par Pausanias. C'est de cet endroit que descend la fontaine ou les «sources de Castalie.»

RetourNOTE 2, STANCE 20.

Le couvent de Notre-Dame-du-Châtiment (Nossa Senhora da PenhaA), situé sur le sommet du rocher. Au bas, à quelque distance, est le Couvent du Liège, où saint Honorius creusa sa grotte, au-dessus de laquelle on voit son épitaphe. Du haut de ces collines, la mer ajoute à la beauté de la perspective.

Note A: Depuis la publication de ce poème, j'ai été instruit de la mauvaise interprétation que j'avais donnée au mot pena. Cette erreur était due au tilde, ou marque de l'n, que je n'avais point remarquée sur le mot pena. Avec cette marque, pena signifie un rocher, et sans elle, il a le sens que je lui ai donné. Je n'ai pas cru nécessaire de corriger le passage, car, quoique la commune acception qu'on lui donne soit Notre-Dame du Rocher, j'ai pu adopter l'autre sens, à cause des austérités pratiquées dans ce couvent.

RetourNOTE 3, STANCE 21.

C'est un fait bien connu que, dans l'année 1809, des assassinats commis par les Portugais dans les rues de Lisbonne et dans les environs n'étaient pas seulement bornés à leurs concitoyens: des Anglais étaient journellement égorgés, et, au lieu de pouvoir obtenir la répression de ces délits, il nous fut recommandé de ne point intervenir dans les rixes de nos compatriotes avec leurs alliés. Je fus attaqué une fois dans la rue en allant au théâtre, à huit heures du soir, heure à laquelle les rues sont ordinairement plus remplies de monde qu'à toute autre heure de la journée; c'était devant une boutique ouverte, et j'étais en voiture avec un ami: si malheureusement nous n'avions pas été armés, nous aurions, sans aucun doute, fourni une anecdote, au lieu de la raconter nous-mêmes. Le crime de l'assassinat ne se borne pas au Portugal: en Sicile et à Malte, on nous assomme, nous autres Anglais, pendant la nuit; et on ne voit jamais punir un Sicilien ou un Maltais.

RetourNOTE 4, STANCE 24.

La convention de Cintra fut signée dans le palais du marquis de Marialva. Les derniers exploits de lord Wellington ont effacé les folies de Cintra. Il a fait des merveilles: il a peut-être changé le caractère d'une nation, réconcilié des superstitions rivales, et battu un ennemi qui n'avait jamais reculé devant ses prédécesseurs.

RetourNOTE 5, STANCE 29.

L'étendue de Mafra est prodigieuse; il contient un palais, un couvent et une superbe église. Les six orgues sont les plus belles que j'aie jamais vues pour la décoration. Nous ne les entendîmes point; mais on nous dit que leurs sons répondaient à leur splendeur. On nomme Mafra l'Escurial du Portugal.

RetourNOTE 6, STANCE 33.

Comme j'ai trouvé les Portugais, je les ai caractérisés. Qu'ils aient gagné depuis, au moins en courage, cela est évident.

RetourNOTE 7, STANCE 35.

La fille du comte Julien, l'Hélène de l'Espagne. Pélage conserva son indépendance dans les gorges des Asturies, et les descendans de ses compagnons, quelques siècles après, complétèrent leurs succès par la conquête de la Grenade.

RetourNOTE 8, STANCE 48.

«Viva el rey Fernando!» Vive le roi Ferdinand! c'est le refrain de la plupart des chansons patriotiques des Espagnols; elles sont principalement dirigées contre le vieux roi Charles, la reine et le prince de la Paix. J'en ai entendu plusieurs d'entre elles; quelques-uns des airs sont fort beaux. Godoy, le prince de la Paix, est né à Badajoz, sur les frontières du Portugal. Il fut primitivement dans les gardes espagnoles jusqu'à ce qu'il eut attiré les regards de la reine, et qu'elle l'eut élevé au duché d'Alcudia, etc., etc. C'est à cet homme que les Espagnols imputent universellement la ruine de leur patrie.

RetourNOTE 9, STANCE 50.

La cocarde rouge avec le nom de Ferdinand au milieu.

RetourNOTE 10, STANCE 51.

Tous ceux qui ont vu une batterie se rappelleront la forme pyramidale dans laquelle sont entassés les bombes et les boulets. La Sierra Morena était fortifiée dans tous les défilés par où je passai pour aller à Séville.

RetourNOTE 11, STANCE 56.

Tels furent les exploits de la fille de Saragosse. Quand l'auteur était à Séville, elle se promenait journellement au Prado, portant les décorations et les médailles que la junte lui avait données.

RetourNOTE 12, STANCE 58.

Sigilla in mento impressa amonis digitulo
Vestigio demonstrant mollitudinem
.

(Aul. Gell.)

RetourNOTE 13, STANCE 60.

Ces stances furent écrites à Castri (Delphes), au pied du Parnasse, appelé maintenant Λιαχυρα, Liakura.

RetourNOTE 14, STANCE 65.

Séville était l'Hispalis des Romains.

RetourNOTE 15, STANCE 70.

Ceci fut écrit à Thèbes, et par conséquent dans la meilleure situation possible pour demander une réponse à cette question, non pas comme la patrie de Pindare, mais comme la capitale de la Béotie, où la première énigme fut proposée et résolue.

RetourNOTE 16, STANCE 82.

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.

(Lucr.)

RetourNOTE 17, STANCE 85.

Allusion à la conduite et à la mort de Solano, gouverneur de Cadix.

RetourNOTE 18, STANCE 86.

«La guerre au couteau!» réponse de Palafox à un général français au siége de Saragosse.

RetourNOTE 19, STANCE 91.

L'honorable J. W., officier aux gardes, qui mourut de la fièvre à Coïmbre. Je l'ai connu dix ans, la meilleure partie de sa vie, et la plus heureuse de la mienne.

Dans le court espace d'un mois, j'ai perdu celle qui m'avait donné l'existence, et la plupart de ceux qui me l'avaient rendue tolérable. Les vers suivans de Yung ne sont point pour moi une fiction.

Insatiable archer! Un ne te suffisait-il pas? Ta flèche part trois fois, et trois fois me perce le cœur; trois fois, avant que la lune eût rempli trois fois son croissant.

J'aurais dû consacrer quelques vers à la mémoire de Charles Skinner Matthews, agrégé du collége Downig à Cambridge, s'il n'avait pas été trop au-dessus de mes louanges. Les facultés de son esprit se sont montrées dans l'obtention des plus grands honneurs, contre de très-habiles candidats de Cambridge. Ces honneurs ont établi sa réputation où ils furent acquis; tandis que ses douces qualités vivent dans le souvenir de ses amis, qui l'aimaient trop pour lui envier sa supériorité.


Chant Deuxième.

1. Viens, jeune vierge du ciel, aux yeux bleus!—Mais, hélas! tu n'inspiras jamais un chant mortel!—Déesse de la sagesse! ici était ton temple; et ce temple est encore debout, en dépit des guerres, de la flamme dévorante1, et des siècles qui ont détruit ton culte. Mais quelque chose de pire que le fer, la flamme, et le cours des âges, c'est le sceptre redoutable et la cruelle domination de ces hommes qui n'ont jamais senti l'enthousiasme sacré que les pensées de toi et de tes enfans font naître dans les cœurs civilisés2.

2. Ancienne des jours, auguste Athènes! où sont-ils tes hommes de génie, tes grandes amesA? Ils sont passés, et n'apparaissent plus qu'à travers le songe des choses qui ne sont plus. Les premiers dans la lice où brillait le prix de la gloire, ils l'ont conquis, et ont disparu..... Est-ce là tout? N'y a-t-il là que le thème d'un écolier, l'admiration d'une heure! On cherche en vain l'épée du guerrier et le manteau du sophiste; sur chaque tour qui tombe en ruine, et qu'obscurcit le brouillard des âges, plane encore l'ombre pâle d'une grandeur passée.

Note A: Where are thy men of might? Thy grand in soul?

3. Fils de l'Orient, lève-toi! approche! viens!—mais n'outrage pas cette urne sans défense. Contemple ces lieux,—c'est le sépulcre d'une nation! le séjour des dieux dont les autels sont abandonnés!...—Les dieux même sont forcés de céder!—Les religions disparaissent à leur tour: ici régnait celle de Jupiter;—aujourd'hui c'est celle de Mahomet. D'autres croyances naîtront avec d'autres siècles, jusqu'à ce que l'homme apprenne que c'est en vain que son encens s'élève sur les autels, qu'il offre de sanglans sacrifices; pauvre enfant du doute et de la mort, dont les espérances sont fondées sur des roseaux.

4. Enchaîné à la terre, il lève ses yeux vers le ciel.—N'est-ce pas assez, créature malheureuse! de savoir que tu existes? Cette existence est-elle un don si précieux, pour que tu désires le prolonger au-delà de la tombe, et aller, tu ne sais où, dans des régions inconnues? heureux de fuir la terre, et de te mêler avec les cieux! Veux-tu toujours rêver de félicités et de malheurs à venir? Regarde et pèse cette poussière avant qu'elle soit jetée aux vents: cette urne en dit plus que mille homélies.

5. Ou brise l'orgueilleux monument d'un héros qui n'est plus, et qui dort au loin sur le rivage solitaire3: il tomba, et des nations ébranlées par sa chute portèrent le deuil de son trépas. Mais aujourd'hui personne ne pleure sur sa tombe; nul soldat, observant un silence religieux, ne lui consacre ses veilles, dans ces lieux où, dit-on, des demi-dieux parurent. Prends cette tête desséchée parmi ces ossemens épars; est-ce là un temple digne d'être habité par un dieu? Le ver même dédaigne à la fin sa demeure réduite en poussière.

6. Contemple sa voûte brisée, ses parois en ruines, son enceinte désolée, et ses portiques souillés: oui, ce fut pourtant la demeure orgueilleuse de l'ambition, le séjour de la pensée et le palais de l'ame. Regarde ces orbites sans yeux, cet asyle joyeux de la sagesse et de l'esprit, de la passion qui ne souffrait point de contrôle. Tout ce qu'ont jamais écrit les saints, les sages ou les sophistes, pourrait-il repeupler cette demeure solitaire ou lui rendre sa première forme?

7. O le plus sage des enfans d'Athènes! C'était avec raison que tu disais: «Tout ce que nous savons, c'est que nous ne savons rien.» Pourquoi redouterions-nous ce que nous ne pouvons pas éviter? Chacun a ses douleurs; mais les hommes faibles gémissent sur des malheurs imaginaires nés de leurs cerveaux malades, comme si c'étaient des maux réels. Suivez ce que le hasard ou la destinée proclament le meilleur; la paix nous attend tous sur les bords de l'Achéron. Là, nul banquet forcé n'appelle le convive rassasié, mais le silence y prépare la couche d'un repos à jamais heureux.

8. Cependant, si, comme l'ont pensé des hommes sages, il existe, au-delà du noir rivage, un séjour des ames, pour confondre la doctrine des saducéensA et des sophistes, follement orgueilleux de leur science du doute, qu'il serait doux de se prosterner en adoration avec ceux qui ont rendu nos épreuves mortelles plus légères! d'entendre chacune de ces voix que nous craignions de ne plus entendre! de contempler les ombres magnanimes dévoilées à nos regards: celles du Bactrien, du sage de Samos, et de tous ceux qui enseignèrent la vertu!

Note A: De צדוק (Sadock) , nom d'un juif ancien, fondateur d'une secte, qui niait l'immortalité de l'ame, l'existence des anges et des esprits, la résurrection du corps, et n'admettait que les cinq livres de Moïse.

(N. du Tr.)

9. Je te verrais, ô toi! dont l'amour et la vie s'échappèrent ensemble, et m'ont laissé sur la terre aimer et vivre en vain!—O l'intime ami de mon cœur! puis-je croire que tu n'es plus quand ta mémoire brille sans cesse dans ma pensée? Oui, je rêverai que nous pourrons nous réunir un jour, et je caresse cette douce illusion de mon cœur solitaire. Si quelque chose de nos jeunes souvenirs nous reste, qu'il soit comme un gage certain de l'avenir, car ce serait assez de bonheur pour moi de savoir que ton ame est heureuse!

10. Je vais m'asseoir un instant sur cette pierre massive d'une colonne de marbre, dont la base n'est pas encore ébranlée. Fils de Saturne! ici fut ton trône favori4; le plus puissant de tous les dieux nombreux de l'antiquité! permets-moi de chercher les vestiges enfouis de ton temple sacré. Tous mes efforts sont vains; l'œil de l'imagination même ne pourrait retrouver ce que le tems a pris à tâche d'effacer; cependant ces colonnes orgueilleuses n'attirent pas un soupir du passant;—l'impassible Ottoman s'assied froidement sur leurs fûts renversés; et le Grec léger fredonne à lentour.

11. Mais de tous les ravageurs de ce temple élevé sur l'Acropolis, d'où Pallas s'éloigna en regrettant de quitter le dernier monument de son ancienne domination, quel fut le dernier, le plus barbare et le plus stupide? Rougis, Calédonie! c'est un de tes enfans! Angleterre, je me réjouis de ce que ce n'est pas un de tes fils, tes citoyens, nés libres, épargneraient ce qui autrefois fut libre. Cependant ils ont violé les enceintes des temples tristes et déserts, et ont emporté leurs autels sur les flots, longtemps soulevés contre cette profanation5.

12. Mais l'orgueil ignoble d'un moderne Picte se fait gloire de briser ce que les Goths, les Turks et le tems avaient épargné6. Il porte une ame froide comme les rochers de sa côte natale, et aussi stérile que son cœur est dur, celui dont la pensée a pu concevoir et dont la main a pu exécuter le projet de déplacer les pauvres restes d'Athènes; ses enfans, trop faibles pour défendre ses monumens sacrés, ressentirent cependant une partie des douleurs qui déchiraient leur mère7, et ils éprouvèrent, ce qu'ils avaient ignoré jusque-là, tout le poids des chaînes de la tyrannie.

13. Eh quoi! une bouche bretonne osera-t-elle jamais dire qu'Albion fut heureuse des pleurs d'Athènes? Quoique ce soit en ton nom que des esclaves déchirent son sein, crains d'avouer ces faits honteux, qui feraient rougir l'Europe. La reine de l'Océan, la Bretagne libre, enlève la dernière et chétive dépouille d'une terre sanglante.... Oui, celle dont la protection généreuse fait bénir son nom, a arraché avec des mains de harpie ces restes glorieux que l'antiquité jalouse avait épargnés, et qu'avaient respectés les tyrans!

14. Pallas! où était ton égide, qui frappa de terreur le barbare Alaric, dans sa course dévastatrice8? Où était le fils de Pelée? Son ombre fit en vain trembler les enfers, pour apparaître à la lumière dans ce jour redoutable, revêtu de ses armes terribles! Quoi! Pluton ne pouvait-il pas permettre une fois encore à ce guerrier invincible de s'échapper des enfers, pour donner l'épouvante, et faire lâcher sa proie à ce second barbare? Errant inoccupé sur les bords du Styx, Achille n'est point venu protéger les murs qu'il aimait jadis à défendre.

15. O belle Grèce! froid est le cœur de l'homme qui te voit sans sentir ce qu'éprouvent les amans en contemplant la poussière qu'ils ont aimée. Stupide est l'œil qui ne verse point de larmes en voyant tes palais dégradés, tes temples en ruines et tes autels enlevés par des mains bretonnes, auxquelles il était plutôt réservé de protéger ces restes vénérables. Maudite soit l'heure où ces barbares sortirent de leur île pour venir de nouveau déchirer ton sein délaissé, et transporter tes dieux désolés dans les contrées abhorrées du Nord !

16. Mais où est Harold? Ne suivrai-je pas sur les flots ce sombre voyageur? Il s'inquiétait peu, en s'éloignant, de tout ce que les hommes regrettent; nulle amante n'essaya de l'attendrir par de feintes lamentations; nul ami, pour adieu, ne lui tendit la main, avant que ce froid étranger ne partît pour d'autres climats. Dur est le cœur que les charmes de la beauté trouvent insensible; mais Harold n'éprouvait plus les mêmes impressions qu'autrefois; et il quitta, sans pousser un soupir, le sol de l'Espagne livré à la guerre et au crime.

17. Celui qui a vogué sur la mer sombre et azurée, a contemplé parfois un ravissant spectacle. C'est lorsque la fraîche brise est belle comme une brise peut l'être, qu'elle enfle la blanche voile de la frégate légère et gracieuse; les mâts, les flèches des clochers et les bords élevés du rivage s'enfuient derrière nous; la glorieuse mer s'étend dans un lointain immense; les vaisseaux de la flotte voguent comme des cygnes sauvages. Le plus mauvais voilier paraît marcher avec une agilité nouvelle, tant les vagues bondissent gaiement devant chaque proue écumante.

18. Admirez aussi l'intérieur de ce petit monde de guerre: le poli des canons; le filet9 tendu comme un dais sur le tillac; les ordres communiqués d'une voix rauque; le bruit sourd et continuel des matelots qu'une parole fait gravir au haut des mâts; écoutez l'appel du contre-maître, les cris joyeux des marins qui font glisser dans leurs mains les nombreux cordages; regardez cet aspirant, échappé de l'école, qui varie l'accent de son aigre voix selon qu'il approuve ou qu'il réprimande. Ce petit-maître sait déjà conduire habilement sa troupe docile.

19. Le tillac brille aux yeux comme du cristal qu'aucune tache ne souille; le grave lieutenant de garde s'y promène. Regardez aussi cette partie du navire, réservée religieusement pour le capitaine qui s'avance avec majesté, silencieux et craint de tous;—il parle rarement à ses subordonnés, s'il veut conserver ce sévère ascendant qui, lorsqu'il est méconnu, fait perdre le triomphe et la gloire: mais les Bretons s'écartent rarement de cette loi, quelque dure qu'elle puisse être, qui tend à fortifier leur valeur.

20. Souffle, souffle doucement, brise propice! Fais-nous voguer jusqu'à ce que le large soleil nous dérobe ses rayons affaiblis; alors le navire-amiral sera forcé de replier ses voiles, afin que les bâtimens moins agiles puissent le rejoindre. Oh! pénible tourment! insupportable et nonchalant retard, qui empêche de profiter du vent le plus favorable! Que de lieues on perd jusqu'au retour de l'aurore, en portant des regards pensifs sur les ondes propices, pour attendre ces navires lourds et paresseux!

21. La lune est levée à l'horizon, Ciel! quelle nuit délicieuse! De longs torrens de lumière se répandent sur les vagues bondissantes. Maintenant les jeunes gens soupirent sur le rivage, et les jeunes filles croient aux sermens de l'amour. Puisse une semblable destinée nous attendre à notre retour sur la terre natale! Cependant la main active d'un Arion grossier réveille la vigoureuse harmonie qu'aiment les matelots; il se forme autour de lui un cercle de joyeux auditeurs; ou si une mesure bien connue les invite à la danse, ils s'y livrent avec transport, comme s'ils étaient libres sur le rivage.

22. Childe Harold aperçoit la côte sourcilleuse, à travers les détroits de Calpé; c'est là que l'Europe et l'Afrique se contemplent! Il aperçoit, à la lueur du flambeau de la pâle Hécate, la patrie de la jeune vierge aux yeux noirs, et celle du Maure au teint cuivré. Comme les rayons du flambeau nocturne se jouent avec grâce sur les rivages de l'Ibérie! Ils découvrent des rochers, des coteaux et de vertes forêts, que l'œil peut discerner, quoique le faible croissant de la lune n'éclaire qu'à demi ces rivages; mais les ombres gigantesques des rochers de la Mauritanie lèvent leurs têtes menaçantes, et s'étendent jusque sur la côte sombre de la mer.

23. Il est nuit; c'est alors que la méditation rappelle à notre cœur que nous avons aimé, quoique l'amour ait fui pour toujours. Le cœur solitaire, qui gémit sur ses espérances évanouies, quoique sans ami, rêvera qu'il eut un ami. Qui pourrait désirer de se courber sous le poids des années, quand la jeunesse elle-même survit aux jeunes amours et à la gaîté de l'esprit? Hélas! quand des ames qui ont été unies ont oublié leur tendresse, il reste à la mort peu de choses à nous ravir! Oh! heureuses années! qui ne voudrait encore redevenir enfant pour retrouver vos délices?

24. Ainsi penché sur l'humide bord du navire pour contempler le disque de Diane réfléchi dans l'onde, l'ame oublie ses projets d'ambition et d'orgueil; elle se replie involontairement sur les années qui ne sont plus. Il n'est point de mortel assez malheureux pour qu'aucun être chéri, plus chéri que lui-même; n'obtienne ou n'ait obtenu de lui une douce pensée, et ne réclame l'hommage d'une larme; angoisse déchirante dont le cœur accablé voudrait en vain se délivrer!

25. S'asseoir sur les rochers, rêver sur les torrens et sur les abîmes, s'égarer lentement dans l'enceinte sombre des forêts, où la domination de l'homme ne se fait point sentir, et que son pied n'a jamais ou que rarement foulée; gravir une montague infréquentée, inconnue de la foule, où paissent librement des troupeaux de bêtes sauvages qui ne demandent point à l'homme leur nourriture; se pencher sur les précipices et sur les cascades écumantes; ce n'est point là la solitude: c'est s'entretenir avec les beautés de la nature, et contempler ses richesses déroulées à nos regards.

26. Mais au milieu de la foule, du bruit du choc des hommes, entendre, voir, sentir, posséder des richesses, et traîner sa vie comme un ennuyé citoyen du monde; n'ayant personne qui nous chérisse, et personne que nous puissions chérir; ne voir que des courtisans de la prospérité, qui fuient à l'approche de la misère; n'avoir pas un ami, qui, plein d'une affection sincère, si nous n'étions plus, voudrait paraître moins joyeux que tous ceux qui nous accablaient de flatteries et de poursuites intéressées; c'est là ce que j'appelle être seul; c'est là, c'est là la solitude!

27. Plus heureuse est la vie du pieux ermite, tel que le voyageur en rencontre dans les retraites solitaires du mont Athos, lorsque, dans une belle soirée, il va rêver sur ses pics gigantesques. Il contemple des ondes si bleues, des cieux si purs, que celui qui a joui d'une heure si délicieuse voudrait passer le reste de ses jours dans ces lieux enchanteurs; il s'arrache avec peine de cette scène ravissante; il regrette en soupirant de ne pas avoir été favorisé d'une telle destinée, et il s'en retourne pour haïr davantage un monde qu'il avait déjà presque oublié.

28. Passons les détails d'une route longue et monotone, si souvent traversée par de nombreux voyageurs, et qui ne conserve nulle trace de leur passage. Passons le calme et les vents, les vicissitudes des élémens, et tous les caprices bien connus des vagues et des tempêtes; passons aussi les joies et les chagrins qui surviennent aux matelots renfermés dans leur citadelle ailée et flottante; toutes les alternatives de l'allégresse, du désespoir, selon que la brise est favorable ou contraire, que les vagues sont calmes ou soulevées, jusqu'à ce matin joyeux où l'on crie: «Voyez! voyez! c'est la terre!» Alors tout le monde est heureux.

29. Mais gardons-nous de passer sous silence les îles de Calypso10, qui ressemblent à un groupe de sœurs au milieu des ondes. Là un port sourit encore aux navires fatigués, quoique la belle déesse ait cessé depuis long-tems de pleurer sur ses rochers, et d'attendre inutilement le retour de celui qui osa lui préférer une épouse mortelle. C'est ici que son fils Télémaque essaya le saut périlleux, lancé par la main puissante de Mentor dans la profondeur des ondes. Ainsi privée des deux naufragés, la maîtresse de la nymphe Eucharis gémit de son double veuvage.

30. Son règne est passé; ses grâces divines, ses tendres enchantemens ne sont plus. Mais que cela ne t'afflige pas, jeune homme, trop facile à enflammer; redoute encore l'approche de ces lieux. Une souveraine mortelle occupe le trône dangereux de la déesse, et tu pourrais rencontrer une nouvelle Calypso. Charmante Florence! si une beauté pouvait jamais toucher ce cœur fantasque et sans amour, ce cœur aurait été à toi; mais, déchiré par tous mes attachemens, je ne puis me hasarder à porter sur tes autels une offrande indigne de toi, ni demander qu'un cœur si cher, que ton cœur éprouve jamais un seul tourment pour le mien.

31. Ainsi pensa Childe Harold en admirant les beaux yeux de cette dame, dont les regards ne lui inspirèrent d'autre pensée qu'une vive et innocente admiration. L'amour se tint à l'écart, quoique peu éloigné; car il savait que Harold, en lui échappant souvent, souvent aussi avait été en sa puissance; mais ce jeune enfant n'ignorait pas qu'il ne devait plus le compter comme son adorateur, qu'il ne devait plus chercher à se rendre maître de son cœur, puisque maintenant il ne pouvait réussir à lui inspirer de l'amour, et il ne douta plus que ses anciens charmes ne fussent désormais impuissans.

32. La belle Florence s'aperçut avec quelque étonnement qu'un homme que l'on disait soupirer pour toutes les belles, voyait, sans être ému, des charmes que d'autres entouraient d'un respect réel ou simulé. Elle était leur espoir, leur destin, leur condamnation, leur loi, tout ce que la folâtre beauté demande à ses esclaves. Elle s'étonnait qu'un jeune homme si novice ne sentît pas ou du moins ne feignît pas de sentir cette ardeur indiscrète dont l'aveu peut bien quelquefois attirer les reproches, mais rarement la colère des dames.

33. Elle connaissait peu ce cœur qu'elle croyait de marbre. Réfugié dans le silence, ou comprimé par l'orgueil, il n'était point novice dans l'art de séduire, et il avait autrefois tendu dans plus d'un lieu les pièges de l'amour. Il n'avait point abandonné ses coupables poursuites tant qu'il trouva des objets dignes de ses désirs. Mais Harold dédaigne maintenant de tels moyens. S'il avait trouvé l'amour dans les yeux si beaux de Florence, il ne se serait jamais réuni à la foule de ses indolens adorateurs.

34. Il ne connaît pas beaucoup le cœur de la femme celui qui croit que cet objet lascifA se conquiert par des soupirs. Que lui importe le tendre hommage du sentiment lorsqu'elle a une fois accordé ses faveurs? Choisissez donc l'offrande que vous voulez présenter aux yeux de votre idole; mais ne lui montrez pas trop d'humilité; ou elle vous méprisera et tous vos beaux discours, quoique ornés de figures éloquentes; dissimulez même votre tendresse, si vous êtes sages; une confiance hardie a le plus heureux effet près des femmes: excitez et calmez tour à tour leur dépit; bientôt la passion couronnera vos espérances.

Note A: That wanton thing.

35. C'est là une vieille leçon; le tems en a démontré la justesse, et ceux qui la connaissent le mieux sont ceux qui la déplorent davantage. Quand on a obtenu tout ce que l'on désirait d'obtenir, la récompense de tant de sacrifices semble bien chétive. Une jeunesse usée, une ame dégradée, les facultés intellectuelles abruties, l'honneur perdu: heureuse passion! voilà, voilà quels sont tes fruits amers! Si par un bonheur cruel l'espérance est détruite de bonne heure, alors même les blessures du cœur s'enveniment jusqu'à la fin, et ne peuvent se cicatriser, lors même que l'amour ne cherche plus à plaire.

36. Loin ces digressions étrangères! Je ne dois pas rendre ce chant trop long; car nous avons encore à franchir plus d'une montagne, à côtoyer plus d'un rivage, conduits par la mélancolie pensive et non par la fiction.—Contrées aussi belles que jamais l'imagination mortelle pourrait en créer dans les faibles limites de la pensée; aussi séduisantes que celles que l'on célèbre dans de nouvelles utopies pour enseigner à l'homme ce qu'il pourrait, ou ce qu'il devrait être, si cette créature corrompue pouvait jamais profiter de pareils enseignemens!

37. La bonne nature est encore la meilleure des mères, quoique toujours changeante dans ses aspects variés. Laissez-moi prendre dans son sein fécond les sujets de mes chants; moi, qu'elle n'a jamais sevré de ses faveurs, quoique je n'aie pas été son enfant favori. Oh! c'est dans ses formes sauvages qu'elle est le plus belle, là où rien d'humain n'ose souiller ses asiles: le jour, comme la nuit, elle ne cesse de me sourire, quoique je l'aie connue seulement aux jours du malheur, et que je l'aie recherchée et aimée d'autant plus que ma misanthropie était plus grande.

38. Terre d'Albanie! où naquit lskander, dont les exploits sont le thème du jeune homme et l'instruction du sage; patrie de cet autre conquérant du même nom, dont les ennemis, souvent battus, ont admiré les exploits chevaleresques, permets-moi de te contempler, terre d'Albanie11, sauvage nourricière d'hommes sauvages! La croix disparaît, les minarets s'élèvent, et le pâle croissant étincelle dans la vallée à travers les cyprès qui apparaissent en même tems que chaque cité.

39. Childe Harold voguait toujours. Il passa près du rocher aride12 où la triste Pénélope venait contempler les flots de la mer; et plus loin il vit le promontoire célèbre qui devint le dernier refuge des amans et le tombeau de la Lesbienne. Infortunée Sapho, tes vers immortels ne pouvaient ils pas sauver ce cœur, animé d'une flamme immortelle? comment ne put-elle vivre, celle qui donnait la vie, si la lyre peut faire espérer une vie éternelle, seul ciel auquel les enfans de la terre puissent aspirer?

40. C'était par une belle soirée d'un automne grec que Childe Harold salua le cap éloigné de Leucade: il avait vivement désiré voir ce lieu célèbre, qu'il quittait à regret. Souvent il avait contemplé des lieux qui furent le théâtre de la guerre; Actium, Lépante, le fatal Trafalgar13; il les avait contemplés sans être ému; car (né sous quelque étoile obscure et inglorieuse) il ne se plaisait point dans les sujets de guerres sanglantes ou d'exploits chevaleresques; il haïssait le métier de brave, et l'importance martiale n'obtenait de lui qu'un sourire de raillerie.

41. Mais lorsqu'il vit l'étoile du soir briller au-dessus du triste rocher de Leucade, qui se projette au loin sur les flots; lorsqu'il salua ce dernier refuge de l'amour sans espoir14, Harold sentit ou crut sentir une émotion peu ordinaire; et pendant que le vaisseau glissait majestueusement sous l'ombre de cet antique rocher, il observait le mouvement mélancolique des vagues; et quoique absorbé dans les rêveries habituelles de sa pensée, son œil parut plus calme et son front pâle moins soucieux.

42. L'aurore paraît, et avec elle les monts sauvages de l'Albanie, les sombres rochers de Souli, et la sommité centrale du Pinde, à demi voilée par les brouillards, arrosée par des ruisseaux de neige, que colorent des rayons de pourpre et d'azur, se dévoilent aux regards; et, à mesure que les nuages qui les environnent se dissipent, ils laissent voir la demeure du montagnard. Là, le loup hurle, l'aigle aiguise son bec; des oiseaux, des bêtes de proie et des hommes plus sauvages encore s'y disputent leur asile; là s'amoncellent ces orages qui éclatent avec une énergie convulsive dans les derniers mois de l'année.

43. C'est là qu'Harold se sentit enfin seul, et dit un long adieu aux langues des nations chrétiennes. Il s'aventure dans une contrée inconnue que tous les voyageurs citent avec admiration, mais que la plupart n'osent visiter. Son cœur était armé contre le destin; ses besoins étaient peu nombreux; il ne cherchait point le péril, mais il ne reculait point devant lui. La scène était sauvage, mais elle était nouvelle; le désir d'en jouir lui rendit légères les fatigues continuelles du voyage, adoucit pour lui les froids rigoureux de l'hiver et les chaleurs excessives de l'été.

44. Ici la croix rouge (car la croix y est encore debout, quoique outragée ignominieusement par les circoncis,) oublie cet orgueil si cher à ses pontifes. Ici le prêtre et le sectateur de son culte sont également méprisés. Superstition insensée! quelque déguisement que tu prennes, idole, saint, vierge, prophète, croissant, croix, quelque soit le symbole que tu veuilles offrir à l'adoration des hommes, tu n'es qu'un gain sacerdotal et une ruine pour le genre humain! Qui pourra séparer de l'or du vrai culte tes viles et misérables souillures?

45. Contemplez le golfe d'Ambracie, où un monde fut perdu jadis pour une femme, chose aimable et innocente! C'est dans cette baie tranquille que les généraux romains et les rois de l'Asie15 réunirent leurs armées navales conduites à un triomphe douteux, mais à un carnage certain. Regardez! voilà l'endroit où s'élevaient les trophées du second César16! Ils se flétrissent maintenant comme les mains qui les érigèrent. Anarchistes qui portez des couronnes! vous multipliez les misères humaines! Dieu! as-tu créé ce monde pour être tour à tour perdu et gagné par de semblables tyrans?

46. Depuis les sombres barrières de cette contrée hérissée de rochers, jusqu'au centre des vallées de l'Illyrie, Childe Harold traversa plusieurs montagnes majestueuses, dans des contrées à peine connues des géographes. Cependant on rencontre rarement dans l'Attique, si renommée, d'aussi rians vallons; et la belle Tempé ne pourrait pas s'enorgueillir d'un charme qui leur serait inconnu; le Parnasse lui-même, quoiqu'il soit un mont classique et consacré par la poésie, échouerait à effacer la majesté pompeuse de quelques-uns de ces monts qui se cachent derrière cette chaîne sombre de rochers.

47. Il traversa le Pinde, le lac d'Achérusie17; et laissant de côté la capitale de la contrée, il continua sa route pour visiter le chef puissant de l'Albanie18, dont la volonté redoutable est la loi des lois; car d'une main sanglante il gouverne une nation turbulente et hardie; cependant il est encore çà et là quelque bande audacieuse de montagnards qui dédaignent son pouvoir, et de leur forteresse de rochers lançant au loin leurs défis, ne cèdent jamais qu'à l'or19.

48. Monastique Zitza20! asile favorisé du ciel! quand de ta cime ombreuse nous portons nos regards autour de nous, sur nos têtes et à nos pieds, que de couleurs variées, que de charmes magiques nous découvrons alors! Rochers, rivières, forêts, montagnes, tout abonde en ces lieux; et le ciel le plus azuré est en parfaite harmonie avec ce tableau ravissant. En bas, le bruit sourd d'un torrent nous indique la chute d'une cataracte qui tombe entre des rochers suspendus, et dont le froissement perpétuel cause à l'ame une émotion pleine de charmes.

49. Parmi les bosquets qui couronnent cette colline touffue environnée de montagnes qui s'élèvent en amphithéâtre, et au milieu desquelles elle ne paraît pas sans dignité, les blanches murailles du couvent brillent agréablement sur la hauteur. C'est là qu'habite l'affable Caloyer21, qui exerce avec empressement l'hospitalité; le passant y est toujours bienvenu, et il ne s'éloignera jamais de ces lieux sans émotion, s'il trouve ses délices à contempler les charmes de la nature.

50. Qu'il y passe les jours de la saison brûlante; frais est le gazon que protège le feuillage de ces arbres séculaires; les brises viendront agiter autour de lui leurs ailes caressantes; il respirera l'air embaumé du ciel. La plaine se développe au loin.—Oh! qu'il jouisse des plaisirs innocens quand ils s'offrent à lui comme en ces lieux; les rayons dévorans du soleil, imprégnés d'un poison subtil, ne peuvent y pénétrer. Que le pélerin vienne s'y reposer de ses fatigues, et y admirer à loisir les splendeurs du matin, du soleil à son midi, et la beauté des soirs.

51. Sombres, immenses et grandissant à la vue, amphithéâtre volcanique de la nature22, les Alpes de la Chimère se développent dans le vaste horizon. À leur pied se déploie une vallée pleine de mouvement et de vie; les troupeaux bondissent, les arbres s'agitent avec grâce; des ruisseaux l'arrosent en tous sens, et le sapin des montagnes se balance sur les hauteurs. Contemplez le noir Achéron23! consacré anciennement comme séjour des morts. Pluton! si c'est l'enfer que je vois, ferme les portes honteuses de ton Elysée, mon ombre ne cherchera point à le connaître.

52. Les tours d'aucune ville ne viennent souiller cette délicieuse perspective; quoique peu éloignée, Yanina ne se laisse pas encore apercevoir; elle est voilée par un rideau de collines! Ici les hommes sont peu nombreux, les hameaux sont dispersés, et les cabanes solitaires sont très-rares. Mais la chèvre broute suspendue sur le bord de chaque précipice; et regardant d'un air pensif son troupeau dispersé, le petit berger, revêtu de sa blanche capote24, penche sa forme enfantine sur la pente du rocher, où, à l'approche de l'orage, il va dans sa grotte attendre que le court météore soit passé.

53. O Dodone! où est ton antique forêt, ta source prophétique et ton oracle divin? Quelle est la vallée dont l'écho redisait les réponses de Jupiter? Quel vestige reste-t-il de l'autel du maître du tonnerre? Tout, tout est oublié!—et l'homme se plaindra de ce que les frêles liens qui l'attachent à la vie éphémère sont rompus? Cesse donc, insensé! tes lâches murmures. La destinée des dieux peut bien être la tienne; voudrais-tu survivre au marbre et au chêne robuste lorsque les nations et les mondes eux-mêmes doivent disparaître engloutis par les âges!

54. Les frontières de l'Épire s'éloignent, et les montagnes s'évanouissent dans le lointain; fatigué de tenir en admiration ses regards sur les montagnes, il les repose agréablement sur une douce vallée, embellie de tous les charmes du printems. La plaine aussi possède des beautés peu communes, si quelque fleuve majestueux y promène ses ondes rapides, ombragées par des arbres qui se balancent sur ses bords, et dont le feuillage mobile semble se jouer dans ses flots, ou, avec les rayons de la lune, sommeiller sur sa surface, à l'heure solennelle de minuit.

55. Le soleil était descendu derrière les hauteurs du vaste Tomerit25, et le Laos mugissant roulait sombre et rapide26; les ombres accoutumées de la nuit s'étendaient insensiblement; lorsque, en suivant les détours escarpés du vallon, Childe Harold aperçut, comme des météores dans les cieux, les brillans minarets de Tépalin, dont les remparts dominent le fleuve. Il entendit, en approchant, la voix des hommes de guerre, dont le bruit sourd se mêlait à la brise qui soupirait dans la profondeur du vallon.

56. Il passa près de la tour silencieuse du harem sacré, et il aperçut, à travers les arches exhaussées de la porte, la demeure de ce chef redoutable dont tout ce qui l'environnait proclamait la haute puissance. C'est au milieu d'une pompe non commune que se montre ce despote, dont la cour est agitée de nombreux préparatifs de guerre; les esclaves, les eunuques, les soldats, les passagers et les santons attendent les ordres du maître. Sa demeure est un palais en dedans, en dehors une citadelle. Là paraissent se donner rendez-vous les hommes de toutes les nations.

57. Richement caparaçonnée, une troupe de chevaux armés pour la guerre et une troupe égale de guerriers formaient un cercle dans le fond de la vaste cour; dans le haut, des groupes étrangers garnissaient les corridors, et de tems en tems quelque Tartare au large turban, piquant de l'éperon son cheval de l'Ukraine, faisait retentir l'écho des salles. Le Turc, le Grec, l'Albanien et le Maure s'y mêlaient sous les costumes les plus variés, tandis que le bruit sourd du tambour de guerre annonçait la fin du jour.

58. Là, le fier et sauvage Albanais aux jambes nues, la tête ceinte d'un schall, portant une riche carabine et des vêtemens brodés d'or; les Macédoniens aux écharpes de pourpre; le Delhi, couvert de son bonnet qui inspire la terreur, au glaive recourbé; le Grec vif et joyeux; le fils mutilé de la noire Nubie; et le Turc à la longue barbe, qui daigne rarement prononcer une parole, le maître de tout ce qui l'entoure, et trop puissant pour être doux envers ceux qu'il commande,

59. Sont mêlés sans être confondus. Les uns sont couchés en groupes, observant la scène bigarrée qu'ils ont sous les yeux. On y voit le grave Musulman dans la posture de la dévotion; quelques-uns fument, d'autres jouent. Ici l'Albanais se promène avec fierté; là on entend chuchoter le Grec causeur. Écoutez! des sons solennels partent de la mosquée; la voix du Muezzin ébranle le minaret: «Il n'y a point d'autre dieu que Dieu!—Voici l'heure de la prière.—Dieu est grand!»

60. C'était pendant cette saison de la fête du Ramazan. Le jour entier était consacré à la pénitence; mais lorsque l'heure du tardif crépuscule fut passée, le règne des plaisirs et de la bonne chère commença. Tout était en mouvement dans le palais d'Ali; la troupe des domestiques préparait et servait les mets nombreux du festin. La galerie devenue déserte parut alors un luxe inutile. Des bruits confus partaient des appartemens intérieurs, d'où sortaient et rentraient sans cesse les pages et les esclaves.

61. Ici la voix de la femme n'est jamais entendue. Retirée à part, voilée, surveillée, il lui est à peine permis de faire un pas. Elle ne donne qu'à un seul homme sa personne et son cœur. Apprivoisée dans sa cage, cet oiseau inconstant ne désire point en sortir. Elle n'est point malheureuse de l'amour de son maître, et elle se complait dans les soins délicieux d'une mère. Soins pleins de félicité! bien au-dessus de tous les autres sentimens! Elle élève elle-même avec tendresse l'enfant qu'elle a conçu, et ne l'éloigne pas d'un sein qui n'est le partage d'aucune basse passion.

62. Dans un pavillon pavé de marbre, au centre duquel on voyait s'élever une source d'eau vive, dont les jets bouillonnans répandaient une naturelle fraîcheur, Ali reposait sur des coussins voluptueux qui invitaient au repos. C'est un homme de guerre et de crimes. Cependant vous ne pouvez distinguer dans ses traits vénérables, où la douceur se mêle à l'expression de la bienveillance, tout ce qu'ils cachent de cruel et de sanguinaire.

63. Ce n'est pas que sa blanche et longue barbe s'allie mal avec les passions qui appartiennent à la jeunesse; l'amour est aussi le partage de la vieillesse.—Hafiz l'a démontré. Le vieillard de Téos chanta souvent l'amour.—Mais les crimes qui dédaignent la tendre voix de la pitié; les crimes qui rendent tous les hommes odieux, surtout l'homme avancé en âge, ont marqué Ali de la férocité du tigre. Le sang appelle le sang, et ceux qui ont commencé par le sang leur carrière mortelle la finiront par des actes plus sanguinaires encore.

64. Là, au milieu des objets les plus nouveaux pour l'œil et pour l'oreille, notre pélerin se reposa de ses fatigues en contemplant toute la pompe du luxe musulman. Il se dégoûta bientôt de ce spacieux séjour de richesse et de volupté, retraite choisie de la grandeur rassasiée qui fuit le bruit de la ville. Avec moins de pompe et d'éclat, cette retraite aurait eu des charmes; mais la tranquillité abhorre les joies factices; et le plaisir, mêlé à la pompe, détruit le charme de tous les deux.

65. Ils sont farouches les enfans de l'Albanie; cependant ils ne manquent pas de vertus, tant sauvages soient-elles. Où est l'ennemi qui leur a jamais vu tourner le dos? Qui pourrait aussi bien endurer les fatigues de la guerre? Leur bravoure naturelle n'est jamais plus calme que dans les tems de péril et de détresse. Leur amitié est aussi sûre, que leurs ressentimens sont terribles. Quand la reconnaissance ou la valeur les appellent à répandre leur sang; intrépides, ils se précipitent partout où il plaît à leur chef de les conduire.

66. Childe Harold les vit dans la citadelle de leur capitaine, accourant en foule pour aller aux combats chercher des succès et de la gloire. Il les revit ensuite, lorsque, tombé en leur pouvoir, il devint lui-même la victime d'un malheur passager. Dans ces momens d'infortune où les hommes pervers sont plus cruels, ces Albanais lui offrirent un asile sous leur toit protecteur. Des hommes moins barbares auraient eu moins de générosité, et des compatriotes se seraient tenus à l'écart27. Dans les événemens qui éprouvent le cœur des hommes, combien peu restent fidèles à l'infortune!

67. Il arriva qu'un jour des vents contraires poussèrent son esquif sur la côte dangereuse des rochers de Souli, au milieu des ténèbres et de la solitude désolée de la nuit. Il était périlleux d'aborder; il l'était plus encore de rester sur les flots. Les matelots cependant hésitèrent quelques tems, craignant de se confier à une terre, peut-être inhospitalière, où la trahison pouvait les attendre. Ils s'aventurèrent enfin de mettre à la côte, quoique doutant si ces hommes, qui haïssent également le chrétien et le turc, ne renouvelleraient pas pour eux leurs anciens actes de barbarieA.

Note A: Ancient butcher-work.

68. Crainte vaine! les Souliotes leur tendirent une main amie, les conduisirent à travers les récifs, et les firent éviter de dangereux marécages. Quoique moins grâcieux, ils furent plus humains que des esclaves policés; ils se livrèrent aux inspirations du cœur, séchèrent les vêtemens mouillés de leurs nouveaux hôtes, rallumèrent la lampe joyeuse, remplirent la coupe et leur offrirent leurs alimens. Ces alimens étaient grossiers; mais c'était tout ce qu'ils possédaient. Une telle conduite porte la rare empreinte de la philanthropie.—Faire reposer le voyageur fatigué, adoucir la tristesse de l'affligé est une leçon pour les hommes heureux, et doit faire rougir les méchans.

69. Il arriva que lorsque Harold voulut enfin quitter ces montagnes, une troupe de brigands infestait les chemins, et répandait partout les ravages du fer et de la flamme. Il prit en conséquence une escorte fidèle pour traverser la vaste et sauvage forêt de l'Acarnanie. Cette escorte était bien disposée contre des attaques imprévues, et endurcie aux fatigues. Il ne s'en sépara que lorsqu'il fut arrivé sur les bords du large et limpide Achéloüs, et que de là il eut aperçu les collines de l'Étolie.

70. Là, où l'Utraikey solitaire forme son bassin arrondi, dans lequel les flots fatigués se retirent pour réfléchir en repos l'éclat des astres nocturnes, le feuillage des arbres de la verte colline se rembrunit en se balançant à l'heure de minuit sur le sein de la baie silencieuse, pendant que les brises arrivent de l'ouest en poussant de légers murmures, et en caressant la surface azurée de l'onde qu'ils rident à peine. C'est dans ces lieux qu'Harold reçut un bienveillant accueil; il ne vit pas sans émotion cette scène charmante, car il trouvait dans la douce présence de la nuit une foule d'innocens plaisirs.

71. Les feux nocturnes étincelaient sur le rivage. Les divertissemens du jour étaient terminés; la coupe remplie d'un vin rouge circulait au loin28, et Harold qui se trouva inopinément au milieu des convives, s'arrêta frappé d'un muet étonnement. Avant que l'heure silencieuse de minuit fût passée, les amusemens natifs de la foule commencèrent. Chaque palikare29 déposa son sabre, et la main dans la main, homme avec homme, bondissant de joie, le clan à demi nu, se livra à la danse en faisant entendre des chants sauvages.

72. Childe Harold se tint à quelque distance, et cette espèce de débauche sauvage qu'il voyait ne lui déplut pas, car il ne haïssait point des gaîtés innocentes, quoiqu'un peu grossières. Au résumé, ce n'était point un spectacle commun de voir les jeux barbares, mais décens, de ces palikares; la flamme des feux nocturnes, passant sur leurs visages, faisait ressortir l'éclat rapide de leurs yeux noirs, l'agilité de leur mouvemens, leurs longues boucles de cheveux qui flottaient naturellement jusqu'à leur ceinture, tandis qu'ils fesaient entendre de concert ce chant moitié chanté, moitié crié30.

CHANT DES PALIKARES.

I.

Tambourgui31! TambourguiA! ta bruyante alarme rend l'espérance au brave et la promesse de la guerre; tous les enfans des montagnes se lèvent à ton appel: le Chimariote, l'Illyrien et le terrible Souliote.

Note A: Tambour.

II.

Oh! qui est plus brave que le brave et intrépide Souliote, revêtu de sa chemise blanche et de sa capote velue? Il abandonne au loup et au vautour son troupeau sauvage, et descend dans la plaine comme le torrent qui se précipite du rocher.

III.

Les fils de Chimari, qui n'oublient jamais les injures d'un ami, laisseront-ils la vie à leurs ennemis vaincus? Faut-il que nos carabines, qui ne manquent jamais leur but, abandonnent une telle vengeance? Quel but est plus beau que le cœur d'un ennemi?

IV.

La Macédoine envoie ses enfans invincibles; pour un tems ils abandonnent leurs cavernes et la chasse. Mais leurs écharpes d'un sang rouge seront encore plus rouges avant que le sabre soit rentré dans le fourreau et la bataille terminée.

V.

Alors les pirates de Parga, qui habitent sur la mer, et qui apprennent aux pâles chrétiens ce que c'est que d'être esclaves, vont abandonner leurs longues galères et leurs rames, et traîner leurs captifs dans l'endroit destiné à leur servir de prison.

VI.

Je ne cherche point les plaisirs que donne la richesse: mon sabre saura me conquérir ce que le faible doit acheter. J'emmènerai la jeune épouse aux longs cheveux flottans, et plus d'une vierge pleurera loin de sa mère.

VII.

J'aime le beau visage d'une jeune et belle vierge, je m'endormirai dans ses caresses; ses chants calmeront mes transports. Qu'elle apporte avec elle sa lyre harmonieuse et nous chante un chant sur la défaite de son père.

VIII.

Souviens-toi du jour où tomba Prévise32, les soupirs des vaincus, les cris des vainqueurs, les palais que nous incendiâmes et le partage du butin; les riches que nous égorgeâmes, et les beautés qui furent épargnées.

IX.

Je ne parle point ici de pitié ni de crainte: il doit les ignorer celui qui veut servir le Vizir. Depuis les jours de notre prophète, le Croissant n'a point vu un chef aussi fameux qu'Ali-Pacha.

X.

Le terrible Mouchtar, son fils, est allé sur le Danube: que les GiaoursA à la chevelure jauneB tremblent devant sa queue de chevalC: quand ses DelhisD fondront avec fureur sur les rangs ennemis, combien il échappera peu de Moscovites au tranchant de leur sabre!

Note A: Infidèles, ou ceux qui ne suivent pas la croyance du prophète.

Note B: Les Musulmans donnent l'épithète de jaune aux Russes.

Note C: Les queues de cheval sont les insignes d'un pacha.

Note D: Cavaliers, répondant à des espèces de corps francs.

XI.

SélietarA, tire de son fourreau le cimeterre de notre Capitaine. Tambourgui! tes alarmes nous donnent la promesse de la guerre; vous, montagnes, qui nous voyez descendre au rivage, vous nous reverrez comme vainqueurs, ou vous ne nous reverrez point!

Note A: Porte-épée.

73. Belle Grèce! triste débris d'un empire glorieux33! immortelle, quoique n'étant plus! grande encore, quoique tombée! Qui guidera maintenant au combat tes enfans dispersés, et effacera les traces de ton long esclavage? Tes enfans ne ressemblent plus à ces guerriers intrépides qui, résolus à un trépas volontaire, allèrent l'attendre dans le défilé sépulcral des sombres Thermopyles.—Oh! qui recueillera leur généreux dévouement, s'élancera des bords de l'Eurotas, et te rappellera du sommeil de la tombe?

74. Génie de la liberté! lorsque tu guidas Thrasybule et ses compagnons sur les hauteurs de Phylé34, pouvais-tu prévoir l'heure fatale où la désolation s'appesantirait sur les plaines attiques? Ce ne sont pas seulement trente tyrans qui appesantissent les chaînes de la Grèce; tout musulman peut être un despote sur ta terre sacrée; et tes enfans ne se soulèvent point! ils se bornent à de vaines malédictions, tremblans sous la verge d'une main turque, esclaves du berceau jusqu'à la tombe; en un mot, dégradés, de la dignité d'homme.

75. Comme tout est changé en eux, excepté la forme seule de leurs traits! et qui pourrait voir la flamme étincelante de leurs yeux, sans penser que leur cœur brûle de nouveau de ton feu immortel, ô liberté perdue! Plusieurs d'entre eux rêvent que l'heure est proche où ils pourront reconquérir l'héritage de leurs pères. Ils soupirent vivement après le secours des armes étrangères, sans oser marcher seuls contre la férocité de leurs ennemis, ou effacer leur nom avili des fastes douloureux, de l'esclavage.

76. Serfs héréditairesA! ne savez-vous pas que ceux qui veulent être libres doivent s'affranchir eux-mêmes? que c'est par leur bras seul que leur liberté doit être conquise? Croyez-vous que le Gaulois ou le Russe vous affranchiront?—Non!—Ils pourront abaisser vos orgueilleux oppresseurs, mais vous ne porterez plus d'offrandes aux autels de la liberté! Ombres des Hilotes! triomphez de vos ennemis! O Grèce! change de maîtres, ton sort sera toujours le même. Tes jours de gloire sont passés, mais non tes années de honte.

Note A: Il est nécessaire de se rappeler que ces vers furent écrits avant l'insurrection grecque, pour justifier le poète et ceux qu'il qualifie ainsi.

On sait comment ils ont répondu à l'appel.

(N. du Tr.)

77. La cité conquise sur les Giaours, au nom d'Allah, peut être reconquise par eux sur les descendans d'Othman. L'impénétrable tour du sérail peut encore recevoir les Francs intrépides, ses premiers conquérans35. Les enfans de la race rebelle de Vahab36 qui osa dépouiller le tombeau du prophète de toutes les pieuses offrandes, peuvent encore précipiter leur marche sanglante à l'occident de leur brûlante patrie; mais jamais la liberté ne reviendra visiter cette terre désolée, où les esclaves succéderont aux esclaves pendant des années innombrables d'éternelles misères.

78. Cependant remarquez la gaîté de ces Grecs dans ces jours qui précèdent ceux du carême, pendant lesquels ils se préparent, dans leurs saints rites, à la pénitence qui délivre l'homme du poids de ses péchés mortels par des abstinences durant le jour et des prières nocturnes. Mais avant que le repentir se couvre du costume de pénitent, il est permis à tout le monde de prendre quelques jours de divertissemens pour se livrer à tous les plaisirs, d'aller à la danse des bals masqués sous les costumes les plus bizarres, et de se réunir à la troupe mimique du joyeux carnaval.

79. Quels chrétiens se livrent plus aux divertissemens que les tiens, ô Stamboul, jadis la capitale de leur empire? Ils ont oublié que les turbans souillent maintenant Sainte-Sophie, et que la Grèce n'a plus d'autels. (Hélas! ses malheurs viennent encore attrister mes chants!) Ses poètes autrefois faisaient entendre des chants de joie, car le peuple était libre. Ils ressentaient tous la commune allégresse qu'aujourd'hui ils sont obligés de feindre. Je n'avais jamais vu un tel spectacle, ni entendu de tels chants que ceux qui faisaient tressaillir le Bosphore.

80. Grand était le tumulte joyeux qui faisait retentir le rivage; la musique changeait à chaque instant, sans interrompre ses accords. De tems en tems l'écho répétait le bruit cadencé des rames sur la mer, et les vagues répondant à ce battement mesuré, rendaient un doux gémissement. La reine des marées répandait du haut des cieux une clarté complice, et lorsqu'une brise passagère glissait sur les vagues, on l'eût prise pour un rayon plus brillant, détaché de son trône pour réfléchir dans l'onde son image jusqu'à ce que les flots étincelans parurent éclairer le rivage qu'ils baignaient avec harmonie.

81. Plusieurs légers caïques effleuraient la surface écumante des flots. Les filles de la contrée dansaient sur le rivage. Le jeune homme et la jeune vierge oubliaient, tous les deux, le sommeil et la demeure de leurs pères, tandis que des yeux languissans se faisaient entre eux un échange de regards auxquels peu de cœurs pouvaient résister; une main tremblante se sentait pressée avec tendresse, et répondait à la main qui la pressait. O amour! amour de la jeunesse, enchaîné dans tes liens de rose! que le sage ou le cynique dissertent tant qu'ils voudront; ces heures, ces heures seules rachètent des siècles d'infortunes.

82. Mais parmi cette foule joyeuse sous le masque, n'est-il point de cœurs qui frémissent d'une indignation secrète, et que le déguisement le plus soigné peut trahir à demi? Pour de tels cœurs les doux murmures de la vague semblent répéter leurs plaintes et leurs vains gémissemens. Pour de tels cœurs la gaîté de la foule folâtre est une source de pensées tristes et de froid dédain. Comme ils maudissent ces gaîtés insouciantes et prolongées, et qu'il leur tarde de changer leur robe de fête pour celle de la tombe!

83. Tel doit être le sentiment d'un vrai fils de la Grèce, si la Grèce peut encore s'enorgueillir d'un vrai patriote. Ils ne sont pas dignes de ce nom, ceux qui parlent toujours de guerre dans les douceurs de la paix, d'une paix d'esclave; qui soupirent après tout ce qu'ils ont perdu, et qui cependant abordent leurs tyrans avec un doux sourire, et portent à la main la faucille servile, au lieu du glaive de la liberté. Ah! Grèce! ceux qui t'aiment le moins sont ceux qui te doivent le plus; leur naissance, leur sang et cette sublime lignée d'ancêtres illustres qui sont la honte de ta race dégénérée.

84. Quand on verra renaître les austères vertus de Lacédémone; quand Thèbes donnera le jour à d'autres Épaminondas; quand les enfans d'Athènes retrouveront des cœurs; quand les mères grecques enfanteront des hommes; alors tu pourras être délivrée, mais non avant. Mille ans suffisent à peine pour fonder un empire; une heure peut le réduire en poussière. Et quand un peuple peut-il recouvrer sa splendeur dispersée, rappeler ses anciennes vertus, et triompher du tems et de la destinée?

85. Et cependant, que tu es encore belle dans tes jours de misères, patrie d'hommes divins et de dieux qui ont subi le destin des mortels! Tes vallons, toujours verts, tes montagnes couronnées de neige37, te proclament encore la bien-aimée de la nature! Tes autels, tes temples renversés, mêlant leurs débris à la poussière des héros, sont brisés par le soc de la charrue. Ainsi périssent les monumens des hommes! Ainsi tout périt à son tour, excepté la vertu célébrée dans des chants dignes d'elle;

86. Excepté quelques colonnes solitaires qui semblent gémir sur leurs sœurs de la carrière, renversées auprès d'elles38; excepté le temple de Minerve qui orne encore le rocher de Colonna en élevant sa forme aérienne au-dessus des flots; excepté des tombeaux, à moitié oubliés, de quelques guerriers, dont les pierres grisâtres et le gazon non foulé bravent faiblement les siècles, mais non l'oubli, tandis que les étrangers seuls ne passent pas auprès d'eux sans s'y arrêter un instant comme moi, et peut-être ne s'en éloignent pas sans soupirer: hélas!

87. Cependant, ô Grèce! tes cieux sont toujours purs, tes rochers toujours sauvages, frais sont tes bosquets, et tes champs couverts de verdure; ton olive mûrit comme lorsqu'elle avait le sourire de Minerve; l'Hymette est toujours riche en miel; l'abeille joyeuse y construit toujours sa forteresse odoriférante; pélerin indépendant qui voyage dans le ciel de tes montagnes, Phébus dore encore tes longs étés; le marbre de Mendéli étincelle encore à ses rayons; les arts, la gloire, la liberté, ont disparu; mais la nature est toujours belle.

88. Dans quelque lieu que nous portions nos pas, terre sacrée! nous trouvons des débris de la gloire. Aucune partie de ton sol n'a été perdue dans une œuvre vulgaire; mais un vaste empire de merveilles se déploie autour de nous. Toutes les fictions des Muses semblent être réalisées, jusqu'à ce qu'épuisés d'admiration nous cessions de contempler des lieux qu'habitèrent si souvent les rêves de notre jeunesse. Chaque colline, chaque vallon, chaque paysage défie le pouvoir qui a renversé tes temples; le tems a ébranlé la citadelle d'Athènes, mais il a épargné la vaste plaine de Marathon.

89. Le soleil, le sol, sont les mêmes, mais non l'esclave qui rampe sur cette plaine. Rien n'y est changé; mais elle est devenue la proie d'un maître étranger.—Il a conservé ses limites et sa gloire illimitée, ce champ de bataille où des milliers de victimes persanes courbèrent la tête sous le glaive fumant de la Hellade. Jour cher à la gloire! où le nom de Marathon devint un nom magique39, qui fait apparaître aux yeux de celui qui l'entend prononcer, le camp, l'ennemi, la mêlée, la marche des conquérans;

90. Le Mède qui fuit, son carquois brisé et vide de flèches, le Grec intrépide et sa lance rougie du sang des vaincus; les montagnes dominant la plaine, l'étendue de l'Océan qui la baigne, la mort en face, la destruction dans la retraite; telle était la scène qu'offrait Marathon.—Quel vestige en reste-t-il ici maintenant? Quel trophée nous signale cette terre sacrée, et nous rappelle le sourire de la liberté et les larmes de l'Asie? Une urne dépouillée, une tombe violée, et la poussière que le pied de ton coursier, barbare étranger! fait voler dans les airs.

91. Cependant des foules de pélerins viendront, sans jamais se lasser, visiter les débris de ta splendeur passée. Long-tems le voyageur, au souffle du vent d'Ionie, viendra saluer la terre brillante des exploits héroïques et de la poésie. Long-tems encore tes annales et ta langue immortelle rempliront de ta gloire le cœur de la jeunesse de toutes les nations. Orgueil du vieillard! étude du jeune homme! vénérée du sage, adorée par les poètes, comme si Minerve et les Muses y dévoilaient encore leurs divins et glorieux enseignemens.

92. Le cœur de celui qui voyage soupire pour sa patrie, quand un être qui le chérit l'attend dans ses foyers paternels; mais celui qu'aucun lien n'y rappelle ou n'y retient, qu'il vienne visiter la Grèce, et contempler avec délices une terre son égale en tristesses. Cette terre de la Grèce n'est pas une terre destinée aux joies du monde; mais que celui qui se plaît dans la mélancolie vienne y passer ses jours; à peine regrettera-t-il sa terre natale lorsqu'il s'égarera dans l'enceinte sacrée de l'antique Delphes, lorsqu'il contemplera les plaines qui furent le tombeau des Grecs et des Perses.

93. Qu'il approche de cette terre consacrée et traverse en paix son magique désert; mais qu'il épargne ses débris.—Que sa main avide ne vienne point dépouiller une contrée déjà trop dépouillée! Ces autels ne furent point destinés à de telles profanations. Révérez ce que les nations autrefois ont révéré, et puisse ainsi le nom de notre patrie ne pas être déshonoré! Puissiez-vous aussi retourner heureusement aux lieux de votre enfance, et y trouver tous les délices de l'amour et toutes les satisfactions de la vie!

94. Pour toi qui, dans un chant trop prolongé, viens de distraire tes heures de loisir par des vers obscurs, ta voix se perdra bientôt dans la foule des ménestrels dont les accens retentissent de nos jours avec tant d'éclat. Cède-leur un périssable laurier.—Il le disputerait mal celui qui ne s'inquiète ni des traits acérés de la critique, ni des éloges de partisans moins sévères depuis que le froid de la mort a glacé tous les cœurs dont il aurait pu envier les suffrages. Il n'est personne à qui on puisse chercher à plaire quand il ne reste personne à aimer.

95. Toi aussi, tu n'es plus! toi qui fus si aimable et si aimée! Toi que me rendaient si chère les douces affections de notre jeunesse! qui fus pour moi ce que personne n'a été depuis, et qui ne m'abandonnas point quoique je fusse devenu indigne de toi! Qu'est-ce que ma vie est maintenant, puisque tu as cessé d'être! Tu n'es plus là pour accueillir avec transport ton voyageur à son retour; il ne lui reste qu'à gémir sur des heures qui ne reviendront plus pour lui.—Oh! que n'ont-elles jamais été, s'il ne devait plus les revoir! Il ne serait point revenu dans sa patrie pour trouver un motif de s'éloigner de nouveau!

96. O toi, toujours aimante, toujours aimable et toujours aimée! Comme le chagrin personnel rappelle le passé et se complaît dans des pensées qui sont d'autant moins amères qu'elles sont plus éloignées! mais le tems peut-être arrachera de mon imagination ton ombre chérie. Implacable trépas! tout ce que tu pouvais me ravir, tu me l'as ravi; une mère, un ami et enfin un être qui était pour moi plus qu'un ami. Jamais tes flèches pour personne ne furent si promptes et si cruelles, et la douleur succédant à la douleur m'a privé des faibles jours que la vie aurait pu m'accorder.

97. Dois-je alors me précipiter de nouveau dans la foule, et rechercher tout ce que dédaigne le repos de l'ame? Suivrai-je l'appel de la débauche dans les banquets joyeux, où le rire faux et bruyant laisse froid le cœur, contracte les joues creuses, et ne laisse dans l'ame abattue qu'un plus profond abattement? Vainement des traits empreints d'une gaîté forcée, veulent-ils feindre le plaisir, et cacher le secret dépit; les sourires ne font que précéder le cours de larmes futures, ou donner à la lèvre une expression mal dissimulée de dédain.

98. Quel est le plus cruel des malheurs qui menacent la vieillesse? Quel est celui qui laisse sur le front les traces les plus profondes? C'est de voir tout ceux qu'on a aimés effacés du livre de la vie, et d'être seul sur la terre, comme moi maintenant. Je me prosterne humblement devant celui qui châtie, dont le bras s'est appesanti sur des cœurs divisés et a détruit toutes mes espérances. Roulez, passez rapidement, jours inutiles! vous n'emporterez pas mes regrets, puisque la mort a enlevé tout ce qui attachait mon ame, et condamné mes jeunes années à toutes les afflictions de la vieillesse.


NOTES DU DEUXIÈME CHANT.

RetourNOTE 1, STANCE 1.

Une partie de l'Acropolis fut détruite par l'explosion d'un magasin à poudre, pendant le siége des Vénitiens.

RetourNOTE 2, STANCE 1.

Nous pouvons tous éprouver ou imaginer le regret ou la tristesse avec laquelle on contemple les ruines des cités qui furent autrefois des capitales d'empires. Les réflexions que suggère un semblable sujet ont été faites trop souvent pour qu'il soit nécessaire de les reproduire ici. Mais jamais la petitesse de l'homme et la vanité de ses meilleures vertus, le patriotisme qui exalte son pays et la valeur qui le défend, n'apparaissent avec plus d'évidence que dans le souvenir de ce que fut Athènes et dans la certitude de ce qu'elle est aujourd'hui. Ce théâtre des luttes de factions puissantes, des disputes d'orateurs, de l'élévation et de la déposition des tyrans, du triomphe et de la condamnation des générations, est devenu aujourd'hui une scène de petites intrigues et de perpétuelles dissensions entre les agens tracassiers de certaine noblesse et gentilhommerie bretonne. «Les renards sauvages, les hiboux et les serpens, dans les ruines de Babylone,» étaient sûrement moins déprédateurs que de tels habitans. Les Turcs ont pour leur tyrannie l'excuse de leur conquête, et les Grecs n'ont fait que subir le sort de la guerre, que peuvent subir les peuples les plus braves. Mais comment seraient-ils coupables, quand deux peintres se disputent le privilége de dépouiller le Parthénon, et triomphent tour à tour, selon la teneur de chaque firman nouveau! Sylla put seulement punir, Philippe subjuguer, et Xerxès brûler Athènes: mais il restait à un pitoyable antiquaire et à ses misérables agens de la rendre aussi méprisable qu'eux-mêmes.

Le Parthénon, avant sa destruction partielle, durant le siége des Vénitiens, a été successivement un temple païen, une église et une mosquée. Sous chacun de ces rapports, il est un objet sérieux d'attention: il avait changé d'adorateurs; mais il était resté toujours un lieu d'adoration, trois fois consacré par le culte. Sa violation est un triple sacrilége. Mais:

L'homme, l'homme vain, revêtu d'une autorité éphémère, joue des tours si fantasques à la face du ciel, qu'il fait pleurer les anges.

RetourNOTE 3, STANCE 5.

Ce ne fut pas toujours la coutume des Grecs de brûler leurs morts. Le grand Ajax en particulier fut enterré tout entier. La plupart des héros devenaient dieux après leur mort; mais on négligeait celui qui n'avait pas des jeux annuels sur sa tombe ou des fêtes instituées en son honneur par ses concitoyens, comme Achille, Brasidas, etc., et enfin même Antinoüs, dont la mort fut aussi héroïque que sa vie avait été infâme.

RetourNOTE 4, STANCE 10.

Le temple de Jupiter Olympien, dont soixante colonnes entièrement de marbre subsistent encore; il y en avait, dans l'origine, cent cinquante. Cependant plusieurs écrivains ont supposé qu'elles avaient appartenu au Parthénon.

RetourNOTE 5, STANCE 11.

Le vaisseau avait été naufragé dans l'Archipel.

RetourNOTE 6, STANCE 12.

«Aujourd'hui (3 janvier 1809), outre ce qui a déjà été envoyé à Londres, un vaisseau hydriote est mouillé dans le Pirée pour attendre un chargement de toutes les antiquités emportables. Ainsi, comme je l'ai entendu dire à un jeune Grec, en s'adressant à un grand nombre de ses compatriotes (car, dans leur état d'abaissement, ils sentirent cependant cet outrage), ainsi lord Elgin pourra se vanter d'avoir ruiné Athènes. Un peintre du premier ordre, nommé Lusieri, est l'agent de la dévastation, et, comme le Grec trouveur de Verres en Sicile, qui suivait la même profession, il est devenu un parfait instrument de rapine. Entre cet artiste et le consul français Fauvel, qui désire sauver ces antiquités pour son propre gouvernement, il existe maintenant une violente contestation à propos d'une voiture pour servir à leurs transports. Une des roues de cette voiture (je voudrais qu'elles fussent brisées toutes les deux) a été cachée par le consul français, et Lusieri a porté sa plainte au waiwode. Lord Elgin a été très-heureux dans le choix qu'il a fait du signor Lusieri. Pendant un séjour de dix ans à Athènes, il n'avait jamais eu la curiosité d'aller jusqu'à SuniumA avant qu'il nous eût accompagnés dans notre seconde excursion. Tant que lui et ses patrons se bornent à consulter des médailles, à apprécier des camées, à dessiner des colonnes, et à marchander des pierres précieuses, leurs petites absurdités sont aussi innocentes que la chasse aux insectes et aux renards, le babil des jeunes-filles, ou le noble plaisir de conduire soi-même son coche, ou d'autres passe-tems semblables; mais quand ils emportent la charge de trois ou quatre vaisseaux, des restes les plus précieux et les plus considérables que le tems et la barbarie ont laissés à la plus outragée comme à la plus célèbre des cités; quand ils détruisent, dans leurs vaines tentatives de les enlever, des ouvrages qui ont été l'admiration des âges, je ne connais aucun motif qui puisse les excuser, ni aucune expression qui puisse qualifier les auteurs et les exécuteurs de cette lâche dévastation. Ce ne fut pas un des moindres crimes, dans l'accusation de Verrès, que d'avoir pillé la Sicile, comme depuis, en imitation, on a pillé Athènes. L'impudence la plus éhontée pourrait difficilement aller plus loin que d'inscrire le nom du ravageur sur les murs de l'Acropolis; tandis que la honteuse et inutile destruction de tout un rang de bas-reliefs, sur l'un des compartimens du temple, ne permettra jamais que ce nom soit prononcé sans exécration par un observateur impartial.

Note A: Maintenant le cap Colonna. Dans toute l'Attique, si on en excepte Athènes et Marathon, il n'y a pas de site plus intéressant que le cap Colonna. Pour l'artiste et l'antiquaire, seize colonnes sont une inépuisable source d'observations et d'études; pour le philosophe, une scène supposée de quelques conversations de Platon avec ses disciples ne sera pas un faible sujet de jouissance; et le voyageur sera frappé de la beauté de la perspective de toutes les îles qui couronnent la mer Égée: mais pour un Anglais, Colonna a un intérêt de plus, comme étant le lieu de la scène du Shipwreck (Naufrage, titre d'un poème) de Falconner. Minerve et Platon sont oubliés dans les souvenirs de Falconner et de Campbell:

Here in the dead of night by Lonna's steep,
The seaman's cry was heard along the deep.

Ici, dans les terreurs de la nuit, près des côtes rocheuses de Lonna, le cri du marinier fut entendu sur l'abîme.

Ce temple de Minerve peut être aperçu, en mer, d'une grande distance. Pendant trois voyages que j'ai faits à Colonna, deux par terre et l'autre par mer, la vue du côté de la terre me parut moins belle qu'en venant des îles. Dans notre second voyage par terre, nous manquâmes d'être surpris par une troupe de Mainotes, qui s'étaient cachés dans des cavernes. Nous apprîmes ensuite, par un de leurs prisonniers, racheté depuis, qu'ils craignirent de nous attaquer à la vue de mes deux Albanais; conjecturant très-sagement pour nous, mais faussement, que nous avions une garde complète de ces Arnautes à notre disposition; ils restèrent donc cachés, et sauvèrent ainsi notre petite troupe, trop peu nombreuse pour opposer la moindre résistance.

Colonna n'est pas moins visité par les peintres que par les pirates. Là

The hireling artist plants his paltry desk,
And makes degraded nature picturesque
.

(Hodgson's lady Jane Grey.)

L'artiste mercenaire plante son misérable pupître, et rend pittoresque la nature dégradée.

Mais la nature, dans ces lieux, avec l'aide de l'art, a fait cela pour elle-même. Je fus assez heureux pour engager un artiste allemand d'un mérite supérieur; et j'espère que je renouvellerai connaissance avec ces vues de Colonna et plusieurs autres du Levant, en recevant ses ouvrages.

Je le suis dans cette occasion: je ne suis ni un collecteur, ni un admirateur de collections, et conséquemment je ne suis pas un rival; mais j'ai quelque ancienne prédisposition en faveur de la Grèce, et je ne pense pas que l'honneur de l'Angleterre s'accroisse par le pillage, soit de l'Inde, soit de l'Attique.

Un autre noble lord a fait mieux, parce qu'il a fait moins: mais quelques autres, plus ou moins nobles, cependant tous hommes honorables, ont encore fait mieux, parce que, après beaucoup d'excavations, d'excursions, de corruptions envers le waiwode, minant et contreminant, ils n'ont rien fait en définitif. Nous avons ainsi beaucoup d'encre et de vin de répandu, et nous avons presque eu du sang. Le prigA de lord Elgin (voyez Jonatham Wilde pour sa définition du priggisme), se prit de querelle avec un autre prig, GropiusB de nom (nom tout-à-fait convenable, very good name, à son genre d'occupation), et demanda satisfaction dans une réponse verbale qu'il fit à une note du pauvre Prussien. Ceci se passait à table; Gropius se mit à rire; mais il ne put rien manger de tout le diner. J'ai des raisons pour me souvenir de cette querelle, car ils voulurent me prendre pour leur arbitre.

Note A: Ce mot ne peut guère s'entendre ici que comme agent, dans une acception défavorable de ce mot.

(N. du Tr.)

Note B: Ce Gropius était employé par un noble lord, dans le seul but de lui faire des dessins, genre dans lequel il excelle; mais je suis fâché de dire qu'abusant de l'autorité d'un nom respectable, il s'est traîné, à une humble distance, sur les pas du signor Lusieri: un vaisseau, plein de ses trophées, fut retenu, et, je crois, confisqué à Constantinople en 1810. Je suis heureux d'être à même d'attester que cela n'était point dans sa mission, qu'il était employé seulement comme peintre, et que son noble patron désavoue toute autre relation avec lui, que comme artiste. Si une erreur commise dans la première et la seconde édition de ce poème, a donné au noble lord un moment de peine, j'en suis très-fâché. Le sieur Gropius a pris, pendant plusieurs années, le titre de son agent; et quoique je ne puisse pas beaucoup me reprocher d'avoir partagé la méprise de beaucoup de personnes, je suis heureux d'avoir été un des premiers à être détrompé. J'éprouve autant de plaisir à me rétracter que j'eus de regret à avancer cette assertion.

RetourNOTE 7, STANCE 12.

Je ne puis résister au désir de profiter de la permission de mon ami le Dr Clarke, dont le nom n'a pas besoin de commentaire avec le public, mais dont l'autorité ajoutera beaucoup de valeur à mon témoignage, en citant l'extrait suivant d'une de ses lettres, très-obligeante pour moi, comme une excellente note aux vers qui précèdent.

«Quand la dernière des Métopes fut enlevée du Parthénon et pendant son déplacement, une grande partie de l'entablement supérieur avec un des triglyphes fut arraché par les ouvriers de lord Elgin. Le Disdar, qui vit le dommage fait au monument, ôta sa pipe de sa bouche, versa une larme, et, d'un ton de voix suppliant, il dit à Lusieri: Τελος!—j'étais présent.»

Le Disdar auquel il est fait ici allusion était le père du Disdar actuel.

RetourNOTE 8, STANCE 14.

Selon Zozime, Minerve et Achille repoussèrent Alaric de l'Acropolis: mais d'autres rapportent que le roi goth fut presque aussi barbare que le pair écossais. Voyez Chandler.

RetourNOTE 9, STANCE 18.

Le filet placé pour empêcher que des éclats ne tombent sur le tillac pendant la manœuvre.

RetourNOTE 10, STANCE 29.

Goza est regardée comme ayant été autrefois l'île de Calypso.

RetourNOTE 11, STANCE 38.

L'Albanie comprend une partie de la Macédoine, l'Illyrie, la Chaonie et l'Épire. IskanderA est le nom turc d'Alexandre, et j'ai fait allusion au célèbre Scanderbey (le bey Alexandre) dans le troisième et le quatrième vers de la trente-huitième stance. Je ne sais pas si j'ai été conforme à la vérité en faisant Scanderbey le compatriote d'Alexandre, qui naquit à Pella en Macédoine; mais Gibbon lui donne ce titre, et il y ajoute Pyrrhus, en parlant de ses exploits.

Note A: اسکدنر L'altération de ce nom historique par les Orientaux, ferait penser qu'ils n'étaient guère plus forts sur les étymologies que nous, quand, par une opération inverse, nous laissions l'article ال al ou el au KoranAlkoran. Les Orientaux ont retranché le al, Αλ, d'Alexandre, pensant que la première syllabe de ce nom était comme chez eux, un article, et ont dit seulement... Iscander.

(N. du Tr.)

En parlant de l'Albanie, Gibbon remarque que cette contrée, à la vue des côtes de l'Italie, est moins connue que l'Amérique. Des circonstances de trop peu d'importance pour les rapporter ici, nous ont conduits, M. Hobbouse et moi, dans cette contrée, avant que nous eussions visité aucune autre partie de la domination ottomane, et, à l'exception du major LeakeA, alors résident officiel de l'Angleterre à Janina, aucun autre Anglais n'a jamais été plus loin dans l'intérieur que cette capitale, ainsi que ce gentilhomme nous l'a dernièrement assuré. Ali-Pacha, à cette époque (octobre 1809, était en guerre avec Ibraïm-Pacha, qu'il avait obligé de s'enfermer dans Bérat, forteresse qu'il assiégeait alors. À notre arrivée à Janina, nous fûmes invités à Tépalin, lieu de naissance de sa grandeur le pacha, où était son sérail favori, à une journée de distance seulement de Bérat; c'est là que le vizir avait établi son quartier-général.

Note A: Probablement l'auteur des Researches in Greece, in-4º, Londres, 1814, qui renferment des remarques fort curieuses sur les langages parlés aujourd'hui en Grèce: le grec moderne, dont il donne une grammaire; l'albanais, les langues bulgare et walaque.

(N. du Tr.)

Après avoir séjourné quelques jours dans la capitale de l'Albanie, nous nous rendîmes à son invitation; mais, quoique prémunis de tout ce qui pouvait nous être utile et escortés par un secrétaire du vizir, nous fûmes neuf jours (à cause des pluies) à faire un voyage qui, à notre retour, n'en dura que quatre.

Nous rencontrâmes, sur notre route, deux villes: Argyrocastro et Libochabo, peu inférieures, à ce qu'il nous parut, à Janina, et le pinceau et la plume ne pourraient rendre dignement les beautés des sites qu'offre le voisinage de Zitza et de Delvinachi, village placé sur la frontière de l'Épire et de l'Albanie proprement dite.

Je ne m'étendrai pas sur l'Albanie et ses habitans, parce que cette tâche sera beaucoup mieux remplie par mon compagnon de voyage dans un livre dont la publication précédera probablement celle du mien, et qu'il me conviendrait aussi peu d'imiter que de précéder; mais un petit nombre d'observations sont nécessaires à l'intelligence du texte.

Les Arnautes ou Albanais me frappèrent beaucoup par leur ressemblance avec les montagnards de l'Écosse, dans leur habillement, leur figure et leur manière de vivre. Leurs montagnes même me parurent des montagnes calédoniennes avec un plus beau climat. Le kilt (espèce de jupon que portent les montagnards de l'Écosse) quoique blanc, leurs formes minces et souples, leur dialecte celtique dans ses sons, et leurs habitudes hardies, tout me transportait à Morven. Aucune nation n'est si détestée ni si redoutée de ses voisins que les Albanais; les Grecs les regardaient à peine comme chrétiens, et les Turcs comme mahométans: dans le fait, ils ont un mélange de ces deux religions, et quelquefois ils n'en suivent aucune. Leurs habitudes sont vagabondes et portées au pillage; ils sont tous armés: et les Arnautes aux schawls rouges, les Monténégrins, les Chimariotes et les Gegdes sont perfides. Les autres Albanais diffèrent un peu dans le costume, et essentiellement dans le caractère. Aussi loin que va mon expérience, j'en puis parler favorablement. J'étais accompagné par deux, un infidèle et un musulman, à Constantinople et dans toutes les parties de la Turquie que j'ai visitées, et on trouverait rarement quelqu'un plus fidèle dans le péril et plus infatigable dans le service. L'infidèle se nommait Basilius, le musulman Derwich Tahiri. Le premier était un homme d'un moyen âge, et le second avait à peu près le mien. Basili était expressément chargé par Ali-Pacha en personne de nous accompagner; et Derwich était l'un des cinquante qui nous servirent d'escorte pour traverser les forêts de l'Acarnanie jusque sur les bords de l'Achéloüs, du côté de Missolunghi; dans l'Étolie. C'est là que je le pris à mon service, et je n'ai pas eu l'occasion de m'en repentir jusqu'au moment de mon départ.

Lorsqu'on 1810, après le départ de mon ami, M. Hobbouse, pour l'Angleterre, je fus saisi d'une violente fièvre en Morée, ces deux hommes me sauvèrent la vie en repoussant mon médecin, qu'ils menacèrent de lui couper le cou, s'il ne me guérissait pas dans un tems donné. C'est à l'assurance consolante d'une rétribution posthume et au refus absolu d'exécuter les ordonnances du docteur Romanelli que j'attribuai ma guérison. J'avais laissé le dernier domestique anglais qui me restait, à Athènes; mon drogman était aussi malade que moi, et mes bons Arnautes me soignèrent avec une attention qui eût fait honneur à la civilisation.

Ils eurent de nombreuses aventures, car le musulman Derwich, étant un fort bel homme, était toujours en querelle avec les maris d'Athènes; de telle sorte que quatre des principaux Turcs me firent une visite de remontrance au couvent où je logeais, parce qu'il avait enlevé une femme du bain,—femme qu'il avait légalement achetée cependant,—chose très-contraire à l'étiquette.

Basili aussi était fort galant à sa manière, et il avait la plus grande vénération pour l'église, en même tems que le plus haut mépris pour les hommes d'église, qu'il souffletait dans l'occasion de la manière la plus hétérodoxe. Cependant il ne passait jamais devant une église sans se signer, et je me rappelle encore les risques qu'il courut en entrant dans Sainte-Sophie, à Constantinople, parce que cette mosquée avait été autrefois consacrée à son culte. Lorsqu'on lui faisait des remontrances sur sa conduite irrégulière, il répondait toujours: «Notre église est sainte, mais nos prêtres sont des voleurs,» et alors il se signait comme il en avait coutume, et il boxait les oreilles des premiers papas (prêtres grecs) qui refusaient de l'aider dans une opération requise, comme il s'en rencontre toujours, où la présence d'un prêtre qui a de l'influence sur le Codjia-Bachi de son village est nécessaire. Il est vrai que l'on ne peut trouver une race abandonnée de mécréans plus abjecte que les derniers ordres du clergé grec.

Quand je fis les préparatifs de mon retour, mes Albanais furent appelés pour recevoir leurs gages. Basili prit les siens avec une démonstration maladroite de regrets de mon départ, et il s'en alla bien vite avec son sac de piastres. J'envoyai chercher de nouveau Derwich, mais on fut quelque tems à le trouver; à la fin, il entra, juste au moment où le signor Logotheti, père du ci-devant consul anglais à Athènes, et quelques autres Grecs de ma connaissance, me rendaient visite. Derwich prend l'argent, mais il le jette tout-à-coup par terre, et, joignant ses mains, qu'il éleva jusqu'à son front, il se précipita de l'appartement en pleurant amèrement. De ce moment jusqu'à l'heure où je m'embarquai, il continua ses lamentations, et tous nos efforts pour le consoler ne tiraient de lui que cette réponse: μα ψεινει! il m'abandonne! Le signor Logotheti, qui jusque-là n'avait pleuré que pour la perte d'un paraA, s'attendrit; le père du couvent, mes domestiques, les personnes qui étaient venues me visiter, se mirent aussi à pleurer, et je crois aussi que le gras et écervelé marmiton de Sterne aurait laissé lui-même sa poissonnière pour sympathiser avec le chagrin sincère et spontané de ce barbare.

Note A: À peu près le quart d'un liard.

Pour ma propre part, quand je me rappelai que, peu de tems avant mon départ de l'Angleterre, un noble personnage, avec qui j'avais été intimement lié, s'excusa de prendre congé de moi, parce qu'il avait à accompagner une de ses parentes chez sa marchande de modes, je me sentis non moins surpris qu'humilié par la comparaison du présent avec mes souvenirs du passé.

Que Derwich me quittât avec quelque regret, je devais m'y attendre: quand le maître et le domestique ont gravi ensemble les montagnes d'une douzaine de provinces, ils ne se séparent qu'à regret. Mais la sensibilité présente de Derwich, en contraste avec sa férocité native, améliora l'opinion que j'avais du cœur humain. Je crois que cette fidélité, presque féodale, est fréquente parmi les Albanais. Un jour, pendant notre voyage sur le Parnasse, un Anglais à mon service apostropha brusquement Derwich dans une dispute concernant mes bagages, et l'Albanais crut que l'autre avait voulu le frapper: il ne dit rien, mais il s'assit, appuyant sa tête sur ses mains. Prévoyant les conséquences qui allaient arriver, nous nous efforçâmes de lui faire comprendre qu'on n'avait pas voulu lui faire un affront. Il ne donna que la réponse suivante: «J'ai été un voleur, je suis un soldat: jamais un chef ne m'a frappé: Vous êtes mon maître: j'ai mangé votre pain; mais, par ce pain! (c'est un serment habituel) s'il en eût été autrement, j'aurais poignardé votre chien de domestique, et je me serais retiré dans les montagnes.» Ainsi finit l'affaire; mais, depuis ce jour, il ne pardonna jamais complètement à celui qui l'avait insulté involontairement.

Derwich excellait dans la danse de son pays, que l'on suppose être un reste de l'ancienne Pyrrhique. Que cela soit ou non, c'est une danse mâle et qui exige une prodigieuse agilité. Elle diffère essentiellement de la stupide Romaïque et de la ronde lourde des Grecs, dont notre compagnie (party) athénienne a tant d'échantillons.

Les Albanais en général (je n'entends point les cultivateurs dans les provinces, qui portent aussi ce nom, mais les montagnards) ont une contenance distinguée; et les plus belles femmes que j'aie jamais vues, pour les formes et pour les traits du visage, je les vis nivelant un chemin qui avait été dégradé par des torrens entre Delvinachi et Libochabo. La démarche des Albanais est tout-à-fait théâtrale, mais cette gravité est probablement l'effet de leur habillement, dont une partie est une capote ou manteau qui est attaché sur une épaule. Leurs longs cheveux rappellent ceux des Spartiates, et leur courage, dans leurs courtes expéditions militaires, est incontestable. Quoiqu'ils aient un peu de cavalerie parmi les Gegdes, je n'ai jamais vu un bon cavalier arnaute; les deux qui étaient à mon service préféraient les selles anglaises, dont cependant ils ne purent jamais faire usage. Mais à pied, ils ne peuvent être domptés par la fatigue.

RetourNOTE 12, STANCE 39.

Ithaque.

RetourNOTE 13, STANCE 40.

Actium et Trafalgar n'ont pas besoin d'autre mention. La bataille de Lépante fut aussi sanglante et importante; mais elle est moins connue. Elle se donna dans le golfe de Patras: c'est là que l'auteur de don Quichote perdit sa main gauche.

RetourNOTE 14, STANCE 41.

Leucade, aujourd'hui Sainte-Maure. De son promontoire (le Saut-de-l'Amour), on dit que Sapho se précipita dans les flots.

RetourNOTE 15, STANCE 45.

On rapporte que le jour qui précéda la bataille d'Actium Antoine avait treize rois à son lever.

RetourNOTE 16, STANCE 45.

Nicopolis, dont les ruines sont très-étendues, est à quelque distance d'Actium; on y voit encore quelques fragmens des murs de l'Hippodrome.

RetourNOTE 17, STANCE 47.

Selon M. Pouqueville, c'est le lac de Yanina; mais Pouqueville est toujours inexactA.

Note A: Byron ne parle ici que d'un premier ouvrage de M. Pouqueville, où plusieurs erreurs s'étaient glissées, faute de renseignemens exacts: elles ont été rectifiées dans les deux grands ouvrages qu'il a publiés depuis, et que n'a point connus Lord Byron.

(N. du Tr.)

RetourNOTE 18, STANCE 47.

Le célèbre Ali-Pacha. On trouvera, sur cet homme extraordinaire, une notice incorrecte dans les Voyages de Pouqueville.

RetourNOTE 19, STANCE 47.

Cinq mille Souliotes, occupant les rochers et le château de Souli, résistèrent à trente mille Albanais, pendant dix-huit ans. Le château fut pris à la fin par trahison. Dans cette guerre il y eut beaucoup de traits dignes des meilleurs jours de la Grèce.

RetourNOTE 20, STANCE 48.

Le couvent et le village de Zitza sont à quatre heures de Yanina, ou de Joanina, la capitale du pachalik. Dans la vallée coule la rivière de Kalamas (autrefois l'Achéron), qui forme une belle cataracte non loin de Zitza. Le site est peut-être le plus beau de la Grèce, quoique les environs de Delvinachi et quelques parties de l'Étolie et de l'Acarnanie puissent lui disputer la palme. Delphes, le Parnasse, et, dans l'Attique, le cap Colonna et le port Raphti lui sont bien inférieurs, ainsi que plusieurs scènes de l'Ionie et de la Troade; et je suis très-porté à y ajouter les approches de Constantinople; mais la comparaison ne pourrait guère se soutenir avec les différentes perspectives de cette dernière ville.

RetourNOTE 21, STANCE 49.

Les moines grecs se nomment Caloyers.

RetourNOTE 22, STANCE 51.

Les monts chimariotes paraissent avoir été volcaniques.

RetourNOTE 23, STANCE 51.

L'Achéron se nomme aujourd'hui Kalamas.

RetourNOTE 24, STANCE 52.

Manteau albanais.

RetourNOTE 25, STANCE 55.

Anciennement le mont Tomarus.

RetourNOTE 26, STANCE 55.

La rivière de Laos était grosse à l'époque où l'auteur la passa, et, immédiatement au-dessus de Tépalin, elle paraissait à l'œil aussi large que la Tamise à Westminster, au moins dans l'opinion de l'auteur et de son compagnon de voyage, M. Hobbouse. En été, elle doit être beaucoup moins grande. C'est certainement la plus belle rivière du levant, et ni l'Achéloüs, ni l'Alphée, ni l'Achéron, ni le Scamandre, ni le Caïstre, n'en approchent en beauté ou en largeur.

RetourNOTE 27, STANCE 66.

Allusion aux pillards de Cornouailles.

RetourNOTE 28, STANCE 71.

Les Albanais musulmans ne s'abstiennent pas de vin, comme la plupart des autres musulmans.

RetourNOTE 29, STANCE 71.

Palikar, sans voyelle finale, en s'adressant à une seule personne, de Παλεχαρε, nom général appliqué à tous les soldats parmi les Grecs et les Albanais qui parlent romaïque. Ce mot signifie proprement un garçon.

RetourNOTE 30, STANCE 72.

Comme spécimen du dialecte albanais ou arnaute de l'Illyrie, j'insérerai ici deux des chants les plus populaires qui sont ordinairement chantés en dansant par les hommes ou les femmes indistinctement. Les premiers mots sont purement une espèce de chœur ou de refrain sans signification, comme on en trouve dans notre propre langue et dans les autres.

I.
Bo, bo, bo, bo, bo, bo,
Naciarura popuso.

I.
La, la, je viens, je viens, garde
le silence.


II.

Naciarura na civin
Ha penderini ti hin.

II.
Je viens, je cours, ouvre la porte,
afin que je puisse entrer.


III.

Ha pe udiri escrotini
Ti vin ti mar serveniti.

III.
Ouvre la porte à moitié, afin que
je puisse prendre mon turban.


IV.

Caliriote me surme
Ea ha pe pse dua tive.

IV.
CalirioteA aux yeux noire, ouvre
la porte, pour que je puisse entrer.


V.

Buo, bo, bo, bo, bo,
Gi egem spirta esimiro.

V.
La, la, je t'entends, mon ame.


VI.

Caliriote vu le funde
Edve vete tunde tunde.

VI.
Une jeune Arnaute, richement
parée, marche avec grâce et orgueil.


VII.

Caliriote me surme
Timi put e poi mi le.

VII.
Caliriote, vierge des yeux noirs,
donne-moi un baiser.


VIII.

Se ti puta citi mora
Si mi ri ni veti udo gia.

VIII.
—Quand je t'ai donné un baiser,
qu'y as-tu gagné? mon ame est consumée de feu.


IX.

Va le ni il cadale
Celo more, more celo.

IX.
—Danse légèrement, avec grâce,
avec plus de grâce encore.


X.

Plu hari ti tirete:
Plu huron cia pra seti.

X.
Ne fais pas tant de poussière;
elle gâterait tes chaussures brodées.

Note A: Les Albanais, particulièrement les femmes, sont fréquemment nommés Caliriotes: j'en ai vainement cherché la raison.

La dernière stance pourrait embarrasser un commentateur. Les hommes, en Albanie, ont certains brodequins, de la texture la plus belle; mais les dames (auxquelles on suppose que le chant qui précède est adressé) n'ont rien sous leurs petites bottes jaunes et leurs pantoufles qu'une jambe bien tournée et quelquefois très-blanche. Les jeunes Albanaises sont beaucoup plus jolies que les Grecques, et leur costume est beaucoup plus pittoresque. Elles conservent leurs formes plus long-tems belles, parce qu'elles sont toujours au grand air. On doit remarquer que l'arnaute n'est pas un langage écrit: c'est pourquoi les mots de la chanson qui précède et de celle qui suit sont orthographiés d'après leur prononciation. Ils ont été transcrits par une personne qui parle et comprend parfaitement le dialecte, et qui est native d'Athènes.

I.
Ndi sefda tinde ulavossa
Vettimi upri vi lofsa.

I.
Je suis blessé par ton amour, et
je n'ai aimé que pour me déchirer moi-même.


II.
Ah vaisisso mi privi lofse
Si mi rini mi la vosse.

II.
Tu m'as consumé; ah! jeune
fille! tu m'as blessé au cœur.


III.
Uti tasa roba stua
Siti eve tulati dua.

III.
J'ai dit que je ne demandais de
douaire que tes yeux et tes œillades.


IV.
Roba stinoris sidua
Qu mi sini vetti dua.

IV.
Je n'ai pas besoin de ce maudit
douaire, je n'ai besoin que de toi.


V.
Qurmini dua civileni
Roba ti siarmi tildi eni.

V.
Donne-moi tes charmes, et que
ta dot alimente la flamme du foyer.

VI.
Utara pisa vaisisso me simi rin ti
hapti
Eti mi bire a piste si gui dendroi
tiltati.

VI.
Je t'ai aimée, jeune fille, avec
une ame sincère; mais tu m'as
abandonné comme un arbre desséché.


VII.
Udi vura udorini udiri cicova cilti
mora,
Udorini talti hollna u ede caimoni
mora.

VII.
Si j'ai placé ma main sur ton
sein, qu'y ai-je gagné? j'ai retiré
ma main; mais j'en ai emporté
des flammes!

Je crois que les deux dernières stances, comme étant d'une mesure différente, doivent appartenir à une autre ballade. Une idée qui a quelque analogie avec la pensée des dernières lignes citées ci-dessus, fut exprimée par Socrate, lorsque, ayant appuyé son bras sur un de ses ύποχολπιοι, Critobule ou Cléobule, le philosophe se plaignit pendant quelques jours d'une douleur pénétrante qui se faisait ressentir jusqu'à l'épaule; c'est pourquoi il résolut très-convenablement d'enseigner ses disciples à l'avenir sans les toucher.

RetourNOTE 31, STANCE 1.

Ces stances sont en partie prises de différens chants albanais, autant que j'ai été capable de les comprendre à l'aide de traductions romaïques et italiennes.

RetourNOTE 32, STANCE 8.

Prévise fut pris d'assaut sur les Français.

RetourNOTE 33, STANCE 73.

On trouvera quelques idées sur ce sujet dans les fragmens qui suivent.

RetourNOTE 34, STANCE 74.

Phylé, qui commande une belle vue d'Athènes, conserve encore des ruines considérables; elle fut prise par Thrasybule, la veille de l'expulsion des trente tyrans.

RetourNOTE 35, STANCE 77.

Lorsqu'elle fut prise par les latins, et conservée pendant plusieurs années. (Voyez Gibbon.)

RetourNOTE 36, STANCE 77.

La Mecque et Médine furent prises il y a quelque tems par les Wahabis, secte qui s'accroît chaque jour.

RetourNOTE 37, STANCE 85.

Sur un grand nombre de montagnes, particulièrement Liakura, la neige ne se fond jamais entièrement, malgré la chaleur intense de l'été; mais je n'en ai jamais vu durer dans la plaine, même en hiver.

RetourNOTE 38, STANCE 86.

Le mont Pentélicus, d'où le marbre qui servit à construire les édifices publics d'Athènes fut tiré. Son nom moderne est le mont Mendéli. Une immense excavation, formée par l'exploitation des carrières, subsiste encore, et subsistera probablement jusqu'à la fin des tems.

RetourNOTE 39, STANCE 89.

«Siste, viator, heroa calcas!» était l'épitaphe du fameux comte Merci. Quels doivent être alors nos sentimens quand nous foulons la tombe des deux cents (Grecs) qui succombèrent à Marathon? Le principal tombeau a été récemment ouvert par Fauvel; on n'y trouva que peu d'antiquités, comme vases, etc. On m'offrit de me vendre la plaine de Marathon pour la somme de 16,000 piastres, à peu près 900 livres sterling (22,500 fr.A)! Hélas! «Expende quot libras in duce summo invenies!» La cendre de Miltiade ne valait-elle pas déjà davantage? Elle n'aurait guère moins rapporté si on l'avait vendue au poids.

Note A: Je ne sais pourquoi M.A.P. traduit ce passage: The plain of Marathon was offered to me for sale at the sum of sixteen thousand piastres, about nine hundred pounds! par: «On m'offrit de me vendre la terre de Marathon pour 1,600 piastres, ce qui fait à peu près 90 livres d'Angleterre.» Ce ne pouvait être pour déprécier encore le sol grec: c'était probablement une erreur de son texte.

(N. du Tr.)

ADDITIONS AUXQUELLES RENVOIE LA NOTE 33.

I.

Avant de rien dire d'une ville dont tout le monde, voyageur ou non, a cru nécessaire de dire quelque chose, je prierai Miss Owenson, si elle choisit bientôt une héroïne athénienne pour ses quatre volumes, d'avoir la bonté de la marier à quelqu'un de meilleure condition qu'un Disdar-Aga (qui, par parenthèse, n'est pas un aga), le plus impoli de tous les petits officiers, et le plus grand patron de rapine qu'Athènes ait jamais vu (excepté lord Elgin). C'est le plus indigne des habitans de l'Acropolis, qui reçoit un traitement annuel de 150 piastres (8 livres sterling), outre lequel on lui donne encore de quoi payer sa garnison, le corps le plus indiscipliné de tous les corps indisciplinés de l'empire ottoman. Je dis ceci par amitié, me rappelant que je fus autrefois la cause que le mari de l'Ida d'Athènes manqua de recevoir la bastonnade. Le dit Disdar est un turbulent mari qui bat sa femme, tellement que je supplie Miss Owenson de solliciter une séparation de corps pour son Ida. Ayant donné ces préliminaires, aux lecteurs de romans, sur une matière de cette importance, j'abandonne Ida pour parler de son lieu de naissance.

Mettant de côté la magie des noms et toutes ces associations d'idées qu'il serait pédantesque et superflu de récapituler, la seule situation d'Athènes suffirait pour la rendre la favorite de tous les hommes qui ont des yeux pour admirer l'art et la nature. Le climat, à moi du moins, paraît un printems perpétuel; pendant huit mois, je n'ai pas passé un jour sans monter plusieurs heures à cheval; la pluie est extrêmement rare, la neige ne séjourne jamais dans les plaines, et un jour nuageux est une agréable rareté. En Espagne, en Portugal, et dans tous les lieux de l'Orient que j'ai visités, excepté l'Ionie et l'Attique, je n'ai point trouvé de climat d'une telle supériorité au nôtre; et à Constantinople, où je passai mai, juin, et une partie de juillet (1810), on peut damner le climat et se plaindre du spleen cinq jours au moins sur sept.

L'air de la Morée est pesant et malsain; mais, du moment où vous passez l'isthme dans la direction de Mégare, le changement est très-sensible. Je crains bien qu'Hésiode ne soit encore trouvé exact dans sa description d'un hiver béotien.

Nous avons trouvé à Livadie un esprit fort, dans la personne d'un évêque grec. Ce digne hypocrite se moquait de sa propre religion avec une grande intrépidité (mais non pas devant son troupeau), et se riait de la messe comme d'une coglioneria. Il était impossible d'avoir meilleure idée de lui pour cela; mais, pour un Béotien, il était vif avec toute son absurdité. Ce phénomène (à l'exception de Thèbes, des ruines de Chéronée, de la plaine de Platée, d'Orchomène, de Livadie, et de sa grotte de Trophonius) fut la seule chose remarquable que nous vîmes avant de passer le mont Cythéron.

La fontaine de Dircé fait tourner un moulin: du moins mon compagnon (qui, ayant résolu d'être tout à la fois propre et classique, se baigna dans ses flots) assura que c'était la fontaine de Dircé, et toute personne qui le jugera convenable pourra le contredire. À Castri, nous goûtâmes de l'eau d'une demi-douzaine de petits ruisseaux (qui, dans quelques-uns, n'était pas des plus pures) avant de décider à notre satisfaction quelle était celle de Castalie; et celle sur laquelle notre choix s'arrêta avait un goût désagréable, qui venait probablement de l'alimentation des neiges; cette expérience ne nous jeta point dans une fièvre épique comme ce pauvre Dr. Chandler.

Du fort de Phylé, dont les ruines considérables existent encore, la plaine d'Athènes, le Pentélique, l'Hymette, l'Acropolis, et la mer Égée, apparaissent tout ensemble aux regards. Selon moi, cette perspective est plus magnifique encore que celle de Cintra et de Constantinople. La vue même de la Troade, qui embrasse l'Ida, l'Hellespont et le mont Athos dans le lointain, ne pourrait l'égaler, quoique supérieure en étendue.

J'avais beaucoup entendu parler de la beauté de l'Arcadie; mais, en exceptant la vue du monastère de Mégaspélion (qui est inférieur à Zitza pour dominer la contrée), et celle de la descente des montagnes sur la route de Tripolitza à Argos, l'Arcadie n'a guère que son nom de bien remarquable.

Sternitur, et dulces moriens reminiscitur Argos.

Virgile n'aurait pu mettre ce vers que dans la bouche d'un Argien; et (je le remarque avec respect) Argos ne mérite pas maintenant l'épithète. Si le Polynice de Stace: in mediis audit duo littora campis, pouvait actuellement entendre les bruits des deux rivages en traversant l'isthme de Corinthe, il aurait de meilleures oreilles qu'il n'en a jamais été porté depuis dans ce voyage.

«Athènes, dit un célèbre géographe, est encore la cité la plus polie de la Grèce.» Cela peut être de la Grèce, mais non des Grecs, car Yanina, dans l'Épire, est universellement regardée, même par eux, comme supérieure en richesse, en raffinement de luxe, en instruction, et par le dialecte de ses habitans. Les Athéniens sont remarquables par leur astuce; et les basses classes ne sont pas seules caractérisées dans ce proverbe qui les range parmi les juifs de Salonique et les Turcs de Négrepont.

Parmi les différens étrangers résidant à Athènes, Français, Italiens, Allemands, Ragusains, etc., il n'y eut jamais de différence d'opinion sur leur appréciation du caractère des Athéniens, quoique, sur tous les autres sujets, ils disputent avec une grande acrimonie.

M. Fauvel, consul français, qui a passé trente ans principalement à Athènes, et aux talens et aux manières duquel, comme artiste et comme homme de distinction, aucune des personnes qui l'ont connu ne refusera un public hommage, a souvent dit en ma présence que les Grecs ne sont pas dignes d'être émancipés; et il fondait son raisonnement sur les motifs de leur dépravation individuelle et nationale; tandis qu'il oublie que cette dépravation doit être attribuée aux causes qui peuvent seulement être éloignées par la mesure qu'il réprouve.

M. Roque, respectable marchand français qui habite depuis long-tems Athènes, me disait avec la plus amusante gravité: «Monsieur, c'est la même canaille qu'aux tems de Thémistocle!» Les anciens Grecs bannirent Thémistocle, et les modernes trompent M. Roque: c'est ainsi que les grands hommes ont toujours été traités!

En un mot, tous les Franks qui sont fixés dans ce pays, et la plupart des Anglais, des Allemands, des Danois, etc., qui ne font que passer, arrivent par degrés à la même opinion, avec autant de fondement qu'un Turk, venu en Angleterre, condamnerait la nation en masse, parce qu'il aurait été friponné par son laquais, ou surfait par sa blanchisseuse.

Certainement, ce n'est point un petit motif d'être ébranlé, quand les sieurs Fauvel et Lusieri, les deux plus grands démagogues du jour, qui se partagent entre eux le pouvoir de Périclès et la popularité de Cléon, et qui tourmentent le pauvre waiwode par leurs perpétuels différends, s'accordent à condamner les Grecs en général comme un peuple nulla virtute redemptum, et les Athéniens en particulier.

Pour moi, je n'ose hasarder mon humble opinion, sachant, comme je le sais, qu'il y a maintenant en manuscrit non moins de Cinq ToursA, de la première dimension et du plus menaçant aspect dans leur habillement typographique, faits par des personnes d'esprit et d'honneur, et qui prendront place au répertoire régulier des livres de cette espèce. Mais, si je puis exprimer mon opinion sans offenser personne, il me semble dur de déclarer si positivement, et si opiniâtrement, comme la plupart des personnes l'ont fait, que les Grecs, parce qu'aujourd'hui ils ne valent rien, ne seront jamais meilleurs.

Note A: Variété du titre de voyage, terme que l'on affectionne en Angleterre comme plus distingué. Chacun y veut faire son tour.

(N. du Tr.)

Eton et Sonnini ont faussé notre opinion par leurs projets et leurs panégyriques; mais, d'un autre côté, de Paw et Thornton ont rabaissé les Grecs au-delà de leurs démérites.

Les Grecs ne seront jamais indépendans; ils ne seront jamais souverains comme autrefois, et Dieu les empêche de le devenir! Mais ils peuvent être sujets sans être esclaves. Nos colonies ne sont pas indépendantes; mais elles sont libres et industrieuses; la Grèce peut devenir ainsi par la suite.

Maintenant, comme les catholiques d'Irlande et les Juifs qui couvrent la terre, ainsi que tout autre peuple hétérodoxe ou bâtonné, les Grecs souffrent tous les maux physiques et moraux qui peuvent affliger l'humanité. Leur vie est un combat contre la vérité; ils sont vicieux pour leur propre défense. Ils sont si peu habitués à être traités avec humanité, que, lorsqu'il leur arrive par hasard d'en ressentir les effets, ils soupçonnent celui qui l'emploie envers eux, comme un chien souvent battu mord la main qui essaie de le caresser. «Ils sont ingrats notoirement, et d'une ingratitude abominable!» Tel est le cri général; mais, au nom de Némésis! pour qui doivent-ils avoir de la reconnaissance? Où est la créature humaine qui a jamais accordé un bienfait à un Grec, ou aux Grecs? Ils doivent être sans doute reconnaissans envers les Turks pour les fers qu'ils leur imposent, et aux Franks pour leurs promesses violées et leurs conseils perfides! Ils doivent être reconnaissans envers l'artiste qui arrache leurs ruines et l'antiquaire qui les emporte; envers le voyageur qui les fait flageller par son janissaire, et l'écrivain qui les insulte dans son journal! C'est là le montant de leurs obligations envers les étrangers.

II.

Au couvent Franciscain, à Athènes, 23 janvier 1811.

Parmi les restes de la politique barbare des premiers âges, on trouve les traces de l'esclavage qui subsiste encore dans différentes contrées, dont les habitans, quoique divisés dans leur religion et leurs habitudes, s'accordent presque tous dans l'oppression qu'ils exercent.

Les Anglais ont eu enfin compassion de leurs nègres; et, sous un gouvernement un peu moins empreint de bigoterie, le jour arriveraA où ils affranchiront aussi leurs frères catholiques; mais l'intervention seule des étrangers peut émanciper les Grecs, qui, autrement, paraissent avoir peu de chances d'émancipation de la part des Turks, comme les Juifs de la part du genre humain en général.

Note A: Ce jour est arrivé, mais peut-être par la force des choses.

(N. du Tr.)

Nous connaissons de reste les Grecs anciens; au moins les jeunes gens de l'Europe consacrent à l'étude de leurs écrits et de leur histoire une grande partie de leur tems, qu'ils pourraient employer plus utilement à étudier leurs propres écrivains et leur propre histoire. Pour les Grecs modernes, nous les négligeons peut-être plus qu'ils ne le méritent; et tandis que chaque individu de quelque prétention au savoir passe sa jeunesse, et souvent son âge mûr, dans l'étude de la langue et des harangues des démagogues athéniens en faveur de la liberté, les descendans réels ou supposés de ces fiers républicains sont abandonnés à la tyrannie actuelle de leurs maîtres, quoique un léger effort de la part des nations européennes pût suffire pour briser leurs chaînes.

De croire, comme les Grecs le font, au retour de leur ancienne supériorité, ce serait une prétention ridicule. Il faudrait pour cela que le reste du monde rentrât dans son ancienne barbarie, après avoir reconnu la souveraineté de la Grèce; mais il ne paraît pas y avoir de grands obstacles, excepté dans l'apathie des Franks, à ce que la Grèce devînt une utile dépendance de l'empire ottoman, ou même un état libre avec de convenables garanties. Cependant je n'avance cela que sauf correction, car beaucoup de personnes bien informées doutent que ce que je propose puisse être jamais mis en pratique.

Les Grecs n'ont jamais perdu l'espoir de leur délivrance, quoiqu'ils soient maintenant très-divisés d'opinions au sujet de leurs probables libérateurs. Leur religion leur inspire de la confiance dans les Russes; mais ils ont déjà été deux fois trompés et abandonnés par cette puissance, et la leçon terrible qu'ils ont reçue après la désertion des Russes dans la Morée n'a pas encore été oubliée. Ils n'aiment pas les Français, quoique la soumission du reste de l'Europe doive être probablement suivie par la délivrance de la Grèce continentale. Les insulaires attendent des secours de l'Angleterre, en voyant qu'elle vient dernièrement de prendre possession de la république Ionienne, à l'exception de Corfou. Mais, quelle que soit la puissance qui prêtera le secours de ses armes aux Grecs, elle sera bienvenue par eux. Quand ce jour arrivera, que le ciel ait merci des Ottomans! ils ne peuvent compter sur la pitié des Giaours.

Mais, au lieu de rappeler ce qu'ils ont été autrefois, ou de disserter sur ce qu'ils peuvent être à l'avenir, considérons comme ils sont présentement.

Et ici il est impossible de concilier la divergence des opinions qui ont été manifestées par les marchands, en décriant les Grecs de toute leur force; par les voyageurs en général, en tournant nombre de périodes à leur louange, et en publiant de curieuses spéculations greffées sur leur premier état de splendeur, qui ne peut avoir plus d'influence sur leur sort actuel que l'existence des Incas n'en aura sur les destinées futures du Pérou.

Un écrivain très-spirituel a nommé les Grecs les alliés naturels des Anglais; un autre, non moins ingénieux, avance qu'ils ne peuvent être les alliés de personne, et qu'ils ne descendent point des anciens Grecs; un troisième, plus ingénieux encore que les deux premiers, bâtit un empire grec sur des fondemens russes, et réalise (sur le papier) toutes les chimères de Catherine II. Quant à la question de leur origine, qu'importe que les Mainotes soient ou ne soient pas les descendans en ligne directe des Lacédémoniens; ou que les Athéniens actuels soient aussi indigènes que les abeilles de l'Hymette, ou que les cigales auxquelles ils se comparaient autrefois? Quel Anglais s'informe s'il est d'un sang danois, saxon, normand ou troyen? ou qui, excepté un Welche, est affligé du désir d'être descendu de Caractacus?

Les pauvres Grecs ne sont déjà pas si abondamment pourvus des biens de la terre pour que leurs prétentions à une antique origine soient un objet d'envie. Alors il est bien cruel, dans M. Thornton, de les troubler dans la possession de tout ce que le tems leur a laissé, c'est-à-dire leur descendance, chose à laquelle ils sont le plus attachés, comme c'est la seule chose qu'ils puissent appeler leur bien propre. Il serait curieux, dans cette circonstance, de publier et de comparer les ouvrages de MM. Thornton et de Paw, Éton et Sonnini; paradoxes d'un côté et prévention de l'autre. M. Thornton prétend qu'il a des droits à la confiance publique, par une résidence de quatorze années à Péra. Cela pourrait être au sujet des Turks; mais ce long séjour ne lui a pas plus donné de lumières sur le véritable état de la Grèce et de ses habitans, que plusieurs années passées dans le quartier des marins de Londres ne lui eussent fait connaître les montagnes de l'Écosse occidentale.

Les Grecs de Constantinople habitent le fanal; et si M. Thornton n'a pas plus souvent traversé la Corne Dorée que ses confrères les marchands n'ont coutume de le faire, je n'ai pas une grande confiance dans ses renseignemens. J'ai entendu dernièrement un de ces messieurs se vanter de leurs communications très-rares avec la cité, et assurer avec un air de triomphe que pour sa part il n'avait été que quatre fois à Constantinople dans un pareil nombre d'années.

Pour ce qui regarde les voyages de M. Thornton dans la mer Noire sur des vaisseaux grecs, ils doivent lui donner la même idée de la Grèce qu'une navigation à Berwick sur un bateau pêcheur anglais lui donnerait des extrémités de l'Écosse. Alors sur quels fondemens s'arroge-t-il le droit de condamner en masse un peuple dont il connaît si peu d'individus? C'est un fait curieux que M. Thornton, qui blâme si souvent Pouqueville toutes les fois qu'il parle des Turks, recoure cependant à lui comme une autorité en parlant des Grecs, et le nomme un observateur impartial. Et pourtant le Dr. Pouqueville n'a pas plus de droit à ce titre que M. Thornton n'en a à le lui conférer.

Le fait est que nous sommes déplorablement privés de renseignemens certains sur les Grecs, et particulièrement sur leur littérature; et il n'y a pas de probabilité que nous en recevions avant que nos relations ne deviennent plus intimes, ou que leur indépendance soit consommée. Les rapports des voyageurs sont aussi peu dignes de confiance que les invectives passionnées des traficans. Mais, jusqu'à ce que nous puissions en avoir de meilleurs, nous devons nous contenter du peu que nous pouvons apprendre de certain à de pareilles sources.

Quelque défectueuses qu'elles puissent être cependant, elles sont préférables aux paradoxes des hommes qui n'ont lu que superficiellement les anciens, et qui n'ont rien vu des modernes, comme de Paw, qui, lorsqu'il affirme que la race des chevaux anglais est ruinée par New-MarketA, et que les Spartiates furent lâches sur le champ de bataille, trahit une égale connaissance des chevaux anglais et des anciens Spartiates. Ses Observations philosophiques auraient une prétention plus juste au titre de Rêveries. On ne doit pas attendre que celui qui condamné si libéralement quelques-unes des plus célèbres institutions des anciens, ait quelque indulgence pour les Grecs modernes; et il arrive heureusement que l'absurdité de ses hypothèses sur leurs ancêtres réfute ses assertions sur eux-mêmes.

Note A: Endroit où se font les courses de chevaux.

Ainsi, croyons qu'en dépit des prophéties de de Paw, et des doutes de M. Thornton, il existe une espérance raisonnable de délivrance en faveur d'un peuple qui, quelles que puissent être les erreurs de sa politique et de sa religion, a été amplement puni par trois siècles et demi de captivité.

III.

Athènes, au couvent Franciscain, le 17 mars 1811.
Je dois avoir un entretien avec ce savant Thébain.

Quelque tems après mon départ de Constantinople pour venir ici, je reçus le trente-et-unième numéro de la Revue d'Édimbourg, qui, à cette distance, était une faveur dont j'étais redevable au capitaine d'une frégate anglaise qui était dans les eaux de Salamine. L'article 3 de ce numéro contenait la revue d'une traduction française de Strabon; on y avait ajouté quelques remarques sur les Grecs modernes et leur littérature, avec une courte notice sur Coray, un des auteurs de la version française. Je me bornerai à un petit nombre d'observations sur les remarques, et le lieu où je les écris me justifiera, je l'espère, de les introduire dans un ouvrage lié, sous plusieurs rapports, à ce sujet. Coray, le plus célèbre des Grecs vivans, au moins parmi les Européens, naquit à Scio (dans la Revue on le fait naître à Smyrne, j'ai des raisons de croire que c'est inexact), et, outre la traduction de Beccaria, et d'autres ouvrages mentionnés par l'écrivain de la Revue, il a publié un lexique en romaïque et en français, si je dois en croire l'assurance que m'en ont donnée quelques voyageurs danois nouvellement arrivés de Paris. Mais le dernier lexique que nous ayons vu ici, en français et en grec, est celui de Grégoire ZolikoglouA. Coray a été récemment engagé dans une désagréable controverse avec M. GailB, commentateur parisien et éditeur de quelques traductions de poètes grecs; parce que l'Institut de France lui avait adjugé le prix pour sa version d'Hippocrate: Περί ύδἀτων, etc., au désappointement, et par conséquent au mécontentement de M. Gail. Des éloges sont indubitablement dus aux travaux littéraires et au patriotisme de Coray, mais une part de ces éloges ne doit pas être enlevée aux deux frères Zozimado (marchands établis à Livourne), qui l'ont envoyé à Paris, et l'y ont maintenu, dans le but exprès de chercher à éclaircir les obscurités des anciens Grecs, et d'ajouter aux recherches modernes de ses compatriotes. Coray toutefois n'est pas aussi célèbre parmi ses compatriotes que quelques-uns qui vivaient dans les deux derniers siècles; plus particulièrement Dorothéus de Mitylène, dont les écrits helléniques sont si estimés par les Grecs, que Meletius les nomme: Μετα τόν Θουχύδιδην καί Ξενοφώντα άριστος Ελληνωυ. (P. 224, Histoire Ecclésiastique, vol. 4.)

Note A: J'ai en ma possession un excellent lexique, τριγλωσσον, que j'ai reçu de S.G., esq., en échange d'une petite pierre précieuse. Mes amis, antiquaires, ne l'ont jamais oublié, et ne me l'ont pas encore pardonné.

Note B: Dans le pamphlet de M. Gail contre Coray, il parle de jeter l'insolent helléniste par les fenêtres. Sur ce, un critique français s'écrie: «Oh! mon Dieu! jeter un helléniste par les fenêtres, quel sacrilége!» C'eût été certainement une sérieuse affaire pour les auteurs qui habitent dans des mansardes. Je n'ai cité ce passage que pour faire voir la ressemblance de style des controversistes de toutes les contrées policées. Londres et Édimbourg soutiendraient avantageusement, dans ce sens, le parallèle avec cette ébullition parisienne.

Panagiotes Kodrikas, le traducteur de Fontenelle, et Kamarasis, qui a traduit en français l'ouvrage d'Ocellus Lucanus, sur l'Univers; Christodoulos, et plus particulièrement Psalida, avec qui je me suis entretenu à Yanina, ont aussi beaucoup de réputation parmi les lettrés de leur pays. Le dernier a publié en romaïque et en latin un ouvrage sur le vrai bonheur, dédié à Catherine II. Mais Polyzoïs, qui est désigné par l'écrivain de la Revue comme le seul moderne, excepté Coray, qui se soit distingué par sa connaissance de l'hellénique, si c'est le Polyzoïs Lampanitziotis de Yanina, qui a publié nombre d'ouvrages en romaïque, il n'est ni plus ni moins qu'un marchand de livres ambulant, avec le contenu desquels livres il n'a rien de commun que son nom placé sur la page du titre pour lui en garantir la propriété dans la publication, et c'est, de plus, un homme entièrement dépourvu de connaissances classiques. Cependant, comme ce nom est commun, quelque autre Polyzoïs peut avoir été l'éditeur des lettres d'Aristhainetus.

Il est à regretter que le système du blocus continental ait fermé toutes les communications par lesquelles les Grecs pouvaient faire imprimer leurs livres, particulièrement à Venise et à Trieste. Les grammaires communes à l'usage des enfans sont devenues même trop chères pour les basses classes. Parmi les livres originaux des Grecs modernes, on doit consulter la Géographie de Mélétius, archevêque d'Athènes, et une multitude d'in-quarto théologiques et de brochures ou pamphlets poétiques. Leurs grammaires et lexiques en deux, trois et quatre langues, sont nombreux et excellens. Leur poésie est rimée. La plus singulière pièce que j'en aie vue, il y a peu de tems, est une satire dialoguée entre un Russe, un Anglais et un Français, voyageurs, le waiwode de la Wallachie (ou Blakbey, comme ils le nomment), un archevêque, un marchand, et un Çogïa-Bachi (ou primat). Ils paraissent successivement dans la pièce, et l'écrivain leur attribue à tous l'avilissement actuel des Grecs sous les Turks.

Leurs chants sont quelquefois gracieux et pathétiques; mais les airs sont généralement désagréables aux oreilles d'un Frank. Le meilleur de tous est le fameux: Δεύτε, παἵδες τὤν ΕλλἠνωνA! par l'infortuné Riga. Mais, dans un catalogue de plus de soixante auteurs que j'ai sous les yeux, on en peut trouver tout au plus quinze qui aient traité autre chose que de la théologie.

Note A: Écoutez, enfans des Grecs, etc. Ce chant sublime a beaucoup de rapport avec la fameuse Marseillaise: on pense que Riga s'en était inspiré.

(N. du Tr.)

Je suis chargé d'une commission par un Grec d'Athènes, nommé Marmarotouri, à l'effet de prendre des arrangemens, s'il est possible, pour faire imprimer à Londres une traduction en romaïque du Voyage d'Anacharsis de Barthélemy. Il n'a pas d'autres moyens de publier sa traduction, si ce n'est d'envoyer son manuscrit à Vienne par la mer Noire et le Danube.

L'écrivain de la Revue mentionne une école établie à Hécatonesi, et supprimée à l'instigation du général SébastianiA. Le critique veut sans doute parler de Cidonie, ou en turc Haivali, ville située sur le continent, où cette institution, qui renferme une centaine d'étudians et trois professeurs, subsiste encore. Il est vrai que cet établissement a été inquiété par la Porte, sous le ridicule prétexte que les Grecs construisaient une forteresse au lieu d'un collége. Mais, après quelques démarches et le paiement de quelques bourses au Divan, la permission a été accordée de continuer l'enseignement. Le professeur principal, nommé Veniamin (c'est-à-dire Benjamin), est regardé comme un homme de talent, mais comme un franc penseur. Il est né à Lesbos, et a étudié en Italie: il enseigne l'hellénique, le latin, et quelques langues franques; outre cela, il a quelques notions sur les sciences.

Note A: Alors notre ambassadeur près la Porte-Ottomane.

(N. du Tr.)

Quoique ce ne soit pas mon intention de m'étendre plus loin sur ce sujet que ce qui concerne l'article en question, je ne puis m'empêcher d'observer que les lamentations du critique de la Revue sur la décadence des Grecs paraissent singulières, lorsqu'il les termine par ces mots: «Ce changement doit être attribué à leurs infortunes plutôt qu'à une dégradation physique.» Il peut être vrai que les Grecs ne soient pas physiquement dégénérés, et que Constantinople contenait, le jour où elle changea de maîtres, autant d'hommes de six pieds et au-dessus que dans ses jours de prospérité. Mais l'histoire ancienne et les publicistes modernes nous enseignent que quelque chose de plus que la perfection physique est nécessaire pour conserver un état dans sa force et son indépendance; et les Grecs, en particulier, sont un triste exemple des rapports intimes qui existent entre la dégradation morale et la décadence d'une nation.

L'écrivain de la Revue parle d'un plan qu'il croit, dit-il, imaginé par Potemkin pour perfectionner le romaïque. J'ai fait d'inutiles efforts pour me procurer des renseignemens sur son existence. Il y avait une académie à St.-Pétèrsbourg pour les Grecs; mais elle a été supprimée par Paul, et n'a point été rétablie par son successeur.

C'est par une distraction de la plume du critique, et ce ne peut être qu'une distraction de sa plume (a slip of the pen) que, à la page 58, nº 31 de la Revue d'Édimbourg, on trouve ces mots: «Nous savons que, lorsque la capitale de l'Orient céda à Solyman...» Il est à présumer que, dans une seconde édition de la Revue, ce dernier mot sera remplacé par celui de Mahomet IIA. «Les dames de Constantinople, ajoute la Revue, parlaient, à cette époque, un dialecte qui n'aurait pas défiguré les lèvres d'une Athénienne.» Je ne sais pas comment cela pourrait être; mais, il m'est pénible de le dire, les dames en général, et les Athéniennes en particulier, sont bien déchues maintenant, étant aussi loin de choisir leur dialecte ou leurs expressions, que toute la race athénienne ne justifie le proverbe:

Ω Αθηνα πρστη χωρα
Τι γαιδαρους τρεψεις τωρα.

Note A: Dans un précèdent numéro de la Revue d'Édimbourg, 1808, il est dit: «Lord Byron a passé quelques-unes de ses premières années en Écosse. Il aurait pu y apprendre que le mot pibroch ne signifie point une cornemuse, pas plus que duo ne signifie un violon.» Dites-moi, était-ce en Écosse que les jeunes gens de l'Edinburgh Review ont appris que Solyman signifie Mahomet II? et encore que critique signifie infaillibilité? mais voilà comme:

Cœdimus inque vicem prœbemus crura sagittis.

L'erreur semble si bien une distraction de plume (par la grande ressemblance des deux mots, et l'absence totale d'erreur du leviathan littéraire), que je l'aurais passée ici sous silence, ainsi que dans le texte, si je n'avais aperçu dans la Revue d'Édimbourg beaucoup de gaîtés facétieuses, à propos de telles découvertes, particulièrement une récente, dans laquelle les mots et les syllabes sont discutés et transposés. Le passage ci-dessus mentionné me porte involontairement à lui apprendre qu'il est plus facile de critiquer que de bien faire. Ces messieurs ayant si souvent joui d'un triomphe après de semblables victoires, qu'ils me permettent cette petite ovation pour le présent.

Dans Gibbon, vol. 10, p. 161, on trouve le passage suivant: «Le dialecte vulgaire de Constantinople était grossier et barbare, quoique les compositions d'église et de palais affectassent quelquefois de copier la pureté des modèles attiques.» Quoi qu'on ait pu dire à ce sujet, il est difficile de concevoir que les dames de Constantinople parlassent, sous le règne du dernier César, un dialecte plus pur que celui dans lequel Anna Comnène avait écrit trois siècles avant, et ces royales pages ne sont pas regardées comme les meilleurs modèles de composition, bien que la princesse γλωτταν ειχεν ΑΚΡΙΒΩΣ αττιχιζουσαν. C'est au fanal et à Yanina que l'on parle le meilleur grec; à Yanina, il y a une école florissante sous la direction de Psalida.

Il vient d'arriver à Athènes un élève de Psalida, qui fait un voyage d'observation dans la Grèce; il est intelligent et mieux instruit qu'un pensionnaire de la plupart de nos colléges. Je rapporte ceci comme une preuve que l'esprit de recherche et d'observation ne sommeille pas chez les Grecs.

L'écrivain de la Revue désigne M. Wright, l'auteur du beau poème intitulé: Horœ Ionicœ, comme propre à donner des détails sur ces Romains de nom et Grecs dégénérés, ainsi que sur leur langue. Mais M. Wright, quoique bon poète et homme capable, a commis une erreur en assurant que le dialecte albanais du romaïque approche le plus de l'hellénique; cependant les Albanais parlent un dialecte aussi notoirement corrompu que l'écossais du comté d'Aberdeen, ou l'italien de Naples. Yanina (où l'on parle le grec le plus pur après le Fanal), quoique la capitale des possessions d'Ali-Pacha, n'est point en Albanie, mais en Épire; et au-delà de Delvinachi, dans l'Albanie propre, jusqu'à Argyrocastro et Tépalin (au-delà de laquelle je ne suis point allé), on parle un grec encore plus mauvais qu'à Athènes même. J'ai eu à mon service, un an et demi, deux de ces singuliers montagnards, dont la langue mère est l'illyrien, et je ne les ai jamais entendu louer, ni leurs compatriotes (que j'ai vus, non-seulement dans leurs demeures, mais au nombre de vingt mille dans l'armée de Veli-Pacha), pour leur grec; mais ils étaient souvent raillés pour leurs barbarismes de province.

J'ai en ma possession près de vingt-cinq lettres (parmi lesquelles il s'en trouve quelques-unes du bey de Corinthe) qui me furent écrites par Notaras, le Cogia-Bachi, et d'autres par le drogman du Caïmacam de la Morée (qui gouverne maintenant en l'absence de Véli-Pacha). On m'a dit que c'étaient de favorables spécimens de leur style épistolaire. J'en ai aussi reçu quelques-unes à Constantinople de la part de quelques particuliers; elles sont écrites dans le style le plus hyperbolique, mais avec le vrai caractère antique.

L'écrivain de la Revue, après quelques remarques sur la langue grecque dans son état passé et présent, arrive à ce paradoxe (page 59) que la connaissance de sa langue maternelle à dû être très-nuisible à Coray pour apprendre l'ancien grec; comme s'il était moins capable de le comprendre à cause qu'il sait parfaitement le moderne! Cette observation suit un paragraphe où l'on recommande en termes explicites l'étude du romaïque comme un puissant auxiliaire, non-seulement au voyageur et au marchand étranger, mais aussi à celui qui fait ses études classiques; en un mot, à toute personne, excepté seulement celle qui peut s'en rendre l'usage familier; et, par une parité de raisonnement, notre vieux langage est regardé comme plus facile à acquérir par les étrangers que par nous-mêmes! Je suis toutefois porté à croire qu'un Allemand, étudiant l'anglais (quoique lui-même d'un sang saxon), serait fort embarrassé pour expliquer Sir Tristrem, ou quelque autre des Auchinlech manuscrits, avec ou sans le secours d'une grammaire ou d'un glossaire. Il paraîtra évident à tous les esprits qu'il n'y a qu'un natif qui puisse obtenir une connaissance compétente, je ne dis pas complète, de nos idiomes tombés en désuétude. Nous devons avoir confiance dans le critique pour son ingénuité, mais nous ne le croirons pas plus que le Lismahago de Smollet, qui soutient que l'anglais le plus pur se parle à Édimbourg. Que Coray ait pu se tromper, c'est possible; mais, s'il en est ainsi, la faute en est à l'homme plutôt qu'à sa langue maternelle, qui est, comme cela doit être, du plus grand secours à l'étudiant grec. Ici l'écrivain de la Revue arrive à l'œuvre des traducteurs de Strabon; j'y termine aussi mes remarques.

Sir W. Drummond, M. Hamilton, lord Aberdeen, le Dr. Clarke, le capitaine Leake, M. Geil, M. Walpole, et beaucoup d'autres personnes qui se trouvent maintenant en Angleterre, ont tout ce qu'il faut pour donner des renseignemens certains sur ce peuple déchu. Le petit nombre d'observations que j'ai publiées n'auraient pas vu le jour, si l'article en question, et, par-dessus tout, le lieu où je l'ai lu, ne m'avaient conduit à méditer attentivement ces pages, que l'avantage de ma situation présente me mettait à même d'éclaircir, ou au moins d'essayer de le faire.

Je me suis efforcé de repousser tous les sentimens personnels qui s'élèvent malgré moi dans tout ce qui concerne la Revue d'Édimbourg; non par le désir de me concilier la faveur de ses écrivains, ou pour effacer le souvenir d'une syllabe de ce que j'ai publié dans le tems; mais simplement parce que je sens l'inconvenance de mêler des ressentimens privés à une discussion de cette espèce, principalement à cette distance de tems et de lieux.

NOTE ADDITIONNELLE SUR LES TURKS.

Les difficultés de voyager en Turquie ont été beaucoup exagérées, ou plutôt ont considérablement diminué depuis quelques années. Les musulmans ont été amenés à une espèce de civilité très-favorable aux voyageurs.

Il est hasardeux de s'étendre beaucoup au sujet des Turks et de la Turquie, puisqu'il est possible de vivre vingt ans parmi eux sans apprendre à les connaître, au moins par eux-mêmes. Autant que ma faible expérience m'a permis d'en juger, je n'ai pour ma part aucune plainte à former; mais je suis redevable de beaucoup de civilités (je puis dire aussi d'amitié) et d'une agréable hospitalité à Ali Pacha, à son fils Véli, pacha de Morée, et à beaucoup d'autres personnes de haut rang dans les provinces. Suleyman Aga, ex-gouverneur d'Athènes, et maintenant gouverneur de Thèbes, était un bon vivant; il était d'un caractère si sociable qu'il était toujours accroupi à table. Pendant le carnaval, lorsque nos compatriotes faisaient des mascarades, lui et son successeur étaient plus heureux de recevoir les masques, qu'aucune douairière de la place du Grand-Veneur (Grosvenor square). Dans une occasion où il soupait au couvent, son ami et son hôte, le cadi de Thèbes, se laissa tomber de table, tandis que le waywode lui-même semblait triompher de sa chute.

Dans toutes mes relations monétaires avec les musulmans, j'ai toujours rencontré l'honneur le plus strict, le plus grand désintéressement. En traitant d'affaires avec eux, on ne rencontre point ces honteuses retenues cachées sous le nom d'intérêt, de différence de change, de commissions, etc., que l'on éprouve uniformément en ayant affaire à un consul grec, qui vous donne des lettres de change même sur les premières maisons de Péra.

Quant à présent, d'après une coutume établie dans l'Orient, vous vous trouverez rarement en perte, parce qu'une bonne lettre de change est généralement retournée par une autre d'une semblable valeur, comme un cheval ou un shawll.

Dans la capitale et à la cour, les citoyens et les courtisans sont formés à la même école que ceux de la chrétienté; mais il n'existe pas un caractère plus honorable, plus aimable et plus courtois que le provincial aga, vraiment turk, ou le gentilhomme musulman de province. On n'entend pas désigner ici les gouverneurs des villes, mais ces agas qui, par une espèce d'alleu féodal, possèdent des terres et des maisons plus ou moins considérables en Grèce et dans l'Asie-Mineure.

Les basses classes sont dans un état de soumission aussi tolérable que le bas peuple dans des contrées qui ont des prétentions plus grandes à la civilisation. Un musulman, en parcourant les rues de nos villes de province, se trouverait plus gêné en Angleterre qu'un Frank dans une pareille situation en Turquie. L'uniforme militaire est le meilleur habillement pour voyager.

On peut trouver des notions satisfaisantes sur la religion et les différentes sectes de l'islamisme dans l'ouvrage français de d'Hosson, et sur leurs manières, etc., peut-être dans l'ouvrage de l'anglais Thornton. Les Ottomans, avec tous leurs défauts, ne sont pas un peuple à mépriser. Égaux au moins aux Espagnols, ils sont supérieurs aux Portugais. S'il est difficile de dire ce qu'ils sont, on peut au moins dire ce qu'ils ne sont pas: ils ne sont pas traîtres, ils ne sont pas lâches, ils ne brûlent pas les hérétiques, ils ne sont pas assassins, quand même l'ennemi marcherait à leur capitale. Ils sont fidèles à leur sultan jusqu'à ce qu'il devienne incapable de gouverner, et ils sont dévoués à leur dieu sans inquisition. S'ils étaient chassés demain de Ste.-Sophie, et si les Russes ou les Français occupaient leur empire, ce serait une question de savoir si l'Europe gagnerait au change? L'Angleterre y perdrait certainementA.

Note A: Cet aveu est remarquable dans la bouche de Lord Byron.

Quant à cette ignorance dont ils sont si généralement, et quelquefois si justement accusés, on peut mettre en doute, en exceptant toujours la France et l'Angleterre, dans quels points usuels de connaissances ils sont surpassés par les autres nations. Est-ce dans les arts habituels de la vie? dans leurs manufactures? Un sabre turk est-il inférieur à un sabre de Tolède? ou un Turk est-il plus mal habillé, logé, nourri et instruit qu'un Espagnol? Leurs pachas sont-ils plus mal élevés qu'un grand d'Espagne? ou un effendi qu'un chevalier de Saint-Jacques? Je ne le crois pas.

Je me rappelle que Mahmout, le petit-fils d'Ali-Pacha, me demanda si mon compagnon de voyage et moi étions de la haute ou basse Chambre du Parlement. Cette question d'un enfant de dix ans prouve que son éducation n'avait pas été négligée. On pourrait douter si un jeune anglais de cet âge connaît la différence du divan et d'un collége de derviches; mais je suis bien sûr qu'un Espagnol ne la connaît pas. Comment le petit Mahmout, entouré entièrement comme il l'avait été par ses gouverneurs turks, eût-il appris qu'il y avait un Parlement en Angleterre, à moins de supposer que ses instituteurs ne bornaient pas ses études au Koran?

Dans toutes les mosquées, il y a des écoles établies qui sont régulièrement fréquentées; et les pauvres sont instruits sans que l'église turque soit en péril. Je crois que le système d'éducation n'est pas encore imprimé (bien qu'il existe déjà des presses turques, et que des livres soient imprimés pour l'instruction militaire du Nizam Gedidd); je n'ai pas entendu dire si le Muphti et les Mollas ont souscrit, ou si le Caïmacam et le Tefterdar ont pris l'alarme, dans la crainte que le jeune homme instruit du turban soit appris à ne pas demander à Dieu sa voie. Les Grecs aussi, espèce de papistes irlandais de l'Orient, ont un collége de leur propre religion à Maynouth,—non, à Haivali, où les chrétiens hétérodoxes reçoivent la même protection des Ottomans, que le collége catholique de la législation anglaise. Qui, alors, osera affirmer que les Turks sont d'ignorans bigots, lorsqu'ils montrent ainsi la même proportion de charité chrétienne qui est tolérée dans le plus prospère et le plus orthodoxe de tous les royaumes possibles? Mais, quoiqu'ils accordent toutes ces choses, ils ne souffriraient pas que les Grecs participassent à leurs priviléges; non: qu'ils se battent bien à la guerre, et paient exactement leur haratch (taxe); qu'ils soient battus dans ce monde et damnés dans l'autre. Émancipons-nous nos hilotes irlandais? Mahomet nous en défende! Nous serions alors de mauvais musulmans et d'indignes chrétiens. À présent, nous réunissons tout à la fois deux excellentes choses: la foi jésuitique, et quelque chose qui n'est pas beaucoup inférieur à la tolérance turqueA.

Note A: Il y a un fait qui a eu lieu depuis ces sarcasmes de Lord Byron contre sa patrie: c'est l'émancipation des catholiques d'Irlande. Quant à la foi jésuitique et à la tolérance dont il parle, nous n'en sommes pas juges.

(N. du Tr.)

APPENDIX.

Chez un peuple esclave, obligé d'avoir recours à des presses étrangères, même pour ses livres de religion, il est moins étonnant de trouver un si petit nombre de publications sur des sujets généraux, que d'en trouver quelques-unes sur un sujet quelconque. Le nombre total des Grecs, dispersés dans l'empire turc et partout ailleurs, peut s'élever tout au plus à trois millions; et cependant, pour un si petit nombre, il est impossible de trouver une nation riche d'une si grande proportion de livres et d'auteurs que les Grecs du siècle actuel. «Oui!» diront les généreux avocats de la servitude, qui, tandis qu'ils affirment l'ignorance des Grecs, désirent les empêcher de la dissiper. «Oui! ce sont pour la plupart, si ce ne sont tous, des traités ecclésiastiques, et, par conséquent, utiles à rien.» Fort bien! Que peuvent-ils écrire autre chose, je vous demande? Il est assez plaisant d'entendre un Frank, principalement un Anglais, qui abuse ainsi le gouvernement de son propre pays; ou un Français, qui peut abuser tout autre gouvernement, excepté le sien, et qui peut écrire à sa volonté sur chaque sujet philosophique, religieux, scientifique, sceptique ou moral, méprisant les légendes grecques! Un Grec ne peut écrire sur la politique, et ne peut esquisser aucune science, faute d'instruction; s'il doute, il est excommunié et damné: c'est pourquoi ses compatriotes ne sont pas empoisonnés par la philosophie moderne; et quant aux écrits moraux, remerciez-en les Turcs: ils ne connaissent pas ces choses-là. Que leur reste-t-il donc, si le cercle dans lequel ils peuvent écrire est tracé? La religion et la biographie sacrée; et il est assez naturel que ceux qui ont si peu de choses en partage dans cette vie jettent leurs regards sur la vie future. Alors on ne devra pas être surpris que dans un catalogue que j'ai maintenant sous les yeux, de cinquante-cinq écrivains grecs, dont la plupart étaient encore vivans il y a peu d'années, il ne s'en trouve pas plus de quinze qui aient traité autre chose que la religion. Le catalogue en question est contenu dans le vingt-sixième chapitre du quatrième volume de l'Histoire Ecclésiastique de Mélétius. J'extrais de ce catalogue une liste des auteurs qui ont écrit sur des sujets généraux; elle sera suivie de quelques spécimens en romaïqueA.

Note A: On doit observer que les noms cités ne le sont pas dans un ordre chronologique; mais ils sont pris au hasard parmi ceux qui ont brillé depuis la prise de Constantinople jusqu'au tems de Mélétius.

LISTE D'AUTEURS ROMAÏQUESA.

Note A: Nous avons cru inutile de reproduire à la fin de cette liste les spécimens romaïques dont parle Byron. Le très grand nombre de nos lecteurs n'y auraient rien compris; et les savans les chercheront plus naturellement dans le texte original.

(N. du Tr.)

Néophitus, diakonos (le diacre) de la Morée, a publié une grammaire étendue et aussi quelques réglemens politiques, qui ont été laissés inachevés à sa mort.

Prokopius, de Moscopolis (ville de l'Épire), a écrit et publié un catalogue des Grecs savans.

Séraphin, de Périclée, est l'auteur de beaucoup d'ouvrages en langue turque, mais en caractère grec, pour les chrétiens de la Caramanie, qui ne parlent pas le romaïque, mais qui lisent ce caractère.

Eustathius Psalida, de Bucharest, médecin, fit le voyage de l'Angleterre dans le but de s'instruire (χάρευ μαθήσεως); mais quoique son nom soit cité, on ne dit pas qu'il ait publié quelque ouvrage.

Kalliuikus Torgeraus, patriarche de Constantinople. On a de lui plusieurs poèmes et des traités en prose, ainsi qu'une liste des patriarches, depuis la dernière prise de Constantinople.

Anastasius Macedon, de Naxos, membre de l'académie royale de Varsovie: c'est un biographe d'église.

Démétrius Pamperis, de Moscopolis, a écrit plusieurs ouvrages, particulièrement un commentaire sur le Bouclier d'Hercule, d'Hésiode, et deux cents contes (on ne dit pas sur quels sujets); et il a publié sa correspondance avec le célèbre George de Trébisonde, son contemporain.

Mélétius, célèbre géographe, auteur du livre d'où cette liste est tirée.

Dorothéus, de Mitylène, philosophe aristotélicien. Ses ouvrages helléniques sont en grande réputation, et il est estimé par les modernes (je cite les paroles de Mélétius): μετά τόν Θόυχυδίδην καἰ Ξενοψωντα ἀριϛοϛ Ελλἠνων. J'ajoute, sur l'autorité d'un Grec bien informé, qu'il était si célèbre parmi ses compatriotes, qu'ils avaient l'habitude de dire: Si Thucydide et Xénophon étaient perdus, il serait capable de réparer cette perte.

Marinus, comte Tharboures, de Céphalonie, professeur de chimie à l'académie de Padoue, et membre de cette académie, ainsi que de celles de Stockholm et d'Upsal. Il a publié, à Venise, un aperçu de quelques animaux marins, et un traité sur les propriétés du fer.

Marcus, frère du précédent, fameux dans les mécaniques. Il dirigea sur Saint-Pétersbourg l'immense rocher de marbre sur lequel la statue de Pierre-le-Grand fut posée en 1769. Voyez la dissertation qu'il publia à Paris en 1777.

George Constantin a publié un lexique en quatre langues.

George Ventote, un lexique en français, en italien et en romaïque.

Il existe beaucoup d'autres dictionnaires en latin, en romaïque, en français, etc., et des grammaires dans chaque langue moderne, excepté en anglais.

Parmi les auteurs vivans, ceux qui suivent sont les plus célèbresA:

Note A: Ces noms ne sont tirés d'aucune publication.

(Note de Lord Byron.)

On trouvera des renseignemens plus étendus sur ce sujet à la fin des notes du quatrième chant.

Athanasius Parios a écrit un traité de rhétorique hellénique.

Christodoulos, Acarnanien, a publié à Vienne quelques traités sur la physique, en hellénique.

Panagiotes Kodrikas, Athénien, le traducteur romaïque de la Pluralité des mondes de Fontenelle (ouvrage en grande faveur parmi les Grecs), est destiné à une chaire de langues hellénique et arabe à ParisA, langues qu'il possède d'une manière distinguée.

Note A: M. Kodrikas n'a point été nommé professeur de langue arabe à Paris, depuis cette note de Lord Byron. Les événemens politiques qui ont eu lieu l'en ont peut-être empêché.

(N. du Tr.)

Athanasius, de Paros, auteur d'un traité sur la rhétorique.

Vicenzo Damodos, de Céphalonie, a écrit: Εἰς το μεσοβάρβαρον, sur la logique et la physique.

Jean Kamarasis, Byzantin, a traduit en français, Ocellus, sur l'Univers. On le dit excellent helléniste et latiniste.

Grégoire Démétrius a publié, à Vienne, un ouvrage géographique. Il a aussi traduit plusieurs auteurs italiens, et a imprimé ses versions à Venise.

Des notices sur Coray et Psalida ont déjà été données précédemment.


Chant Troisième.

Afin que cette application vous forçât de penser à autre chose: il n'y a en vérité de remède que celui-là et le tems.

(Lettre du roi de Prusse à d'Alembert, 7 septembre 1776.)

1. Ton visage est-il semblable à celui de ta mère, ma belle enfant! Ada! seule fille de ma maison et de mon cœur? Quand je vis la dernière fois tes jeunes yeux bleus, ils souriaient, et nous nous séparâmes alors,—non comme nous nous séparons aujourd'hui, mais avec une espérance.—M'éveillant en sursaut, je vois les vagues se soulever autour de moi, et dans les airs les voix des vents se font entendre: Je pars; où vais-je?—Je n'en sais rien; car le tems n'est plus où les rivages d'Albion, disparaissant à mes regards, pouvaient faire naître en moi de la tristesse ou de la joie.

2. Une fois encore sur les ondes! oui, une fois encore! Les vagues bondissent sous moi comme un fougueux coursier qui reconnaît son cavalier. Salut! salut à leur mugissement! rapide soit leur marche, quels que soient les lieux où elles me conduisent! Quand même le mât ployé du navire tremblerait comme un roseau, quand les voiles déchirées flotteraient en lambeaux emportés par les vents, je poursuivrais encore ma route sur les mers, car je suis comme l'algue marine, arrachée du rocher, et entraînée sur l'écume de l'Océan pour voguer partout où les lames se soulèvent et où règne le souffle de la tempête.

3. Dans l'été de mes jours j'entrepris de chanter un jeune homme, l'errant exil de son esprit sombre; je reprends un thème que j'avais à peine commencé. Je le porte avec moi, comme le vent fougueux porte et roule des nuages dans les airs; je retrouve dans cette histoire les traces de pensées qui ne sont plus, et de larmes taries qui n'ont laissé après elles que de stériles vestiges, sur lesquels toutes mes années voyageuses foulent lentement les derniers sables de la vie.—Désert stérile où n'apparaît aucune fleur.

4. Depuis mes jeunes jours de passion,—de joie et de douleur, peut-être mon cœur et ma lyre auront perdu leur secret d'harmonie. Peut-être serait-ce en vain que je voudrais essayer de chanter comme je chantais. Cependant, quelque tristes que soient mes accords, je veux y livrer mon ame, s'ils peuvent m'arracher au rêve accablant d'une douleur ou d'une gaîté personnelle;—s'ils peuvent répandre l'oubli autour de moi.—Alors ces chants, du moins pour moi, ne seront point sans quelque charme.

5. Celui qui a vieilli dans ce monde de douleurs par ses actions et non par ses années, perçant les profondeurs mystérieuses de la vie, à tel point qu'aucun étonnement ne peut désormais le surprendre, et dont l'amour, la douleur, la renommée, l'ambition, ne peuvent blesser le cœur avec le glaive aigu de la souffrance silencieuse et déchirante; celui-là pourra dire pourquoi la pensée cherche un refuge dans les grottes solitaires, peuplées, pour elle, d'images aériennes et de formes qui subsistent encore sans altération, malgré leur âge, dans la retraite fréquentée de l'ame.

6. C'est pour créer, et pour vivre, en créant, d'une vie plus intense, que nous donnons des formes à nos rêveries, obtenant nous-mêmes comme nous la donnons, la vie que nous rêvons, ainsi que je l'éprouve maintenant. Que suis-je? Rien; mais tu n'es pas ainsi, ame de ma pensée! avec toi, être invisible, mais doué de la faculté de contemplation, je traverse la terre; embrasé de ton esprit, partageant ton essence immortelle, et recouvrant avec toi une sensibilité qui paraissait avoir été brisée par le malheur.

7. Cependant je dois penser plus sagement:—j'ai pensé trop long-tems, j'ai eu des idées trop sombres, jusqu'à ce que mon cerveau soit devenu dans ses propres et tournoyantes ébullitions, un gouffre enflammé de conceptions et de rêveries extraordinaires. Ainsi, n'ayant point appris dans ma jeunesse à dompter mon cœur, les sources de ma vie ont été empoisonnées. Il est trop tard! cependant je suis bien changé; quoique je sois encore assez le même en force pour supporter ce que le tems ne peut abattre, et me nourrir encore de fruits plus amers sans accuser le sort.

8. J'en ai déjà trop dit sur ce sujet:—mais maintenant tout cela est passé, et le charme s'est fermé avec son sceau silencieux. Long-tems absent, Harold va reparaître enfin. Lui, dont le cœur sans peine eût voulu ne plus rien sentir, déchiré qu'il était par des blessures qui ne font point mourir, mais qui sont incurables. Toutefois, le tems, qui change tout, l'avait altéré dans son ame, dans ses traits comme dans son âge. Les années enlèvent son feu à l'esprit, comme aux membres leur vigueur, et la coupe enchantée de la vie ne pétille que près du bord.

9. Harold avait épuisé la sienne trop rapidement, et il trouva que la lie en était de l'absinthe; mais il l'avait remplie de nouveau à une source plus pure sur une terre sacrée, et il croyait cette coupe intarissable, mais c'était en vain!.... Une chaîne invisible, dont il sentait incessamment le poids, l'étreignait de ses anneaux d'airain; cette chaîne, dont le cliquetis ne se faisait point entendre, n'en était pas moins accablante. Épuisé par la douleur qu'il comprimait dans son sein, il la sentait devenir plus aiguë à chaque pas qu'il faisait dans la vie aventureuse qu'il avait adoptée.

10. Confiant dans sa froide indifférence, il s'était mêlé de nouveau à son espèce avec une sécurité imaginaire, et il crut son ame si bien affermie et si invulnérable que sinon le plaisir, du moins la douleur ne pourrait plus l'atteindre. Mêlé comme autrefois et ignoré dans la foule, il put chercher à y trouver des sujets de méditation, comme il en avait trouvé sur la terre étrangère dans les œuvres merveilleuses de Dieu et dans les beautés de la nature.

11. Mais qui peut voir la rose épanouie, et ne pas chercher à la cueillir? Qui peut contempler avec admiration la douceur et l'éclat de la joue de la beauté, et ne pas sentir que le cœur ne peut jamais vieillir tout entier? Qui peut voir la renommée à travers les nuages qui laissent percer l'étoile brillant sur son précipice, et ne pas s'efforcer de l'atteindre? Harold, entraîné encore une fois dans le tourbillon, avec le cercle étourdi de la foule, chassant le tems, avait un plus noble but, toutefois, que dans sa première jeunesse.

12. Mais il se reconnut bientôt de tous les hommes le moins propre à vivre en troupeau parmi les hommes, avec lesquels il n'avait presque rien de commun. Non instruit à soumettre ses pensées à celles des autres, quoique son ame dans sa jeunesse eût été domptée par ses propres pensées, resté insoumis, il ne voulait point céder la domination de son intelligence à des esprits contre lesquels le sien se révoltait; fier, quoique dans le malheur, il croyait pouvoir trouver une vie dans lui-même, et rester étranger au genre humain.

13. Où s'élevaient des montagnes, là se trouvaient pour lui des amis; où roulait l'Océan, là était sa demeure; où se déployaient un ciel bleu, un climat éblouissant, il avait la passion et la faculté d'y porter ses pas; le désert, la forêt, les cavernes, les récifs retentissans et écumeux étaient sa société chérie; ils lui parlaient un langage plus clair que les livres de sa langue maternelle, qu'il aurait voulu souvent oublier pour les pages du livre de la nature, réfléchies dans le lac par les rayons du soleil.

14. Comme le Chaldéen, il contemplait les astres, jusqu'à ce qu'il les ait eu peuplés d'êtres aussi brillans que leurs propres clartés; et la terre, les petites et misérables querelles de la terre, les humaines faiblesses étaient entièrement oubliées. S'il avait pu soutenir son esprit à cette hauteur, il eût été heureux; mais cette boue dont l'homme est formé appesantit sa divine étincelle, en lui enviant la lumière vers laquelle elle monte, comme pour briser les liens qui nous retiennent loin de ce ciel qui nous appelle avec amour.

15. Mais dans les demeures de l'homme, Harold devint un être inquiet et abattu, sombre et ennuyeux, languissant comme un faucon sauvage, à qui on a coupé les ailes, et dont l'air libre et sans limites était la seule demeure. Et dans de soudains transports de délivrance, comme l'oiseau captif qui bat de son sein et de son bec les barreaux de sa cage, jusqu'à ce que le sang teigne ses plumes brisées, l'ame enchaînée d'Harold aurait voulu s'échapper violemment de son sein qui la retenait captive.

16. Ce pélerin, cet exilé volontaire va de nouveau errer au loin, privé d'espérance, et cependant moins sombre. L'intime conviction qu'il avait vécu en vain, que tout était de ce côté-ci de la tombeA, avait fait sourire son désespoir. Quelque extraordinaire qu'ait été ce sentiment,—comme on voit les matelots attendre follement leur sort en s'abandonnant à l'ivresse sur les débris de leur vaisseau près de s'engloutir—il lui inspira une gaîté qu'il ne chercha point à repousser.

Note A: That all was over on this side the tombe.

17. Arrête!—tu foules la poussière d'un empire! les débris d'un immense tremblement de terre sont ensevelis sous tes pieds! Ce lieu n'est-il point indiqué par une statue colossale? Aucune colonne triomphale n'est-elle élevée à l'orgueil des vainqueurs? Non; mais la vérité toute simple parle d'une voix plus austère; que cette plaine reste telle qu'elle était avant.—Comme la pluie de sang a fait croître ces moissons! est-ce là tout le fruit que tu as fait recueillir au monde, ô toi, le premier et le dernier des champs de batailles!—victoire dispensatrice des couronnes!

18. Harold est là sur cette plaine d'ossemens humainsA, la tombe de la France, le terrible Waterloo! Comme dans une heure le pouvoir qui les donne, retire ses dons, transportant la renommée d'un camp dans un autre! Porté à la place d'honneurB1, ici l'aigle prit son dernier essor, et déchira de ses serres sanglantes la plaine sillonnée par les batteries, lorsqu'il fut percé par la flèche des nations liguées; la vie et les efforts de l'ambition, tout fut vain! L'oiseau impérial traînait après lui quelques anneaux épars de la chaîne brisée du monde!

Note A: Place of skulls, place de crânes.

Note B: Pride of place.

19. Juste rétribution! la France mord son frein, et écume dans ses fers;—mais la terre est-elle plus libre? Les nations n'ont-elles combattu que pour vaincre un seul homme? Ou ne se sont-elles coalisées que pour apprendre à tous les rois leur vraie souveraineté? Quoi! l'esclavage sera-t-il de nouveau l'idole replâtrée de nos jours de lumière? Irons-nous rendre hommage au loup après avoir terrassé le lion? et exprimant une basse admiration, fléchir un genou servile devant les trônes? Non; attendez les preuvesA avant de faire éclater vos louanges!

Note A: Sens probable ici de prove, en italique dans le texte.

20. Autrement cessez de vous réjouir de la chute d'un despote! En vain de belles joues furent sillonnées par des larmes brûlantes; en vain les champs et les vignes de l'Europe auront été foulés aux pieds dans la saison des fleurs; en vain des années de mort, la dépopulation, l'esclavage et la terreur ont-ils été supportés et repoussés par des millions d'hommes qui se sont levés contre eux; tout ce qui peut faire le plus chérir la gloire, c'est de voir le myrte couronner l'épée dont Harmodius2 frappa le tyran d'Athènes.

21. Le bruit d'une fête nocturne se faisait entendre, et la capitale de la Belgique avait rassemblé ses beautés et ses chevaliers dans des appartemens où la clarté resplendissante des lustres faisait briller de belles femmes et des hommes braves; mille cœurs battaient pour le bonheur; et quand la musique produisait ses voluptueux accords, des yeux languissans d'amour rencontraient des yeux qui leur parlaient le même langage, et tous se livraient à la joie comme au bruit des instrumens de noce3. Mais silence! écoutez! un son terrible retentit comme le glas de la mort!

22. Ne l'avez-vous pas entendu?—Non; ce n'était que le souffle du vent, ou le roulement d'un char sur le pavé de la rue, continuons la danse! que rien ne trouble notre joie; point de sommeil jusqu'au matin, puisque la jeunesse et le plaisir s'unissent pour chasser les heures brillantes qui fuient d'un pied léger.—Mais, écoutez!—ce son bruyant et sourd retentit encore, comme si les nuages en répétaient l'écho; il approche, il devient plus distinct, plus terrible! Aux armes! aux armes! c'est,—c'est le rugissement du canon des batailles.

23. L'infortuné prince de Brunswick était assis dans l'embrasure d'une fenêtre de cette grande salle; le premier, au milieu de la fête éblouissante, il entendit le bruit du canon avec l'oreille prophétique de la mort; et comme la foule souriait parce qu'il avait jugé ce bruit voisin du bal, son cœur plus pénétrant reconnut trop bien le coup mortel qui venait d'étendre son père sur une bière sanglante, et qui demandait une vengeance que le sang seul pouvait éteindre: il se précipite dans le champ de bataille, et tombe au premier rang des combattans.

24. Le désordre se met dans les salles de fête; on va, on court çà et là; les beautés versent des larmes, tremblent d'effroi; leurs joues, qui rougissaient il y a une heure aux éloges des jeunes hommes sur leurs grâces et leur fraîcheur, sont devenues pâles comme la mort. Les uns disparaissaient par de soudains départs, emportés par l'ardeur de leurs jeunes cœurs, en laissant échapper des soupirs qui ne seront jamais répétés. Qui peut prévoir si jamais ces yeux pleins d'amour pourront se rencontrer de nouveau, lorsque sur une nuit si délicieuse se lève une aurore si terrible!

25. Là, on voyait se réunir en hâte la cavalerie; les chevaux, les escadrons formés en rangs de bataille, et les chars de guerre retentissans se précipitent avec impétuosité vers le lieu du combat. Le canon, comme un lourd et profond tonnerre, hâte ses détonnations dans le lointain; et dans la ville le tambour d'alarme réveille le soldat avant l'étoile du matin, tandis que les citoyens, frappés de terreur, se rassemblent silencieux, ou se disent tout bas, les lèvres pâles: «Les ennemis! ils arrivent! ils arrivent!»

26. L'appel du Caméron fait retentir ses sauvages accords, le chant de guerre de Lochiel, qu'entendirent souvent les collines d'Albyn, et souvent aussi les Saxons ennemis:—Que les airs de ce chant sont sauvages et éclatans au milieu des ténèbres de la nuit! mais comme le souffle qui fait résonner leur cornemuse, ce chant remplit les montagnards d'une native et belliqueuse audace qui leur rappelle le souvenir encore vivant des années qui ne sont plus, et fait retentir aux oreilles de chaque homme de clan les exploits des Évan4 et des Donald5!

27. Les Ardennes6 balancent sur leurs têtes leurs rameaux verdoyans, couverts de la rosée des larmes de la nature qui semblent exprimer leurs plaintes (comme si la nature inanimée devait aussi gémir) sur ces braves qui vont au combat et qui, hélas! ne reviendront plus. Avant l'arrivée du soir, ils seront foulés aux pieds, comme le gazon qui se flétrit sous leur marche, mais qui les couvrira bientôt d'une verdure nouvelle, quand cette masse, enflammée d'une valeur impétueuse, se précipitant sur l'ennemi avec les plus brillantes espérances, sera abattue et glacée par le froid de la mort.

28. La veille encore, ils étaient pleins de vie et de jeunesse, ils s'enorgueillissaient de leur bonheur dans un cercle de beautés; minuit apporte, au bruit du canon, le signal du combat; le matin ils se rangent en ordre de bataille;—le jour les voit dans la pompe majestueuse et menaçante du combat; mais des nuages qui portaient la foudre se forment sur eux; ces nuages se déchirent; la terre est jonchée de cadavres que les leurs vont bientôt recouvrir.... Le cavalier et son cheval, l'ami, l'ennemi, sont mêlés dans la même tombe sanglante!

29. Leur gloire a été célébrée par des lyres plus illustres que la mienne; cependant il en est un parmi cette foule de braves, que je voudrais célébrer; en partie pour les liens du sang qui l'unissaient à ma famille; en partie pour quelques offenses dont je me rendis coupable, envers son père, en partie parce que les noms illustres consacrent les chants, et le sien fut le nom du plus brave des braves. Quand les traits de la mort, pleuvant sur notre armée, éclaircirent d'une manière si terrible ses rangs épais; au lieu où la tempête de la guerre exerça son plus horrible ravage, ils n'atteignirent pas un cœur plus noble que le tien, jeune et valeureux Howard!

30. Il y a eu pour toi des cœurs brisés et des larmes répandues; les miennes, si je pouvais en verser, seraient inutiles. Mais quand je fus sous l'arbre au vert feuillage, sous lequel tu cessas de vivre; quand je vis autour de moi la vaste plaine renaître avec ses fruits et ses fertiles promesses, que le printems ramenait avec tout son cortége joyeux; je détournai les regards de ce spectacle enchanteur, pour penser à ceux qu'il ne charmera plus7.

31. Je pensai à toi et à ces milliers de braves qui ont laissé chacun dans le cœur de leurs parens et de leurs amis un vide effrayant; malheureux auxquels ce serait un bienfait d'enseigner l'oubli. La trompette de l'archange, et non celle de la gloire, devra seule réveiller ceux qu'ils pleurent; quoique le bruit de la gloire puisse pour un instant adoucir leurs douleurs, il ne peut éteindre la fièvre de leurs inutiles regrets, et le nom, ainsi honoré, ne fait que les rendre plus vifs et plus amers.

32. Ils gémissent, mais enfin ils reprennent leur sourire; et en souriant, ils gémissent encore: l'arbre se sèche long-tems avant de tomber; le navire dont les mâts sont brisés, vogue encore, quoique ses voiles soient déchirées; le toit d'une maison s'écroule, mais ses débris se consument lentement sur les voûtes qui résistent; une tour ruinée subsiste encore, quand ses créneaux ont été abattus par les vents; les fers survivent au captif qu'ils enchaînèrent; le jour continue de luire malgré les orages qui obscurcissent le soleil; ainsi le cœur peut être brisé, et cependant continuer de vivre dans cet état d'angoisse.

33. Comme un miroir brisé qui se multiplie dans chaque fragment, et répète un millier de fois l'image, d'une qu'elle était; et plus on brise le miroir, plus l'image se reproduit: ainsi plus le cœur est brisé, plus se multiplieront ses souvenirs amers; vivant comme en débris, calme, glacé, presque sans vie, tourmenté par des angoisses et des nuits sans sommeil, il se flétrit avant l'âge, sans manifester ses douleurs, car de pareilles choses sont indicibles.

34. Il y a une véritable vie dans notre désespoir, une vitalité de poison,—racine vivace qui nourrit ces branches desséchées et privées de vie, car ce ne serait rien si l'on pouvait mourir; mais la vie féconde elle-même le fruit le plus odieux du chagrin, semblable aux pommes des bords de la mer Morte8, qui sont toutes cendres au goût: si l'homme pouvait compter les jours de son existence par le bonheur, et s'il comparait le peu d'heures fortunées aux années de sa vie,—dites, voudrait-il la porter à soixante ans?

35. Le Psalmiste compta les années de l'homme; elles sont assez nombreuses; et si ton histoire est digne de croire, ô fatal Waterloo! toi qui abrégeas tant de vies si fugitives; elles sont même trop nombreuses! Des millions d'hommes parlent de toi, et les lèvres tremblantes de leurs enfans répéteront leurs paroles, et diront:—«C'est à Waterloo que les nations coalisées tirèrent l'épée, nos compatriotes combattirent dans ce jour mémorable!» Voilà tout ce qui ne sera pas entraîné par le tems dans le gouffre de l'oubli.

36. C'est là que tomba le plus grand, non le plus méchant des hommes, dont l'esprit formé de tous les contraires se fixait un instant sur les plus grandes choses, et descendait avec la même aptitude aux petits objets de détail; mortel extrême en tout! si tu avais su tenir un juste milieu, ton trône serait encore le tien, ou il ne l'aurait jamais été, car l'audace fit ton élévation et ta chute: tu cherches encore à reprendre ton attitude impériale, à ébranler de nouveau le monde, et à le foudroyer par tes tonnerres.

37. Tu es le conquérant et le captif de la terre! Tu la fais encore tremblerA, et ton nom terrible ne fit jamais tant de bruit dans l'esprit des hommes qu'aujourd'hui que tu n'es plus rien, sinon le jouet de la renommée, qui autrefois te caressait comme son enfant chéri. Elle était ta vassale, et devint l'adulatrice de ta cruelle ambition, jusqu'à ce que tu te fus fait dieu dans toi-mêmeB. Tu ne parus pas moins aux nations étonnées et stupéfaites, qui te crurent, pour un tems, tout ce qu'il te plut de leur faire croire.

Note A: Napoléon vivait encore à Sainte-Hélène, lorsque ces vers furent écrits.

Note B: Till thou wert a God unto thiself.

38. Oh! tu fus toujours au-dessus ou au-dessous de l'homme,—dans la grandeur comme dans l'infortune; battant les nations, fuyant du champ de bataille; tantôt faisant du cou des rois ton marchepied, tantôt plus empressé de céder que le dernier de tes soldats; tu sus renverser, régir, relever un empire, mais tu ne sus pas gouverner tes petites passions. Instruit profondément dans l'art de connaître les hommes, tu ne sus point te connaître toi-même, ni modérer tes passions de guerre, ni apprendre que ce destin, trop souvent tenté, abandonne l'étoile la plus élevée et la plus brillanteA.

Note A: Frangitur assiduâ fictilis urna viâ.

39. Cependant ton ame a supporté les revers de la fortune avec cette philosophie naturelle et innée qui, soit sagesse, indifférence froide ou orgueil profond, est un fiel amer pour un ennemi. Quand toutes les haines acharnées de tes ennemis t'environnaient menaçantes pour te surveiller et te railler dans ton abaissement, tu n'as fait que sourire avec un front calme et résigné à tout.—Quand la fortune abandonna son enfant favori et dépouillé, il ne courba point sa tête sous le poids des malheurs amoncelés sur elle.

40. Plus sage qu'aux jours de ta grandeur, lorsque l'ambition t'emportait jusqu'à montrer ce juste et habituel dédain qui méprise les hommes et leurs pensées. Il était sage de l'éprouver, mais non de le porter toujours sur ta lèvre et ton front, de rejeter avec mépris les instrumens de ta haute fortune, qui se sont tournés contre toi-même, et ont précipité ta chute.—Toutefois ce monde ne mérite guère d'être gagné ou perdu; tu l'as éprouvé toi-même ainsi que tous ceux qui ont choisi une destinée pareille.

41. Si, semblable à une tour élevée sur un rocher escarpé, tu t'étais soutenu seul, ou si tu étais tombé seul, ton mépris pour l'homme aurait pu t'aider à braver le choc des orages; mais les pensées des hommes t'avaient aplani la route du trône. Leur admiration était la plus redoutable de tes armes; la gloire du fils de Philippe était la tienne; alors (à moins de te dépouiller précédemment de la pourpre), il ne te fallait pas, comme le stoïque Diogène, te moquer des hommes; la terre serait une caverne trop vaste pour des cyniques portant le sceptre9.

42. Mais pour les ames actives, le repos est un enfer, et c'est que se sont trouvés tes germes de mort. Il est un feu et un mouvement de l'ame qui ne peuvent habiter dans leur prison étroite du corps, mais qui aspirent au-delà des limites convenables du désir. Une fois embrasées de ce feu à jamais inextinguible, ces ames implorent vivement les chances périlleuses et hautes, et rien ne les fatigue que le repos; c'est une fièvre qui consume, fatale à celui qui en est atteint, et à tous ceux qui l'ont éprouvée.

43. Elle fait les insensés qui rendent les hommes insensés par leur contagion; conquérans et rois, fondateurs de sectes et de systèmes, auxquels ajoutez les sophistes, les poètes, les hommes d'état, tous êtres inquiets, qui ébranlent trop fortement les ressorts cachés de l'ame, et qui deviennent même les jouets de ceux qu'ils ont rendus insensés. Ils sont enviés, et cependant qu'ils sont indignes de l'être! Que de douleurs secrètes les aiguillonnent! Un cœur semblable, laissé à découvert, serait un enseignement qui ferait passer aux hommes l'envie ambitieuse de briller ou de gouverner.

44. Leur souffle n'est qu'agitation, et leur vie une tempête qui les emporte jusqu'à ce qu'ils retombent enfin sur eux-mêmes; et cependant ils sont tellement nourris et fanatisés de cette lutte continuelle, orageuse, que, s'ils survivent aux périls passés, leurs jours s'éteignent dans un paisible crépuscule. Ils se sentent vaincus par le chagrin, et ils meurent de langueur et d'ennui, comme une flamme sans aliment qui s'éteint en jetant encore de vacillantes et menaçantes lueurs, ou comme une épée qui se ronge elle-même dans le fourreau, et se rouille sans gloire.

45. Celui qui gravit les cimes des montagnes, trouvera que les pins les plus élevés sont enveloppés de nuages et de neige; celui qui surpasse ou subjugue les hommes, doit s'attendre à la haine de ceux qu'il laisse en bas. Quoique le soleil de la gloire brille au-dessus de sa tête, et qu'au loin, à ses pieds, la terre et l'océan se développent, autour de lui sont des rochers de glace, des tempêtes menaçantes grondent sourdement sur sa tête nue; telle est la récompense des travaux qui conduisent à ces sommités.

46. Fuyons-les à jamais! le monde de la véritable sagesse ne se trouve que dans ses propres créations ou dans les tiennes, maternelle nature! car qui est aussi riche que toi en productions variées, comme sur les bords du Rhin majestueux? C'est là qu'Harold contemple un spectacle divin, un assemblage de toutes les beautés: des ruisseaux et des vallons, les fruits, le vert feuillage, des rochers, des bois, des champs de blés, des montagnes, des vignes, et des châteaux abandonnés, exhalant de sombres adieux du haut de leurs créneaux entourés de verdure, où la ruine a fait sa demeure.

47. Ils restent là debout, comme un esprit altier, miné par le malheur, mais qui refuse de s'abaisser devant la foule vulgaire. Ils ne sont habités que par les vents qui sifflent à travers les fentes des murs écroulés, et ils n'ont qu'une sombre communication avec les nuages. Il fut un jour où ils eurent la jeunesse et l'orgueil en partage; les bannières flottaient sur leurs tours, et les batailles s'engageaient à leur pied. Mais ceux qui combattirent reposent dans un sanglant linceul, et leurs bannières flottantes sont réduites en poussière. Ces vieilles tours crénelées ne soutiendront plus d'assauts.

48. Au pied de ces tours et dans leur enceinte, régnait un pouvoir qui n'avait de lois que ses passions. Dans leur domination orgueilleuse, tous ces brigands-seigneurs soutenaient par des rapines leurs manoirs crénelés, en n'écoutant que leur bon plaisir, et non moins fiers que des héros plus puissans et d'une plus ancienne renommée. Qu'a-t-il manqué à ces hommes sans lois10, pour être des conquérans? Rien qu'une page d'histoire achetée, qui les eût appelés des héros? Des domaines plus vastes, une tombe ornée d'un trophée? Leurs espérances ne furent pas moins ambitieuses; leurs ames ne furent pas moins actives et braves.

49. Dans les querelles et les guerres féodales de ces puissans barons, que de hauts faits, que de prouesses l'histoire a laissés périr dans l'oubli! L'amour aussi, qui blasonna leurs boucliers d'emblèmes ingénieux, inventés par une orgueilleuse tendresse; l'amour sut se glisser sous les cottes de mailles de leurs cœurs d'airain; mais leur flamme était encore sauvage, et faisait naître de sanglantes discordes, accompagnées des désolations et des ravages. Plus d'une tour prise d'assaut, pour quelque contestation d'amour, vit le Rhin ensanglanté couler au pied de ses murs en débris!

50. Mais toi, fleuve majestueux et fécond! dont les vagues sont un bienfait pour les bords qu'elles arrosent; ils conserveraient toujours leur beauté ravissante, si l'homme ne touchait point à tes brillantes créations, et ne détruisait point leurs belles promesses avec la faux tranchante des guerres cruelles;—alors, en voyant les vallées qu'arrosent tes ondes fertiles, on croirait la terre couverte des plus riches dons des cieux; et, pour qu'elle me paraisse un nouvel Élysée, que manque-t-il à tes flots?—d'être ceux du Léthé.

51. Des batailles sans nombre ont ravagé tes bords; mais ces batailles et la moitié de leur renommée sont tombées dans l'oubli; le carnage y a entassé des rangs épais de cadavres; leurs tombes ont disparu, et que sont devenus leurs ossemens? Tes flots lavèrent le sang de la veille, et il ne resta aucune souillure, et les rayons du soleil réfléchirent dans tes flots limpides leur mobile clarté; mais quelque purifians qu'ils soient, tes flots rouleraient en vain sur les rêves souillés et sombres du souvenir.

52. Ainsi pensait intérieurement Harold en suivant les bords du fleuve; cependant il n'était point insensible à tout ce qui réveillait les chants joyeux des oiseaux dans des vallons dont les charmes auraient pu même faire chérir l'exil. Quoique son front portât les lignes austères du chagrin, et une tranquille sévérité qui avait pris la place de sentimens beaucoup plus violens, mais moins graves; l'expression de la joie n'était pas toujours absente de son visage; mais parmi de semblables scènes, elle n'y laissait qu'une trace passagère.

53. Tout amour ne l'avait pas abandonné, quoique ses jours de passions se fussent consumés eux-mêmes. C'est en vain que nous voulons répondre par un froid regard au charme d'un sourire. Le cœur, emporté, retourne avec amour aux douces émotions, quoique les dégoûts l'aient sevré de toutes les jouissances terrestres: c'est ce qu'Harold éprouva; car il conservait un doux souvenir, une tendre confiance pour un cœur passionné, auquel le sien eût désiré s'unir dans ses heures de tendresse et de mélancolie.

54. Il avait appris (je ne sais pourquoi, car ce sentiment paraîtra étrange dans un cœur tel que le sien) à aimer les regards innocens de l'enfance, même au berceau. Il importe peu de connaître ce qui avait pu subjuguer, pour la changer ainsi, une ame si pénétrée de mépris pour l'homme! Mais il en était ainsi; et quoique, dans la solitude, les affections épuisées puissent difficilement renaître, celle-ci se ralluma dans Harold quand toutes les autres avaient cessé de jeter quelque éclat.

55. Il y avait aussi, comme on l'a déjà vu, un tendre cœur uni au sien par des liens plus forts que ceux des autels; et, quoique illégitime, cet amour était pur, éloigné de tout déguisement; il avait été témoin de mortelles inimitiés, sans en être affaibli; le péril des yeux des femmes, péril le plus redouté, n'avait fait que le fortifier davantage. Harold lui était resté fidèle; et, d'un rivage étranger, il adressa à ce cœur chéri ces vœux d'absence:

I.

Le rocher fortifié de Drachenfels11 domine avec orgueil le Rhin large et sinueux, dont les eaux majestueuses se déroulent entre des bords couverts de pampres; les collines sont décorées d'arbres en fleurs, et les champs des prémices de la moisson et des vendanges. Ils sont couronnés par des villes dispersées, dont les blanches murailles brillent au loin: tout se réunit pour former un tableau que je contemplerais avec un double transport si tu étais avec moi!

II.

De jeunes paysans aux yeux bleus, et dont les mains offrent des fleurs nouvelles, s'avancent en souriant dans ce paradis de la pensée. Sur les collines, de nombreuses tours féodales élèvent, à travers le feuillage, leurs murs couverts de lierre; plus d'un rocher à la pente rapide, plus d'une noble arcade, tombant orgueilleusement en ruine, regarde par dessus ces vallées de berceaux de pampres; mais il me manque un bonheur sur ces bords du Rhin: c'est de pouvoir serrer ta douce main dans la mienne!

III.

Je t'envoie les lis que l'on m'a donnés. Quoique je sache que bien long-tems avant que ta main les touche ils seront déjà flétris, ne les rejette pas cependant, car je les ai reçus avec transport, en pensant qu'ils pourraient rencontrer tes yeux et guider ton ame vers la mienne, quand tu les verras se faner près de toi, et que tu sauras qu'ils furent cueillis sur les bords du Rhin, et offerts par mon cœur au tien.

IV.

Le fleuve écume et roule avec majesté, en répandant sur ses bords un charme ravissant; il découvre sans cesse, dans ses mille détours, quelque beauté plus fraîche et plus variée. L'ame la plus altière aimerait à borner ici ses désirs, et à y couler une vie pleine de délices. Je ne pourrais trouver sur la terre un lieu aussi cher à la nature et à mon cœur, si tes yeux chéris, en suivant les miens, rendaient encore plus délicieuses ces rives du Rhin!

56. Il est, près de Coblentz, une petite et simple pyramide qui couronne le sommet d'un tertre verdoyant: sous sa base reposent les cendres d'un héros, notre ennemi;—mais n'en rendons pas moins hommage à Marceau! Sur sa tombe prématurée les rudes soldats répandirent d'abondantes larmes, déplorant et enviant la destinée de celui qui mourut pour la France, et combattit pour conquérir et défendre ses droits.

57. Courte, brave et glorieuse fut sa jeune carrière;—deux armées, ses amis et ses ennemis pleurèrent à ses funérailles. Que l'étranger s'arrête avec recueillement près de sa tombe, et y prie pour le brillant repos de son ame valeureuse; car il fut le défenseur de la Liberté, et un de ceux, en petit nombre, qui n'outrepassèrent pas le mandat de châtier qu'elle donne à ceux qui tirent son épée; Marceau avait conservé la blancheur de son ame; c'est pourquoi les hommes ont pleuré sur lui12.

58. Voici Ehrenbreitstein13 avec ses murs écroulés et noircis par l'explosion de la mine. De sa hauteur menaçante cette forteresse en ruine montre encore ce qu'elle était jadis, quand les bombes et les boulets rebondissaient sur elle sans pouvoir l'ébranler. Tour de victoire! tu vis tes assaillans repoussés s'enfuir dans la plaine. Mais la paix a détruit ce que la guerre n'avait jamais pu ébranler; et elle a livré aux orages de l'été ces voûtes orgueilleuses sur lesquelles, pendant de longues années, une grêle de bombes et de boulets était tombée en vain.

59. Adieu, à toi, beau Rhin! Avec quelles délices l'étranger s'arrête sur tes rives! C'est dans des lieux comme ceux que tu arroses, que des ames unies, ou la contemplation solitaire, aimeraient à s'égarer. Ah! si d'insatiables vautours cessaient de ronger des cœurs tourmentés de remords, c'est ici que la nature, ni trop sombre, ni trop gaie, sauvage sans rudesse, imposante, mais non redoutable, serait aux autres contrées de la terre ce que l'automne est à l'année.

60. Adieu donc encore une fois! vain adieu! Il n'en est point pour des lieux comme ceux que tes ondes arrosent. L'ame reste empreinte de toutes tes couleurs; et si malgré eux les yeux se résignent à cesser de te contempler, Rhin séduisant! c'est avec un dernier regard de reconnaissance et d'admiration. Des lieux d'un charme plus puissant peuvent se rencontrer, on en peut voir de plus éblouissans; mais aucun ne réunit dans un site si enchanteur le brillant, le beau, le doux,—les gloires des anciens jours,

61. Le grand plein de simplicité, la fleur abondante d'une récolte prochaine, le vif éclat des blanches cités, le torrent qui tombe des rochers, la profondeur obscure des précipices, la féconde verdure des forêts, les châteaux gothiques apparaissant çà et là, des rochers sauvages taillés en forme de tours comme pour se moquer de l'art des hommes; et, au milieu de toutes ces beautés, des habitans dont les visages expriment autant de bonheur que la scène qui les entoure. Ces dons fertiles de la nature embellissent éternellement tes bords, quoiqu'ils entendent autour d'eux la chute des empires.

62. Mais ils ont disparu. Au-dessus de moi sont les Alpes, palais de la nature, dont les vastes remparts élèvent leurs crêtes neigeuses jusque dans les nuages, et ont fait à l'Éternité un trône de montagnes de glace et de froidure sublime, ou se forme l'avalanche,—cette foudre de neige! Tout ce qui agrandit l'ame et la frappe de terreur est réuni autour de ces sommets, comme pour montrer comment la terre peut s'approcher du ciel, et laisser l'homme orgueilleux dans son chétif abaissement.

63. Mais, avant d'oser gravir ces hauteurs sans égales, il est un lieu qui ne doit pas être oublié,—Morat! le champ d'orgueil et de patriotisme! où l'homme peut contempler les horribles trophées du carnage sans rougir pour ceux qui sont restés vainqueurs dans cette plaine. C'est ici que la Bourgogne abandonna ses soldats à la faim des vautours; monceau d'ossemens qui a traversé les âges, étant eux-mêmes leur monument;—privés de sépulture, ils errent maintenant sur les bords du Styx, où chaque ombre errante pousse des cris de douleur14.

64. Tandis que Waterloo le dispute au carnage de Cannes, les noms réunis de Morat et Marathon passeront à la postérité. Ces deux victoires sans tache sont couronnées d'une véritable gloire. Elles furent remportées par une troupe de citoyens, de frères, d'hommes fiers de leurs droits, sans aucune ambition personnelle; tous défenseurs non salariés d'une cause qui n'était point celle des rois, dont le vice et la corruption sont les mobiles. Ils ne condamnèrent aucune nation à déplorer le blasphème de ces lois, qui, par une disposition draconienne, proclament divins les droits des monarques.

65. Près d'un mur solitaire, une colonne plus solitaire encore, s'élève, entourée de lierre, et présente l'aspect des anciens jours. C'est le dernier débris du ravage des ans. On dirait, à la voir, un malheureux que la terreur aurait pétrifié, mais qui conserve encore dans ses regards sombres et égarés un sentiment de vie. Elle est là debout, excitant l'étonnement sur sa durée; tandis que, œuvre contemporaine de la main de l'homme, l'orgueilleuse Avanticum15, nivelée par le tems, a couvert de débris ses anciens domaines.

66. C'est ici,—oh! doux et sacré soit à jamais ce nom!—c'est ici que Julia, l'héroïne du dévouement filial, avait consacré sa jeunesse au ciel. Son cœur, ayant rempli les devoirs les plus saints après ceux qu'exige la Divinité, se brisa sur la tombe d'un père. La justice avait juré de repousser toutes larmes, et celles de Julia imploraient la vie de celui qui lui avait donné la sienne: mais le juge fut fidèle à la justice. Alors elle mourut après celui qu'elle n'avait pu sauver. Leur tombe fut simple et sans ornement; et leur urne ne contient qu'une ame, un cœur et une même poussière16.

67. Ce sont là des actions dont le souvenir ne devrait jamais s'effacer, et des noms qui ne peuvent périr, quoique la terre oublie ses empires et leur décadence, les oppresseurs et les opprimés, leur naissance et leur mort. La haute, la sublime majesté de la vertu devrait survivre, et survivra à ses malheurs; et, du sein de son immortalité, elle brillera aux rayons du soleil comme cette neige des Alpes17, impérissable et pure, au-dessus de toutes les choses d'ici-bas.

68. Le lac Léman m'attire avec sa surface de cristal, miroir paisible où les étoiles et les montagnes contemplent la tranquillité de leur aspect, la profondeur transparente de leurs sommités et leurs diverses couleurs. Il y a encore ici trop de l'homme, pour considérer avec un esprit dispos tout ce que j'aperçois de grand; mais bientôt la solitude me rappellera des pensées oubliées, et qui ne me sont pas moins chères qu'autrefois, avant qu'en me mêlant au troupeau des hommes, j'eusse fait partie de leur bercail.

69. Pour le fuir, il n'est pas nécessaire de haïr le genre humain. Chacun n'est pas propre à s'agiter avec lui et à partager ses travaux. Ce n'est pas montrer de la misanthropie que de contenir son ame dans ses émotions intimes, de crainte qu'elle ne se perde dans la foule ardente, où nous devenons la proie de notre propre contagion, jusqu'à ce que trop tard et trop long-tems nous venions à déplorer et à combattre cet état de misère dans lequel nous passons d'un malheur dans un autre malheur, au milieu d'un monde ennemi, où personne n'est exempt de faiblesse.

70. Là, dans un moment, nous pouvons plonger nos années dans un fatal regret, et, dans la dégradation de notre ame, changer tout notre sang en larmes, ou teindre l'avenir des sombres couleurs de la nuit. La course de la vie devient une fuite sans espérance pour ceux qui marchent dans l'obscurité. Sur la mer, le plus hardi nocher vogue toujours, mais il se dirige où un port connu l'invite; tandis que, sur l'océan de l'éternité, il est des voyageurs égarés dont la barque erre çà et là, et ne pourra jamais reposer à l'ancre.

71. N'est-il pas plus sage alors de rester solitaire, et d'aimer la terre seulement pour ses charmes terrestres? Aux bords des flots azurés du Rhône rapide18, auprès du lac qui nourrit ses ondes, comme une mère prodigue ses soins à un enfant beau, mais indocile, apaisant ses cris par ses caresses aussitôt qu'il s'éveille,—n'est-il pas plus sage de passer ainsi nos vies, que de nous joindre à la foule bruyante, pour être condamnés à être oppresseurs ou opprimés?

72. Je ne vis plus en moi-même, mais je deviens une partie de tout ce qui m'entoure; et les hautes montagnes sont pour moi une sympathie; mais le bruit des cités m'est une torture. Je ne puis rien voir de si odieux dans la nature, que d'être un anneau involontaire de la chaîne des êtres, classé parmi les créatures, quand mon ame peut prendre son essor et se mêler avec les cieux, la cime des monts, la plaine mobile de l'Océan et les étoiles du firmament!

73. C'est absorbé dans de telles pensées que je trouve une vie réelle. Je contemple le désert populeux que j'ai quitté, comme un lieu d'agonie et de combat, où je fus, pour quelque péché sans doute, jeté en proie au malheur, pour agir et souffrir, mais enfin pour remonter en haut avec des ailes nouvelles. Je les sens déjà qui s'agitent, quoique jeunes, et cependant vigoureuses et fortes, comme la tempête avec laquelle elles doivent lutter avec délices, en dédaignant les froids liens d'argile qui entourent ici-bas notre être.

74. Et lorsqu'un jour l'ame sera entièrement affranchie de tout ce qu'elle hait dans sa forme dégradée, n'ayant conservé de sa vie charnelle que ce qu'il en reste de purifié au papillon dépouillé de ses formes grossières;—quand les élémens se réuniront aux élémens pareils, et que la poussière sera poussière; ne verrai-je pas dans leur essence, mais avec moins d'éblouissemens, tout ce que j'aperçois maintenant comme à travers l'avenir: la pensée incorporelle, le génie de chaque lieu, dont, maintenant même, je partage parfois la destinée immortelle?

75. Les montagnes, les vagues, les cieux ne sont-ils pas une partie de mon ame; comme moi d'eux? L'amour que je ressens pour eux, n'est-ce pas une passion profonde et pure de mon cœur? ne mépriserais-je pas tous les objets si je les comparais à ces créations puissantes? et ne braverais-je pas toutes les souffrances plutôt que de repousser de tels sentimens, pour la dure et mondaine indifférence de ces hommes dont les yeux sont incessamment tournés vers la terre, et dont les pensées n'osent jamais s'élever à un généreux enthousiasme?

76. Mais je m'écarte de mon sujet; je retourne à ce qui le concerne immédiatement, et j'invite ceux qui trouvent du charme à contempler une urne à venir méditer sur une dont la poussière fut jadis toute de flamme. Celui dont elle contient la cendre naquit dans la contrée dont je respire pour un instant l'air pur,—comme un hôte passager. C'est d'ici que ses désirs prirent leur vol vers la gloire; ambition insensée! à laquelle, pour en jouir, il sacrifia tout son repos.

77. C'est ici que le sauvage Rousseau, ce sophiste qui se torturait lui-même, l'apôtre de la douleur, qui jeta des enchantemens sur les passions, et fit parler le malheur avec une éloquence irrésistible, commença sa vie de trouble et de misères. Il sut rendre cependant le délire admirable, et jeter sur des actions et des pensées coupables un coloris céleste d'élocution, qui éblouit les yeux comme les rayons du soleil, et leur fait répandre des larmes abondantes et sympathiques.

78. Son amour était l'essence de la passion;—comme un arbre embrasé par la foudre, il fut consumé par une flamme éthérée; car d'être ainsi embrasé, et d'aimer, n'étaient qu'un pour lui. Mais son amour n'avait point pour objet une femme vivante, ni une ombre chérie qui nous apparaît dans nos songes, mais une beauté idéale qui revêtit pour lui des formes mortelles; et cet amour se répandit à grands flots dans ses pages brûlantes, quelque extraordinaire que cela nous paraisse.

79. Ce fut cet amour qui se réalisa dans Julie, ce fut lui qui la doua de tout ce que la passion a d'impétueux et de tendre. C'est lui encore qui lui rendait si cher ce mémorable baiser que ses lèvres brûlantes allaient prendre chaque matin sur les lèvres d'une femme qui ne l'accordait qu'avec un sentiment d'amitié; mais ce doux baiser portait dans son cœur et dans son imagination la flamme dévorante de l'amour. Il fut peut-être plus heureux dans cet absorbant soupir, que ne le sont les ames vulgaires dans la possession de tout ce qu'elles désirent19.

80. Sa vie fut une longue guerre avec des ennemis, qu'il se créait lui-même, ou des amis par lui-même repoussés; car son ame était devenue le sanctuaire du soupçon, et choisissait pour son propre et cruel sacrifice l'ami contre lequel il se déchaînait avec une étrange et aveugle furie. Mais il était en délire;—qui pourrait l'affirmer? Il y a des phénomènes que la science ne peut jamais expliquer. Mais il était égaré par la détresse et le malheur; égarement le pire de tous, puisqu'il porte une apparence de raisonnement.

81. Alors il était inspiré; et de sa bouche éloquente sortirent, comme jadis de celle de la pythonisse, ces oracles qui embrasèrent la terre, et dont l'incendie ne se ralentit que lorsque des royaumes eurent cessé d'être. N'a-t-elle pas été telle, la destinée de la France? Avant lui, cette nation était courbée depuis long-tems sous le joug d'une ancienne tyrannie. Tremblante et soumise, elle se plia à ce joug humiliant, jusqu'au jour où la voix de Rousseau et celles d'autres écrivainsA firent naître ces redoutables colères qui suivent de longs ressentimens.

Note A: En anglais: his compeers.

82. Ces colères, une fois déchaînées, s'élevèrent un terrible monument avec les débris des vieilles opinions qui datent de l'origine des tems. Elles déchirèrent le voile, et la terre put voir tout ce qu'il dérobait aux regards. Mais elles détruisirent en même tems le bon et le mauvais, ne laissant que des ruines, avec lesquelles on vit bientôt se relever, sur les mêmes fondemens, des donjons et des trônes qui ramenèrent la même tyrannie qu'auparavant, parce que l'ambition ne pensait qu'à ses propres succès.

83. Mais ces choses ne peuvent désormais être endurées! Les hommes ont senti leur force et l'ont fait sentir. Ils auraient pu en user plus sagement, mais, entraînés par leur vigueur nouvelle, ils se sont attaqués avec violence. La pitié avait cessé d'exercer son empire; mais ces hommes, qui avaient été élevés dans les ténèbres de l'oppression, ne s'étaient point, comme les aigles, nourris de l'air libre des cieux: pourquoi donc s'étonner si quelquefois ils se trompèrent de proie?

84. Quelles profondes blessures se sont jamais fermées sans laisser de cicatrices? Ce sont celles du cœur, qui saignent le plus long-tems, et dont les traces sont les plus difficiles à effacer. Les hommes pleins d'espérances, et qui, dans leur défaite, les ont vues s'évanouir, gardent le silence, mais ne sont point soumis. Le ressentiment, contenu dans son repos, retient son souffle, jusqu'à l'heure d'expiation. Personne ne doit désespérer; il est venu, il vient, et il viendra,—le jour qui donne le pouvoir de punir, ou de pardonner:—l'une de ces facultés sera lente à s'exercer.

85. Limpide Léman! le contraste de ta surface tranquille, avec le monde si agité où j'ai passé mes jours, m'avertit de renoncer aux ondes troublées de la terre, pour une source plus pure. Cette voile paisible qui m'entraîne, est comme une aile silencieuse qui m'arrache aux bruits et aux distractions de la vie. J'aimais autrefois le mugissement de l'Océan soulevé, mais tes doux murmures sont pour moi comme la tendre voix d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop aimé à être ému par de sombres et orageuses délices.

86. C'est l'heure de l'arrivée silencieuse de la nuit, et entre tes bords et les montagnes tout est déjà sombre, mêlé et confus; cependant on aperçoit encore distinctement les objets, excepté le noir Jura, dont les hauteurs se montrent comme d'effrayans précipices. En approchant plus près, une brise vivifiante souffle du rivage, et apporte les parfums de fleurs fraîchement écloses. On entend les gouttes d'eau qui tombent de la rame suspendue, ou les bruits du grillon qui chante ses adieux à la nuit.

87. C'est un joyeux insecte du soir, qui fait de sa vie une enfance, et chante pendant toute sa durée. Par intervalle, un oiseau fait entendre sa voix dans un bosquet, puis se tait aussitôt. Il semble qu'un léger murmure parcourt la colline. Mais c'est une illusion, car la rosée des étoiles distille silencieusement ses larmes d'amour, qui tombent d'elles-mêmes sans bruit, jusqu'à ce qu'elles aient imprégné le sein de la nature de l'esprit de leurs couleurs.

88. O étoiles! vous qui êtes la poésie du ciel! si nous essayons de lire dans vos pages brillantes le destin des hommes et des empires,—nous sommes pardonnables, dans nos aspirations à nous agrandir, de vouloir élever nos destinées au-dessus de leur sphère mortelle, pour nous unir plus étroitement à vous; car vous êtes une beauté et un mystère, et vous faites naître dans nous un tel amour et un tel respect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris elles-mêmes une étoile pour emblème.

89. Le ciel et la terre sont plongés dans le calme, mais non dans le sommeil; ils cessent de respirer comme lorsque nous sommes frappés par de trop vives émotions; et ils sont silencieux, comme lorsque nous sommes absorbés dans des pensées trop profondes.—Le ciel et la terre sont plongés dans le calme: depuis la haute armée des étoiles jusqu'au lac assoupi et aux montagnes qui l'environnent, tout est concentré dans une vie intense, où pas même un rayon lumineux, un souffle d'air, une feuille ne se trouvent perdus, mais où ils ont une part de l'existence et le sentiment de la création et de la conservation des mondes.

90. C'est alors que se réveille le sentiment de l'infini que nous éprouvons dans la solitude, où nous sommes le moins seuls. Ce sentiment pénètre et purifie tout notre être; il est un accord, l'ame et la source d'une mélodie qui nous révèle l'harmonie éternelle, et, comme la ceinture de la fabuleuse Cythérée, répand un charme de beauté sur tous les objets. Il désarmerait le spectre de la mort, si son arme fatale avait quelque chose de substantiel.

91. Ce n'était pas en vain que les premiers Persans choisirent les hauteurs et le sommet des montagnes dominatrices pour en faire leurs autels20, afin de pouvoir prier dans un temple sans murs et digne de celui en l'honneur de qui les monumens élevés par la main des hommes sont si chétifs! Viens, et compare ces colonnes et ces demeures d'idoles grecques ou gothiques avec ces temples majestueux de la nature, l'air, la terre et les mers; et tu cesseras de renfermer ta prière dans de si étroites demeures!

92. Le ciel a changé d'aspect! et quel changement! O nuit21! tempête et obscurité, vous êtes étonnamment puissantes! cependant vous êtes belles dans votre force; comme l'éclat de l'œil noir d'une femme! Dans le lointain, le tonnerre étincelant bondit de pic en pic, et fait retentir les crêtes fumantes des rochers, de ses lourds mugissemens! Ce n'est pas un nuage isolé qui lance la foudre, mais chaque montagne a trouvé une voix, et, à travers son voile ténébreux, le Jura répond aux bruyantes Alpes, qui semblent lui jeter d'orgueilleux défis.

93. Partout règne la sombre nuit: nuit des plus glorieuses! tu ne fus pas donnée au sommeil! Laisse-moi partager tes sauvages et imposantes délices, et faire partie de la tempête et de toi! Comme le lac, mer phosphorique, étincelle dans l'ombre! Comme la pluie tombe par torrens sur la terre! mais tout rentre dans une profonde nuit,—et soudain la voix retentissante des montagnes ébranle de nouveau les airs par de gigantesques transports, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un prochain tremblement de terre.

94. Voici l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre un passage entre deux hauts rochers qui apparaissent comme deux amans que la haine a séparés, et entre lesquels il survient de si profonds abîmes qu'il leur devient impossible de se réunir désormais, quoique leurs cœurs soient brisés par cette funeste séparation. L'amour, qui a ainsi séparé leurs ames, et qui fut la vraie source de l'inimitié profonde par laquelle la fleur de leur jeunesse a été flétrie, s'est enfui loin d'eux;—mais il leur a laissé un siècle de tristes années;—et les chagrins d'une guerre intérieure.

95. C'est là, sur ces rochers traversés par le Rhône impétueux, qu'éclate la plus furieuse des tempêtes; car il en est une quantité qui mugissent dans le sombre espace. On les voit, comme dans une joûte, se lancer de main en main leurs traits de flamme. La plus brillante de la troupe dirige sur ces monts escarpés ses feux angulaires; comme si elle comprenait qu'aux lieux où la désolation a exercé ses ravages, ses flèches brûlantes peuvent impunément tout dévorer.

96. Cieux, montagnes, fleuve, vents, lac, éclairs! vous tous! nuit, orages, tonnerres! j'ai une ame pour vous comprendre!... Le lointain roulement de vos voix expirantes est l'écho de ce qui veille toujours en moi.—Mais où est, ô tempêtes, le but de vos courses vagabondes? Ressemblez-vous à celles qui naissent dans le cœur de l'homme? ou trouvez-vous enfin, comme les aigles, quelque asile élevé?

97. Si je pouvais donner un corps à ce qu'il y a en moi de plus intime,—si je pouvais trouver une expression matérielle à mes pensées qui débordent, et jeter ainsi ame, cœur, intelligence, passions, sentimens de toutes sortes; tout ce que j'ai cherché, et tout ce que je cherche encore, tout ce que je souffre, tout ce que je sais, tout ce que j'éprouve sans mourir,—dans un seul mot, et ce mot serait-il la Foudre, je le prononcerais! Mais je vis et je meurs sans avoir été compris, avec une pensée sans voix, qui reste ensevelie dans mon sein, comme une épée dans le fourreau.

98. L'aurore a reparu à l'Orient, l'aurore humide de rosée, qui répand partout ses parfums, et fait éclore les fleurs. Son sourire chasse les nuages avec un aimable dédain, et verse la vie à pleines mains, comme si la terre ne renfermait aucune tombe.—Le jour la remplace: nous pouvons reprendre le cours de notre existence; et c'est ce que je fais encore sur tes rivages, beau Léman! Je puis trouver un aliment à la méditation, et ne pas te quitter sans m'être arrêté long-tems près de toi.

99. Clarens! aimable Clarens, berceau du profond amour! ton air est le souffle jeune et passionné de la pensée; tes arbres fructifient par l'amour; les neiges qui couronnent tes glaciers ont emprunté ses couleurs; et le soleil couchant les voit teintes de couleurs de rose22, où ses rayons se reposent tendrement. Les rochers, leurs crêtes éternelles parlent ici de l'amour qui chercha parmi eux un refuge contre les chocs du monde qui agitent l'ame et la remplissent de douces espérances, pour s'en moquer ensuite.

100. O Clarens! tes sentiers sont foulés par des pieds célestes, par les pas de l'immortel amour. Ici son trône a pour marche-pieds des montagnes, où ce dieu est une vie et une lumière vivifiante.—Il ne se montre pas seulement sur ces sommets majestueux, ni dans les grottes et les forêts: son œil étincelle sur la fleur, et son souffle l'agite; ce souffle si doux de l'été, dont le tendre pouvoir surpasse celui des tempêtes dans leurs momens de plus grande désolation.

101. Tous les objets sont ici pleins de sa puissance; depuis les noirs sapins qui sont son ombrage sur les hauteurs, et le mugissement profond des torrens auquel il prête une oreille attentive jusqu'aux vignes qui s'étendent vers le rivage, où les eaux inclinées le reçoivent avec respect, et l'adorent en baisant ses pieds avec de doux murmures. Les bosquets, les berceaux de verdure, de vieux arbres aux troncs blanchis, mais dont le feuillage est encore plein de sève et de vigueur, jeunes comme le plaisir, lui offrent partout où il s'égare une solitude populeuse:

102. Solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux, de formes les plus belles, et de couleurs les plus variées; qui le célèbrent par des chants plus doux que le langage des hommes. Êtres innocens, ils déploient leurs ailes joyeuses sans crainte, et avec toute la vivacité d'une vie de bonheur. Le bruit des sources jaillissantes, la chute des hautes cascades, le mouvement des branches agitées, le bouton des fleurs qui fait naître la pensée la plus délicieuse de la beauté, tout est confondu et semble réuni dans une grande fin par l'amour lui-même.

103. Celui qui n'a pas encore aimé pourrait apprendre ici la science de l'amour, et faire un esprit de son cœur; celui qui connaît ses tendres mystères aimera davantage, car c'est ici le sanctuaire de l'amour, où les vaines misères des hommes et les persécutions du monde l'ont forcé de chercher un asile; car il est dans sa nature de croître ou de mourir. Il ne peut subsister dans le calme, mais il décroît ou s'élève à un bonheur sans limites; qui peut, dans son éternité, le disputer aux félicités immortelles.

104. Ce n'était pas en vain que Rousseau choisit ce séjour pour le peupler de ses affections. Il reconnut que c'était celui que l'amour devait destiner aux êtres purifiés de l'imagination. C'était le lieu où l'amour délia pour la première fois la ceinture de sa Psyché, et celui qu'il avait consacré par un tendre souvenir. Solitude imposante, profonde, qui a une voix, des sens et des soupirs de tendresse. Ici le Rhône s'est préparé lui-même sa couche, et les Alpes se sont élevé un trône.

105. Lausanne! Ferney! vous avez été habités par des hommes qui ont rendu vos noms célèbres23! Ces mortels cherchèrent et trouvèrent, par de dangereux chemins, une renommée immortelle. Ils furent de gigantesques esprits dont le but redoutable était, comme les Titans, d'attaquer le ciel par des doutes hardis et des pensées audacieuses qui eussent appelé la foudre sur elles, si, en voyant les investigations impies des hommes, le ciel daignait faire plus que de sourire.

106. L'un était tout de feu et de mobilité, enfant le plus capricieux dans ses désirs, mais doué de l'esprit le plus vif et le plus varié;—gai, grave, sage ou hardi,—tout à la fois historien, poète et philosophe; il se multipliait au milieu des hommes, comme le Protée de leurs talens; mais le trait le plus caractéristique de son génie était le ridicule, qui, comme un vent impétueux, renversa tout ce qu'il atteignit,—tantôt pour terrasser la sottise, tantôt pour ébranler un trône.

107. L'autre, profond et calme, épuisant la pensée, et associant la sagesse à ses années studieuses, fit son asile de la méditation, s'enrichit de la science, et donna à ses armes offensives une forme plus sévère, sapant une croyance solennelle par un solennel mépris. Il fut maître passé dans l'art de l'ironie, et ses sarcasmes excitaient dans ses ennemis une colère qui naissait surtout de la peur; ils le condamnèrent aux feux de l'enfer, argument éloquent qui répond si bien à tous les doutes.

108. Cependant, que la paix soit avec leurs cendres,—car, s'ils l'ont méritée, ils subissent leur peine; ce n'est pas à nous à les juger,—encore moins à les condamner. L'heure viendra où de pareils mystères seront connus de tous.—L'espérance et la terreur sommeillent sur le même oreiller,—dans la poussière de la tombe, qui, nous en sommes sûrs, doit toujours rester poussière. Toutefois si, selon notre croyance, elle se ranime un jour, ce sera pour recevoir un pardon ou pour souffrir les peines qui seront méritées.

109. Mais qu'il me soit permis d'abandonner les œuvres de l'homme, pour contempler celles de son créateur répandues autour de moi, et de suspendre des chants que je nourris de mes rêveries, de crainte qu'ils ne semblent se prolonger sans fin. Les nuages qui planent au-dessus de moi se dirigent vers les blanches cimes des Alpes. Je veux les atteindre, et contempler tout ce qu'il me sera permis de découvrir, à mesure que je parviendrai à ces hautes régions, où la terre appelle à ses embrassemens les puissances de l'air.

110. Italie! ô Italie! à ton aspect, l'éclat des siècles passés vient frapper l'ame comme un éclair: depuis le jour où le fier Carthaginois fut sur le point de te conquérir, jusqu'à la dernière auréole de tes chefs et de tes sages qui illustrent tes immortelles annales, tu fus le trône et le tombeau d'empires; maintenant encore tu es la patrie où les esprits que tourmente la soif de la science vont se désaltérer à grands traits dans cette source éternelle qui coule de la colline impériale de Rome.

111. C'est ainsi que j'ai prolongé des chants continués sous de tristes auspices.—Sentir que nous ne sommes plus ce que nous avons été, et ce qu'il nous paraît que nous aurions dû être;—exciter le cœur contre lui-même, cacher à tous les yeux avec une fière prudence son amour ou sa haine,—ses passions ou ses sentimens, ses projets, ses chagrins ou ses contentemens;—être le tyran de sa propre pensée; c'est une rude tâche pour l'ame.—Pas de plaintes,—j'ai appris ces choses.

112. Quant à ces vers dont j'ai fait un chant, il se peut qu'ils soient une innocente ruse,—le coloris des scènes qui ont passé devant mes regards; et que j'aurais voulu saisir au passage, pour tromper un instant mon cœur ou celui des autres. La renommée est la soif de la jeunesse,—mais je ne suis pas si jeune pour regarder le sourire ou le dédain des hommes comme une perte ou une récompense glorieuse. J'ai toujours été, et je suis encore seul,—objet de souvenir ou d'oubli.

113. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé: je n'ai point mendié ses suffrages, ni plié un genou patient devant ses idoles,—je n'ai point forcé mes lèvres aux sourires,—ni fait grand bruit pour le culte d'un écho. Dans leur foule, je n'ai pas paru aux hommes un de leurs semblables. J'étais parmi eux, mais non l'un d'eux; enveloppé dans le voile de mes pensées, qui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel, si je n'avais corrigé mon ame, qui s'est ainsi domptée elle-même.

114. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé,—mais séparons-nous bons ennemisA. Je veux bien croire, malgré mon expérience contraire; qu'il peut y avoir des mots qui soient des choses,—des espérances qui ne soient pas décevantes; des vertus charitables qui ne tendent pas de piéges à la fragilité; je voudrais aussi croire que quelques cœurs compatissent sincèrement aux malheurs des autres24; que deux ou un sont au moins ce qu'ils semblent être,—que la bonté n'est pas simplement un mot, ni le bonheur un songe.

Note A: Fair foes.

115. O ma fille! ce chant a commencé avec ton nom;—ô ma fille! c'est avec ton nom qu'il doit finir.—Je ne te vois point,—je ne t'entends point,—mais personne ne peut être aussi ravi en toi. Tu es l'amie vers laquelle s'étendent les ombres de mes années à venir. Quand même tu ne me reverrais jamais, ma voix se fera entendre dans tes visions futures, et pénétrera jusqu'à ton cœur,—lorsque le mien sera glacé.—Tu entendras même des accens sortir de la tombe de ton père.

116. Aider au développement de ta jeune intelligence,—épier l'aurore de tes joies d'enfant,—rester près de toi pour te voir grandir, et acquérir la connaissance d'objets qui, pour toi, sont des merveilles!—Te bercer légèrement sur mes genoux heureux, et imprimer sur ta douce joue un baiser de père,—ce bonheur, sans doute, ne m'était point réservé; cependant il était dans ma nature:—tel que je suis, je ne sais ce qui est en moi: il me semble pourtant qu'il y a quelque chose de semblable à ce délicieux sentiment.

117. Oui, quand même on t'apprendrait la haine comme un devoir; je sais que tu m'aimeras. Vainement mon nom te serait-il défendu, comme un mot de sinistre augure,—une espérance brisée: vainement la tombe se serait fermée entre nous,—rien ne serait changé; je sais que tu m'aimeras. Quand même on aurait le dessein d'extraire mon sang de tes veines, et que l'on y réussirait,—tout serait vain,—tu m'aimerais encore, car tu y tiendrais plus qu'à la vie.

118. Tu es l'enfant de l'amour,—quoique née dans des heures d'amertume et nourrie dans des angoisses. Ce furent là les élémens de la vie de ton père;—les tiens ne sont pas moins funestes que ceux qui ont présidé à ta naissance,—mais la flamme de ta vie sera plus tempérée, et tes espérances seront plus heureuses et plus hautes. Que les sommeils de ton berceau soient doux et paisibles! Du sein des mers que je vais parcourir, et du sommet des montagnes où j'erre maintenant, je voudrais appeler sur toi autant de bénédicitions que, dans ma douleur, il me semble que tu aurais pu en attirer sur moi!

NOTES DU TROISIÈME CHANT

RetourNOTE 1, STANCE 18.

Place d'honneur (pride of place) est un terme de fauconnerie, et il signifie le plus haut point du vol. Voyez Macbeth, etc.

An eagle towering in his pride of place
Was by a mousing owl hawk'd at and kill'd.

Un aigle s'élevant à sa place d'honneur fut, par un hibou aux aguets, poursuivi et tué.

RetourNOTE 2, STANCE 20.

Voyez le fameux chant d'Harmodius et d'Aristogiton. La meilleure traduction qui en ait été faite en anglais est celle de M. Denman, dans l'Anthologie de Bland.

RetourNOTE 3, STANCE 21.

Dans la nuit qui précéda la bataille, un bal, dit-on, fut donné à Bruxelles.

RetourNOTES 4 ET 5, STANCE 26.

Sir Evan Caméron et son descendant, Donald, le beau Lochiel, des quarante-cinq.

RetourNOTE 6, STANCE 27.

On suppose que le bois de Soignies est un reste de la forêt des Ardennes, fameuse dans l'Orlando de Boïardo, et immortalisée dans le As you like it (Comme il vous plaira) de Shakespeare. Elle est aussi célébrée dans Tacite, comme étant le lieu où les Germains se défendirent avec succès contre les usurpations des Romains. J'ai hasardé d'adopter le nom qui est associé à de nobles souvenirs plutôt que celui qui ne rappelle dans son origine que des idées de carnage.

RetourNOTE 7, STANCE 30.

Le guide qui me conduisit du mont Saint-Jean sur le champ de bataille paraissait intelligent et exact. L'endroit où tomba le major Howard n'était pas éloigné de deux grands arbres isolés (il y en avait un troisième, mais il fut coupé ou brisé pendant la bataille) qui sont à peu de distance l'un de l'autre, sur le bord d'un chemin. Il mourut et fut enterré sous ces arbres. Son corps a été depuis transporté en Angleterre. Un petit enfoncement de terrain marque encore l'endroit où il fut enseveli, mais il sera probablement bientôt nivelé. La charrue a passé dessus, et il y a maintenant du blé de semé.

Après m'avoir indiqué les différens endroits où Picton et d'autres braves militaires ont péri, le guide me dit: «Voici où tomba le major Howard; j'étais près de lui quand il fut blessé.» Je lui racontai qu'il était mon parent; alors il me sembla encore plus empressé de m'indiquer d'une manière précise le lieu et les circonstances de ce cruel événement. Ce lieu est un de ceux qui peuvent se reconnaître le plus facilement sur ce champ de bataille, à cause de la particularité des deux arbres déjà mentionnés.

J'ai parcouru deux fois à cheval le champ de bataille de Waterloo, en le comparant avec mes souvenirs de scènes semblables. Comme plaine, Waterloo semble marqué pour être le théâtre de quelque grande action, quoique cela puisse être un pur effet de mon imagination. J'ai visité attentivement celles de Platée, de Troie, de Mantinée, de Leuctres, de Chéronée et de Marathon; et la plaine qui entoure Mont-Saint-Jean et Hougoumont semble ne manquer que d'une meilleure cause et de cette indéfinissable, mais impressive auréole que le laps des tems répand autour d'un lieu illustré, pour le disputer en intérêt à toutes celles que j'ai nommées, excepté peut-être à la dernière.

RetourNOTE 8, STANCE 34.

Les pommes (fabuleuses) des bords du lac Asphaltes étaient, disait-on, belles au dehors, et toutes de cendre au dedans. Voyez Tacite, Hist. 1. 5, 7.

RetourNOTE 9, STANCE 41.

La grande erreur de Napoléon (si nos histoires sont véridiques) fut son continuel mépris pour le genre humain, parce qu'il n'avait aucune communauté de sentiment avec eux ou pour eux; mépris peut-être plus offensif pour la vanité humaine que la cruauté active de la tyrannie la plus tremblante et la plus soupçonneuse.

Tels furent ses discours aux assemblées publiques, ainsi que ses conversations avec les individus; et les seules paroles que l'on suppose qu'il a dites à son retour à Paris, après que l'hiver de Russie eut détruit son armée, en se frottant les mains près du feu: «Il fait meilleur ici qu'à Moscow,» lui ont probablement aliéné plus de cœurs que les revers désastreux qui l'avaient amené à faire cette remarque.

RetourNOTE 10, STANCE 48.

What wants that knave
That a king should have?

De quoi manque ce coquin
Pour qu'il ne soit roi demain?

Fut la question du roi Jacques en rencontrant Johnny Armstrong et ses compagnons dans leur complet accoutrement. Voyez la ballade.

RetourNOTE 11, STANCE 1 DU CHANT.

Le château de Drachenfeld est situé sur le plus haut sommet des Sept Montagnes, sur les bords du Rhin. Il tombe en ruines, et il s'y rattache quelques singulières traditions. C'est le premier que l'on aperçoit sur la route de Bonn, mais sur le côté opposé de la rivière. Presque en face de ce curieux monument, sont les restes d'un autre château nommé le Château du Juif, et une large croix plantée en commémoration du meurtre d'un chef par son frère. Le nombre des châteaux et des villes qui sont situés sur les deux rives du Rhin est très-grand, et leurs situations remarquablement belles.

RetourNOTE 12, STANCE 57.

Le monument du jeune et malheureux général Marceau (tué par un biscayen à Alterkirchen, le dernier jour de l'an 4 de la république française) existe encore comme je l'ai décrit.

Les inscriptions gravées sur ce monument sont trop longues, et elles n'étaient pas nécessaires: son nom suffisait. Les Français l'adoraient, et ses ennemis l'admiraient. Les uns et les autres pleurèrent sur lui.—Ses funérailles furent accompagnées de généraux et de détachemens des deux armées. Le général Hoche est enterré dans le même tombeau. C'était aussi un brave dans le vrai sens du mot. Mais quoique lui-même se fût distingué dans les batailles, il n'eut pas l'honneur d'y être tué. Sa mort fut soupçonnée d'être causée par le poison.

Un monument séparé (qui ne renferme pas son corps, puisqu'il est enterré avec celui de Marceau) lui est élevé près d'Andernach, vis-à-vis duquel eut lieu un de ses plus mémorables exploits, lorsqu'il jeta un pont sur le Rhin. Ce monument diffère, par la forme et le style, de celui de Marceau; l'inscription est plus simple et plaît davantage.

L'ARMÉE DE SAMBRE-ET-MEUSE
À SON GÉNÉRAL EN CHEF
HOCHE.

Voilà tout, il n'en fallait pas davantage. Hoche était placé au premier rang des premiers généraux de la République, avant que Bonaparte eût monopolisé ses triomphes.—Il était destiné à commander l'armée d'invasion dirigée contre l'Irlande.

RetourNOTE 13, STANCE 58.

Ehrenbreitstein (Ehren-breit-stein), c'est-à-dire la grande pierre d'honneur, une des plus puissantes forteresses de l'Europe, fut démantelée et détruite par les Français à la trêve de Léoben.—Elle fut réduite par la famine ou la trahison, et ne pouvait l'être que par elles. Elle céda à la première, aidée par une surprise. Après avoir vu les fortifications de Malte et de Gibraltar, elle perd beaucoup à la comparaison, mais sa situation est avantageuse. Le général Marceau l'assiégea en vain pendant quelque tems; et j'ai couché dans une chambre où l'on me montra une fenêtre à laquelle on me dit que Marceau se plaça pour observer au clair de la lune les progrès du siége, lorsqu'un boulet vint frapper immédiatement au-dessous.

RetourNOTE 14, STANCE 63.

La chapelle est détruite, et la pyramide d'ossemens a été beaucoup diminuée par la légion bourguignonne au service de France, qui avait à cœur d'effacer le souvenir de l'invasion malheureuse de leurs ancêtres. Un petit nombre de ces ossemens subsiste encore, malgré tous les efforts des Bourguignons pendant des siècles (tous ceux qui passaient par-là en emportaient chacun un dans leur pays), et les larcins moins pardonnables des postillons suisses, qui les prenaient pour les vendre à des couteliers, qui les recherchaient beaucoup, parce que, étant blanchis par les années, ils en étaient devenus plus précieux. Je me suis permis d'emporter à peu près le quart des ossemens d'un héros; et ma seule excuse, c'est que, si je n'avais pas enlevé ces os, le premier passant les eût pris pour en faire un indigne usage, tandis que je me propose de les conserver religieusement.

RetourNOTE 15, STANCE 65.

Aventicum (près de Morat) était la capitale romaine de l'Helvétie, où Avenche est maintenant situé.

RetourNOTE 16, STANCE 66.

Julia Alpinula, jeune prêtresse d'Aventicum, mourut peu après les vaines tentatives qu'elle fit pour sauver son père, condamné à mort comme traître par Aulus Cæcina. Son épitaphe a été découverte depuis plusieurs années; la voici:

Julia Alpinula
Hic jaceo,
Infelicis patris infelix proles,
Deæ Aventiæ sacerdos;
Exorare patris necem non potui,
Malè mori in fatis illi erat.
Vixi annos XXIII.

Je ne connais aucune composition humaine si touchante que cette épitaphe, ni une histoire d'un plus haut intérêt. Voilà des noms et des actions qui ne devraient pas périr, et vers lesquels on revient toujours avec une vraie et consolante émotion, en détournant les regards des misérables détails de cette masse confuse de batailles et de conquêtes, qui excitent quelque tems dans l'ame une fiévreuse et fausse sympathie, qui finit par un profond dégoût, résultat d'une semblable folie.

RetourNOTE 17, STANCE 67.

Ceci fut écrit à la vue du Mont-Blanc. (3 juin 1816), qui, même à cette distance, éblouissait mes yeux.

(20 juillet). J'ai observé aujourd'hui, pendant quelque tems, la réflexion distincte du Mont-Blanc et du Mont-Argentière, dans les eaux paisibles du lac Léman, que je traversais dans mon bateau. La distance de ces montagnes au lac est de soixante milles.

RetourNOTE 18, STANCE 71.

La couleur du Rhône, à Genève, est bleue; mais à une profondeur de teinte que je n'avais jamais vue si forte dans aucune eau douce ou salée, excepté dans la Méditerranée et dans l'Archipel.

RetourNOTE 19, STANCE 79.

Ceci se rapporte à un passage de ses Confessions, dans lequel il raconte sa passion pour Mme d'Houdetot (la maîtresse de Saint-Lambert), et sa longue promenade chaque matin dans le but de jouir de ce seul baiser, qui était le salut ordinaire de l'amitié française. La description que Rousseau fait des sentimens qu'il éprouvait dans cette occasion peut être considérée comme la peinture la plus passionnée, sans être impure, de l'amour, qui respire même dans les mots, lesquels cependant sont impuissans pour exprimer ses transports dans toute leur force: un tableau ne peut donner une idée suffisante de l'Océan.

RetourNOTE 20, STANCE 91.

On doit se rappeler que les plus belles et les plus touchantes doctrines du divin fondateur du christianisme ne furent point prêchées dans le temple, mais sur la montagne.

Pour ne point agiter de questions religieuses, et pour ne parler que de l'éloquence humaine, les discours les plus majestueux, et qui ont produit le plus d'effet, ne furent point prononcés entre deux murailles. Démosthènes s'adressait aux assemblées publiques et populaires; Cicéron parlait dans le Forum. Que cette circonstance ait produit plus d'effet sur l'esprit des auditeurs et de l'orateur lui-même, on peut facilement le concevoir par la différence des émotions que nous savons avoir été produites alors dans ces places publiques, et de celles que nous éprouvons en lisant les discours de ces orateurs dans nos salles d'études. Il y a de la différence entre lire l'Iliade au cap Sigée, ou près des sources qui coulent au pied du mont Ida, ayant la plaine et les fleuves de l'Archipel autour de vous, et la lire à la chandelle dans une étroite bibliothèque;—je connais cette différence.

Si les premiers et rapides progrès de ce que l'on appelle méthodisme devaient être attribués à quelqu'autre cause que l'enthousiasme excité par la foi véhémente et les doctrines de ses partisans (je ne prétends pas ici en discuter la vérité ou l'erreur), je lui donnerais pour cause la pratique de prêcher dans les champs, et les effusions inétudiées et soudaines de ses propagateurs.

Les Musulmans, dont la dévotion erronée (au moins parmi le peuple) est très-sincère, et par conséquent impressive, sont accoutumés à réciter leurs oraisons et leurs prières prescrites, partout où ils se trouvent, à certaines heures; il arrive souvent que c'est en plein air qu'ils s'agenouillent sur une légère natte qu'ils portent toujours avec eux pour leur servir de couche ou de coussin, selon que les circonstances l'exigent. La cérémonie dure quelques minutes, pendant lesquelles ils sont totalement absorbés, et ne vivant que dans leur prière, sans que rien puisse les en distraire. La simple et complète sincérité de ces hommes, et l'esprit religieux dont ils étaient pénétrés, fit sur moi une plus grande impression qu'aucun culte en général rendu dans les lieux qui lui sont destinés. J'ai vu la plupart et les principaux de ceux qui sont pratiqués sous le soleil; comprenant nos propres sectes et les religions grecque, catholique, arménienne, luthérienne, juive et mahométane. La plupart des nègres, qui sont nombreux dans l'empire turc, sont idolâtres, et jouissent du libre exercice de leurs croyances et de leurs rites. À quelque distance de Patras, j'ai été témoin de quelques-unes de leurs cérémonies, et elles m'ont paru être tout-à-fait conformes à celles du paganisme, et fort peu agréables pour un spectateur.

RetourNOTE 21, STANCE 92.

Les orages que j'ai voulu dépeindre dans ces vers eurent lieu le 13 juin 1816, à minuit. Au milieu des monts Acrocérauniens de la Chimère, j'en ai vu de plus terribles, mais non de plus beaux.

RetourNOTE 22, STANCE 99.

«Ces montagnes sont si hautes, dit Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse, lettre XVII, page 4, note, qu'une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu'on aperçoit de fort loin.» Cela s'applique plus particulièrement aux hauteurs de la Meillerie.

«J'allai à Vevay loger à la Clef, et pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi pendant tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays; examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux, mais ne les y cherchez pas.» (Les Confessions, livre IV, page 306. Lyon, 1796.)

En juillet 1816, je fis un voyage autour du lac de Genève; et autant que mes propres observations ont pu m'en faire juger dans une visite attentive et pleine d'intérêt de toutes les scènes les plus célébrées par Rousseau dans son Héloïse, je puis dire avec certitude qu'il n'y a point d'exagération dans ses tableaux. Il serait difficile de voir Clarens (avec les sites qui l'entourent, Vevay, Chillon, Bôveret, Saint-Gingo, la Meilleri, Erian, et l'embouchure du Rhône dans le lac) sans être involontairement frappé de la particulière disposition de ces lieux pour les personnes et les événemens avec lesquels ils ont été peuplés. Mais ce n'est pas tout; le sentiment que font naître les environs de Clarens et les rochers opposés de la Meillerie est d'un ordre plus élevé et plus étendu que la pure sympathie pour une passion individuelle: c'est un sentiment de l'existence de l'amour dans sa faculté la plus grande et la plus sublime, et de notre propre participation à ses bienfaits et à sa gloire: c'est le grand principe de l'univers qui y est plus condensé et non moins visible. Nous perdons avec lui notre individualité, en nous mêlant à la beauté du tout.

Si Rousseau n'avait jamais écrit ni vécu, les mêmes associations d'idées n'en auraient pas moins appartenu à de tels lieux. Il a ajouté à l'intérêt de ses ouvrages en les adoptant. Il a montré son sens exquis de beauté en les choisissant parmi un grand nombre d'autres; mais ils ont fait pour lui ce qu'aucune créature humaine ne pourrait faire pour eux.

J'ai eu le bonheur (ou le malheur, comme on voudra) de traverser le lac, depuis la Meillerie (où nous séjournâmes quelque tems), à Saint-Gingo, par un tems d'orage, qui ajoutait à la magnificence du spectacle, quoique occasionnellement accompagné de danger pour notre bateau, qui était petit et trop chargé. C'était précisément sur cette partie du lac où Rousseau fait passer le bateau de Saint-Preux et de Mme de Volmar pour retourner à la Meillerie se mettre à l'abri durant une tempête.

En gagnant le rivage de Saint-Gingo, je trouvai que le vent avait été suffisamment violent pour abattre quelques vieux arbres chenus au bas des montagnes. Sur la hauteur opposée est une campagne appelée le château de Clarens. Les collines sont couvertes de vignes et entremêlées de quelques petits bois charmans. Un d'eux se nommait le Bosquet de Julie; et il est remarquable que, quoique coupé depuis long-tems par la brutale avarice des moines de Saint-Bernard (auxquels le terrain appartenait), et qu'il ait été enclos dans un vignoble, par les misérables salariés d'une exécrable superstition, les habitans de Clarens font encore remarquer l'endroit que le bosquet occupait, en l'appelant du nom qui les a rendus célèbres et qui leur survivra.

Rousseau n'a pas été très-heureux pour la conservation des demeures locales qu'il avait données à des créations aériennes (airy nothings). Le prieur du grand Saint-Bernard a fait couper quelques-uns des bosquets consacrés par Rousseau, en échange de quelques tonneaux de vins, et Bonaparte a nivelé une partie des rochers de la Meillerie pour réparer la route du Simplon. Cette route est fort belle, mais je ne puis accéder tout-à-fait à la remarque que j'ai entendu faire, que la route vaut mieux que les souvenirs.

Retour NOTE 23, STANCE 105.

Voltaire et Gibbon.

Retour NOTE 24, STANCE 114.

La Rochefoucauld a dit: «Il y a toujours quelque chose dans les infortunes des meilleurs amis, qui ne déplait pas.»

À JOHN HOBHOUSE,

ESQ. A.M.F.R.S., etc., etc., etc.

Mon cher Hobhouse,

Après un intervalle de huit années entre la composition des premiers et du dernier chant de Childe Harold, la conclusion du poème va être soumise au public. En me séparant d'un si vieil ami, il n'est pas extraordinaire que je m'adresse à un autre plus ancien encore et plus cher;—à celui qui a vu naître et mourir le premier, et à qui je suis bien plus redevable pour les avantages sociaux et une amitié éclairée, que, sans être ingrat, je le suis, ou je pourrais l'être à Childe Harold, pour quelque faveur publique que ce poème peut attirer sur le poète;—à celui que j'ai eu l'avantage de connaître depuis long-tems, et avec qui j'ai fait de longs voyages; dont j'ai éprouvé toute la sollicitude dans ma maladie, et le plus vif intérêt dans mes chagrins; à celui que j'ai trouvé heureux de mon bonheur, et compatissant dans mon adversité; franc dans ses conseils, et confiant dans le péril; à un ami souvent éprouvé, et toujours trouvé fidèle;—à vous enfin.

En agissant ainsi, je passe de la fiction à la vérité; et en vous dédiant, dans son état complet, ou au moins terminé, un poème qui est la plus longue, la plus fortement pensée et la plus variée de mes compositions, je désire me faire honneur en renouvelant mon intimité de plusieurs années avec un homme si distingué par ses talens, son savoir et les sentimens les plus nobles. Ce n'est pas à des ames comme les nôtres, qu'il convient de donner ou de recevoir des flatteries; cependant les éloges de la sincérité ont toujours été permis à la voix de l'amitié; et ce n'est ni pour vous, ni même pour les autres, mais pour soulager un cœur qui n'a jamais été tellement accoutumé à éprouver la bienveillance des hommes, qu'il puisse rester ferme contre l'infortune, que je tâche ainsi de rappeler vos bonnes qualités, ou plutôt les avantages que j'en ai tirés. La circonstance même de la date de cette lettre, qui est l'anniversaire du jour le plus malheureux de mon existence passée, mais qui n'empoisonnera pas mon avenir, tant que j'aurai le secours de votre amitié et de mes propres facultés, nous fera naître désormais un souvenir plus agréable à tous les deux, en nous rappelant ces témoignages de reconnaissance que j'essaie de vous rendre pour un si constant et si infatigable attachement, que peu d'hommes en ont éprouvé de semblable, et qu'aucun ne pourrait l'éprouver sans penser plus avantageusement de l'espèce humaine, et de sa propre personne.

Notre sort a été de traverser ensemble, à différentes époques, les contrées de la chevalerie, de l'histoire et de la fable:—l'Espagne, la Grèce, l'Asie-Mineure et l'Italie; et ce qu'Athènes et Constantinople furent pour nous, il y a quelques années, Venise et Rome l'ont été plus récemment. Le poème aussi, ou le pélerin, ou tous les deux, m'ont accompagné de ces premières villes aux dernières; et peut-être est-ce une vanité excusable qui me porte à revenir avec complaisance sur une composition qui m'associe, en quelque sorte, aux lieux qui l'ont inspirée et aux objets que j'ai essayé de décrire; et quelque indigne qu'elle puisse être de ces magiques et mémorables contrées, quelque éloignée qu'elle puisse paraître de nos conceptions absentes, et de nos impressions immédiates; cependant, comme une marque de respect pour ce qui est vénérable, et de sympathie pour ce qui est glorieux, cette composition a été pour moi une source de jouissances, et je m'en sépare avec une espèce de regret. J'étais loin de supposer que les événemens eussent pu me laisser une pareille disposition pour des objets imaginaires.

Quant à ce qui concerne la conduite du dernier chant, on y trouvera moins souvent encore le pélerin que dans aucun des chants qui précèdent; et il sera presque entièrement, si ce n'est tout-à-fait, séparé de l'auteur, parlant en son propre nom. Le fait est, que je me lassais de tirer une ligne de démarcation entre Harold et moi, que chacun semblait résolu à ne pas apercevoir; comme le Chinois du Citoyen du Monde, de Goldsmith, que personne ne voulait croire un Chinois; c'était en vain que je prétendais et imaginais avoir établi une distinction entre l'auteur et le pélerin. L'ardeur avec laquelle je prenais soin de conserver cette distinction, et mon désappointement de trouver ce soin inutile, avaient tellement nui à mes inspirations, dans la composition de ce poème, que je résolus d'abandonner cette contrainte; et c'est ce que j'ai fait. Les opinions que l'on s'est formées et que l'on pourra se former à ce sujet, sont aujourd'hui un objet d'indifférence. L'ouvrage doit être jugé par lui-même, et non par rapport à l'écrivain. L'auteur qui n'a d'autre ressource dans son esprit, que la réputation passagère ou permanente qui est née de ses premiers essais littéraires, mérite le sort des auteurs.

Dans le cours du chant suivant, j'avais eu intention, soit dans le texte, soit dans les notes, d'effleurer l'état actuel de la littérature italienne, et peut-être des mœurs de ce peuple. Mais je trouvai bientôt que le texte, dans les limites que je m'étais proposé de lui donner, était à grand peine suffisant pour y faire entrer le labyrinthe des objets extérieurs et les réflexions qui les suivent; et quant aux notes, excepté un petit nombre des plus courtes, j'en suis redevable à vous-même, Hobhouse; et j'ai été obligé de les abréger, pour n'en donner que ce qui servait, de rigueur, à l'explication du texte.

C'est aussi une tâche délicate et vraiment pénible que de disserter sur la littérature et les mœurs d'une nation si hétérogène. Elle exige une attention et une impartialité qui pourraient nous induire en erreur, ou du moins nous porter à différer notre jugement pour rendre nos informations plus exactes, quoique, peut-être, nous ne soyons pas des observateurs inattentifs et ignorans de la langue et des usages du peuple au milieu duquel nous avons récemment séjourné. L'esprit de parti littéraire, aussi bien que l'esprit de parti politique paraît être, ou avoir été si violent, qu'il est presque impossible à un étranger de rester impartial entre eux. Il me paraît suffisant, au moins pour mon objet, de citer un passage de cette belle langue: Mi pare che in un paese tutto poetico, che vanta la lingua la più nobile ed insieme la più dolce, tutte, tutte le vie diverse si possono tentare; e che sinche la patria di Alfieri e di Monti non ha perduto l' antico valore, in tutte essa dovrebbe essere la prima. L'Italie a encore de grands noms: Canova, Monti, Ugo Foscolo, Pindemonte, Visconti, Morelli, Cicognara, Albrizzi, Mezzofanti, Mai, Mustoxidi, Aglietti et Vacca, assurent à la génération actuelle une place honorable dans les branches des arts, des sciences et des belles-lettres; dans quelques-unes même, la plus haute.—L'Europe,—le monde—n'a qu'un Canova.

Alfieri a dit quelque part dans ses ouvrages, que: La Pianta-Uomo nasce piu robusta in Italia che in qualunque altra terra,—e che gli stessi atroci delitti che vi si commettono ne sono una prova. Sans souscrire à la dernière partie de cette proposition, doctrine dangereuse, dont la vérité peut être contestée sur un meilleur terrain, on peut avancer que les Italiens ne sont pas plus féroces que leurs voisins. Qu'il doit être volontairement aveugle, ou d'une ignorance étourdie, celui qui n'est pas frappé par la capacité extraordinaire de ce peuple, ou, si ce mot pouvait se dire, par ses capabilités, par sa facilité d'acquérir des connaissances, sa rapidité de conception, l'ardeur de son génie, son sens exquis de la beauté, et parmi tous les désavantages de révolutions fréquentes, du ravage des batailles et du désespoir des siècles, sa passion, non encore éteinte, de l'immortalité,—l'immortalité de l'indépendance. Et quand nous-mêmes, en faisant le tour à cheval des remparts de Rome, nous entendîmes la simple lamentation du refrain des laboureurs: Roma! Roma! Roma! Roma non è più come era prima! il nous eût été difficile de ne pas remarquer le contraste de ce chant mélancolique avec les rugissemens des chants de triomphe, hurlés encore aujourd'hui dans les bacchanales des tavernes de Londres, sur le carnage du Mont-Saint-Jean, sur la trahison de Gênes, de l'Italie, de la France et du monde, par des hommes dont vous avez vous-même exposé la conduite dans un ouvrage digne des plus beaux jours de notre histoire. Pour moi,

.....Non moverò mai corda
Ove la turba di sue ciance assorda.

Il serait inutile, pour des Anglais, de rechercher ce que l'Italie a gagné par le dernier partage des nations, jusqu'à ce qu'il devienne certain que l'Angleterre a acquis quelque chose de plus qu'une armée permanente et la suspension de l'habeas corpus; c'est assez pour eux de penser à leurs propres affaires. Pour ce qu'ils ont fait dans leurs expéditions, et spécialement dans le midi (l'Espagne et le Portugal), «assurément ils en auront leur récompense, et à une époque peu éloignée.»

En vous souhaitant, mon cher Hobhouse, un heureux et agréable retour dans cette contrée, dont le bien-être ne peut être plus cher à personne qu'à vous-même, je vous dédie ce poème dans son état complet, et je vous répète, encore une fois, combien je suis pour toujours,

Votre obligé et affectionné ami,

BYRON.
Venise, 2 janvier 1818.


Chant Quatrième.

Visto ho Toscana, Lombardia, Romagna,
Quel monte che divide, e quel che serra
Italia, e un mare e l' altro, che la bagna.

(Ariosto, Satira III.)

1. J'étais dans Venise, sur le Pont des Soupirs1, un palais d'un côté et une prison de l'autre; j'en voyais les monumens s'élever du sein des vagues, comme par la baguette d'un enchanteur. Des milliers d'années étendent autour de moi leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit sur ces tems éloignés, où plus d'une contrée sujette admirait les monumens de marbre du lion ailé, lorsque Venise, assise dans sa gloire, avait placé son trône sur ses cent îles!

2. Elle semble une Cybèle maritime, sortie toute fraîche de l'Océan2, et se montrant avec sa tiare d'orgueilleuses tours, à une distance aérienne, pleine de majesté dans sa démarche, souveraine des eaux et de leurs puissances: et telle jadis fut Venise.—Ses filles avaient pour douaires les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient versait dans son sein, en pluies brillantes, son or et ses pierreries. Elle portait la robe de pourpre; les monarques assistaient à ses fêtes, et il leur semblait que leur puissance en était accrue.

3. Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse3, et le gondolier muet rame en silence. Ses palais s'écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n'y frappe plus incessamment l'oreille. Ses jours de gloire sont passés,—mais cependant Venise est encore belle. Les empires tombent, les arts dégénèrent,—mais la nature ne meurt jamais; elle n'a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l'Italie!

4. Mais pour nous elle a un charme plus grand que son nom dans l'histoire, et son long cortége d'illustres ombres, dont les formes indécises planent tristement sur la puissance évanouie de la cité sans doge. C'est un trophée qui ne périra point avec le Rialto; Shylok, le Maure et Pierre ne peuvent être ni oubliés ni détruits par le tems.—Ce sont là les clefs de la voûte! Et quand tout serait renversé, le rivage solitaire serait bientôt repeuplé pour nous.

5. Les êtres de l'esprit ne sont point formés d'argile; essentiellement immortels, ils créent et multiplient dans nous une clarté plus pure et une existence plus aimée: ce que la destinée défend à notre vie stupide, dans cet état d'esclavage mortel où nous sommes; ces créations de notre esprit nous le procurent, et remplacent les objets que nous haïssons par des êtres de leur choix; en versant dans nos cœurs, dont les fleurs printanières se sont flétries, une existence plus fraîche qui en remplit la solitude.

6. Tel est le refuge de notre jeunesse et de notre âge mûr; la première, quand ses espérances ont été déçues; le second, quand il est tombé dans l'isolement. Cette sensibilité blessée se répand sur plus d'une page; et peut-être sur celle qui se remplit sous mes yeux. Cependant il est des objets dont la puissante réalité l'emporte sur nos chimériques rêveries; ils sont plus beaux en formes et en couleurs que notre ciel fantastique, et les étranges constellations que la muse est habile à disperser dans son idéal univers.

7. J'ai vu ou rêvé de pareils objets;—mais qu'ils soient oubliés.—Ils apparaissent comme la vérité et disparaissent comme des songes; et, quoi qu'ils aient été,—tels ils sont maintenant: je pourrais les remplacer si je le voulais. Mon esprit est encore plein de ces formes semblables à celles que j'ai cherchées long-tems, et que par momens j'ai trouvées. Qu'elles disparaissent pour toujours,—car la raison qui se réveille en moi les regarde comme de vaines et présomptueuses illusions: d'autres voix m'appellent, et d'autres scènes se découvrent à mes regards.

8. J'ai appris d'autres langues,—et, aux yeux des étrangers, je ne passe plus pour étranger. L'esprit qui sait être lui-même ne s'étonne d'aucun changement; et il ne lui est pas difficile de se faire ou de trouver une patrie avec,—hélas! ou sans le genre humain. Cependant je suis né où les hommes sont orgueilleux de naître, non sans cause; et si j'ai pu abandonner la patrie de l'homme sage et de l'homme libre, pour en chercher une autre au-delà des mers,

9. Peut-être je l'aimai, cette patrie; et si je laisse mes cendres sur une terre qui ne soit pas la mienne, mon ombre y retournera, si, délivrés du corps, nous pouvons nous choisir un asile. Je chéris l'espérance d'être nommé par ma postérité dans la langue de ma patrie; mais si c'est trop prétendre que de faire un tel vœu;—si ma renommée comme mon bonheur ne devait briller qu'un instant;

10. Si le noir oubli effaçait mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations,—qu'il soit ainsi;—que les lauriers brillent sur un front plus digne! et que l'on grave sur ma tombe l'épitaphe du Spartiate:

LACÉDÉMONE EUT PLUS D'UN FILS MEILLEUR QUE LUI4.

Toutefois je ne cherche pas de sympathies; je n'en ai pas besoin; les épines que j'ai cueillies appartiennent à l'arbre que j'ai planté; elles m'ont déchiré—et fait couler le sang; j'ai dû savoir quels fruits naîtraient d'une telle semence.

11. L'Adriatique, veuve de ses enfans et de ses héros, pleure son époux: son mariage annuel ne se renouvelle plus aujourd'hui. Le Bucentaure abandonné dépérit sur la grève, ornement négligé de son triste veuvage! Saint Marc cependant voit encore son Lion au même lieu qu'il occupait autrefois5; mais c'est en dérision de son pouvoir flétri, sur cette place orgueilleuse où un empereur se montra en suppliant, où des rois exprimaient leur admiration et leur envie, lorsque Venise était une reine éclatante et riche d'une dot sans égale.

12. Où s'est humilié l'empereur de Souabe règne aujourd'hui l'empereur d'Autriche6; l'un triomphe avec orgueil où l'autre fléchit le genou; des royaumes deviennent des provinces, et des chaînes pèsent sur des cités souveraines. Les nations descendent du faîte élevé de la puissance, lorsqu'elles ont brillé quelque tems du soleil de la gloire, et sont précipitées dans l'abîme comme l'avalanche arrachée de la ceinture des monts. Oh! une heure du vieil aveugle Dandolo7, du chef octogénaire, du vainqueur de Byzance!

13. Des coursiers d'airain brillent encore devant Saint-Marc; leurs colliers dorés étincellent aux rayons du soleil; mais la menace de Doria n'est-elle pas accomplie8? Ces coursiers ne sont-ils pas bridés?—Venise, perdue et conquise, ayant vu finir ses treize siècles de liberté, disparaît, comme une herbe marine, dans les flots d'où elle était sortie! Il vaut mieux pour elle d'être engloutie sous les vagues, et de fuir, dans les abîmes même de la destruction, ses ennemis étrangers, dont sa soumission obtient un honteux repos.

14. Dans sa jeunesse, elle fut toute à la gloire—nouvelle Tyr, son proverbe le plus vulgaire dut son origine à une victoire; le Planteur du Lion9. Elle porta son étendard, ainsi nommé, à travers la flamme et le sang, sur la terre et la mer ses sujettes. Quoique faisant chaque jour des esclaves, elle-même restait libre, et servait de boulevard à l'Europe contre les Ottomans. J'en atteste la rivale de Troie, Candie! et vous, vagues immortelles, qui vîtes le combat de Lépante! car vous êtes des noms que les tems ni la tyrannie ne peuvent flétrir.

15. Statues de verre—brisées,—la longue file de ses doges morts est réduite en poussière. Mais le vaste et somptueux palais qui fut leur demeure rappelle encore leur splendeur passée. Leur sceptre brisé et leur épée dévorée par la rouille ont cédé à l'étranger. Tes palais déserts, tes rues infréquentées, des visages étrangers, te rappellent trop souvent, ô Venise, ceux qui t'ont donné des fers, et qui ont jeté un nuage de désolation sur tes murs enchantés10.

16. Quand les troupes athéniennes succombèrent à Syracuse, et que des milliers de soldats enchaînés subirent le joug de la guerre, ils ne durent leur délivrance qu'à la muse attique11; ses chants furent leur seule rançon sur cette terre étrangère. Voyez, à mesure qu'ils chantent l'hymne tragique, comme le char du vainqueur s'arrête! les rênes tombent de ses mains,—son oisif cimeterre s'échappe de sa ceinture;—il brise les chaînes des captifs, et les engage à remercier le poète de leur liberté et de ses chants.

17. Ainsi, Venise, quand tes prétentions ne seraient pas plus légitimes, quand tes grands exploits historiques seraient oubliés, tes souvenirs harmonieux du barde divin, ton amour pour le Tasse, auraient dû rompre les chaînes qui te lient à tes tyrans. Ta destinée est la honte des nations,—mais surtout de toi, ô Albion! la reine de l'Océan ne devrait pas abandonner les enfans de l'Océan; pense à ton sort sur le sort de Venise, en dépit de tes remparts maritimes.

18. J'aimai Venise dès ma jeunesse.—Elle était pour moi comme la ville enchantée du cœur, le séjour de la joie et des richesses, s'élevant telle que des jets d'eau du sein de la mer. L'art d'Ottwai, de Ratcliffe, de Schiller, de Shakspeare12, avait gravé dans moi son image; et, quoique je l'aie trouvée dans son état de désolation, elle m'est peut-être plus chère dans ses jours d'infortunes que si elle était encore l'orgueil, la merveille du monde.

19. Je puis la repeupler avec le passé;—elle a encore assez du présent pour exercer l'œil, la pensée et la méditation, et plus, peut-être, que je n'avais espéré ou attendu d'elle. Parmi les plus heureux momens qui ont été enveloppés dans le tissu de mon existence, il en est quelques-uns, ô Venise! qui ont emprunté de toi leurs brillantes couleurs. Il est des sentimens que le tems ne peut refroidir, et que la douleur ne peut ébranler, ou les miens seraient maintenant glacés et anéantis.

20. Mais, par leur propre nature, les sapins les plus élevés13 croissent sur les rochers les plus hauts et les moins abrités contre les orages; leurs racines s'attachent entre des pierres stériles où aucune couche de terre ne les fortifie contre les chocs furieux des tempêtes des Alpes. Cependant leurs troncs prennent de l'accroissement, et défient la mugissante tempête, jusqu'à ce que, par la hauteur et la grosseur qu'ils ont acquises, ils sont dignes des montagnes dont les blocs de granit ont nourri leur enfance, étendu leurs formes gigantesques.—L'ame peut s'élever de même au sein de ses orages.

21. Dans notre vie de misère, les profondes racines de la douleur s'attachent aux cœurs solitaires et désolés. Le chameau, chargé des plus pesans fardeaux, suit sa route sans se plaindre, et le loup expire en silence.—De tels exemples seraient-ils donc vains? Si ces animaux, êtres d'un naturel ignoble et sauvage, souffrent sans murmurer; nous, formés d'une argile plus noble, ne pourrions-nous pas supporter également notre destinée,—qui ne dure qu'un jour?

22. Toute douleur consume celui qui en est atteint, ou il la détruit lui-même; et, dans l'un et l'autre cas, elle cesse d'exister.—Quelques-uns, pleins d'espérance ou ranimés par elle, retournent aux lieux d'où ils sont venus,—avec des projets semblables, et recommencent la trame de leurs jours; d'autres, le corps penché vers la terre, et affectés des infirmités de la vieillesse, se sont flétris avant le tems, et périssent avec le roseau qui leur servait d'appui; d'autres se jettent dans la dévotion, cherchent le travail, la guerre, la vertu ou le crime, selon que leurs ames furent formées pour monter ou descendre.

23. Mais c'est en vain que l'on parvient à subjuguer la douleur; il en reste toujours quelque trace, comme le dard d'un scorpion, à peine aperçue, mais imprégnée d'une nouvelle amertume. Une cause légère peut faire retomber sur le cœur le poids dont il eût voulu se délivrer pour jamais; ce peut être un son,—un accord d'harmonie,—un soir d'été—ou de printems,—une fleur,—le vent,—l'Océan, qui rouvriront les blessures du cœur, en ébranlant la chaîne électrique qui nous enveloppe de ses invisibles anneaux.

24. Et comment, et pourquoi? nous l'ignorons, et nous ne pouvons suivre jusqu'au nuage qui le portait, ce tonnerre dont notre ame est frappée; mais nous en éprouvons les nouvelles atteintes, et nous ne pouvons effacer les noirs vestiges de son passage; vestiges qui, tout-à-coup, et lorsque nous y pensons le moins, nous arrachent de nos occupations familières, pour nous faire voir des spectres qu'aucun exorcisme ne peut conjurer: un cœur froid,—changé,—peut-être un ami mort,—ceux que nous avons pleurés, que nous avons aimés, que nous avons perdus,—trop nombreux peut-être! et cependant que ce nombre en est petit!

25. Mais mon ame s'égare; je la rappelle à moi pour méditer sur la décadence des choses de la terre; ruine elle-même au milieu des ruines, je recherche les traces des empires tombés et d'une grandeur évanouie, sur une terre qui fut la plus glorieuse dans son ancienne puissance, et qui est maintenant la plus belle, comme elle sera toujours la terre de prédilection de la nature, dans laquelle furent modelés par sa main céleste le héros et l'homme libre, l'homme beau et le brave,—les maîtres de la terre et des mers;

26. Une nation de rois, les citoyens de Rome! Depuis ce tems, et encore aujourd'hui, belle Italie! tu es le jardin du monde, le séjour que tous les arts embellissent et que la nature favorise; même, toute déserte que tu es, qui est encore semblable à toi? Les ronces mêmes de ton sol sont belles, et ta campagne inculte est plus riche que la fertilité des autres climats; ta misère est encore de la gloire, et tes ruines sont ornées d'un charme inexprimable que rien ne peut effacer.

27. La lune est levée sur l'horizon, et cependant il n'est pas encore nuit.—Le crépuscule lui dispute encore les cieux.—Une mer de lumière se répand sur les hauteurs des montagnes du bleu Frioul. Le firmament est privé de nuages; mais, composé de toutes les couleurs, il semble former un vaste arc-en-ciel à l'Occident, où le jour va se réunir à l'éternité passée, tandis que, du côté opposé, le pâle croissant de Diane flotte dans l'air azuré,—comme une île du bonheur!

28. Une seule étoile est à ses côtés, et règne avec elle sur la moitié de l'empire des cieux; mais les torrens de lumière que verse le soleil couchant brillent encore sur les pics lointains des Alpes Rhétiennes, comme si le jour et la nuit se disputaient l'empire jusqu'à ce que la nature ait réclamé ses lois. La profonde Brenta roule agréablement ses flots, sur lesquels les couleurs du crépuscule répandent la pourpre odorante d'une rose naissante, qui suit le cours des ondes, et se réfléchit dans leur cristal14.

29. Le firmament se reproduit tout entier dans ce brillant miroir: toutes ses couleurs, depuis le riche crépuscule jusqu'à l'étoile qui se lève, déploient leur variété magique: maintenant la scène change: une ombre plus pâle jette son voile sur les montagnes. Le jour qui s'enfuit meurt comme le dauphin, dont chaque convulsion lui donne une couleur nouvelle, toujours plus brillante jusqu'à son dernier moment:—c'en est fait,—tout est devenu d'un gris sombre.

30. Il est une tombe dans Arqua,—élevée au-dessus du sol; les os de l'amant de Laure y reposent dans leur sarcophage soutenu par des piliers. C'est ici que se rendent ceux qui chérissent les tristesses harmonieuses; les pélerins de son génie. Il parut sur la terre pour former une langue, et arracher sa patrie au joug de ses barbares ennemis: et ce fut en arrosant de ses larmes mélodieuses l'arbre qui porte encore le nom de sa dame15, qu'il se donna l'immortalité.

31. Ses cendres sont conservées à Arqua, où il mourut16: ce fut dans ce village, situé au milieu des montagnes, que s'écoulèrent les derniers jours de sa vie. Les habitans de ce village sont orgueilleux de ces souvenirs;—honorable et légitime orgueil!—qu'ils en jouissent en offrant à l'admiration des étrangers qui passent, la demeure et le tombeau de Pétrarque, tous les deux simples et sans luxe, mais d'une simplicité vénérable; ils font naître ainsi un sentiment plus en harmonie avec la nature de ses chants, que si une pyramide lui formait un tombeau monumental.

32. Le paisible et agréable hameau qu'il avait choisi pour demeure, est un de ces lieux qui semblent créés pour ceux qui ont senti leur mortalité, et qui, ayant vu leurs espérances déçues, ont cherché un refuge dans l'ombrage solitaire d'une verte colline, d'où ils aperçoivent dans une lointaine perspective les cités bruyantes, qui ne peuvent plus désormais les abuser. Le rayon d'un brillant soleil suffit pour rendre leurs jours heureux;

33. En découvrant à leurs regards les montagnes, le feuillage et les fleurs, et en se réfléchissant dans le ruisseau murmurant, près duquel s'écoulent, aussi pures que ses eaux limpides, leurs heures oisives et pleines d'une douce langueur, qui, bien qu'elle ressemble à la paresse, a aussi sa moralité. Si c'est dans la société que nous apprenons à vivre, c'est la solitude qui devrait nous apprendre à mourir. Elle n'a point de flatteurs, et la vanité ne peut lui prêter son vain secours; devenu seul, l'homme ne peut s'entretenir qu'avec son Dieu;

34. Ou peut-être avec des démons qui altèrent la force de nos meilleures pensées17, et cherchent leur proie dans des cœurs mélancoliques qui, d'une nature bizarre dès leur enfance, ont aimé à habiter dans la terreur et l'obscurité; se croyant eux-mêmes prédestinés à des angoisses et à des tourmens sans fin, voyant dans le soleil un globe de sang, faisant de la terre une tombe, de la tombe un enfer, et de l'enfer lui-même des ténèbres encore plus noires.

35. Ferrare! on dirait, dans tes rues vastes, où croît le gazon, et dont la symétrie ne semble pas faite pour la solitude; on dirait, dis-je, qu'une malédiction est empreinte sur le séjour de tes premiers souverains, et de l'antique maison d'Est, qui, pendant plusieurs siècles, exerça sa puissance dans tes murs, et dont les princes furent tour-à-tour protecteurs ou tyrans (selon les caprices changeans des petits souverains), de ceux qui se couvrirent des lauriers que le front du Dante seul avait portés avant eux.

36. Le Tasse est leur gloire et leur honte. Écoutez ses chants! contemplez sa prison obscure, et voyez combien la renommée de Torquato lui coûta cher, dans ce réduit qu'Alphonse donna pour demeure à son poète! Le misérable despote ne put jamais dompter cette ame insultée dont il cherchait à éteindre la flamme, et qu'il voulait confondre avec les maniaques qui l'entouraient dans cet enfer où il l'avait plongé. Une gloire immortelle a chassé les nuages qui enveloppaient son front;

37. Son nom fera couler des larmes et sera célébré dans les siècles à venir, tandis que le tien, Alphonse, pourrirait dans son oubli,—avec l'indigne poussière de ta race orgueilleuse tombée dans le néant, si l'anneau que tu formes dans la chaîne des infortunes du Tasse ne nous forçait de penser à ta pitoyable méchanceté, en te nommant avec mépris!—Que sont devenues maintenant ta cour flatteuse, tes pompes ducales! Si tu fusses né dans un autre rang, à peine eusses-tu été digne d'être l'esclave de celui que tu fis si cruellement souffrirA.

Note A: Voyez les Lamentations du Tasse, dans les œuvres de Lord Byron.

38. Toi, formé pour manger, pour être méprisé, et pour mourir, comme ces animaux destinés à une mort prématurée, seulement ta nourriture était plus soignée et ta demeure plus splendide; lui, dont le front sillonné portait une auréole de gloire dont les rayons éblouissaient et éblouissent encore tous ses ennemis: l'académie de la Crusca et Boileau, dont la noire envie blâmait18 les chants qui faisaient honte à la lyre discordanteA de sa patrie, cette pierre à aiguiser les dents,—monotonie de fils de laiton!

Note A: En anglais: creaking.—Il paraît que Lord Byron n'était guère plus sensible à l'harmonie de notre langue, que nous ne le sommes à celle de la langue anglaise. Il vaut mieux laisser à chacun son goût, que de déprécier ce que l'on ne peut comprendre.

(N. du Tr.)

39. Paix à l'ombre outragée de Torquato! il était dans sa destinée de servir de but aux flèches empoisonnées de la calomnie pendant sa vie et après sa mort; mais il ne devait pas être atteint. O vainqueur non encore surpassé dans les chants modernes! chaque année donne naissance à des millions d'êtres; mais combien de tems encore les flots des générations se succéderont-ils sans pouvoir, dans leurs foules immenses et confondues, former un génie tel que le tien! Vainement condenseraient-elles tous leurs rayons épars, elles ne pourraient t'offrir un soleil rival.

40. Tout grand que tu es, cependant tu as des égaux dans tes compatriotes qui ont brillé avant ta naissance: les chantres de l'enfer et de la chevalerie. Le premier fut ce Toscan, père de la Divine Comédie, l'autre, non moins égal en mérite au Florentin, le Scott du midi, est ce ménestrel qui fit briller une nouvelle création dans ses vers magiques, et, comme l'Arioste du nord, chanta la galanterie, les combats, les belles et les prouesses chevaleresques.

41. La foudre a brisé la couronne de lauriers factices qui ornait le front du buste d'airain de l'Arioste19; l'élément de funeste présage ne fut pas injuste, car la vraie couronne de laurier que donne la gloire20 appartient à un arbre que le feu du tonnerre ne peut briser; et cette fausse palme que la foudre a arrachée ne faisait que déshonorer son front. Cependant si la superstition troublait encore quelqu'un de ses admirateurs, qu'il sache que la foudre, en tombant sur la terre21, sanctifie tout ce qu'elle frappe:—cette tête est maintenant doublement sacrée.

42. Italie! ô Italie! toi qui as reçu le don fatal de la beauté22, devenu pour toi un douaire funèbre de malheurs présens et passés, la douleur couvre ton beau front sillonné par la honte, et tes annales sont gravées en caractères de flamme. Oh Dieu! pourquoi n'es-tu pas, dans ta nudité, moins belle ou plus puissante, pour réclamer tes droits et chasser loin de toi ces hommes avides qui t'oppriment, épuisent jusqu'à ton sang, et s'enivrent de tes pleurs de détresse?

43. Alors tu pourrais être plus redoutable, ou, moins enviée, dans une obscurité paisible, sans avoir à déplorer tes funestes charmes. Alors on n'aurait pas vu des torrens de soldats se précipiter du sein des Alpes pour te dévorer, ni ces hordes ennemies et dévastatrices de tant de nations s'élancer des rives du Pô pour se désaltérer dans des flots de sang; l'épée étrangère ne serait pas ta honteuse défense, et ainsi, triomphante ou vaincue, tu ne serais plus l'esclave de tes protecteurs ou de tes ennemis.

44. En voyageant dans ma jeunesse, j'ai suivi la route de ce Romain23, l'ami du dernier génie de Rome, l'ami de Cicéron. À mesure que mon navire, à l'aide d'un vent propice, effleurait la surface brillante des ondes azurées, je découvrais Mégare devant moi, derrière je laissais Égine; j'avais à droite le Pirée, et Corinthe à gauche; je me tenais penché sur la proue, et je contemplais partout des ruines, comme Sulpicius en avait déjà peint lui-même la désolation.

45. Car le tems n'a point relevé ces villes abattues; mais il a jeté sur leurs débris dispersés de grossières habitations qui rendent plus tristes et plus chers les derniers rayons de leur splendeur éclipsée et les derniers vestiges de leur puissance évanouie. Le Romain vit déjà de son tems ces tombes dispersées, ces sépulcres de cités, qui excitent un si triste étonnement, et sa description qui nous est parvenue porte avec elle la leçon morale qui ressort d'un semblable pélerinage.

46. Cette page est maintenant devant moi, et, au nombre des empires expirés qu'il déplorait dans leur déclin, et moi dans leur désolation, j'ajoute la ruine de sa propre patrie. Tout ce qui était en ruine l'est encore aujourd'hui. Et Rome, hélas!—Rome impériale a cédé aux orages; elle est tombée dans la même poussière de désolation; nous foulons sous nos pieds le cadavre de cette cité gigantesque24, débris d'un monde dont les cendres sont encore brûlantes!

47. Cependant, Italie, le bruit de tes malheurs devrait retentir et retentira de loin en loin sur les terres étrangères. Mère des arts! comme autrefois des armes, ton bras était alors notre sauvegarde, et il est encore notre guide. Mère de notre religion! les peuples se sont agenouillés à tes pieds pour obtenir les clefs du ciel! L'Europe, se repentant de son parricide, rompra cependant un jour tes chaînes, et, repoussés vers leur source, tous les flots de barbares qui ont couvert tes campagnes imploreront ta pitié.

48. Mais l'Arno nous invite aux belles et blanches murailles où l'Athènes d'Étrurie réclame et obtient un plus doux intérêt pour ses palais dignes de la féerie. Entourée par son amphithéâtre de collines, elle recueille le blé, le vin, l'olive, et l'Abondance avec sa corne inépuisable s'unit aux plaisirs de la vie. Sur les rives où l'Arno roule en souriant ses ondes fertiles, le luxe moderne sortit du commerce, les sciences ensevelies se réveillèrent pour être témoins d'une nouvelle aurore.

49. C'est là que la déesse de l'amour aime sous le marbre, et remplit de sa beauté l'air qui l'environne25. Nous nous pénétrons de son divin aspect, qui, pendant que nous la contemplons, nous communique une partie de son immortalité. Le voile du ciel est à moitié soulevé pour nous: debout, pâles, devant elle, nous contemplons dans ses formes et dans les traits de son visage ce que le génie de l'homme peut produire, quand la nature elle-même est impuissante; et nous envions aux amoureux idolâtres de l'antiquité cette flamme innée qui avait la puissance de donner un tel corps à une telle ame.

50. Nous admirons, et nous détournons nos pas pour les promener à l'abandon, éblouis et enivrés que nous sommes par la beauté, jusqu'à ce que le cœur chancelle et succombe d'émotion. Là,—toujours là,—enchaînés au char de l'art triomphal, nous restons là comme des captifs sans pouvoir nous éloigner. Loin,—loin les mots et les termes précis, misérable jargon de marchands de marbre, avec lequel la pédanterie dupe la sottise;—nous avons des yeux; le sang,—le pouls,—le cœur, confirment le jugement du berger dardanien.

51. N'est-ce pas sous cette forme que tu te montras à Paris; ou à Anchise, infiniment plus heureux, ô Vénus! ou dans toute la perfection de ta divinité, lorsque tu vois tomber à tes pieds le dieu de la guerre, vaincu lui-même par tes charmes? Il contemple comme un astre ton visage divin, la tête appuyée sur tes genoux, les yeux tournés vers les tiens, et se délectant de tes attraits26, tandis que de tes lèvres brûlantes, comme d'une urne, s'échappent des baisers dévorans qui parcourent ses sourcils, son front et sa bouche palpitante.

52. Enflammés et plongés dans un inexprimable amour, toute la divinité des dieux est impuissante pour exprimer ce sentiment ou pour le rendre plus parfait; ils deviennent alors de simples mortels, et il se rencontre dans la destinée de l'homme des momens dignes de leurs plus brillantes félicités; mais le poids de la terre nous fait bientôt retomber dans notre état de misère;—qu'il en soit donc ainsi! Nous pouvons rappeler de semblables visions, et créer, de ce qui a été ou de ce qui peut être, des objets revêtus des formes de ta statue, ô Vénus! et animés du même souffle divin.

53. Je laisse aux plumes savantes, aux méditations des sages, à l'artiste et à celui qui le singe, le soin de nous apprendre et de nous décrire avec leur goût de connaisseurs les contours gracieux et les formes voluptueuses de ce marbre divin; qu'ils décrivent ce qui ne peut être décrit. Je ne voudrais pas que leur souffle impur souillât le limpide cristal sur lequel se retrace à jamais pour moi cette céleste image, miroir paisible du rêve le plus enchanteur qui soit jamais descendu du ciel pour ravir l'ame dans son profond recueillement.

54. Dans l'enceinte sacrée de Santa-Croce27, sont renfermées des cendres qui la rendent plus sainte; poussière qui même est à elle seule une immortalité, quand il n'y aurait rien là que le passé, et ces particules mortelles de ces génies sublimes qui sont retombés dans le chaos. Ici reposent les ossemens d'Angelo, d'Alfieri, et Galilée avec ses malheurs28: c'est ici que le corps de Machiavel est retourné à la terre d'où il avait été tiré29.

55. Voilà quatre génies qui, comme les quatre élémens, pourraient former une création!—O Italie, le tems qui t'a outragée en déchirant en mille lambeaux ton manteau impérial, refusera, et a refusé à toute autre contrée des grands hommes sortant de ses ruines.—Ta décadence est encore imprégnée d'une auréole divine qui la dore d'un rayon vivifiant; et ce que tes grands hommes furent autrefois, Canova l'est aujourd'hui.

56. Mais où reposent les trois gloires de l'Étrurie?—Dante, Pétrarque, et celui qui ne leur cède guère, le barde de la prose, cet esprit créateur qui fit les cent nouvelles d'amour?—Où sont leurs ossemens, distingués de notre commune poussière dans la mort comme durant leur vie? Leur cendre est-elle inconnue, et les marbres de leur patrie n'ont-ils rien à nous dire? Ses carrières ne pouvaient-elles leur fournir un buste? N'ont-ils pas confié leurs cœurs à la terre qui leur donna le jour?

57. Ingrate Florence! Dante sommeille loin de tes murs30, enseveli, comme Scipion, sur un rivage accusateur31; tes factions, dans leurs ressentimens plus cruels que la guerre civile, proscrivirent le barde, que les enfans de leurs enfans, agités par le remords des âges, honoreront à jamais d'un culte de réparation. La couronne de lauriers que le front de Pétrarque porta jusqu'à ses derniers jours, avait crû sur un sol étranger32; et sa vie, sa gloire, son tombeau, quoique t'ayant été ravis,—ne t'appartenaient pas.

58. Bocace a légué sa poussière à sa terre natale33.—Ne repose-t-il pas au milieu de ses grands hommes, et le requiem, hymne solennel des morts, n'est-il pas souvent récité sur celui qui forma la langue enchanteresse de la Toscane, cette langue qui est la mélodie elle-même, dont les sons se prennent pour des accords; la poésie de la parole? Non;—sa tombe même a été renversée; elle a dû supporter les outrages du fanatisme insensé; elle ne peut trouver d'asile parmi les morts les plus obscurs, ni réclamer un soupir du passant, parce qu'elle lui aurait appris pour qui était le soupir.

59. Santa Croce est privée de ses cendres les plus illustres; mais, par cela même, elles en sont plus recherchées, comme jadis, aux funérailles de César, l'absence du buste de Brutus ne rappela que mieux le plus grand des enfans de Rome. Plus heureuse Ravenne! forteresse de l'empire chancelant! c'est sur ton solitaire rivage que dort l'immortel exilé. Arqua aussi se vante avec orgueil des restes précieux qu'elle possède; tandis que Florence réclame vainement les dépouilles mortelles de son banniA.

Note A: Les réclamations des Florentins ont été vaines jusqu'à ce jour; mais on vient d'élever à Florence, dans l'église de Santa-Croce (Sainte-Croix), un monument à la mémoire de Dante. Il a été exécuté par Etienne Ricci. La cérémonie de l'inauguration a été une fête publique et solennelle. L'urne qui devait renfermer les cendres d'Alighieri est placée sur une large base; les sculptures dont elle est ornée sont du goût le plus simple. Au-dessus d'elle, Dante est assis, tenant ouvert, sur ses genoux, l'ouvrage qui l'éternise. Une de ses mains soutient sa tête; l'autre est étendue sur le manuscrit. À ses pieds est une lyre et une trompette; sur sa tête une couronne de lauriers. Toute sa personne a cette maigreur dont il a lui-même parlé, fruit des veilles et des fatigues que lui coûta son œuvre sacrée; mais toutes ses formes sont encore pleines de majesté et de grandeur. L'artiste a parfaitement réussi à représenter sur ce front sévère et pensif l'expression de cette vaste intelligence, où se concentrent la nature et l'idéal, et cette haute fierté qui ne pardonna jamais une bassesse. À droite du poète, et un peu plus bas que lui, est l'Italie, debout, tenant un sceptre, signe de la souveraineté qu'elle a gardée dans les arts, et portant sur sa tête une étoile, symbole des lumières qu'elle a répandues en Europe; elle contemple son fils avec amour, et montre du doigt cette inscription: Honorez le grand poète. À gauche du Dante est la Poésie, debout comme l'Italie, et le corps penché sur l'urne, qu'elle entoure de ses bras, en signe d'une inconsolable douleur. Sa main droite, qui pend nonchalamment, tient une couronne de lauriers qu'elle semble laisser tomber, désespérant de trouver, après Alighieri, une tête digne de la porter.

(Globe du 10 avril 1830.)

60. Que nous importe à nous sa pyramide de pierres précieuses34? le porphyre, le jaspe, l'agate, et les marbres de toutes couleurs qui recouvrent les ossemens de ses ducs-marchands? La rosée passagère qui, étincelant du reflet des étoiles, répand la fraîcheur sur le vert gazon d'une tombe dont le nom forme le mausolée de la Muse, est foulée avec plus de respect et de vénération que tous ces marbres qui couvrent des têtes princières.

61. Sur les bords de l'Arno, dans le palais de l'art où la sculpture et sa sœur, riche des couleurs de l'arc-en-ciel, se disputent à l'envi leurs chefs-d'œuvre, il peut y avoir plus d'objets pour charmer le cœur et les yeux, il peut y exister plus de merveilles,—mais ce n'est pas pour moi; car mon cœur a été accoutumé à associer mes pensées à la nature plutôt dans les champs que dans les galeries. Un chef-d'œuvre toutefois obtient l'hommage de mon esprit, mais il lui accorde moins d'enthousiasme qu'il n'en éprouve, parce que l'arme dont il se sert est d'une autre trempe.

62. J'aime à errer sur les bords du lac de Trasimène, dans ces défilés funestes à la témérité des Romains, et plus encore à leurs foyers; car c'est ici que les ruses de guerre du général carthaginois se retracent à ma mémoire, ainsi que son adresse à engager l'ennemi entre les montagnes et le rivage; dans ces lieux où la valeur succombe dans les rangs désespérés des soldats, et où leur sang inonde les torrens débordés sur la plaine étouffante, couverte de légions de cadavres,

63. semblables à une forêt déracinée par les vents des montagnes. Et telle fut la chaleur de la bataille dans ce jour mémorable, et telle est la frénésie du sang, dont les convulsions rendent l'homme aveugle à tout, excepté au carnage, que, pendant la mêlée, un tremblement de terre ne fut point ressenti par les combattans35! Aucun ne s'aperçut que la nature irritée s'ébranlait sous ses pieds, et s'ouvrait pour servir de tombeau à ceux qui, étendus sur leurs boucliers, attendaient les honneurs du linceul. Telle est la fureur qui anime et absorbe les nations quand elles se rencontrent sur les champs de bataille.

64. La terre était, pour ces combattans, comme un navire qui les transportait à pleines voiles—à l'éternité. Ils voyaient l'Océan autour d'eux, mais ils n'avaient pas le tems de remarquer les mouvemens de leur navire. Les lois de la nature étaient en eux suspendues; ils ne furent pas atteints de cette terreur qui saisit les êtres quand les montagnes tremblent; quand les oiseaux plongent dans les nuages pour y chercher un refuge loin de leurs nids qui tombent des arbres; quand les troupeaux mugissans chancellent dans les plaines qui se soulèvent, et que la crainte de l'homme n'a point de mots pour s'exprimer.

65. Trasimène présente aujourd'hui une scène bien différente. Son lac est une nappe d'argent, et sa plaine n'est déchirée que par la charrue. Ses vieux arbres sont aussi épais et aussi touffus que les morts qui gisaient autrefois où aujourd'hui pénètrent leurs racines; mais un ruisseau,—un faible ruisseau d'une onde et d'un lit étroits,—a pris son nom de la pluie de sang qui signala ce jour de carnage; et le Sanguinetto nous indique le lieu où le sang des morts inonda la terre, et rougit les ondes plaintives.

66. Mais toi, Clitumne36! sur les bords de ton onde si pure et du plus vivant cristal qui ait jamais été l'asile d'une Naïade pour s'y contempler et y baigner ses membres délicats, tu entretiens le vert gazon où paît le jeune taureau blanc, le dieu le plus pur de ces belles ondes! de l'aspect le plus serein et le moins mystérieux. Sans doute, ce ruisseau ne fut point profané par le sanglant carnage,—lui qui sert de miroir et de bain aux plus jeunes filles de la beauté!

67. Sur ton heureux rivage, ô Clitumne! un temple qui subsiste encore, de proportions petites et délicates, construit sur la douce pente d'une colline, conserve ta mémoire. À ses pieds, ton courant ralenti semble dormir. Souvent on y voit bondir le poisson aux écailles étincelantes, qui joue dans tes limpides profondeurs, tandis que parfois quelque lis des eaux détaché vogue doucement jusqu'au lieu où le flot qui descend raconte en babillant ses merveilleuses histoires.

68. Ne vous éloignez pas sans bénir le génie de cet aimable lieu! Si un zéphir plus doux vient, dans l'air, caresser votre front, c'est lui qui vous l'envoie; si vous remarquez sur le rivage un gazon plus séduisant; si la fraîcheur de cette scène répand son charme sur votre cœur, et le dégage de la poussière aride de la vie pour le purifier un moment dans ce baptême de la nature,—c'est lui que vous devez remercier de cette suspension de vos dégoûts.

69. Le mugissement des ondes!—Des hauteurs escarpées, le Vélino s'élance dans le précipice que ses vagues se sont creusé; la chute des ondes!—rapide comme la lumière, la masse resplendissante écume en ébranlant l'abîme. L'enfer des ondes!—où elles sifflent et rugissent, et bouillonnent dans d'éternelles tortures, tandis que la sueur de leur longue agonie s'échappe de ce Phlégéton, entoure les rochers de jais qui bordent le gouffre, comme d'affreux et impitoyables témoins.

70. Elle monte en jets d'écume jusqu'aux cieux, d'où elle retombe en pluie perpétuelle, qui, dans son nuage intarissable de vapeurs, forme tout autour un éternel printems pour le gazon qu'il couvre de brillantes émeraudes de rosée.—Que le gouffre est profond! et comme l'élément géant s'élance de cascade en cascade par bonds délirans, écrasant les rochers qui, cédant et se brisant sous ses pas impétueux, livrent par leur brèche un terrible passage

71. à l'énorme colonne qui se précipite, et ressemble plutôt à la source d'un jeune Océan arraché du flanc des montagnes dans les douleurs de l'enfantement d'un monde nouveau, qu'au père des rivières qui coulent en serpentant dans la vallée.—Tournez-vous! regardez-la s'avancer comme une éternité menaçant de tout engloutir dans son cours, charmant les regards par ses terreurs mêmes,—cataracte incomparable37,

72. horriblement belle! mais, au-dessus de cet abîme infernal, posant le pied sur chaque côté, un arc-en-ciel se dessine aux premiers rayons du matin38; comme l'espérance sur un lit de mort, il conserve ses brillantes couleurs, tandis que tout ce qui l'environne est ravagé par les eaux impétueuses. On dirait, au milieu des tortures de cette scène, l'Amour contemplant la Démence, d'un front inaltérable.

73. Encore une fois sur les sombres Apennins, Alpes enfantines, qui,—si je n'avais déjà admiré leurs grands ancêtres, où le pin se balance sur des hauteurs plus escarpées, et où rugit l'avalanche bondissante,—pourraient recevoir de nouveau mon hommage39; mais j'ai vu la Jung-Frau sourcilleuse élever dans les airs ses neiges jamais foulées par un pied mortel; j'ai vu de loin et de près les blancs glaciers du froid Mont-Blanc; et j'ai entendu les bruits retentissans du tonnerre sur le Chimari,

74. autrefois connu sous le nom de monts Acrocérauniens; j'ai vu sur le Parnasse le vol des aigles, qui semblaient les génies du lieu, comme ils furent les messagers de la gloire, car ils s'élevaient encore à une hauteur indéfinissable. J'ai contemplé l'Ida avec les yeux d'un Troyen: l'Athos, l'Olympe, l'Etna, l'Atlas, comparés aux collines alpines, leur font perdre de leur dignité; toutes ne portent plus maintenant une couronne de neige, excepté la cime solitaire du Soracte, qui a besoin de la lyre romaine

75. pour obtenir de nous un souvenir. Il s'élève au milieu de la plaine comme une vague long-tems amoncelée, près d'expirer sur la plage, et qui reste encore un instant suspendue sur elle-même. Que celui qui voudra rassemble ses souvenirs, et, dans ses classiques transports, réveille les échos du Latium par ses citations savantes; il m'a trop répugné d'apprendre, dans mon impatiente jeunesse, pour le bon plaisir du poète, la triste et ennuyeuse leçon du mot à mot40, pour rapporter ici avec plaisir

76. rien de ce qui me rappelle la drogue journalière dont on accablait ma défaillante mémoire; et, quoique le tems ait instruit mon esprit à méditer ce qu'il apprit alors, cependant telle est la répugnance invétérée de mes jeunes idées, qu'ayant perdu pour moi toute la fraîcheur de la nouveauté avant que mon esprit ait pu goûter ce qu'il aurait recherché s'il avait été libre de choisir, je ne puis maintenant changer mes dispositions, et ce que je détestais alors, je le déteste encore.

77. Alors, adieu donc, Horace; toi que j'ai tant haï, non pour tes fautes, mais pour les miennes. C'est un malheur de comprendre et de ne pas sentir ta verve lyrique, de savoir tes vers et de ne pas les aimer: quoique aucun moraliste ne nous découvre notre vie chétive avec plus de profondeur; qu'aucun poète n'enseigne mieux les lois de son art; qu'aucun satirique ne trouble la conscience avec plus d'esprit, en réveillant le cœur touché sans le blesser; cependant adieu, Horace, je te quitte sur le sommet du Soracte.

78. O Rome! ma contrée de prédilection! cité de l'ame! que les orphelins du cœur viennent te contempler, mère délaissée des empires qui ne sont plus! et qu'ils renferment dans leur sein leurs chétives misères! Que sont nos infortunes et nos souffrances? Venez voir ces cyprès, entendre ces hiboux, et fouler sous vos pas des trônes brisés, des débris de temples; vous! dont les agonies sont des douleurs d'un jour,—un monde est à nos pieds, aussi fragile que notre fragile poussière.

79. La Niobé des nations! la voilà debout, sans enfans, sans couronnes, sans voix dans ses malheurs: une urne vide est dans ses mains flétries, mais la cendre sacrée en est dispersée depuis long-tems. La tombe des Scipions ne renferme plus leurs cendres41: les sépulcres même ont perdu leurs héroïques habitans. Peux-tu couler, vieux Tibre! à travers ce désert de marbre? Soulève-toi, avec tes flots jaunes, pour cacher de ton manteau la misère de Rome!

80. Le Goth, le chrétien, le tems, la guerre, l'onde, le feu, ont humilié l'orgueil de la ville aux sept collines; elle a vu ses gloires expirer, astre par astre, et les rois barbares gravir à cheval le chemin fameux par où le char des triomphateurs montait au Capitole. On ne voit partout que temples, tours et édifices écroulés.—Chaos de ruines! qui pourra reconnaître ce désert, jeter quelques lumières sur ces débris obscurs et dire, là était, ou là est; quand tout est couvert d'une double nuit?

81. La double nuit des âges et de l'ignorance, fille de la nuit, ont enveloppé et enveloppent encore tout ce qui nous environne. Nous n'apercevons notre route que pour nous égarer. L'Océan a sa carte, les astres leur mappemonde céleste, et la science les déroule dans son vaste sein; mais Rome est comme le désert où tout nous manque, jusqu'à nos souvenirs. Tout-à-coup nous frappons des mains, en nous écriant: Eurêka! cela est évident,—lorsque seulement un faux mirage de ruines nous apparaît.

82. Hélas! l'orgueilleuse cité! hélas! les trois cents triomphes42! et le jour où Brutus rendit le poignard plus glorieux que l'épée d'un conquérant? Hélas! pour la voix de Cicéron, pour les chants de Virgile, pour les pages pittoresques de Tite-Live!—mais du moins Rome leur devra la perpétuité de sa gloire; tout le reste,—décadence. Hélas! pour la terre, car nous ne lui verrons plus cet éclat qu'elle portait lorsque Rome était libre!

83. O toi dont le char était lancé sur la roue de la fortune43, victorieux Sylla! toi qui voulus subjuguer les ennemis de ta patrie avant d'abdiquer le pouvoir, pour t'exposer aux ressentimens qu'avaient soulevés tes injustices; toi qui ne voulus recueillir la juste vengeance accumulée sur toi, que lorsque tes aigles eurent plané sur l'Asie abattue;—toi dont le froncement de sourcils anéantissait des sénats,—tu fus encore un Romain avec tous tes vices, car tu osas déposer, avec un sourire qui fit taire les ressentimens, plus qu'une couronne terrestre,—

84. la palme dictatoriale!—Pouvais-tu prévoir sur quels fronts irait s'entrelacer un jour cette palme qui avait fait de toi plus qu'un mortel, et que tout autre qu'un Romain pût asservir Rome sous son joug? elle qui se nommait éternelle, et qui n'arma jamais ses guerriers que pour la victoire;—elle qui couvrait la terre de son ombre immense, et qui déploya ses ailes hardies jusqu'où l'horizon du monde vint à lui manquer;—oh! elle qui était saluée toute-puissante!

85. Sylla fut le premier des conquérans; mais notre Sylla, Cromwell, fut le plus sage des usurpateurs. Lui aussi chassa des sénats, après avoir taillé le trône en échafaud.—Immortel rebelle! vois que de crimes il en coûte pour être un moment libre, et fameux dans l'avenir!—mais sa destinée nous a laissé une leçon morale.—Son jour de double victoire et de mort le vit conquérir deux royaumes, et, plus heureux, rendre le dernier soupir.

86. Le troisième jour du même mois qui l'avait vu couronner fut celui qui le vit descendre de son trône usurpé, pour être déposé dans la terre d'où il était sorti44. La fortune n'a-t-elle pas voulu nous montrer combien la renommée et la puissance, ainsi que tout ce que nous croyons digne d'être envié, qui consume nos ames et les entraîne dans de périlleux sentiers, sont, à ses yeux, moins faits pour le bonheur que la tombe? S'ils paraissaient tels aux yeux de l'homme, combien son sort serait différent!

87. Et toi, redoutable statue! toi qui te montres dans les formes austères d'une majesté nue, toi qui, au milieu des cris des assassins, vis tomber à ta base le corps ensanglanté de César, s'enveloppant de sa robe pour mourir avec dignité; victime offerte à ton autel par la reine des dieux et des hommes, la grande Némésis! César est mort, et toi aussi, ô Pompée45! Fûtes-vous tous deux les vainqueurs d'innombrables monarques, ou n'avez-vous été que les marionnettes d'un théâtre?

88. Et toi qui fus frappée de la foudre, nourrice de Rome46! Louve, dont les mamelles, figurées en bronze, semblent encore contenir le lait de la victoire, dans ce palais où l'on va t'admirer comme un monument de l'art antique:—mère du grand fondateur de Rome, qui puisa son sauvage courage à tes mamelles sauvages, déchirées par la foudre embrasée du Jupiter romain, dont tes membres noircis portent encore la trace;—tu as gardé cependant tes immortels jumeaux; tu n'as pas oublié tes tendres soins de mère?

89. Non:—mais tous tes nourrissons, ces hommes d'airain, ne sont plus; et le monde a élevé des cités avec les débris de leurs tombeaux. Les hommes ont versé leur sang en imitation des choses qui excitaient leur effroi; ils se sont battus, ont remporté des victoires, marchant à une distance misérable de leur modèle. Mais nul mortel n'a acquis et n'a pu acquérir ou donner à sa patrie la même suprématie de puissance, excepté un homme orgueilleux, qui n'est pas encore descendu au tombeauA, mais qui vit, vaincu par lui-même, l'esclave de ses propres esclaves!—

Note A: Ceci fut écrit avant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène.

90. Victime insensée de sa fausse domination,—espèce de César bâtard, suivant le premier d'un pas inégal; car l'ame du Romain avait été formée dans un moule moins terrestre47, avec des passions plus vives; mais il avait un jugement plus froid, et un immortel instinct qui rachetait les faiblesses d'un cœur tendre, quoique vaillant; tantôt Alcide avec sa quenouille, il semblait aux pieds de Cléopâtre,—et tantôt, redevenant lui-même, il pouvait dire:

91. Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu! Mais l'homme qui eût voulu accoutumer ses aigles à diriger leur vol, comme une troupe de faucons, à l'avant-garde des armées de la Gaule; cet homme, enfin, qu'elles conduisirent souvent à la victoire, avait un cœur obstiné, qui ne semblait jamais s'écouter lui-même; étrangement formé, il n'avait qu'une faiblesse, la dernière de toutes;—la vanité, coquetterie d'ambition.—Il avait un but,—quel était-il? pourrait-il avouer,—ou proclamer sa pensée intime?

92. Il voulut être tout ou rien; et il ne put attendre que la tombe inévitable l'eût mis à son niveau. Peu d'années encore, et sa destinée eût été l'égale des Césars que nous foulons sous nos pieds; destinée réduite à la poussière de la tombe! pour elle, le conquérant élève un arc de triomphe! pour elle coulent et ont toujours coulé les larmes et le sang de la terre; déluge universel, qui apparaît sans une arche de salut pour l'homme malheureux; marée qui descend pour remonter!—O Dieu! renouvelle pour nous ton arc-en-ciel!

93. Que moissonnons-nous dans le champ de notre stérile existence? des sens étroits, une raison fragile48, une vie éphémère. La vérité est une pierre précieuse qui aime à rester cachée dans l'abîme; et toutes les choses sont pesées dans la fausse balance de la coutume. L'opinion est une toute-puissance,—dont le voile couvre la terre de ténèbres; le bien et le mal sont des accidens; et les hommes pâlissent, de peur que leurs jugemens ne soient exposés au grand jour, que leurs pensées ne soient regardées comme des crimes, et que la terre ne soit trop éclairée.

94. C'est ainsi qu'ils se traînent dans leur pesante misère, s'abrutissant de père en fils, et d'âge en âge, fiers de leur nature dégradée, et ils meurent ainsi en léguant leur démence héréditaire à une nouvelle génération d'esclaves-nés, qui entreprennent des guerres pour appesantir leurs chaînes, et qui, plutôt que d'être libres, versent leur sang comme des gladiateurs, et s'engagent encore dans la même arène où ils voient tomber leurs compagnons devant eux, comme les feuilles du même arbre.

95. Je ne parle pas des croyances des hommes,—elles restent entre l'homme et son Créateur,—mais des choses permises, avérées et reconnues,—choses que l'on voit chaque jour, à chaque heure;—du joug qui est doublement appesanti sur nous, et des intentions avouées de la tyrannie; de l'édit des maîtres de la terre, qui sont devenus les singes de celui qui humilia autrefois les superbes et les secoua violemment de leur sommeil, endormis sur leurs trônes. Il aurait eu assez de gloire s'il avait borné là les exploits de son bras puissant.

96. Les tyrans ne peuvent-ils être vaincus que par des tyrans, et la liberté ne trouvera-t-elle aucun champion, aucun fils, tels que la Colombie en a vu se lever, lorsque, comme Pallas, elle apparut tout-à-coup vierge et couverte de ses armes? Ou de pareilles ames doivent-elles être nourries dans le désert, dans la profondeur des forêts séculaires, au milieu du mugissement des cataractes, où la nature nourricière sourit à l'enfance de Washington? La terre ne renferme-t-elle plus de pareilles semences dans son sein? ou l'Europe n'a-t-elle point de semblables rivages?

97. La France s'enivra de sang pour vomir le crime, et ses saturnales ont été et seront funestes à la cause de la liberté dans tous les âges et sous tous les climats, parce que les jours effrayans dont nous avons été témoins, et la vile ambition qui élève entre l'homme et ses espérances un mur d'airain, le dernier et ignoble spectacle enfin que nous avons vu, sont devenus les prétextes de l'éternel asservissement qui flétrit l'arbre de la vie, et rend plus funeste encore que la première cette seconde chute de l'homme.

98. Cependant, Liberté! cependant ta bannière, déchirée, mais avançant toujours, marche comme la nuée qui porte le tonnerre, en luttant contre le vent. Ta voix retentissante comme la trompette, quoique aujourd'hui brisée et expirante, retentira plus forte après l'orage. Ton arbre a perdu ses fleurs, et son écorce, mutilée par la hache, n'offre plus aux regards que de sanglantes cicatrices; mais la sève lui reste encore,—et sa semence a été déposée profondément,—même dans le sein des terres du Nord; ainsi un printems plus heureux fait espérer des fruits moins amers.

99. Il est une tour puissante des anciens jours49, forte comme une citadelle, avec des remparts de pierre si formidables qu'ils pourraient arrêter la valeur impétueuse d'une armée. Elle est là, debout, solitaire, avec la moitié de ses créneaux, portant depuis deux mille ans une robe de lierre, guirlande de l'éternité dont les vertes feuilles s'agitent sur les débris du tems.—Que fut donc cette forteresse? quel trésor est gardé et caché si soigneusement dans ses souterrains?—C'est le tombeau d'une femme.

100. Mais qu'était-elle, cette dame de la tombe, ensevelie dans un palais?—Fut-elle chaste et belle? digne de la couche d'un roi,—ou bien plus,—d'un Romain?—De quels chefs et de quels héros fut-elle la mère? quelle fille devint l'héritière de ses charmes? Comment vécut-elle?—aima-t-elle?—mourut-elle? Si elle fut si honorée,—si on lui a élevé ce monument, où des restes vulgaires n'auraient pas osé reposer, ce fut sans doute pour consacrer le souvenir d'une destinée au-dessus de celle des mortels?

101. Fut-elle de ces femmes qui n'aiment que leur mari, ou de celles qui aiment les maris des autres? L'histoire de Rome nous apprend que, même dans les vieux tems de la république, il s'en trouvait de ces dernières. Fut-elle une mère de la trempe de Cornélie? ou, livrée aux plaisirs, se donna-t-elle les airs légers de l'aimable reine d'Égypte?—ou, retranchée dans sa vertu, résista-t-elle constamment à tous les genres de séductions? Se laissa-t-elle pencher du côté tendre du cœur, ou repoussa-t-elle sagement l'amour contre lequel elle avait des griefs?—car telles sont les affections de l'ame.

102. Peut-être elle mourut au printems de ses jours; peut-être qu'elle fléchit sous un poids de douleurs plus lourd que le lourd monument qui pèse sur sa cendre; un nuage s'étendit sur sa beauté, et ses yeux noirs furent voilés par les ténèbres, présage funeste du sort que le ciel réserve à ses favoris,—mort prématurée. Cependant elle répandait autour d'elle50 un charme tel que celui du soleil couchant; et elle fit briller d'une lumière consomptive, qui est l'Hespérus des mourans, l'incarnat de ses joues éteintes, semblable à la pâle feuille d'automne.

103. Peut-être elle mourut dans une extrême vieillesse,—survivant à tout ce qu'elle aimait, charmes, famille, enfans,—portant de longues tresses de cheveux d'argent, qui pouvaient encore rappeler quelque chose de ses jours de fraîcheur et de jeunesse, alors que, bouclés dans des formes élégantes, ils étaient enviés, admirés, et recherchés par la jeunesse de Rome.—Mais où mes conjectures s'égarent-elles? Tout ce que nous savons,—c'est que Métella, la femme du plus riche Romain, n'est plus; voilà le monument de l'amour ou de l'orgueil de son époux.

104. Je ne sais pourquoi:—mais pendant que je reste ainsi debout devant toi, ô tombeau! il me semble éprouver le même sentiment que si j'avais connu celle qui l'habite, et d'autres jours reviennent à mes souvenirs aux accens d'une mélodie qui m'est connue, quoique le ton en soit changé et solennel comme les murmures d'un tonnerre expirant dans le lointain. Cependant ne pourrais-je pas demeurer assis auprès de cette pierre couverte de lierre, jusqu'à ce que j'aie donné un corps à mes pensées qui naissent de ces débris flottans du passé que la ruine étend autour de moi?

105. Ne pourrais-je, des planches dispersées au loin sur les récifs, me construire une nacelle d'espérance pour aller encore une fois lutter avec l'Océan, et affronter, dans leur mugissement perpétuel, les chocs des vagues bruyantes qui se brisent sur le rivage solitaire où s'est englouti tout ce qui me fut jamais cher? Mais si je pouvais rassembler de ce que la vague a épargné assez de débris pour m'en construire une barque grossière, de quel côté dirigerais-je ma voile? Ni mes foyers, ni l'espérance, ni la vie, n'ont d'attraits pour moi; je ne désire que ce qui est ici.

106. Alors que les vents rugissent! leur voix puissante sera désormais ma mélodie, et pendant la nuit, elle sera accompagnée des cris des hiboux, comme je les entends déjà maintenant que la lumière s'éclipse sur la demeure native de l'oiseau des ténèbres. Ils se répondent les uns aux autres sur le mont Palatin, ouvrant de larges yeux, qui étincellent d'une lumière vive et terne, et déployant leurs ailes.—Au milieu d'une telle scène de désolation, que sont nos chétives misères?—qu'il me soit permis de ne pas compter les miennes.

107. Les cyprès et le lierre, la ronce et les plantes rampantes croissent mêlés et entassés confusément; de petits monticules se forment où étaient autrefois des appartemens dorés; des arches écroulées, des colonnes brisées en fragmens, des voûtes comblées, des grottes fraîches réduites en souterrains humides, où les hiboux voltigent, se croyant dans les ténèbres de minuit:—sont-ce là des temples, des bains, des palais? Décide qui pourra; car tout ce que la science a découvert dans ses recherches, c'est—que ce sont des murailles;—contemplez le mont impérial! c'est ainsi que finissent les grandeurs de la terre51.

108. Voilà la morale de toutes les histoires humaines52; ce qui est n'est que la répétition du passé: d'abord la liberté, ensuite la gloire;—et quand la gloire disparaît, la richesse, les vices, la corruption,—la barbarie enfin. L'histoire, avec tous ses volumes, n'a qu'une page;—elle est mieux écrite ici, où l'avare et orgueilleuse tyrannie a ainsi amassé tous les trésors, toutes les délices que l'œil et l'oreille, le cœur, l'ame, pouvaient désirer, la parole demander,—mais au loin les mots inutiles! approchez,

109. venez admirer, vous enthousiasmer,—mépriser,—sourire,—verser des pleurs,—car il y a ici matière pour tous ces sentimens:—homme! toi qui es, comme un balancier, suspendu entre un sourire et une larme, des siècles et des royaumes font foule sur cette montagne, dont le sommet aplani fut une pyramide de trônes amoncelésA, et si brillante des hochets de la gloire, que les rayons du soleil semblaient lui emprunter leur éclat. Où sont ses palais, ses coupoles dorées? où sont ceux qui osèrent les construire?

Note A: The pyramide of empires pinacled.

110. Cicéron fut moins éloquent que toi, colonne sans nom, dont la base est ensevelie dans les décombres! Que sont les lauriers qui ornaient le front de César? couronnez-moi avec le lierre de son palais. De qui est cet arc de triomphe, ou cette colonnade qui s'offre à ma vue? est-ce celui de Titus ou de Trajan? Non:—c'est celui du tems. Arcs de triomphe, voûtes, colonnades, le tems vous dégrade en souriant de pitié: une statue apostolique a envahi la place de l'urne impériale, dont les cendres dormaient sublimes53,

111. ensevelies dans les airs, au milieu du profond ciel bleu de Rome, en contemplant les étoiles. L'esprit qui les avait animées était digne d'habiter cette haute région. Il fut le dernier de ceux qui régnèrent sur le monde entier, le Globe romain; car, après lui, aucun bras ne fut assez fort pour le soutenir; mais ses conquêtes furent perdues.—Il fut plus grand qu'Alexandre: ses vertus souveraines ne furent point souillées dans son palais par le sang et la débauche:—nous honorons encore le nom de Trajan54.

112. Où est le mont du triomphe, cette colline sacrée où Rome embrassait ses héros? où est la roche Tarpeïenne, le dernier terme de la haute perfidie, le promontoire d'où le Saut du Traître guérissait de toute ambition? N'est-ce pas ici que les conquérans venaient déposer leurs dépouilles? Oui; et dans cette plaine qui se déroule devant nous, dorment dix siècles de factions silencieuses!—Voici le Forum, où retentirent tant de paroles immortelles; l'air y est encore éloquent,—il y brûle avec Cicéron!

113. Théâtre de la liberté, des factions, de la gloire et du carnage; c'est ici que les passions d'un peuple orgueilleux s'exhalèrent, depuis la première heure de l'empire naissant jusqu'à celle où les mondes lui manquèrent à conquérir. Mais depuis long-tems déjà la liberté avait voilé son front, et l'anarchie avait usurpé ses attributs; lorsque enfin chaque soldat, sans lois qui osât l'attaquer, put fouler aux pieds les esclaves muets d'un sénat tremblant, ou acheter la voix vénale d'hommes encore plus dégradés.

114. Abandonnant la longue suite des dix mille tyrans de Rome, tournons nos regards vers son dernier tribun, qui racheta des siècles de honte et de ténèbres,—l'ami de Pétrarque,—l'espoir de l'Italie,—Rienzi55! le dernier des Romains! aussi longtems que le tronc flétri de l'arbre de la liberté poussera quelques feuilles, qu'elles soient une guirlande même pour ta tombe,—orateur du Forum, chef du peuple—et son nouveau Numa—qui eus un règne, hélas! trop court.

115. Egérie56! tendre création d'un cœur qui ne trouva aucun asile mortelA si séduisant que ton sein idéal; quelle que tu sois, ou que tu aies été,—jeune aurore des cieux, nymphe imaginaireB de quelque désespoir d'amour; ou, peut-être, beauté de la terre, qui reçus les hommages d'un amant royal; quelle que soit ton origine, tu fus une belle pensée, revêtue de formes enchanteresses.

Note A: Resting-place.

Note B: Nympholepsy of some fond despair.

116. Les mousses de ta fontaine sont encore arrosées par ton onde élyséenne. L'entrée de la grotte qui protège ta source, respectée par les ans, réfléchit l'aimable génie du lieuA, dont la verte retraite, l'asile solitaire n'est plus déformé par les ouvrages de l'art: les ondes limpides ne sont plus condamnées à dormir dans une prison de marbre; elles bouillonnent en jaillissant du pied de la statue, forment un ruisseau qui tombe en petite cascade, et va arroser, en serpentant au loin, les fleurs, le lierre rampant,

Note A: The meek-eyed genius of the place.

117. mêlés dans un désordre fantastique; les vertes collines sont revêtues de fleurs printanières; le lézard à l'œil subtil bruit à travers le gazon, et les oiseaux du printems vous saluent en chantant. Des fleurs aux couleurs les plus fraîches, nombreuses et variées, implorent la pitié du passant pour leurs tendres corolles qu'un vent doux balance en un faisceau magique. La douceur des yeux bleus de la violette caressée par le souffle de l'air, semble briller de la riche couleur des cieux.

118. C'est ici, dans cette retraite enchantée, que tu choisis ton asile, ô Égérie! c'est ici que ton cœur tout céleste battait au bruit lointain des pas de ton mortel amant; la nuit voilait ce rendez-vous mystérieux de son dais étoilé, et assise à côté de ton bien-aimé, quel bonheur ne devais-tu pas ressentir? Cette grotte fut sans doute formée pour favoriser la flamme d'une déesse, et pour être l'asile du saint amour—le premier des oracles.

119. Dans ces purs épanchemens de tendresse, n'unissais-tu pas un cœur céleste à un cœur mortel? Et l'amour, qui meurt comme il naît, en soupirant, ne fut-il pas favorisé d'immortels transports? Ton art ne pouvait-il pas leur donner une durée immortelle, et communiquer la pureté du ciel aux plaisirs de la terre, chasser le venin sans émousser le dard,—repousser la stupide satiété qui détruit tout,—et déraciner de l'ame les ronces funestes qui la déchirent?

120. Hélas! nos jeunes affections se précipitent vers leur ruine, ou ne rencontrent que le désert; de là naissent les épines d'une triste abondance, l'ivraie de la précipitation; des fleurs, rongées au cœur, quoique agréables aux yeux, et dont les sauvages parfums n'exhalent que des agonies; des arbres dont les sucs sont des poisons: telles sont les plantes que fait naître sous ses pas la passion, à mesure qu'elle parcourt le désert du monde, soupirant en vain après quelque fruit céleste refusé à nos désirs.

121. O amour! tu n'es pas un habitant de la terre;—séraphin invisible, nous croyons en toi, et les martyrs de cette foi divine sont les cœurs brisés; mais jamais tu n'as été vu, jamais œil mortel ne te verra, tel que tu dois être. L'imagination t'a formé, comme elle a peuplé le ciel, selon ses propres fantaisies; et cette forme, cette image donnée à une pensée, obsède incessamment l'ame toujours inquiète,—consumée,—épuisée,—souffrante—et déchirée.

122. L'ame fatiguée de sa propre beauté se jette, délirante, en de fausses créations:—où sont, où sont les formes que le génie du sculpteur a saisies? Dans ses seules pensées. La nature pourrait-elle nous montrer des formes aussi belles? Où sont les charmes et les vertus que nous osons concevoir dans notre jeunesse, et poursuivre dans notre âge mûr;—paradis vainement désiré de notre désespoir, qui égare la plume et le pinceau, et les met dans l'impuissance de le reproduire dans toute sa beauté?

123. Qui aime, délire:—c'est la frénésie de la jeunesse;—mais la guérison est plus amère encore. Les charmes qui revêtaient nos idoles disparaissent un à un; et nous nous apercevons trop clairement que le mérite et la beauté n'existaient pas hors des formes idéales de notre imagination. Cependant le charme fatal subsiste encore, et il nous domine; nous recueillons les orages que nous avons fait naîtreA. Le cœur obstiné, ayant commencé son alchimie, croit toujours être près de découvrir un trésor—d'autant plus riche qu'il est plus inconnu.

Note A: Reaping the whirlwind from the oft-sown winds: «Moissonnant le tourbillon par les vents souvent semés.»

124. Nous nous flétrissons dès notre jeunesse, et nous avons à peine la force de respirer,—tant nous sommes malades,—épuisés! Ne trouvant aucun soulagement, ne pouvant rafraîchir notre ame altérée, quelque fantôme pareil à celui que nous avons poursuivi d'abord, vient nous leurrer enfin sur le soir de notre vie;—mais il est trop tard,—nous sommes ainsi doublement malheureux. Amour, gloire, ambition, avarice, rien ne diffère; chacun est inutile,—et tous sont mauvais,—aucun n'est meilleur.—Car, sous un nom différent, ce sont les mêmes météores qui nous égarent, et la mort est la noire fumée dans laquelle leur flamme s'évanouit.

125. Quelqu'un,—personne,—ne trouve ce qu'il aime, ou ce qu'il eût aimé: quoique des circonstances, un rapprochement accidentel, et l'impérieuse nécessité d'aimer, aient pu éloigner les antipathies,—elles reparaissent bientôt, envenimées par des torts irrévocables. La convenance, cette divinité matérielle et funeste, crée nos maux à venir, et les suspend sur nous avec sa baguette semblable à une béquille, dont le contact réduit nos espérances en poussière,—c'est la poussière sur laquelle nous marchons tous.

126. Notre vie est une fausse nature;—elle n'est point dans l'harmonie des choses;—pourquoi ce dur décret, cette ineffaçable tache de péché, cet upas immense, arbre qui flétrit tout, dont la racine est la terre, dont les feuilles et les branches sont les cieux, qui versent leurs plaies sur les hommes, comme la rosée,—la maladie, la mort, l'esclavage,—tous les maux dont nous sommes témoins,—et ceux, pires encore, que nous ne voyons pas,—et qui s'agitent dans l'ame incurable, avec leurs tortures sans cesse renouvelées.

127. Cependant supportons notre destinée avec courage;—c'est un abandon lâche de la raison que de renoncer au droit de la pensée,—notre dernier et seul refuge57. Lui, toutefois, sera encore le mien; quoique, depuis notre naissance, cette faculté divine soit enchaînée et torturée,—emprisonnée, escamotée, resserrée, et nourrie dans les ténèbres, de crainte que la vérité ne brille avec trop d'éclat sur notre esprit sans défense; le rayon divin pénètre, car le tems et la science dissipent la cécité.

128. Arches sur arches!—On dirait que Rome, réunissant les trophées de ses conquérans, a voulu faire de tous ses arcs de triomphe un seul monument; c'est son Colysée. Les rayons de la lune l'éclairent comme ses flambeaux naturels, car la clarté qui se répand dans ces lieux pour éclairer cette mine, depuis long-tems explorée, mais toujours inépuisable, de méditations, ne pouvait être que divine; les ombres azurées d'une nuit d'Italie, où les cieux profonds

129. se parent de couleurs qui ont des paroles, et vous entretiennent de l'immortalité, planent sur ce vaste et glorieux monument, et semblent voiler ses gloires. Ici il est donné aux choses de la terre sur lesquelles le tems a laissé son empreinte, un sentiment de vie; mais celles sur lesquelles son bras s'est appuyé et qui ont brisé sa faux, édifices à demi ruinés, sont douées d'une puissance et d'un charme magiques, devant lesquels pâlirait la pompe des palais modernes, qui attendent encore le douaire des âges.

130. O Tems, toi qui embellis la mort même, qui ornes les ruines, qui consoles et qui guéris seul les cœurs blessés;—ô Tems! qui corriges les erreurs de nos jugemens, qui es l'épreuve de la vérité et de l'amour;—seul philosophe, car tous les autres ne sont que des sophistes; toi qui n'abandonnes jamais tes droits, ô Tems! vengeur des opprimés! j'élève vers toi mes mains, mes regards, mon cœur; je te demande une grâce:

131. Au milieu des décombres où tu t'es élevé un autel et un temple plus divinement désolé, parmi de plus riches offrandes je viens mêler les miennes, ruines d'années,—quoique peu nombreuses, cependant pleines des débris du destin:—si tu m'as jamais vu trop orgueilleux, n'écoute point mes vœux; mais si j'ai été humble aux jours de la prospérité; si j'ai réservé ma fierté contre la haine, qui n'a jamais pu m'abattre, fais que je n'aie pas porté en vain ses traits dans mon ame;—ne verseront-ils donc pas de larmes?

132. Et toi, grande Némésis58! toi qui n'abandonnes jamais la balance équitable des injustices humaines, dans ces lieux où l'antiquité te paya si long-tems le tribut de ses hommages; toi qui appelas les furies du sein de l'abîme, et leur commandas de poursuivre Oreste de hurlemens et de sifflemens, pour lui reprocher une punition coupable, quoique juste, si elle avait été appliquée par une main étrangère;—c'est dans ce lieu, ton premier empire, que je t'évoque de la tombe! N'entends-tu pas les cris de mon cœur?—Réveille-toi! il le faut, tu le dois.

133. Ce n'est pas que je n'aie pu encourir pour les fautes de mes ancêtres, ou pour les miennes, la blessure dont je suis atteint; et, si elle m'eût été portée avec une arme juste, je n'eusse point cherché à en arrêter le sang; mais aujourd'hui il ne se perdra point dans la poussière: je te le dévoue, ô Némésis! tu seras chargée de la vengeance qu'il est encore tems d'accueillir: si je ne l'ai point employée jusqu'ici, c'était pour...—mais oublions le passé,—je dors; tu te réveilleras pour moi.

134. Et si ma voix éclate maintenant, ce n'est point que je me plaigne de ce que j'ai souffert: qu'il parle celui qui a vu mon front s'incliner, ou les convulsions de mon ame la laisser faible; mais je veux, dans cette page, consacrer un souvenir. Ces paroles que je prononce ne s'évanouiront pas comme un vain son, quand même je ne serai plus que poussière. L'heure viendra où l'expressionA prophétique et redoutable de ces vers s'accomplira et entassera sur des têtes humaines le poids immense de ma malédiction!

Note A: Fulness: «plénitude.»

135. Cette malédiction sera de pardonner.—N'ai-je pas,—écoute-moi, terre! ma mère; et toi, ô ciel! je t'en prends à témoin!—N'ai-je pas eu à lutter avec ma destinée? N'ai-je pas souffert des choses qui ne sont dignes que du pardon? n'ai-je pas eu mon ame torturée, mon cœur déchiré, mes espérances ruinées, mon nom flétri et calomnié, la vie de ma vie envenimée et arrachée? Et si je ne me suis point laissé accabler par le désespoir, c'est seulement parce que je ne fus point formé de la même argile que celle qui souille les ames de mes persécuteurs.

136. Depuis les outrages les plus grands jusqu'aux plus petites perfidies, n'ai-je pas vu tout ce que pouvaient les ressentimens et la méchanceté des hommes? Depuis le lourd mugissement de la calomnie, écumant de haine, jusqu'au faible murmure de la lâche envie, et au venin plus subtil de la foule rampante, dont l'œil significatif, ayant la faculté de Janus, sait faire mentir le silence, paraître vrai ce qui est faux, et qui sans parler, avec un geste, un soupir, communique aux oisifs d'un cercle frivole sa muette médisance.

137. Mais j'ai vécu, et je n'ai pas vécu en vain: mon esprit peut perdre sa force, mon sang sa vivacité et sa chaleur; mon corps peut s'user même en supportant ses souffrances; mais il y a quelque chose en moi qui pourra fatiguer la torture et le tems, et me survivre quand je ne serai plus; quelque chose qui n'a rien de terrestre, dont ils ne se doutent pas, semblable au souvenir des sons d'une lyre qui a cessé de vibrer; il descendra sur leurs cœurs adoucis, et excitera dans ces cœurs de pierre aujourd'hui, le remords tardif de l'amour.

138. C'en est fait, est apposé le sceau du silence.—Maintenant salut, toi, redoutable pouvoir! tout-puissant, quoique sans nom, qui parcours ces lieux dans les ombres de minuit, accompagné d'une émotion profonde, qui ne ressemble point à la peur; tes demeures sont toujours aux lieux où les murs à demi écroulés portent un manteau de lierre; le spectacle solennel de tes asiles t'emprunte un sentiment si profond et si vrai que nous devenons nous-mêmes partie de ce qui a été, et spectateurs invisibles du passé.

139. Ici des nations retentit la rumeur confuse, qui éclatait en murmures de pitié, ou en applaudissemens bruyans, lorsque un homme était tué par un autre homme, son compagnon. Et pourquoi était-il égorgé? Pourquoi? mais parce que c'étaient les lois naturelles du Cirque sanglant, et le bon plaisir impérial.—Pourquoi non? Qu'importe où nous succombions pour être la pâture des vers; sur des champs de bataille ou dans un cirque? Ce ne sont également que deux théâtres où pourrissent les principaux acteurs.

140. Je vois devant moi le gladiateur étendu sur l'arène59; il repose sa tête sur sa main;—son mâle regard consent à mourir, mais il déguise son agonie; et sa tête penchée s'affaisse graduellement;—les dernières gouttes de son sang, qui sort lentement de sa rouge blessure, tombent épaisses, et une à une, de son flanc, comme les premières gouttes d'une pluie d'orage; mais déjà l'arène tournoie autour de lui:—il succombe avant qu'aient cessé les acclamations barbares qui applaudissent son misérable vainqueur.

141. Il les a entendues, mais il ne s'en est point ému.—Ses yeux étaient avec son cœur, bien loin du cirque. Il se souciait peu de la vie qu'il perdait sans gloire; mais où s'élevait sa hutte sauvage sur les rives du Danube, c'est là que se portait sa pensée, c'est là que ses jeunes enfans barbares se livraient aux jeux de leur âge; c'est là qu'était leur mère de la Dacie.—Lui, leur père, était égorgé pour une fête romaine60! Toutes ces pensées se précipitent avec son sang.—Expirera-t-il sans être vengé? Levez-vous, peuples de Goths! et venez assouvir votre implacable fureur!

142. Mais ici où le meurtre respirait sa vapeur sanglante; ici où les nations en mouvement se pressaient, se heurtaient dans toutes les issues, et mugissaient ou murmuraient comme un torrent qui se précipite des montagnes, brisant et renversant tout sur son passage; ici, où le blâme ou l'applaudissement d'un million de Romains étaient le signal de la vie ou de la mort, selon les fantaisies de la foule61, ma voix seule se fait entendre,—et les pâles rayons des étoiles descendent sur l'arène déserte,—sur les gradins brisés,—les murs écroulés, et les galeries où mes pas semblent des échos étrangement retentissans.

143. Une ruine,—cependant quelle ruine! De ses murailles massives, on a construit des palais, des moitiés de villes; toutefois vous parcourez souvent l'énorme squelette, en vous étonnant de ne pas remarquer les endroits dépouillés. N'a-t-on fait que déblayer ce monument, sans le ravager? Hélas! examinez-le bien, vous apercevrez ses plaies, quand la forme de ce colosse vous sera entièrement connue; il ne supportera pas la clarté du jour, qui est trop brillant pour tout ce que les siècles et l'homme ont dégradé.

144. Mais lorsque la lune commence à parvenir au sommet de l'arche la plus élevée de ce monument, et qu'elle semble s'y reposer avec amour; lorsque les astres scintillent à travers les ouvertures que le tems a produites, et que la fraîche brise de la nuit agite dans l'air la forêt de verdure qui tapisse les murs grisâtres, comme les lauriers sur la tête chauve du premier César62; quand la lumière adoucie brille sans éblouir, alors les ombres des morts se lèvent dans ce cercle magique: des héros ont foulé cette enceinte;—c'est sur leur poussière que vous marchez.

145. «Tant que subsistera le Colysée, Rome subsistera63; quand le Colysée tombera, Rome aussi tombera; et quand Rome finira,—le monde finira.» Ainsi s'exprimaient sur ce vaste monument, au tems des Saxons, que nous avons l'habitude d'appeler anciens, des pélerins de ma propre patrie; et ces trois choses périssables sont encore debout sur leurs fondemens: Rome et sa ruine colossale qu'aucune science humaine ne peut relever; le monde, la même grande caverne—de fripons, ou tout ce que vous voudrez.

146. Simple, imposant, sévère, austère, sublime,—autel de tous les saints et temple de tous les dieux, depuis Jupiter à Jésus,—épargné et embelli par le tems64; tranquille spectateur, tandis que tout tombe ou chancelle autour de toi, arcs de triomphe, empires, et que l'homme arrive à la poussière de la tombe par un chemin d'épines,—glorieux monument! ne tomberas-tu point toi-même? La faux du tems et les sceptres des tyrans se brisent contre toi,—sanctuaire et asyle de l'art et de la religion,—Panthéon! orgueil de Rome!

147. Reste de jours plus glorieux! monument des arts les plus nobles! dégradé, quoique encore parfait, il circule dans ton enceinte un parfum de sainteté qui saisit tous les cœurs;—modèle sublime de l'art; pour celui qui ne cherche dans Rome que les souvenirs du passé, la gloire ne distribue ses rayons qu'à travers l'ouverture de la Coupole; pour ceux qui adorent, il y a ici des autels destinés à recevoir leurs offrandes; et ceux qui ont de l'admiration pour le génie peuvent reposer leurs yeux sur des traits honorés, dont les bustes ornent partout cette enceinte65.

148. Il est un cachot dans lequel brille une formidable obscurité66; qu'aperçois-je dans ses détours? Rien.—Voyons de nouveau! Deux formes se dessinent lentement à ma vue,—deux fantômes isolés de mon imagination: il n'en est pas ainsi, je les vois en réalité.—C'est un vieillard et une femme jeune et belle, fraîche comme une mère qui allaite son enfant, et dont le sang se change en nectar:—Que fait-elle ici, le cou sans voile, et le sein offrant toute la blancheur et la plénitude de ses formes?

149. Elles sont arrondies et pleines, les deux sources pures de la jeune vie; c'est sur le cœur, et c'est du cœur que nous prenons et que nous tirons notre première et notre plus douce nourriture, lorsque la femme, heureuse d'être mère, observe le regard innocent, et le cri qui s'échappe des lèvres de son nouveau-né, exprimant l'absence de la douleur; elle connaît des joies que l'homme ignore, quand elle voit, comme un bouton de fleur, son enfant s'épanouir dans son berceau.—Quel fruit cette fleur produira-t-elle cependant?—Je l'ignore:—Caïn fut enfanté par Ève.

150. Mais ici une jeune femme offre à un vieillard cet aliment qui est son propre bienfait.—C'est à son père qu'elle rend la dette du sang, née avec la vie. Non, il ne mourra point, tant que, dans ce sein fécond et charmant, le feu de la santé et le saint amour filial entretiendront ce Nil de la grande nature, dont les flots sont plus féconds que ceux du fleuve d'Égypte.—Puise à longs traits la vie sur ce beau sein, ô vieillard! les royaumes du ciel ne possèdent pas un pareil breuvage.

151. La fable rayonnante de la voie lactée n'a pas la pureté de cette simple histoire; c'est une constellation d'une clarté plus douce, et la sainte nature triomphe bien plus dans ce renversement de ses décrets que dans l'abîme de l'immensité où étincelle cette poussière lumineuse de mondes.—O la plus sainte des nourrices! aucune goutte ne se perdra de ce ruisseau limpide qui va désaltérer le cœur de ton père, en rendant la vie à sa source, comme nos ames, délivrées de leurs liens corporels, retournent se confondre avec l'univers.

152. Allons voir le môle qu'Adrien fit construire sur la hauteur67; contrefaçon impériale des pyramides de la vieille Égypte; colossale copie de difformité, dont il a plu à la fantaisie voyageuse d'un empereur d'aller chercher l'énorme modèle sur les bords lointains du Nil, afin de condamner l'artiste à bâtir comme pour des géans, et à construire un palais pour sa vaine poussière, pour une poignée de cendres! Comme le spectateur sourit avec une pitié philosophique, en voyant l'énorme produit d'une telle origine!

153. Mais regardez! voici le dôme!—le dôme vaste et merveilleux68, près duquel la merveille de Diane ne serait qu'une cellule,—temple sublime du Christ élevé sur la tombe de son martyr! J'ai vu le miracle d'Éphèse:—ses colonnes couvrant le désert, à l'ombre desquelles reposent l'hyène et le chakal. J'ai vu les coupoles brillantes de Sainte-Sophie élevant leur masse étincelante sous le soleil; j'ai pénétré dans son sanctuaire pendant que les Musulmans qui l'ont usurpé y faisaient leur prière;

154. Mais toi, qui de tous les temples anciens et modernes es le seul qui n'aies jamais eu d'égal,—ni rien de semblable à toi;—le plus digne de Dieu, le saint, le vrai, depuis la désolation de Sion, lorsque Il abandonna la première cité de son choix; de tous les édifices terrestres élevés en son honneur, en est-il d'un plus sublime aspect?—Majesté, puissance, gloire, force, beauté, tout est réuni dans ce monument éternel d'adoration sans tache.

155. Entrez: sa grandeur majestueuse ne vous accable pas; et pourquoi? Ce n'est pas qu'il vous paraisse plus petit; mais votre ame, agrandie par le génie du lieu, est devenue colossale, et ne peut plus trouver qu'un séjour digne d'elle où apparaissent concentrées vos espérances d'immortalité. Un jour viendra où vous verrez, si vous en êtes trouvés dignes, votre Dieu face à face, comme vous voyez maintenant son Saint des Saints; alors vous ne serez pas consumés par son regard.

156. Vous avancez; mais trompé par son élégance gigantesque, l'enceinte semble grandir à mesure que l'on avance, comme le sommet d'une haute montagne semble s'éloigner de celui qui la gravit. L'infinité s'accroît,—mais elle s'accroît en rapport avec l'ensemble;—tout est harmonieux dans ses immensités: riches marbres,—peintures plus riches,—autels où brûlent des lampes d'or,—dôme sublime qui le dispute, posé dans l'air, aux plus beaux édifices dont les fondemens empruntent leur solidité à la terre,—tandis que les siens sont du domaine des nuages.

157. Vous ne pouvez tout voir en même tems; il vous faut diviser par parties ce grand tout, pour ne point accabler la contemplation; et comme l'océan forme mille baies qui appellent les regards,—ainsi condensez ici votre ame sur des objets plus immédiats, et rendez-vous maître de vos pensées jusqu'à ce que vous en ayez gravé dans votre esprit les éloquentes proportions, et déroulé, dans des graduations puissantes, partie par partie, ce glorieux ensemble que vous n'avez pu embrasser d'une seule fois;

158. Non par sa faute,—mais par la vôtre. Nos sens extérieurs ne peuvent rien saisir que graduellement;—voilà pourquoi tout ce que nous avons en sentimens de plus intime surpasse nos pâles expressions; c'est ainsi que cet éblouissant et accablant édifice prend en pitié notre admirationA, et le plus grand de ce qui est grand, défie d'abord la petitesse de notre nature, jusqu'à ce que, grandissant avec lui, nous élevions notre intelligence à la hauteur de l'objet qu'elle contemple.

Note A: Fools our fond gaze.

159. Reposez-vous alors et soyez éclairés d'une lumière céleste. Il y a ici quelque chose de plus que la satisfaction d'une surprise merveilleuse, ou le recueillement produit par la divinité du lieu, ou le simple éloge de l'art et des grands maîtres qui surent élever un édifice dont l'antiquité, avec toute sa science, n'eût pu même concevoir le plan. La source du sublime découvre ici son abyme; l'esprit de l'homme peut en recueillir les sables d'or et apprendre ce que peuvent les grandes conceptions.

160. Allons au Vatican voir les tortures de Laocoon, ennoblissant la douleur; l'amour d'un père et l'agonie d'un mortel, supportés avec la patience d'un immortel:—vaine est la lutte, vains sont les efforts du vieillard contre les replis tortueux et l'étreinte puissante du dragon; la chaîne longue et envenimée de l'énorme reptile le presse de ses anneaux vivans.—L'aspic monstrueux enfonce angoisse sur angoisse et étouffe la victime dans ses embrassemens.

161. Voici le dieu à l'arc dont les traits sont inévitables, le dieu de la vie, de la poésie et de la lumière;—le soleil revêtu d'une forme humaine, et le front tout rayonnant du triomphe qu'il a obtenu. Le trait vient d'être lancé,—la flèche brille de la vengeance d'un immortel. Dans ses yeux et dans le le mouvement de ses narines respire un beau dédain; la puissance et la majesté lancent autour de lui leurs éclairs foudroyans, exprimant par ce seul regard la présence de la divinité.

162. Mais dans ses formes délicates,—(rêve d'amour, proportionné dans ses beaux contours par une nymphe solitaire, dont le cœur soupirait pour un amant immortel attendu des cieux, et qui la faisait délirer de cette vision,—) se trouve exprimé tout ce que cette idéale beauté put jamais faire concevoir de divin à l'ame dans ses transports les moins terrestres, alors que chacune de ses pensées était une émanation céleste,—un rayon d'immortalité,—qui se concentraient sur un seul point brillant comme un astre, jusqu'à ce que, par leur réunion, ils eussent formé un dieu!

163. Et s'il est vrai que Prométhée ait ravi au ciel le feu qui nous consume, il lui fut bien rendu par celui à qui il fut donné de revêtir ce marbre poétique d'une éternelle gloire!—S'il fut l'œuvre d'une main mortelle, il ne le fut point d'une pensée humaine. Le tems lui-même l'a respecté, et n'a altéré aucune des boucles délicates de sa chevelure,—ce marbre n'a pris aucune teinte des âges; mais il respire encore le feu divin qui lui a donné ses formes ravissantes.

164. Mais où est-il le pélerin de mes chants, l'être qui les soutenait dans le passé? Il me semble qu'il tarde bien à reparaître. Il n'est plus!—voici ses derniers soupirs. Ses courses sont terminées; ses visions évanouies, il est lui-même retourné au néant.—S'il fut autre chose qu'une pure fantaisie, et s'il pouvait être classé parmi les créatures qui vivent et souffrent,—qu'il disparaisse, son ombre se perd dans l'abyme de la destruction,

165. où se réunissent les ombres, les substances, la vie, et tout ce qui est attaché à ses destinées mortelles; là s'étend un voile sombre et universel à travers lequel tout devient fantôme; le nuage se place entre nous et tout ce qui fut autrefois illustre, jusqu'à ce qu'il devienne le crépuscule de la gloire et répande une auréole mélancolique qui plane faiblement sur l'empire des ténèbres; rayons plus tristes que la plus triste nuit, car elle détourne nos regards,

166. et nous envoie plonger dans l'abîme pour chercher à y découvrir ce que nous deviendrons lorsque notre forme corporelle sera réduite à quelque chose de moins que sa chétive et misérable existence; et pour rêver à la gloire, pour essuyer la poussière d'un vain nom que nous n'entendrons plus;—jamais, ô pensée consolante! nous ne pourrons redevenir nous-mêmes; c'est assez que nous ayons une fois porté les fardeaux sous lesquels notre cœur s'est brisé,—notre cœur dont la sueur était du sang.

167. Silence! une voix sort de l'abîme, lointain et effrayant murmure, tel qu'il s'en élève quand une nation saigne d'une profonde et incurable blessure. Au milieu de ténèbres orageuses la terre déchirée s'ouvre; le gouffre est plein de fantômes, mais leur chef semble porter encore une dignité royale, quoique sa tête soit découronnée: pâle, mais belle, elle embrasse avec l'expression d'une douleur maternelle un enfant auquel son sein n'offre aucun soulagement.

168. Dernier rejeton de princes et de monarques, où es-tu? douce espérance de plusieurs nations, as-tu cessé de vivre? le tombeau ne pouvait-il pas t'oublier, et réclamer une tête moins majestueuse, moins chérie? À l'heure triste de minuit, pendant que ton cœur saignait encore sur ton fils, ô toi qui ne fus mère qu'un instant! la mort vint finir pour jamais cette angoisse: avec toi ont fini la félicité présente et les promesses heureuses qu'attendaient les îles impériales, et qui semblaient combler leurs veux.

169. Les paysannes ont une grossesse et une délivrance heureuses.—Ne pouvais-tu avoir le même sort, ô toi qui étais si heureuse, si adorée! ceux qui ne pleurent point sur la tombe des rois pleureront sur la tienne, et la Liberté, le cœur plaintif et désolé, cesse de déplorer ses pertes nombreuses pour n'en ressentir qu'une; car elle avait placé sur toi ses espérances; et elle voyait son arc-en-ciel briller sur ta tête.—Et toi, prince délaissé, tombé si inopinément dans le veuvage,—c'est en vain que tu as connu l'hymen! époux d'une année! père d'un enfant qui n'est déjà plusA!

Note A: La princesse Charlotte, fille du prince de Galles (Georges IV) et de la princesse Caroline de Brunswick, femme du prince Léopold de Saxe-Cobourg, mourut en couche l'année 1817. Son enfant ne lui survécut pas.

170. Ton vêtement de noce n'était donc qu'un vêtement de deuil; les fruits de ton hymen sont réduits en cendres. Elle est étendue dans la poussière, la fille aux beaux cheveux des îles, l'amour de ses millions de sujets! avec quel bonheur nous aimions à lui confier notre avenir! et quoique cet avenir n'ait pu briller que sur nos ossemens, cependant nous aimions à penser que nos enfans obéiraient à son fils, et béniraient la mère avec sa postérité désirée, dont les promesses brillaient pour nous comme les étoiles aux yeux des bergers:—ce n'était que l'éclat d'un météore.

171. Malheur à nous, non à elle; car elle dort d'un doux sommeil: la fumée passagère de la faveur populaire, les conseils perfides de la flatterie, les oracles mensongers qui, depuis la naissance de chaque monarchie, ont retenti aux oreilles des princes, jusqu'à ce que les nations irritées se soient armées comme en démence; l'étrange destinée69 qui renverse les monarques les plus puissans, et jette dans la balance un poids redoutable opposé à leur aveugle toute-puissance tôt au tard brisée par elle,—

172. Voilà quelle aurait pu être sa destinée; mais non, nos cœurs refusent de le croire. Si jeune, si belle! bonne sans effort, grande, sans avoir contre elle un seul ennemi.—Hier épouse et mère,—et aujourd'hui ! Que de liens ce terrible moment a brisés! Depuis le cœur de ton père jusqu'à celui du plus humble de tes sujets, se continuent les anneaux de la chaîne électrique de ce désespoir dont le choc fut semblable à celui d'un tremblement de terre, et attriste ces royaumes qui t'aimaient tellement que nulle part tu n'aurais pu être aimée davantage.

173. Voilà Némi70! entourée de collines boisées et étendues si loin, que les vents furieux dont la violence déracine le chêne, pousse l'Océan sur ses rivages, et lance son écume jusqu'au cieux, épargnent, en résistant, le miroir ovale de son lac de cristal. Tranquille comme la haine caressée, sa surface présente un aspect froid et immobile que rien ne peut troubler; ses eaux repliées sur elles-mêmes dans de nombreux contours ressemblent au serpent endormi.

174. Les ondes de l'Albano, à peine séparées du lac Némi, reluisent dans une vallée voisine;—plus loin le Tibre promène ses flots dans mille détours, et l'Océan lave la côte du Latium où commença la guerre épique: Les armes et l'hommeA—dont l'étoile remontant dans les cieux présida aux destinées d'un empire.—Mais à votre droite, voilà la retraite où Cicéron venait se reposer, loin du tumulte de Rome;—et là, où un rideau de montagnes intercepte la vue, était autrefois cette villa des Sabins, les délices du barde d'Auguste71.

Note A: Arma, virumque, etc., de l'Énéide.

175. Mais je l'oubliais.—Le vœu de mon pélerin est accompli; et lui et moi devons nous séparer,—qu'il soit ainsi;—sa tâche et la mienne sont à peu près finies. Cependant, portons encore une fois ensemble nos regards sur la mer; la Méditerranée se découvre devant nous; et du sommet du mont d'Albe nous revoyons l'ami de nos jeunesses, cet Océan, dont nous avons vu les vagues se dérouler entre les rochers de Calpé, et que nous avons suivi jusqu'où le noir Euxin se brise

176. sur les bleues symplégades; de longues années,—bien longues, quoique peu nombreuses, se sont écoulées depuis que nous avons commencé notre pélerinage. Quelques souffrances et quelques larmes nous ont laissés à peu près au même point d'où nous étions partis. Cependant ce n'est pas en vain que nous avons parcouru notre carrière mortelle,—nous avons eu notre récompense,—et c'est dans ces lieux qu'elle nous était réservée; car c'en est une de pouvoir se sentir ranimés par le soleil, et de recueillir de la terre, de la mer et des cieux ces joies aussi pures, aussi ravissantes que s'il n'y avait aucun mortel pour les troubler ou les corrompre.

177. Oh! que ne m'a-t-il été donné d'habiter le désert avec une belle Péri pour enchanter ma solitudeA! que ne puis-je oublier toute la race humaine, et, sans haïr personne, n'aimer et n'adorer qu'elle! Vous, élémens!—dans les nobles agitations desquels je me sens moi-même exalté!—ne pouvez-vous pas me communiquer une pareille existence? Suis-je dans l'erreur en pensant que de semblables êtres habitent plus d'un lieu dans l'univers? quoiqu'il nous soit donné rarement de converser avec eux.

Note A: With one fair spirit for my minister. Notre interprétation de one fair spirit, par une belle Péri, est autorisée et exigée par le pronom personnel féminin her, qui se trouve deux vers plus bas: And, hating no one, love but only her.

178. Il est un plaisir dans les bois infréquentés; il est un ravissement sur le rivage solitaire; il est une société, où aucun importun ne s'introduit, sur les bords de la mer profonde, et il est une harmonie dans ses mugissemens. Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime encore mieux la nature, après de semblables entrevues, dans lesquelles je me dérobe à tout ce que je puis être, ou que j'ai déjà été, pour me mêler avec l'univers, et sentir ce que je ne puis jamais exprimer, ni cependant taire entièrement.

179. Roule dans ton immensité, profond et bleu Océan,—roule! dix mille flottes parcourent vainement ta surface; l'homme couvre la terre de ruines,—mais son pouvoir s'arrête à tes rivages.—Sur la plaine humide les désastres sont tes œuvres, il n'y reste pas une ombre des ravages de l'homme, excepté la sienne propre, lorsqu'il s'enfonce comme une goutte d'eau dans tes abîmes, en poussant un dernier gémissement, cadavre sans tombeau, sans pompes funèbres, sans cercueil, et inconnu.

180. Ses pas ne laissent point de trace sur tes sentiers,—tes domaines ne sont point sa dépouille,—tu te lèves et le repousses loin de toi; le honteux pouvoir qu'il exerce pour le malheur de la terre ne fait naître que tes dédains; tu le rejettes de ton sein en écume vers les cieux, et l'envoies en te jouant, en le brisant, en mugissant, à ses dieux, où reposent ses chétives espérances dans quelque port ou baie prochaine; et là tu le brises de nouveau contre le rivage:—qu'il y reste étendu.

181. Les armemens qui vont foudroyer les murailles des cités bâties sur les rochers de tes rivages; qui font trembler les nations, et les monarques dans leurs capitales; les léviathans de chêne, dont les vastes flancs rendent si orgueilleux leurs chétifs possesseurs qu'ils prennent le vain titre de Seigneurs des mers, et d'Arbitres des combats;—ce sont là tes jouets, et, comme ta neigeuse écume, ils disparaissent dans le limon de tes ondes, qui balaient également l'orgueil de l'Armada et les dépouilles de Trafalgar.

182. Tes bords sont des empires qui changent incessamment tandis que tu restes toujours le même.—Où sont l'Assyrie, la Grèce, Rome, Carthage? Tes flots battaient leurs bords aux jours de leur liberté, et depuis, sous les règnes de leurs tyrans; leurs domaines sont la proie de l'étranger, et leurs peuples, esclaves ou sauvages, lui obéissent. Leur décadence a changé des royaumes en déserts.—Tu n'es pas devenu ainsi, toi qui es immuable, excepté dans les caprices sauvages de tes vagues.—Le tems ne grave point de rides sur ton front azuré;—et tel que te vit l'aurore de la création, tel tu roules encore aujourd'hui.

183. Glorieux miroir où la forme du Tout-Puissant se réfléchit elle-même dans les tempêtes; toujours calme ou bouleversé—par la brise, par le vent ou par la tempête; glacé sous le pôle,—soulevé et brûlant sous la zone torride;—illimité, infini et sublime;—l'image de l'éternité;—le trône de l'invisible; ton limon, fécond lui-même, produit les monstres de l'abîme: chaque région du globe t'obéit; tu marches, terrible, incommensurable et solitaire.

184. Je t'ai toujours aimé, Océan! et dans les divertissemens de ma jeunesse, ma plus grande joie était d'être porté sur ton sein, comme tes bulles qui voguent au hasard. Dès mon enfance je folâtrais avec tes brisans.—Cette lutte était pour moi pleine de délices; et si la mer se soulevant les rendait redoutables,—le danger avait encore pour moi un charme; car j'étais avec toi comme un de tes enfans, je me confiais partout à tes vagues, la main posée sur ta crinière,—comme je l'ai en ce moment.

185. Ma tâche est accomplie,—mes chants ont cessé,—mon sujet n'est plus que le son d'un écho. Il est tems de rompre le charme de ce rêve trop prolongé; il me faut éteindre la flamme qu'alimentait ma lampe de minuit;—et ce qui est écrit,—est écrit.—Que n'est-il plus digne d'être offert au public! mais je ne suis plus ce que j'ai été,—mes visions voltigent moins palpables devant moi;—et le feu qui animait mon esprit, tremble et s'éteint.

186. Adieu! c'est un mot qui doit être, et qui fut toujours, un son de tristesse et de douleur:—cependant,—adieu! vous! qui avez suivi le pélerin jusqu'à sa dernière station; s'il reste dans votre mémoire une pensée qui ait été autrefois la sienne, si vous conservez de lui un seul souvenir, il n'aura pas en vain porté les sandales et le capuchon de coquillages: adieu! que les regrets, s'il en est, ne restent qu'à lui,—et à vous la morale de ses chants.

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER CHANT.


NOTES DU QUATRIÈME CHANT.

RetourNOTE 1, STANCE 1.

La communication du palais ducal avec les prisons de Venise a lieu par un pont obscur, ou galerie couverte, élevée au-dessus de l'eau, et divisée, par un mur de pierre, en un passage et une cellule. Les prisons d'état, appelées pozzi, ou puits, étaient pratiquées dans les murs épais du bâtiment; quand le prisonnier en était arraché pour aller à la mort, il était conduit, par la galerie, au côté opposé, et étant parvenu dans l'autre compartiment, ou cellule, sur le pont, il y était étranglé. La porte basse par laquelle le prisonnier était introduit dans cette cellule est aujourd'hui murée; mais le passage est encore ouvert, et il est connu sous le nom de Pont des soupirs. Les puits sont sous le plancher de la chambre située au pied du pont. Ils furent primitivement au nombre de douze; mais à la première arrivée des Français, les Vénitiens se hâtèrent de fermer ou de démolir le plus profond de ces cachots. Cependant, vous pouvez encore y descendre par une trappe ménagée dans le plancher, et vous traîner à travers des trous, à moitié comblés de décombres, jusqu'à la profondeur de deux étages au-dessous du premier. Si vous avez besoin de quelque consolation pour l'extinction de la puissance patricienne, peut-être en trouverez-vous ici. À peine un rayon de lumière brille dans l'étroite galerie qui mène à la cellule, et les lieux de réclusion eux-mêmes sont totalement obscurs. Une petite ouverture, pratiquée dans le mur, laissait pénétrer l'air humide des passages, et servait pour introduire la nourriture des prisonniers; une planche de bois, élevée d'un pied au-dessus du sol, était tout leur ameublement. Les conducteurs vous disent qu'on ne leur accordait aucune lumière. Les cellules ont à peu près cinq pas de longueur, deux et demi en largeur, et sept pieds de hauteur; elles sont directement placées l'une sous l'autre, et la respiration est très-difficile dans les plus basses. Quand les républicains français descendirent dans ces hideux réduits, ils ne trouvèrent qu'un seul prisonnier, et l'on dit qu'il y était depuis seize années; mais les prisonniers qui avaient habité les autres cachots, y avaient laissé des traces de leur repentir ou de leur désespoir; traces qui sont encore visibles et qui doivent peut-être quelque chose à une récente supercherie. Quelques-uns des détenus paraissent avoir offensé le clergé, et d'autres avoir appartenu à ce corps sacré; non-seulement cela se suppose par leurs signatures, mais encore par les églises et les clochers qu'ils ont griffonnés sur les murs. Le lecteur ne peut être fâché de voir ici un spécimen des réflexions inspirées par une aussi terrible solitude. Voici trois de ces inscriptions copiées aussi exactement que possible avec le crayon:

I.

Non ti fidar ad alcuno, pensa e laci Se fuggir vuoi di spioni insidie e lacci. Il pentirti, pentirti nulla giova; Ma ben di valor tuo la vera prova.

1607 a dia genaro. Fui retento p' la bestiemma p' aver dato da manzar a un morto.

Jacomo GRITTI scrisse.

II.

Un parlar poco et
Negare pronto et
Un pensar al fine puo dare la vita
A noi altri meschini.

1605.

Ego John BAPTISTA ad ecclesiam Cortellarius.

III.

Di chi mi fido guardami Dio
Di chi non mi fido mi garderò io.

Va. la Sta. Ch. Ka. Rna.

Le copiste a conservé les solécismes sans les corriger; quelques-uns, cependant, ne sont pas volontaires, puisque les lettres étaient évidemment tracées dans l'obscurité. Il suffit de remarquer que Bestemmia et Mangiar, peuvent se lire dans la première inscription, qui fut probablement écrite par un prisonnier renfermé pour quelque action impie commise dans des funérailles; que Cortellarius est le nom d'une paroisse sur le continent opposé à Venise près de la mer; et que les dernières lettres initiales sont évidemment mises pour viva la santa chiesa katolica romana.

RetourNOTE 2, STANCE 2.

Un ancien écrivain, peignant l'aspect de Venise, a fait usage de la figure que j'ai employée, et qui ne serait pas poétique si elle n'était vraie.

Quò fit ut qui supernè urbem contempletur, turritam telluris imaginem medio oceano figuratam se putet inspicere.

(Marci-Antonii Sabelli de Venetœ urbis situ narratio; edit. Taurin., 1527, lib. I, fol. 202.)

RetourNOTE 3, STANCE 3.

Les chants bien connus des gondoliers, par stances alternées, de la Jérusalem du Tasse, ont expiré avec l'indépendance de Venise. Des éditions du poème, avec l'original sur une colonne, et les variantes vénitiennes sur l'autre, telles que les chantaient les gondoliers, étaient autrefois communes et se trouvent encore aujourd'hui. L'extrait suivant servira à montrer la différence qui existe entre l'épopée toscane et les Canta alla Barcariolla.

ORIGINAL.

Canto l' armi pietose, e 'l capitano
Che 'l gran sepolero liberò di Christo.
Molto egli oprò col senno e colla mano;
Molto soffri nel glorioso acquisto;
E in van l' inferno a lui s'oppose, e in vano
S' armò d' Asia e di Libia il popol misto;
Che il ciel gli diè favore, e sotto ai santi
Segni ridusse i suoi compagni erranti.

VÉNITIEN.

L'arme pietose de cantar gho vogia
E de Goffredo la immortal braura,
Che al fin l' ha libera co strassia, et dogia
Del nostro buon Gesù la sepoltura:
De mezo mundo unito, e de quel Bogia
Missier Pluton no l' ha bu mai paura.
Dio l' ha aginta, e i compagni sparpagnai
Tutti 'l gh' i ha messi insieme i di del dai.

Cependant quelques-uns des plus anciens gondoliers commencent encore parfois et continuent une stance du barde qui leur était autrefois si familier.

Le 7 janvier dernier, l'auteur de Childe Harold et un autre Anglais, celui qui a écrit cette noticeA, se promenèrent au Lido avec deux chanteurs, dont l'un était un charpentier et l'autre un gondolier. Le premier se plaça à la proue, et le second à la poupe du bateau. Peu de tems après avoir quitté le quai de la Piazzetta, ils commencèrent à chanter, et continuèrent leur exercice jusqu'à ce que nous fûmes arrivés à l'île. Ils nous donnèrent, entre autres essais de chant, la Mort de Clorinde, et le Palais d'Armide; ils ne chantèrent pas les vers vénitiens, mais les vers toscans. Le charpentier, cependant, qui était le plus habile des deux, et qui était souvent obligé d'aider son compagnon, nous dit qu'il pouvait traduire l'original. Il ajouta qu'il pourrait chanter près de trois cents stances; mais je n'ai pas la force (morbin fut le mot qu'il employa) d'en apprendre davantage, ou de chanter celles que je sais déjà; un homme doit avoir du tems de reste à sa disposition pour apprendre ou répéter; et, ajouta le pauvre charpentier, voyez mes habits et moi, je meurs de faim. Ces paroles nous touchèrent plus que son chant, que l'habitude seule peut rendre attrayant. Le récitatif était aigu, criard et monotone, et le second gondolier l'accompagnait de la voix, en tenant sa main sur un côté de sa bouche. Le charpentier mettait peu d'action dans son chant, et on voyait qu'il s'efforçait de se contenir; mais il était trop rempli de son sujet pour la comprimer entièrement. Nous apprîmes de ces hommes, que le chant n'était pas exclusivement réservé aux gondoliers, et qu'il y a un grand nombre d'individus de la basse classe du peuple qui sont familiarisés avec quelques stances; mais rarement, ou plutôt jamais, on ne les entend chanter volontairement.

Note A: M. Hobhouse.

Il ne paraît pas que ce soit l'usage pour les gondoliers de ramer et de chanter en même tems. Quoique les vers de la Jérusalem ne soient plus guère entendus, on fait encore beaucoup de musique sur les canaux de Venise; et les jours de fête, les étrangers qui sont trop éloignés, ou qui ne sont pas assez familiarisés avec la langue pour distinguer les mots, peuvent s'imaginer que la plupart des gondoles résonnent encore des chants du Tasse. L'auteur de quelques remarques qui apparurent dans les Curiosités de la Littérature, m'excusera de lui emprunter deux citations; car, à l'exception de quelques phrases un peu trop ambitieuses et trop extravagantes, il a donné une description aussi exacte qu'agréable.

«À Venise, les gondoliers savent par cœur de longs passages de l'Arioste et du Tasse, et ils les chantent souvent avec une mélodie particulière; mais ce talent paraît aujourd'hui se perdre. Au moins, après avoir pris beaucoup de peine, je ne pus trouver que deux personnes qui pussent me réciter, de cette manière, un passage du Tasse. Je dois ajouter que feu M. Berry me chanta une fois un de ces passages du Tasse, à la manière, m'assura-t-il, des gondoliers.

«Ils sont toujours deux réunis pour chanter alternativement les strophes. Nous en connaissons accidentellement les airs par Rousseau, qui les a fait imprimer: ils n'ont pas proprement de mouvement harmonique; c'est une espèce de milieu entre le canto fermo et le canto figurato, qui se rapproche du premier par une déclamation de récitatif, et du dernier par des passages et des roulades qui prolongent et embellissent une syllabe.

«J'entrai dans une gondole à minuit. Un chanteur se plaça sur le devant, et l'autre sur le derrière, et nous nous dirigeâmes vers San Giorgio. Un d'eux commença le chant; quand il eut fini sa strophe, l'autre continua le chant par la strophe suivante, et ainsi de suite alternativement. Pendant tout le chant, les mêmes notes revenaient invariablement; mais selon le sujet et la matière de la strophe, ils mettaient plus ou moins d'emphase, quelquefois sur une note, quelquefois sur une autre; et par là, ils changeaient même le ton de la strophe entière, comme l'objet du poème leur semblait l'exiger.

«En toute cependant, les sons étaient rudes et déchirans pour l'oreille. Les gondoliers semblaient, à la manière des hommes grossiers et sauvages, faire consister l'excellence de leur chant dans la force de leur voix. L'un paraissait désireux de surpasser l'autre par la puissance de ses poumons; et bien loin de trouver du plaisir dans ce spectacle (placé comme j'étais dans le pavillon de la gondole), je me trouvais dans une désagréable situation.

«Mon compagnon, à qui je communiquai mes impressions, désirant vivement rétablir l'honneur de ses compatriotes, m'assura que ces chants étaient très-harmonieux, entendus de loin. En conséquence, nous descendîmes sur le rivage, laissant un des chanteurs dans la gondole, tandis que l'autre se retira à la distance de quelques centaines de pas. Ils commencèrent alors à chanter alternativement, et je me mis à me promener de l'un à l'autre, en m'éloignant toujours de celui qui commençait sa partie. Je m'arrêtai aussi fréquemment pour les écouter tous deux.

«Ici commença proprement, pour moi, le plaisir de cette scène. La déclamation forte, le son perçant du chant, arrivaient de loin à mon oreille, et appelaient toute mon attention; les transitions rapides, qui exigeaient nécessairement d'être chantées sur un ton plus bas, ressemblaient à des accens plaintifs succédant aux vociférations de l'émotion et de la peine. Le second chanteur, qui écoutait attentivement, recommençait aussitôt où l'autre avait cessé, en lui répondant par des notes plus douces et plus retentissantes, selon que l'exigeait le sens de la strophe. Les canaux plongés dans une espèce de sommeil, les bâtimens élevés, la splendeur de la lune, les ombres épaisses de quelques gondoles qui se mouvaient çà et là comme des esprits, accroissaient la particularité frappante de la scène; et au milieu de toutes ces circonstances, il était facile de proclamer le caractère de cette étonnante harmonie.

«Cette harmonie convient parfaitement au marinier oisif et solitaire, étendu dans sa barque, sur un de ces canaux, attendant des passagers. L'ennui de cette situation est, en quelque sorte, allégé par les chants et histoires poétiques qu'il a dans sa mémoire. Il élève souvent, aussi haut qu'il peut, sa voix forte, qui s'étend à une vaste distance sur le tranquille miroir; et, tout étant calme autour de lui, il est comme dans une solitude, au milieu de cette ville grande et populeuse. Là, il n'y a point de roulemens de voitures, point de bruit de piétons; une gondole silencieuse glisse parfois près de lui, et le balancement des rames est à peine entendu.

«À une certaine distance de lui, le gondolier en entend un autre, dont la voix lui est peut-être inconnue. La mélodie et les vers mettent aussitôt en rapport les deux étrangers. Il devient un écho qui répond à cette voix; et il s'efforce de se faire entendre comme il a entendu la voix éloignée. Par une convention tacite, ils alternent vers pour vers; et, quoique le chant se prolonge pendant toute la nuit, ils s'entretiennent ainsi sans fatigue; les auditeurs qui passent entre les deux, prennent part à cet amusement.

«Cette exécution vocale plaît surtout à une grande distance; et alors elle a un charme inexprimable, comme si elle n'atteignait son but que saisie dans l'éloignement. Elle est plaintive, mais elle n'a rien de sombre dans ses intonations; et quelquefois il est impossible de retenir ses larmes. Mon compagnon, qui n'était pas autrement d'une organisation bien délicate, se prit à me dire tout-à-coup: «È singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando lo cantano meglio

«On m'a dit que les femmes de LiboA, longue rangée d'îles qui séparent l'Adriatique des Lagunes, particulièrement les femmes des districts éloignés de Malamocca et de Palestrina, chantent de cette manière les poèmes du Tasse, en donnant à leurs chants les mêmes modulations.

Note A: L'auteur veut dire Lido, qui n'est pas une longue rangée d'îles, mais une seule et longue île:—littus, le rivage.

«Elles ont l'habitude, lorsque leurs maris sont à la pêche en mer, de s'asseoir le long du rivage à l'arrivée de la nuit, et de crier (vociferare) ces chants jusqu'à ce que chacune d'elles puisse distinguer les réponses de son mari dans l'éloignementA

Note A: Curiosités de la Littérature, vol. 2, page 156, édit. 1807, et Appendix 29, à la vie du Tasse par Blake.

L'amour de la musique et de la poésie distingue toutes les classes des Vénitiens, même parmi les fils harmonieux de l'Italie. La ville, elle-même, peut fournir occasionnellement des auditoires assez nombreux pour deux ou trois salles d'opéra; et il y a peu d'événemens, dans la vie privée, qui ne fassent naître un sonnet imprimé et circulant dans les salons. Un médecin ou un avocat prend-il ses degrés, un abbé prèche-t-il son premier sermon, un chirurgien fait-il une opération, un arlequin annonce-t-il son départ ou sa représentation à bénéfice, recevez-vous des félicitations sur votre mariage, pour une naissance, ou pour le gain d'un procès? les Muses sont invoquées pour fournir le même nombre de syllabes; et les triomphes individuels brillent sur un papier d'une blancheur virginale, ou sur des placards coloriés en partie, collés à tous les carrefours de la capitale. La dernière révérence d'une favorite (prima donna) fait arriver une pluie de poétiques tributs de ces dernières et hautes régions, d'où, sur nos théâtres, on ne voit descendre ordinairement que des cupidons et des flocons de neige artificielle. Il y a une vraie poésie dans la vie d'un Vénitien; cette vie, dans sa course commune, est variée par ces surprises et ces changemens si recherchés dans la fiction, mais si différens de la sobre monotonie de l'existence septentrionale. Les amusemens sont érigés en devoirs; les devoirs sont changés en amusemens; et chaque objet, étant considéré comme faisant également partie de l'affaire de la vie, est annoncé et exécuté avec la même indifférence et la même gaîté assidue. La Gazette Vénitienne termine constamment ses colonnes par le triple avertissement qui suit:

CHARADE.....

Exposition du très-saint Sacrement dans l'église de...

THÉATRES.

Saint-Moïse:—opéra.

Saint-Benoît:—comédie de caractère.

Saint-Luke:—relâche.

Si on réfléchit à ce que les catholiques croient qu'est leur hostie consacrée, on pourra penser, peut-être, qu'elle mériterait une niche plus respectable que celle qui la place entre une charade et un opéra.

RetourNOTE 4, STANCE 10.

Sparte eut plus d'un fils meilleur que lui.

Réponse de la mère de Brasidas aux étrangers qui faisaient l'éloge de son fils.

RetourNOTE 5, STANCE 11.

Le lion n'a rien perdu dans son voyage aux Invalides, que l'évangile qui supportait une de ses pattes, maintenant au même niveau que les autres. Les chevaux, aussi, sont venus reprendre la place mal choisie d'où ils avaient été arrachés; et ils sont, comme avant, à moitié cachés sous le porche de l'église Saint-Marc.

Leur histoire, après de longues et infructueuses discussions, a été éclaircie d'une manière satisfaisante. Les décisions et les doutes d'Érizzo et de Zanetti, et récemment du comte Léopold Cicognara, leur donnaient une origine romaine, et une ancienneté qui ne remontait pas plus loin que le règne de Néron. Mais M. de Schlégel se présenta pour apprendre aux Vénitiens la valeur de leur propre trésor; et un Grec prouva définitivement les prétentions de ses compatriotes à cette noble production de l'artA. M. Mustoxidi n'a pas été sans réplique; mais, cependant, il n'a pas reçu de réponse. Il paraîtrait que les chevaux sont irrévocablement de l'île de Chio, et qu'ils furent transportés à Constantinople par Théodose. La science lapidaire est un amusement favori des Italiens; elle a donné de la réputation à plus d'un littérateur. Un des plus beaux spécimens de la typographie de Bodoni, est un volume considérable d'inscriptions, toutes écrites par son ami Pacciaudi. Un grand nombre d'entre elles avaient été préparées pour le retour des chevaux. Il est à croire que la meilleure ne fut pas choisie quand les mots qui suivent furent rangés en lettres d'or au-dessus du porche de la cathédrale:

Note A: Sui quattro cavalli della Basilica di S.-Marco in Venezia. Lettera di' Andrea Mustoxidi Corcirese. Padova, per Bettoni e compagni, 1816.

Quatuor, equorum. signa. a. Venetis. Byzantio. capta. ad. temp. D. mar. a. s. MCCIV. posita. quæ. hostilis. cupiditas. a. MDCCCIII. abstulerat. Franc. I. imp. pacis. orbi. datæ. trophæum. a. MDCCCXV. victor, reduxit.

Je ne dirai rien du latin; mais il doit être permis de faire observer que l'injustice des Vénitiens, en enlevant ces chevaux de Constantinople, fut au moins égale à celle des Français, en les transportant à Paris; et qu'il eût été plus prudent d'éviter toutes allusions à l'une et l'autre spoliation. Un prince apostolique se serait peut-être opposé à ce que l'on plaçât, sur la principale entrée d'une église métropolitaine, une inscription ayant rapport à d'autres triomphes qu'à ceux de la religion. Rien moins que la pacification du monde ne pourrait excuser un pareil solécisme.

RetourNOTE 6, STANCE 12.

Après beaucoup de vains efforts, de la part des Italiens; pour secouer le joug de Frédéric Barberousse, et les tentatives infructueuses de cet empereur, pour se rendre maître absolu de toute l'étendue de ses dominations cisalpines, les luttes sanglantes de vingt-quatre ans furent heureusement terminées dans la ville de Venise. Les articles du traité furent préalablement arrêtés entre le pape Alexandre III et Barberousse; et le premier, ayant reçu un sauf-conduit, était déjà arrivé à Venise, de Ferrare, avec les ambassadeurs du roi de Sicile et les consuls de la ligue lombarde. Cependant, il était resté plusieurs points à décider; et pendant plusieurs jours la paix fut crue impraticable. Dans cette conjoncture, on apprit tout-à-coup que l'empereur était arrivé à Chioza, ville située à quinze milles de la capitale. Les Vénitiens se levèrent tumultueusement, et insistèrent pour qu'on l'amenât immédiatement à la ville. Les Lombards prirent l'alarme, et se retirèrent du côté de Trévise. Le pape, lui-même, craignit quelque désastre, si Frédéric marchait tout-à-coup contre lui; mais il fut rassuré par la prudence et l'adresse du doge Sébastien Ziani. Plusieurs ambassades eurent lieu entre Chioza et Venise; jusqu'à ce qu'à la fin l'empereur, se relâchant de quelques-unes de ses prétentions, déposa sa férocité de lion, et prit la douceur de l'agneauA.

Note A: Quibus auditis, imperator, operante eo, qui corda principum sicut vult et quando vult humiliter inclinat, leoninâ feritate depositâ, ovinam mansuetudinem induit. Romualdi Salernitani Chronicon. Apud script. Rer. ital., tome VII, page 229.

Le samedi 23 juillet de l'année 1177, six galères vénitiennes transportèrent Frédéric, en grande pompe, de Chioza à l'île du Lido, éloignée d'un mille de Venise. Le lendemain matin, le pape, accompagné des ambassadeurs siciliens, et des envoyés de la Lombardie qu'il avait appelés de plusieurs contrées, au milieu d'un grand concours de peuple, se rendit, en procession, du palais patriarchal à l'église Saint-Marc, et releva solennellement l'empereur et ses partisans de l'excommunication prononcée contre eux. Le chancelier de l'empire, de la part de son maître, renonça aux anti-papes et à leurs schismatiques adhérens. Le doge, avec une suite nombreuse composée de membres du clergé et de laïques, se rendit immédiatement à bord des galères, pour accompagner, avec toute sa pompe, l'empereur Frédéric, du Lido à Venise. Celui-ci descendit de sa galère au quai de la Piazzetta. Le doge, le patriarche, les évêques et le clergé, ainsi que le peuple de Venise, avec leurs croix et leurs bannières, marchèrent solennellement en procession devant lui pour se rendre à l'église Saint-Marc. Alexandre était assis devant le vestibule de la basilique, environné de ses évêques et de ses cardinaux, du patriarche d'Aquilée, des archevêques et des évêques de la Lombardie, tous en grande pompe, et revêtus de leurs ornemens pontificaux. Frédéric s'approcha, conduit par l'esprit saint, et révérant le Tout-Puissant dans la personne d'Alexandre, déposant sa dignité impériale et se dépouillant de son manteau, il se prosterna, la face contre terre, aux pieds du pape. Alexandre, les larmes aux yeux, le releva avec bonté, l'embrassa, lui donna sa bénédiction; et aussitôt les Allemands du cortége chantèrent à haute voix: «Nous te louons, ô Dieu!» Alors l'Empereur prenant le Pape par la main droite, le conduisit à l'église, et ayant reçu sa bénédiction, il retourna au palais ducalA. La cérémonie d'humiliation fut répétée le jour suivant. Le pape, lui-même, à la demande de Frédéric, dit une messe à l'église Saint-Marc. L'empereur se dépouilla de nouveau de son manteau impérial; et prenant un cierge à la main, officia comme un lévite, marchant en tête des laïques, et précédant le pontife à l'autel. Alexandre, après avoir récité l'évangile, fit un sermon au peuple. L'empereur se tint près de la chaire, dans l'attitude d'un homme qui écoute avec attention; et le pontife, touché de cette marque de déférence, car il savait que Frédéric ne comprenait pas un mot de ce qu'il disait, ordonna au patriarche d'Aquilée de traduire en allemand son discours latin. Le credo fut ensuite chanté. Frédéric fit son offrande, baisa les pieds du pape, et comme la foule était grande, il le conduisit par la main jusqu'à son cheval blanc: il tint l'étrier; et il aurait conduit le cheval par les rênes jusqu'au rivage, si le pape ne l'eût remercié par politesse, et ne l'eût renvoyé avec bonté en lui donnant sa bénédiction. Tel est, en substance, le récit laissé par l'archevêque de Salerne, qui fut présent à la cérémonie, et dont l'histoire est confirmée par les relations postérieures. Il ne mériterait pas d'être rapporté si minutieusement, s'il ne montrait le triomphe de la liberté aussi bien que celui de la superstition. Les états de la Lombardie durent à cet événement la confirmation de leurs priviléges; et Alexandre eut raison de remercier le Tout-Puissant qui avait rendu fort un infirme, un vieillard désarmé, pour subjuguer un terrible et puissant monarqueB.

Note A: Romualdi Salernitani Chronicon, tome VII, page 231.

Note B: Voyez Romuald de Salerne, cité ci-dessus. Dans un second sermon que prêcha le pape Alexandre, le premier jour du mois d'août, devant l'empereur, il compara Frédéric à l'enfant prodigue, et lui-même au père qui pardonne à son fils.

RetourNOTE 7, STANCE 12.

Le lecteur se souviendra de l'exclamation de ce montagnard: Oh! pour une heure de Dundy! Lorsque Henri Dandolo fut élu doge, en 1192, il était âgé de quatre-vingt-cinq ans. Quand il commandait les Vénitiens, à la prise de Constantinople, il était âgé, par conséquent, de quatre-vingt-dix-sept ans. À cet âge, il se rendit maître du quart et demi de l'empire entier de la RomanieA, car c'est ainsi que l'on appelait l'empire romain, compris dans le titre et dans les domaines du doge de Venise. Les trois huitièmes de cet empire furent conservés dans les diplômes, jusqu'à ce que Giovanni Dolfino, qui fit usage de la dénomination ci-dessus dans l'année 1357B, parvint à la dignité ducale.

Note A: Gibbon a omis la diphthongue importante æ; et il a écrit Romani, au lieu de Romaniæ. Décadence et Chute, etc., ch. 41, note 9. Mais le titre acquis par Dandolo se trouve ainsi dans la chronique de son homonyme, le doge André Dandolo. Ducali titulo addidit: «Quartæ partis et dimidiæ totius imperii Romaniæ.» And. Dandolo, Chronicon, cap. 3, pars 37, ap. script. Rer. ital., tome XII, page 331. Et le nom de Romaniæ est conservé dans les actes subséquens des doges. De là, les possessions continentales de l'empire grec en Europe furent généralement connues sous le nom de Romania, et cette appellation est encore remarquée sur les cartes de la Turquie comme appliquée à la Thrace.

Note B: Voyez la continuation de la chronique de Dandolo, ibid., page 498. Gibbon ne paraît pas y comprendre Dolfino, en suivant Sanudo, qui dit: «Il qual titolo si usò fin al doge Giovanni Dolfino.» Voyez Vite dei Duchi di Venezia, apud script. Rer. ital., tome XXII, 530-641.

Dandolo conduisit le siége de Constantinople en personne. Deux navires, le Paradis et le Pélerin, furent attachés l'un à l'autre, et un pont-levis, ou une échelle de siége, descendait de la hauteur des vergues jusqu'aux remparts. Le doge fut un des premiers qui se précipitèrent dans la ville. Alors fut accomplie, disent les Vénitiens; la prophétie de la Sibylle d'Érythrée: «Un traité d'union, entre des forts, sera fait sur les vagues de l'Adriatique, sous la conduite d'un chef aveugle; ils assiégeront un bouc,—ils profaneront Byzance,—ils dépouilleront les édifices,—ils en partageront le butin; un nouveau bouc bêlera jusqu'à ce qu'ils aient mesuré et parcouru une étendue de cinquante-quatre pieds neuf pouces et demiA

Note A: «Fiet potentium in aquis adriaticis congregatio, cæco præduce, hircum ambigent, Byzantium prophanabunt, ædificia denigrabunt, spolia dispergentur, hircus novus balabit usque dum LIV pedes et IX pollices, et semis præmensurati discurrant.» Chronicon, ibid., pars XXXIV.

Dandolo mourut le premier jour de juin 1205, ayant régné treize ans, six mois et cinq jours; et il fut enseveli dans l'église Sainte-Sophie, à Constantinople. Il paraîtra étrange que le nom du traître apothicaire qui reçut l'épée du doge, et anéantit l'ancien gouvernement en 1796-7, fût Dandolo.

RetourNOTE 8, STANCE 13.

Après la perte de la bataille de Pola, et la prise de Chioza, le 16 août 1379, par les flottes réunies des Génois et de François de Carrara, seigneur de Padoue, les Vénitiens furent réduits au dernier désespoir. Une ambassade fut envoyée aux vainqueurs avec une feuille de papier blanc, pour les prier d'imposer quelles conditions ils voudraient, et de laisser à Venise seulement son indépendance. Le prince de Padoue était porté à écouter les propositions; mais les Génois qui, après la victoire de Pola, s'étaient écriés: À Venise! à Venise! et vive Saint-Georges! étaient déterminés à anéantir leurs rivaux; et Pierre Doria, leur commandant en chef, fit cette réponse aux supplians: «Sur la foi de Dieu, gentilshommes de Venise, vous n'aurez point de paix du seigneur de Padoue, ni de notre commune de Gênes, jusqu'à ce que nous ayons donné un mors à vos chevaux non-bridés qui sont sous le porche de votre évangéliste Saint-Marc. Quand nous les aurons bridés, vous aurez la paix: c'est là notre plaisir et celui de notre commune. Pour ces Génois, mes frères, que vous avez amenés avec vous pour nous les rendre, je ne veux pas les recevoir; remmenez-les, car, dans peu de jours, j'irai, moi-même, les délivrer de prison, ainsi que tous les autresA

Note A: «Alla fe di Dio, signori Veneziani, non havrete mai pace dal Signore di Padova, nè dal nostro commune di Genova, se pri mieramente non mettemo le briglie a quelli vostri cavalli sfrenati, che sono su la Reza del vostro evangelista S.-Marco. Infrenati che gli havremo, vi faremo stare in buona pace. E questa è la intenzione nostra, et del nostro commune. Questi misi fratelli Genovesi che avete menati con voi per donarci, non li voglio; rimanetegli in dietro, perche io intendo da qui a pochi giorni venirgli a riscuoter, dalle vostre prigioni, e loro e gli altri

Dans le fait, les Génois avancèrent jusqu'à Malamocco, à cinq milles de la capitale; mais leur propre danger et l'orgueil de leurs ennemis donnèrent du courage aux Vénitiens, qui firent de prodigieux efforts et de grands sacrifices individuels, soigneusement rapportés par leurs historiens. Victor Pisani fut placé à la tête de trente-quatre galères. Les Génois furent repoussés de Malamocco, et se retirèrent à Chioza, en octobre. Mais ils menacèrent de nouveau Venise, qui fut réduite à l'extrémité. Dans ces circonstances, 1er janvier 1380, arriva Carlo Zeno qui avait été en croisière sur les côtes de Gênes avec quatorze galères. Alors les Vénitiens furent assez forts pour assiéger les Génois. Doria fut tué le 22 janvier par un boulet de pierre du poids de cent quatre-vingt-quinze livres, lancé par une bombarde nommée la Trévisane. Alors Chioza fut étroitement bloquée. Cinq mille auxiliaires, parmi lesquels se trouvaient quelques Condottieri anglais, commandés par un capitaine nommé Ceccho, joignirent les Vénitiens. Les Génois à leur tour sollicitèrent des conditions; mais aucune ne fut accordée, jusqu'à la fin: ils se rendirent à discrétion; et le 24 juin 1380, le doge Contarini fit son entrée triomphale dans Chioza. Quatre mille prisonniers, dix-neuf galères, plusieurs petits navires et des barques, avec toutes leurs armes et leurs munitions, tombèrent dans les mains des vainqueurs qui, sans la réponse inexorable de Doria, auraient tristement réduit leur domination à la ville de Venise. Le détail de ces transactions se trouve dans un ouvrage intitulé: la guerre de Chioza, écrit par Daniel Chinazzo, qui était à Venise à cette époqueA.

Note A: Chronica della guerra di Chioza, etc., script. Rer. ital., tome XV, page 699 à 804.

RetourNOTE 9, STANCE 14.

«Plante le Lion.»—C'est-à-dire le lion de Saint-Marc, étendard de la république, qui est l'origine du mot Pantalonpianta-leone, Pantaléon—pantalon.

RetourNOTE 10, STANCE 15.

La population de Venise, à la fin du dix-septième siècle, s'élevait à près de deux cent mille ames. Au dernier recensement, fait il y a deux ans, elle ne s'élevait à guère plus de cent trois mille, et elle diminue de jour en jour. Le commerce et les emplois du gouvernement, qui étaient la source inépuisable de la grandeur vénitienne, ont disparu.A Beaucoup de maisons patriciennes sont désertes, et elles disparaîtraient graduellement, si le gouvernement, alarmé par la démolition de soixante et douze d'entre elles, pendant ces dernières années, n'eût défendu expressément cette triste ressource de la pauvreté. Beaucoup de débris de la noblesse vénitienne sont maintenant dispersés et confondus avec les juifs les plus riches sur les bords de la Brenta, dont les palais sont tombés, ou tombent journellement en ruines. On connaît encore le nom de gentil-uomo veneto, et voilà tout. Cette noblesse n'est plus que l'ombre d'elle-même, mais elle est encore polie et aimable. On peut sûrement lui pardonner si elle regrette sa puissance, quels qu'aient été les vices de la république, et quoique le terme naturel de son existence soit regardé par les étrangers comme étant arrivé à son dernier période; un seul sentiment doit être attendu des Vénitiens. À aucune époque les sujets de la république ne furent si unanimes dans leurs résolutions de se rallier autour de l'étendard de Saint-Marc, comme lorsqu'il fut déployé dans ses derniers tems, et que la lâcheté et la trahison d'un petit nombre de patriciens qui recommandaient une neutralité fatale, furent bornées aux personnes des traîtres eux-mêmes.

Note A: «Nonnullorum è nobilitate immensæ sunt opes, adeo ut vix æstimari possint: id quod tribus e rebus oritur, parcimonia, commercio, atque iis emolumentis, quæ e repub. percipiunt, quæ hanc ob causam diuturna fore creditur.» Voyez De Principatibus Italiæ Tractatus, édit. 1631.

La génération actuelle ne peut penser à regretter la perte de ses anciennes formes aristocratiques, et son gouvernement trop despotique; elle ne pense qu'à son indépendance évanouie. Les Vénitiens se désolent à ce souvenir, qui leur fait suspendre pour un moment leur gaie bonne humeur. On peut dire, en se servant des paroles de l'Écriture: que Venise meurt tous les jours; et sa décadence est si générale et si visible qu'elle attriste même l'étranger, inaccoutumé à voir une nation tout entière expirant comme si elle était devant ses yeux. Une création si artificielle, ayant perdu le principe qui lui avait donné la vie et qui soutenait son existence, devait tomber pièces par pièces et s'évanouir plus promptement qu'elle ne s'était élevée. L'horreur de l'esclavage qui entraîna les Vénitiens sur les mers, les a forcés, depuis leur malheur, à chercher une autre patrie, où ils se trouvent au moins confondus dans la foule d'êtres dépendans; et ils ne présentent pas le spectacle humiliant d'une nation entière chargée de chaînes récentes. Leur vivacité, leur affabilité, et cette heureuse indifférence, que peut seule donner la constitution du tempérament, car la philosophie y aspire en vain, n'ont point succombé sous les événemens. Mais beaucoup de particularités de costumes et de manières se sont perdues par degrés, et les nobles, avec cet orgueil commun à tous les Italiens qui ont été maîtres, n'ont pas pensé à parer leur insuffisance. Cette splendeur qui était une preuve et une partie de leur pouvoir, ils n'ont pas voulu la dégrader sous les chaînes de leur servitude. Ils se sont retirés des palais qu'ils occupaient sous les yeux de leurs concitoyens; leur continuation d'y séjourner aurait été une marque d'adhésion et une insulte à ceux qui ont souffert pour les malheurs communs. Ceux-là qui sont restés dans la capitale dégradée peuvent être plutôt regardés comme fréquentant les lieux de leur puissance évanouie que vivant parmi eux. La pensée: qui opprime et qui est opprimé? fera naître difficilement un commentaire dans l'esprit de celui qui est nationalement l'ami et l'allié du vainqueur. On peut cependant accorder qu'à ceux qui désirent recouvrer leur indépendance, quelques-uns de leurs maîtres doivent être un objet de haine, et on peut prédire avec certitude que cette aversion sans profit ne cessera pas avant que Venise ait disparu sous le limon de ses canaux comblés.

RetourNOTE 11, STANCE 16.

L'histoire est racontée dans la vie de Nicias par Plutarque.

RetourNOTE 12, STANCE 18.

Venise sauvée, les Mystères d'Udolphe, l'Ombre du Devin, l'Arménien, le Marchand de Venise, Othello.

RetourNOTE 13, STANCE 20.

Tannen, est le pluriel de tanne, espèce de sapin particulier aux Alpes, qui ne croît seulement que sur des rochers, où se trouve à peine assez de terre pour alimenter ses racines. Il s'élève dans ces lieux à une plus grande hauteur qu'aucun autre arbre de montagne.

RetourNOTE 14, STANCE 28.

La description ci-dessus pourra sembler fantastique ou exagérée à ceux qui n'ont jamais vu un ciel oriental ou italien. Cependant ce n'est qu'une peinture exacte et à peine suffisante d'une soirée du mois d'août (dix-huitième jour), telle que je l'ai contemplée sur les bords de la Brenta, près de la Mira, dans une de mes nombreuses courses à cheval.

RetourNOTE 15, STANCE 30.

Grâce au génie critique d'un Écossais, nous connaissons aussi peu Laure que jamaisA. Les découvertes de l'abbé de Sade, ses triomphes, ses plaisanteries ne peuvent instruire ou amuser plus long-temsB. Nous ne devons pas croire cependant que ces mémoires sont autant un roman que Bélisaire ou les Incas, quoiqu'un grand nom, le docteur Beattie, nous l'assure positivement, mais c'est une faible autoritéC. Le travail de l'abbé de Sade n'a pas été infructueux: toutefois son amour, comme beaucoup d'autres passions, l'a rendu ridiculeD. L'hypothèse qui renversait les querelles italiennes élevées à ce sujet, et entraînait des critiques moins intéressés dans son mouvement, est détruite elle-même. Nous avons une autre preuve que nous ne pouvons jamais être sûrs que le paradoxe le plus bizarre, et par conséquent ayant l'air le plus agréable et le plus authentique, ne cédera pas la place à l'ancien préjugé rétabli.

Note A: Voyez un Essai historique et critique sur la vie et le caractère de Pétrarque, et une Dissertation sur une hypothèse historique de l'abbé de Sade. Le premier parut vers l'année 1784; l'autre est insérée dans le quatrième volume des Transactions de la Société royale d'Édimbourg, et ces deux ouvrages ont été réunis dans un volume publié sous le premier titre, par Ballantyne, en 1810.

Note B: Mémoires pour la vie de Pétrarque.

Note C: Vie de Beattie, par sir W. Forbes, tome II, page 106.

Note D: Gibbon appelait ces Mémoires un travail d'amour (Voyez Décadence et chute, etc., chap. 70, note 1).

Il semble d'abord que Laure naquit, vécut, mourut et fut ensevelie, non à Avignon, mais dans la campagne. Les sources de la Sorgue, les buissons de Cabrières peuvent ressaisir leurs prétentions; et de la Bastie si conspué peut être consulté avec complaisance. L'hypothèse de l'abbé n'a pas de meilleurs soutiens que le sonnet en parchemin et la médaille trouvée sur le squelette de la femme de Hugues de Sade, et la note manuscrite du Virgile de Pétrarque maintenant dans la bibliothèque ambroisienne. Si ces preuves étaient incontestables, la poésie eût été écrite, la médaille composée, fondue et déposée dans l'espace de douze heures, et ces devoirs délibérés auraient été remplis auprès du cadavre d'une personne morte de la peste, et qui fut enterrée le jour même de sa mort. C'est pourquoi ces documens sont trop décisifs: ils prouvent, non le fait, mais la supercherie. Le sonnet ou la note du Virgile ne peuvent être qu'une falsification. L'abbé les cite tous les deux comme incontestablement authentiques et vrais; la conséquence est inévitable,—ils sont tous deux évidemment fauxA.

Note A: Le sonnet avait déjà éveillé les soupçons de M. Horace Valpole. Voyez sa lettre à Wharton, en 1763.

Secondement, Laure ne fut jamais mariée; elle fut plutôt une fière et hautaine pucelle que cette tendre et sage épouse qui honora Avignon en faisant de cette ville le théâtre d'une honnête passion à la française, et qui joua, pendant vingt et un ans, par son petit manége de faveurs alternatives et de refus ménagésA, le premier poète de son siècle. Il eût été trop injuste, il est vrai, de rendre une femme responsable de onze enfans, sur la foi d'une abréviation mal interprétée et par la décision d'un libraireB. Il est toutefois satisfaisant de penser que l'amour de Pétrarque ne fut pas platonique. Le bonheur qu'il désirait si vivement de posséder une seule fois, pendant un seul moment, n'était sûrement pas une jouissance de l'ameC, et on pourrait peut-être découvrir dans six endroits au moins de ses sonnets quelque chose de vraiment réel comme un projet de mariage avec une personne qu'il nomme une nymphe aérienneD. L'amour de Pétrarque n'était ni platonique, ni poétique, et si dans un passage de ses œuvres il le nomme amore veementissimo ma unico ed onesto, il avoue, dans une lettre à un ami, que cet amour était criminel et pervers, qu'il l'absorbait entièrement, et que son cœur en était déchiréE.

Note A: «Par ce petit manége, cette alternative de faveurs et de rigueurs bien ménagée, une femme tendre et sage amuse, pendant vingt et un ans, le plus grand poète de son siècle, sans faire la moindre brèche à son honneur.» Mémoires pour la vie de Pétrarque, Préface aux Français. L'éditeur italien de l'édition de Londres de Pétrarque, qui a traduit lord Woodhouselee, rend la femme tendre et sage, par: raffinata civetta. Riflessioni intorno a madonna Laura, page 234, vol. III, édit. 1811.

Note B: Dans un dialogue avec saint Augustin, Pétrarque a peint Laure comme ayant un corps épuisé par de nombreuses ptubs. Les anciens éditeurs lisaient et imprimaient perturbationibus; mais M. Caperonier, libraire du roi de France en 1762, qui vit le MS. dans la bibliothèque de Paris, affirme que: on lit et qu'on doit lire, partubus exhaustum. De Sade joignit les noms de MM. Boudot et Béjot à celui de M. Caperonier, et dans tout le cours de cette discussion sur le ptubs il se montra lui-même un pied-plat littéraire. Voyez Riflessioni, etc., p. 267. Thomas d'Aquin est appelé en témoignage pour savoir si la maîtresse de Pétrarque fut une chaste vierge, ou une continente épouse.

Note C:

Pigmalion, quanto lodar ti dei
Dell' imagine tua, se mille volte
N' avesti quel ch' i' sol una vorrei
!

Sonetto 58. Quando giunse a Simon l' alto concetto. Le Rime, etc., part. I, page 189, éd. Ven. 1756.

Note D: Voyez Riflessioni, etc., page 291.

Note E: Quella rea e perversa passione chesolo tutto mi occupava e mi regnava nel cuore.

Cependant, dans cette circonstance, il fut, peut-être, alarmé de la criminalité de ses désirs; car l'abbé de Sade, lui-même, qui certainement n'aurait pas été si scrupuleux, ni si délicat, s'il avait pu prouver sa descendance de Pétrarque et de Laure, est forcé à défendre courageusement sa vertueuse aïeule. Pour tout ce qui concerne le poète, nous n'avons aucun garant de son innocence, excepté, peut-être, la constance de sa passion. Il nous assure, dans son Épître à la Postérité, que, arrivé à sa quarantième année, il avait non-seulement en horreur toute irrégularitéA, mais qu'il ne s'en rappelait aucune. Et cependant la naissance de sa fille naturelle ne peut être assignée à un terme au-delà de sa trente-neuvième année. La mémoire ou la moralité du poète ont dû faillir quand il oublie cette chute (slipB). Le plus faible argument en faveur de la pureté de cet amour a été tiré de sa durée, parce qu'il a survécu à l'objet de sa passion. La réflexion de M. de La Bastie: Que la vertu seule est capable de produire des impressions que la mort ne peut effacer, est une de celles que tout le monde applaudit, et que chacun trouve fausse, du moment où il examine son propre cœur, ou les souvenirs des sentimens humainsC. De tels apophthegmes ne peuvent rien pour Pétrarque, ou pour la cause de la morale, excepté auprès des esprits faibles ou jeunes. Celui qui a fait le moindre chemin au-delà de l'ignorance et de sa minorité, ne peut être édifié que de la seule vérité. Ce que l'on appelle venger l'honneur d'un individu ou d'une nation, est ce qu'il y a de plus futile, de plus ennuyeux, et de moins instructif parmi tous les écrits, quoique ce genre d'ouvrage rencontre toujours plus d'applaudissemens qu'une critique sage et éclairée, attribuée au malin désir de réduire un grand homme aux proportions communes de l'humanité. Après tout, il n'est pas invraisemblable que notre historien ait eu de bonnes raisons pour soutenir son hypothèse favorite, qui rassure l'auteur, bien qu'elle sauve difficilement l'honneur de la maîtresse encore inconnue de PétrarqueD.

Note A: Azion disonesta sont ses propres termes.

Note B: A questa confessionne cosi sincera diede forse occasione una nuova caduta ch' ei fece. Tiraboschi, Storia, etc., tome V, lib. IV, part. II, page 492.

Note C: «Il n'y a que la vertu seule qui soit capable de produire des impressions que la mort n'efface pas.» M. de Bimard, baron de La Bastie, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pour 1740 et 1751. Voyez aussi Riflessioni, etc., page 295.

Note D: «Et si la vertu ou la sagesse de Laure fut inexorable, il jouit, et il put s'enorgueillir de la jouissance de la nymphe de la poésie.» Gibbon, Décadence et chute, etc., ch. 70, page 327, vol. XII, in-8º. Peut-être le si (if) doit ici s'entendre par quoique (although).

RetourNOTE 16, STANCE 31.

Pétrarque se retira à Arquà immédiatement après son retour de Rome, où il ne put parvenir à voir Urbain V, l'année 1370; et, à l'exception du célèbre voyage qu'il fit à Venise, accompagné de Francesco Novello da Carrara, il paraît avoir passé les quatre dernières années de sa vie dans cette charmante solitude et à Padoue: car, pendant les quatre mois qui précédèrent sa mort, il fut dans un état continuel de langueur, et le matin du 19 juillet de l'année 1374, il fut trouvé mort sur sa chaise de bibliothèque, la tête appuyée sur un livre. On montre encore la chaise parmi les monumens précieux d'Arquà; et, d'après la vénération non interrompue qui a été attachée aux choses relatives à ce grand homme depuis le moment de sa mort jusqu'à nos jours, on peut croire qu'elles possèdent un plus haut degré d'authenticité que les monumens shakspeariens de Stratford sur l'Arvon.

Arquà (car la dernière syllabe est accentuée dans la prononciation) est à douze milles de Padoue, et à environ trois milles sur la droite de la grande route de Rovigo, au sein des collines Euganéennes. Après une marche de vingt minutes, à travers une prairie unie et boisée, vous arrivez à un petit lac bleu, limpide, mais très-profond, et au pied d'une succession de monticules et de collines couverts de vignes et de vergers, ornés de sapins et de grenadiers, et de toutes sortes d'arbres à fruits. Des bords du lac la route serpente entre les collines, et l'église d'Arquà se découvre bientôt à travers un défilé que forment deux rochers élevés vis-à-vis l'un de l'autre, et qui ceignent presque entièrement le village. Les maisons sont dispersées à quelque distance sur les penchans de ces sommités, et celle du poète est située sur une petite élévation qui domine deux descentes, et d'où l'on a la vue non-seulement des jardins verdoyans qui couvrent les vallons immédiatement au-dessous, mais encore des vastes plaines au-dessus desquelles de petits bois de mûriers et de saules forment une masse sombre épaissie par des festons de vignes, des cyprès; et, dans le lointain, on aperçoit les clochers de plusieurs villes. Ces plaines s'étendent jusqu'aux embouchures du Pô et aux rivages de l'Adriatique. Le climat de ces collines volcaniques est très-chaud, et les vendanges commencent plus tôt que dans les plaines de Padoue. Pétrarque est déposé, on ne pas dire enseveli dans un sarcophage de marbre rouge soutenu par quatre pilastres portés sur une base élevée qui empêche de confondre cette tombe avec les autres. Ce sarcophage isolé est très-apparent, mais il sera bientôt caché par quatre lauriers plantés récemment. La fontaine de Pétrarque, car ici tout porte son nom, jaillit et coule sous une voûte artificielle, un peu au-dessous de l'église; elle est très-abondante, même dans la plus aride saison, de cette eau salutaire qui faisait l'ancienne richesse des collines Euganéennes. Elle serait plus attrayante, si elle n'était pas, dans quelques saisons, couverte de frelons et de guêpes. Aucune autre analogie ne pourrait assimiler les tombes de Pétrarque et d'Archiloque. Les révolutions des siècles ont épargné ces vallées solitaires, et la seule violation qu'aient soufferte les cendres de Pétrarque fut occasionée, non par la haine, mais par la vénération. Une tentative a été faite pour dérober le trésor du sarcophage, et un Florentin parvint à en enlever un bras à travers une fente qui se voit encore aujourd'hui. L'outrage n'a pas été oublié, il a servi à identifier le poète avec le pays qui le vit naître, mais où il ne voulut pas vivre. Un jeune paysan d'Aquila, à qui on demandait ce qu'était Pétrarque, répondit que tous les habitans du village connaissaient tout ce qui le concernait, mais que lui savait seulement que c'était un Florentin.

M. ForsythA n'a pas été tout-à-fait exact quand il a dit que Pétrarque n'était jamais retourné en Toscane depuis qu'il l'avait quittée étant encore enfant. Il paraît qu'il passa par Florence dans son voyage de Parme à Rome, et à son retour, l'année 1350, et qu'il y séjourna assez long-tems pour faire connaissance avec les habitans les plus distingués. Un gentilhomme florentin, honteux de l'aversion du poète pour sa terre natale, s'empressa de détruire cette impression commune et défavorable, dans l'esprit de notre illustre voyageur, qu'il connaissait et qu'il respectait pour sa capacité extraordinaire, son érudition étendue, et son goût raffiné, réunis à cette simplicité de manières engageante qui a été si souvent reconnue comme la marque la plus sûre (quoiqu'elle ne soit certainement pas indispensable) d'un génie supérieur.

Note A: Remarques, etc., sûr l'Italie, page 95, note, 2e édit.

Chaque pas de l'amant de Laure a été recherché et rappelé avec beaucoup de soins. On montre à Venise la maison dans laquelle il demeura. Les habitans d'Arezzo, afin de décider l'ancienne controverse entre leur ville et leurs voisins d'Ancise où Pétrarque fut porté à l'âge de sept mois, et où il resta jusqu'à sa septième année, ont indiqué par une longue inscription le lieu où naquit leur célèbre concitoyen. Une table de marbre lui a été érigée à Parme, dans la chapelle de Sainte-Agathe, à la cathédraleA, parce qu'il était archidiacre de ce chapitre, et il ne fut pas enterré dans leur église à cause seulement de sa mort étrangère. Une autre table qui porte son buste lui a été érigée à Pavie, parce qu'il avait passé l'automne de 1368 dans cette cité, avec son gendre Brossano. La condition politique qui a pour long-tems éloigné les Italiens de la critique des vivans, a concentré leur attention sur l'illustration des morts.

Note A: Voici l'épigraphe qu'elle porte:

D. O. M.
francisco Petrarchæ,
Parmensi archidiacono,
parentibus præclaris, genere perantiquo,
ethices christianæ scriptori eximio,
romanæ linguæ restitutori,
etruscæ principi,
Africæ ob carmen hac in urbe peractum regibus accito.
S. P. Q. R. laurea donato;
tanti viri
juvenilium juvenis, senilium senex
studiosissimus
comes Nicolaus canonicus Cicognarus,
marmorea proxima ara excitata,
ibique condito
divæ Januariæ cruento corpore,
H. M. P.
suffectum
sed infra meritum Francisci sepulcro,
summa hac in æde efferri mandantis,
si Parmæ occumberet,
extera morte heu nobis erepti
.

RetourNOTE 17, STANCE 34.

La lutte est aussi vraisemblable avec les démons qu'avec nos meilleures pensées. Satan choisit le désert pour tenter notre Sauveur. Et notre pur Jean Locke préférait la présence d'un enfant à une complète solitude.

RetourNOTE 18, STANCE 38.

Peut-être le passage dans lequel Boileau déprécie le Tasse pourrait servir comme beaucoup d'autres à justifier l'opinion émise sur l'harmonie des vers français.

À Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile.

(Satire IX, vers 176-7.)

Le biographe SérassiA, plein de tendresse pour le poète italien et pour le poète français, s'empresse d'observer que le satirique rétracta ou désavoua sa censure, et qu'il reconnut ensuite l'auteur de la Jérusalem comme un génie sublime, vaste, et heureusement né pour les plus grands élans de poésie. Nous ajouterons que la rétractation est bien loin d'être satisfaisante, si nous en croyons l'anecdote rapportée par d'OlivetB. La sentence prononcée contre lui par le père BouhoursC, n'est rappelée que pour confondre le critique, dont l'Italien Sérassi ne cherche point à découvrir la palinodie, qu'il n'aurait peut-être pas admise. Quant à l'opposition que la Jérusalem rencontra dans l'académie de la Crusca, qui déclara le Tasse incapable de toute concurrence avec l'Arioste, en le plaçant au-dessous de Boïardo et de Pulci, la honte de cette opposition doit rester, en quelque sorte, à Alphonse et à la cour de Ferrare. Car Léonard Salviati, qui fut la principale et presque la seule cause de cette attaque, fut, sans aucun douteD, influencé par l'espoir d'acquérir la faveur de la maison d'Est; but qu'il croyait atteindre en exaltant la réputation d'un jeune poète, aux dépens d'un rival, alors prisonnier d'état. Les espérances et les efforts de Salviati doivent servir à nous faire connaître l'opinion contemporaine comme la nature de l'emprisonnement du poète, et à combler la mesure de notre indignation envers le tyran geolierE. Dans le fait, l'antagoniste du Tasse ne fut point désappointé dans le succès qu'eut sa critique; il fut appelé à la cour de Ferrare, où, après s'être efforcé d'augmenter ses titres à la faveur, par des panégyriques de la famille de son souverainF, il fut, à son tour, abandonné, et il mourut dans la misère. L'opposition des académiciens de la Crusca cessa six ans après le commencement de la controverse; et si l'académie dut son premier renom à son début, par un semblable paradoxeG, il est probable que, d'un autre côté, le soin de sa réputation adoucit plutôt qu'il n'aggrava l'emprisonnement du poète outragé. La défense de son père et la sienne, car ils étaient tous les deux compris dans la censure de Salviati, employa un grand nombre de ses heures solitaires; et le prisonnier aurait été peu embarrassé de réfuter des accusations où, parmi d'autres délits, il était accusé d'avoir, par une jalouse envie, négligé de faire mention de la coupole de Sainte-Marie-del-Fiore, à Florence, dans sa comparaison entre la France et l'ItalieH. Le dernier biographe de l'Arioste semble vouloir renouveler la controverse, en mettant en doute le jugement que le Tasse avait porté sur lui-mêmeI, cité dans sa vie, par Sérassi. Mais Tiraboschi avait déjà fait justice de cette rivalitéJ, en montrant qu'entre le Tasse et l'Arioste il n'était pas question de similitude, mais de préférence.

Note A: La Vita del Tasso, lib. 3, page 284, édit. Bergamo, 1790.

Note B: Histoire de l'Académie Françoise, depuis 1652 jusqu'à 1700, par l'abbé d'Olivet, page 181, édition d'Amsterdam, 1730. «Mais ensuite, venant à l'usage qu'il a fait de ses talens, j'aurais montré que le bon sens n'est pas toujours ce qui domine chez lui.» Page 182. Boileau disait qu'il n'avait pas changé d'opinion: «J'en ai si peu changé, dit-il, etc.,» page 181.

Note C: La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, second dialogue, page 189, édit. 1692. Philanthes est pour le Tasse, et il dit: «De tous les beaux esprits que l'Italie a portés, le Tasse est peut-être celui qui pense le plus noblement.» Mais Bouhours semble parler dans Eudoxe, qui finit par cette absurde comparaison: «Faites valoir le Tasse tant qu'il vous plaira, je m'en tiens pour moi à Virgile, etc.» Ibid., page 102.

Note D: La Vita, etc., lib. 3, page 90, tome 2.

Note E: Pour avoir une preuve plus convaincante et plus décisive que le Tasse ne fut rien moins qu'un prisonnier d'état, le lecteur est renvoyé aux Historical illustrations of the IV canto of Childe Harold, page 5 et suivantes.

Note F: Orazioni funebri... Delle lodi di Don Luigi cardinal d' Este, delle Lodi di Donno Alfonso d' Este. Voyez la Vita, lib. 3, page 117.

Note G: Il fut posé en 1582, et la réponse de la Crusca au Caraffa, ou à l'Epica poesia de Pellegrino, fut publiée en 1584.

Note H: Cotanto potè sempre in lui il veleno della sua pessima volontà contro alla nazione fiorentina. La Vita, lib. 3, pages 96-98, tome 2.

Note I: La Vita di M. L. Ariosto, scritta dall' Abate Girolamo Baruffaldi giuniore, etc., Ferrara, 1807, lib. 3, page 262. Voyez les Historical illustrations, page 26.

Note J: Storia della lett., etc., lib. 3, tome 7.

RetourNOTE 19, STANCE 41.

Avant que les restes de l'Arioste eussent été transportés de l'église des Bénédictins à la bibliothèque de Ferrare, son buste, qui surmontait la tombe, fut frappé par la foudre, et une couronne de bronze fut fondue. L'événement a été rapporté par un écrivain du dernier siècleA. La translation de ces cendres sacrées, le 6 juin 1801, fut un des plus brillans spectacles de l'éphémère république italienne; et pour consacrer le souvenir de cette cérémonie, on ressuscita les Intrepidi, si fameux autrefois, et ils furent réorganisés en académie ariostéenne. La grande place publique, à travers laquelle passa la procession, fut alors pour la première fois appelée Place de l'Arioste. L'auteur d'Orlando est jalousement nommé l'Homère, non de l'Italie, mais de FerrareB. La mère d'Arioste était de Reggio, et la maison dans laquelle il naquit est soigneusement distinguée par une plaque de marbre avec cette inscription: Qui nacque Ludovico Ariosto il giorno 8 di settembre dell' anno 1474. Mais les Ferrarais font peu de cas du hasard qui fit naître leur poète loin d'eux et ils le réclament comme leur appartenant exclusivement. Ils possèdent ses ossemens; ils montrent son fauteuil, son écritoire et ses autographes.

Note A: Mi raccontarono que' monaci, ch' essendo cadulo un fulmine nella loro chiesa, schiantò esso dalle tempie la corona di lauro a quell' immortale poeta. Op. di Bianconi, vol. 3, page 176, édit. Milano, 1802; Lettera al signor Guido Savini Arcifisio critico, sull' indole di un fulmine caduto in Dresda l' anno 1759.

Note B: Appassionato ammiratòre ed invitto apologista dell' Omero Ferrarese. Ce titre fut d'abord donné par le Tasse, et il est cité dans la confusion des Tassisti, lib. 3, pages 262-265. La Vita di M. L. Ariosto, etc.

..........Hic illius arma,
Hic currus fuit...........

La maison où il vécut, la chambre où il mourut, sont désignées par son propre monument que l'on y a replacéA et par une inscription récente. Les Ferrarais sont très-jaloux de leurs droits depuis que l'animosité de Denina, née d'une cause que leurs apologistes font entendre mystérieusement ne leur être pas inconnue, s'est hasardée à rabaisser leur sol et leur climat jusqu'à l'incapacité béotienne, pour toutes les productions de l'esprit. Un volume in-4º a été mis au jour pour repousser l'injure, et ce supplément aux Mémoires de Barotti sur les illustres Ferrarais a été considéré comme une réponse triomphante au quadro storico statistico dell' alta ltalia.

Note A:

Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non
Sordida, parta meo sed tamenæ ære domus
.

RetourNOTE 20, STANCE 41.

L'aigle, le veau marin, le laurierA et la vigne blancheB étaient comptés au nombre des plus sûrs préservatifs contre la foudre: Jupiter choisit le premier, Auguste César le secondC, et Tibère ne manquait jamais de porter une couronne du troisième quand le ciel menaçait d'un orageD. Ces superstitions ne doivent pas exciter le rire dans un pays où les propriétés magiques de la baguette de coudrier n'ont pas encore perdu tout leur crédit; et peut-être le lecteur ne sera pas beaucoup surpris de trouver qu'un commentateur de Suétone ait pris gravement sur lui de désapprouver les vertus imputées à la couronne de Tibère, en rappelant que, peu d'années avant la rédaction de son commentaire, un laurier fut frappé à Rome par la foudreE.

Note A: Aquila, vitutus marinus, et laurus, fulmine non ferinatur. Pline, Nat. Hist., lib. 2, cap. 55.

Note B: Columella, lib. 10.

Note C: Suétone, in Vit. August., cap. 90.

Note D: Id., in Vit. Tiberii, cap. 69.

Note E: Note 2, page 409, édit. Lugd. Batav., 1667.

RetourNOTE 21, STANCE 41.

Le lac Curtien et le figuier Ruminal du forum, ayant été frappés par la foudre, furent regardés comme sacrés, et le souvenir de cet événement fut conservé par un puteal ou autel ressemblant à la bouche d'un puits, avec une petite chapelle couvrant la cavité supposée faite par le tonnerre. Les corps endommagés et les personnes frappées à mort étaient regardés comme incorruptiblesA; et une fulguration qui ne causait point la mort conférait une dignité perpétuelle à la personne ainsi distinguée par le cielB.

Note A: Vide J.C. Bullenger, de Terræ motu et fulminibus, lib. 5, cap. 11.

Note B: Οὺδεἰς κεραυνωθεὶς ἄτιμος ἔστὶ, οθεν καὶ ὡς θεὸς τιμᾶται. Plut. Symp. Vide J.C. Bullenger, ut suprà.

Ceux qui étaient tués par la foudre étaient enveloppés dans un linceul blanc, et ensevelis où ils avaient été frappés. Cette superstition n'était point bornée aux adorateurs de Jupiter; les Lombards croyaient aux augures fournis par la foudre, et un prêtre chrétien avoue que, par une science diabolique pour interpréter le tonnerre, un devin prédit à Agilulf, duc de Turin, un événement qui arriva et lui donna une reine et une couronneA. Il y avait cependant quelque chose d'équivoque dans ce signe, que les anciens habitans de Rome ne regardaient pas toujours comme propice; et comme les terreurs durent vraisemblablement plus que les consolations de la superstition, il n'est pas étonnant que les Romains du siècle de Léon X aient été si effrayés de quelques orages mal interprétés, au point d'implorer les exhortations d'un savant qui étala toute sa science sur le tonnerre et la foudre pour prouver que ce présage était favorable; en commençant par le coup qui frappa les murs de Velitra, et finissant par celui qui serpenta sur une porte de Florence, et qui prédit le pontificat d'un de ses citoyensB.

Note A: Pauli Diaconi, de gestis Longobard., lib. 3, cap. 14, fº 15, édit. Taurin., 1527.

Note B: J.P. Valeriani, de fulminum significationibus declamatio, ap. Grœv. Ant. Rom., tome 5, page 593. La déclamation est adressée à Julien de Médicis.

RetourNOTE 22, STANCE 42.

Les deux stances 42 et 43 sont, à l'exception d'une ligne ou deux, la traduction du fameux sonnet de Filicaïa:

Italia! Italia! o tu cui feo la sorte, etc.

RetourNOTE 23, STANCE 44.

La célèbre lettre de Servius Sulpicius à Cicéron sur la mort de sa fille, contient la description aussi exacte encore aujourd'hui qu'elle l'était alors, d'une route que j'ai souvent suivie en Grèce, par mer et par terre, dans différens voyages.

«En revenant d'Asie, comme je voguais d'Égine vers Mégare, je commençai à contempler l'aspect des contrées qui m'environnaient: Égine était derrière, et Mégare devant moi; le Pirée à ma droite, Corinthe à ma gauche: toutes villes autrefois fameuses et florissantes, maintenant renversées et ensevelies dans leurs ruines. À cette vue je ne pus m'empêcher de réfléchir sur moi-même. Hélas! comment, pauvres mortels que nous sommes, nous affligeons-nous si vivement lorsqu'il arrive qu'un de nos amis vient à mourir; nous, dont la vie est cependant si courte, tandis que les squelettes de tant de nobles cités frappent ici en même tems mes regardsA

Note A: Docteur Middleton: History of the life of M. Tullius Cicero, section 7, page 371, vol. 2.

RetourNOTE 24, STANCE 46.

C'est le Poggio qui, contemplant la dégradation de Rome du haut du Capitole, laissa échapper cette exclamation: Ut nunc omni decore nudata, prostrata jacet, instar gigantei cadaveris corrupti atque undique exesiA.

Note A: De fortunœ varietate urbis Romœ et de ruinis ejusdem descriptio, ap. Sulengre, Thesaur., tome I, page 501.

RetourNOTE 25, STANCE 49.

La vue de la Vénus de Médicis rappelle spontanément les vers des Saisons, et la comparaison de l'objet avec la description prouve, non-seulement l'exactitude du portrait, mais encore la tournure particulière de pensée, et, si on peut parler ainsi, l'imagination sexuelle du poète descriptif. On peut déduire la même conséquence d'une autre pensée dans le même épisode de Médora; car les notions qu'avait Thompson des priviléges de l'amour favorisé devaient être tout-à-fait primitives, ou plutôt elles manquaient de délicatesse quand il fait dire par la nymphe reconnaissante, à son discret Damon, que dans un moment plus heureux il pourra peut-être devenir son compagnon de bain:

The time may come you need not fly.

Le tems pourra arriver où vous ne serez pas obligé de fuir.

Le lecteur se rappellera l'anecdote rapportée dans la vie du Dr. Johnson. Nous ne quitterons pas la galerie florentine sans parler du Rémouleur. Il paraît étrange que le caractère de cette statue, objet de tant de disputes, n'ait pas encore été décidé, au moins dans l'esprit de quiconque a vu un sarcophage dans le vestibule de la basilique de Saint-Paul, en dehors des murs de Rome, où tout le groupe de la fable de Marsyas se voit passablement conservé; l'esclave Scythe aiguisant le couteau est représenté exactement dans la même position que ce célèbre chef-d'œuvre. L'esclave n'est pas nu; mais il est plus facile de se débarrasser de cette difficulté que de prendre le couteau tenu dans la main de la statue de Florence, pour un instrument à raser; ce qui pourrait être, si, comme Lanzi le suppose, l'individu n'était autre que le barbier de Jules César. Winkelmann, expliquant un bas-relief du même sujet, suit l'opinion de Léonard Agostini, et son autorité peut avoir été regardée comme concluante, quand même la ressemblance ne frapperait pas l'observateur le moins attentifA.

Note A: Voyez Monime, Ant. ined., par. 1, cap. 27, page 50, et Storia dell' arti, etc., lib. 11, cap. 1, tome 2, page 314.

(Note de Lord Byron.)

Parmi les bronzes de la même collection, on voit encore la tablette qui porte l'inscription copiée et commentée par GibbonA. Notre historien trouva quelques difficultés, mais il n'abandonna pas son explication: il dut être affligé d'apprendre que son savoir critique avait été renversé par une inscription maintenant généralement reconnue pour être une supercherie.

Note A: Nomina, gentesgue antiquœ Italiœ, page 204, édit. in 8º.

RetourNOTE 26, STANCE 51.

Ὀφθαλμοὐς ἐστιᾶν
...Atque oculos pascut uterque suos.

Ovid. Amor. lib. 2.

RetourNOTE 27, STANCE 54.

Ce nom rappellera le souvenir, non-seulement de ceux-là dont les tombeaux ont fait de Santa-Croce le centre d'un pélerinage, la Mecque de l'Italie, mais encore de celle dont l'éloquence était consacrée à ces cendres illustres, et dont la voix est aussi muette maintenant que ceux qu'elle chanta. Corinne n'est plus, et, avec elle, doivent expirer la crainte, la flatterie et l'envie, qui jetèrent un nuage trop brillant ou trop sombre devant la marche du génie, et l'ont empêché de profiter des avertissement d'une critique désintéressée. Les portraits que l'on a faits d'elle sont flattés ou défigurés, selon que l'amitié ou l'envie tenait le pinceau: il est difficile d'obtenir un portrait fidèle de ses contemporains. Il est probable que la voix de ceux qui lui ont survécu ne pourra pas apprécier à sa juste valeur la singulière capacité de cette femme célèbre. La galanterie, l'amour du merveilleux, et l'espoir d'être associé à une renommée qui émousse le tranchant de la critique, doivent cesser d'exister.—Les morts n'ont pas de sexe; ils ne peuvent nous étonner par aucun miracle nouveau, ils ne peuvent conférer aucun privilége; Corinne a cessé d'être une femme:—elle est simplement auteur; et l'on peut prévoir que bien des critiques se soulageront de leur complaisance passée, par une sévérité à laquelle l'extravagance de leurs premiers éloges pourrait peut-être donner la couleur de la vérité. La postérité la plus reculée (car elle parviendra à cette postérité-là) aura à prononcer sur ses différentes productions; et plus l'horizon à travers lequel on verra ses ouvrages sera éloigné, plus l'examen sera minutieux, et plus la justice de la décision sera certaine. Elle commencera cette existence dans laquelle les grands écrivains de tous les âges et de toutes les nations sont, comme ils le furent autrefois, associés dans un monde qui leur est propre, et, de cette sphère supérieure, répandent leur éternelle influence pour servir de guide et de consolation à l'humanité. Mais l'individu disparaîtra graduellement à mesure que l'auteur se fera mieux distinguer: c'est pourquoi quelques-unes des personnes que les charmes d'un esprit naturel, d'une agréable hospitalité, attiraient dans les cercles privilégiés de Coppet, soustrairont à l'oubli ces vertus qui, bien que l'on dise qu'elles aiment l'ombre, sont, dans le fait, plus souvent refroidies qu'excitées par les soins domestiques de la vie privée. Il se trouvera quelqu'un pour peindre ces grâces inaffectées dont elle ornait ses relations de parenté, devoirs dont l'accomplissement se découvre plutôt dans les secrets intérieurs, qu'il ne se distingue dans ces relations publiques de familles, et il exige par cela même toute la délicatesse d'un attachement véritable pour se qualifier aux yeux d'un spectateur indifférent. Il se trouvera quelqu'un non pas pour célébrer, mais pour décrire l'aimable maîtresse d'une maison toujours ouverte à l'hospitalité, le centre d'une société toujours variée et toujours agréable; et dont celle qui la réunissait, dépouillée de l'ambition et de l'artifice des publiques rivalités, ne brillait que pour animer davantage la société qui l'entourait. La mère tendrement affectionnée et tendrement aimée; l'amie d'une générosité sans bornes, mais toujours éclairée; la patronne charitable de tous les malheureux ne peut être oubliée par ceux qu'elle a aimés, protégés et nourris. Sa perte sera le mieux sentie là où elle était le mieux connue; et qu'il soit permis à un étranger d'unir ses regrets désintéressés à la douleur de ses nombreux amis, et de ceux encore plus nombreux qui reçurent ses bienfaits. Au milieu des scènes sublimes du lac Léman la plus grande satisfaction qu'il éprouva fut de pouvoir admirer les belles et engageantes qualités de l'incomparable Corinne.

RetourNOTE 28, STANCE 54.

Alfieri est le grand nom de ce siècle. Les Italiens, sans attendre des centaines d'années, le considèrent comme un poète sanctionné par la loi (a poet good in law). Sa mémoire leur est encore plus chère parce qu'il est le poète de la liberté, et parce que ses tragédies ne peuvent recevoir de protection d'aucun de leurs souverains. Très-peu d'entre elles sont autorisées à être jouées, et il est très-rare qu'elles soient représentées. Cicéron a observé que nulle part les véritables opinions et les vrais sentimens des Romains ne se montrèrent si clairement qu'au théâtreA. Dans l'automne de 1816, un célèbre improvisateur montra ses talens à l'Opéra de Milan. La lecture des thèmes proposés pour sujets de ses improvisations fut reçue par un nombreux auditoire, la plus grande partie avec un silence significatif, ou avec des éclats de rire. Mais quand celui qui faisait la lecture annonça l'Apothéose de Victor Alfieri, le théâtre éclata en applaudissemens qui furent longtems prolongés. Le sort ne tomba pas sur Alfieri; et le signor Sgricci eut à épancher ses lieux communs improvisés sur le bombardement d'Alger. Le choix n'en est pas laissé au hasard, comme on peut le penser à la première vue de la cérémonie, et la police ne prend pas seulement soin d'examiner le prospectus avant qu'on le distribue; mais, dans le cas de quelque prudente arrière-pensée, elle est là pour corriger l'aveuglement du sort. Le sujet de l'apothéose fut accueilli avec un enthousiasme spontané, et d'autant plus vif que l'on prévoyait qu'il s'élèverait des obstacles pour empêcher de le traiter.

Note A: La libre expression de leurs sentimens honnêtes survécut à leurs libertés. Titius, l'ami d'Antoine, les provoqua avec des réjouissances sur le théâtre de Pompée; la pompe du spectacle ne pouvait effacer de leur mémoire que l'homme qui leur donnait de tels divertissemens était le meurtrier du fils de Pompée: ils le chassèrent du théâtre avec des malédictions. Le sentiment moral de la populace, exprimé spontanément, ne se trompe jamais. Les soldats même des Triumvirs se joignirent à l'exécration des citoyens, en accompagnant de leurs acclamations les chars de Lépidus et de Plancus, qui avaient proscrit leurs frères. De Germanis, non de Gallis, duo triumphant consules; cette expression ne fut rien autre chose qu'un bon mot. (C. Vell. Patercil. Hist., lib. II, cap. 79, page 78. Édit. Elzévir, 1639.)

RetourNOTE 29, STANCE 54.

L'affectation de la simplicité dans les inscriptions funéraires qui nous laissent si souvent incertains de savoir si le monument que nous avons devant nous renferme les cendres du mort ou si c'est un cénotaphe, ou un simple monument consacré, non à la mort, mais à la vie de l'individu, a ôté à la tombe de Machiavel toutes les informations que nous devions attendre de son inscription, comme le lieu ou l'époque de la naissance ou de la mort, de l'âge ou de la parenté de l'historien.

TANTO NOMINI NULLUM PAR ELOGIUM.

Nicolaus Machiavelli.

On ne voit pas la raison pourquoi le nom n'aurait pas été placé au-dessus de la sentence qui lui fait allusion.

On imaginera facilement que les préjugés qui avaient fait passer en proverbe d'iniquité le nom de Machiavelli, n'existent plus à Florence. Sa mémoire a été persécutée comme sa vie le fut pour son attachement à la liberté, incompatible avec le nouveau système de despotisme qui a succédé à la chute des gouvernemens libres de l'Italie. Il fut mis à la torture comme accusé d'être un libertin, c'est-à-dire pour avoir désiré de rétablir la république de Florence; et tels sont les continuels efforts de ces hommes qui sont intéressés à pervertir non-seulement la nature des actions, mais la signification des mots, que ce qui fut autrefois patriotisme est arrivé par degrés à signifier débauche. Nous avons nous-mêmes laissé perdre la signification du mot libéralité qui maintenant signifie trahison dans un pays, et infatuation partout. Il semble que l'on s'est étrangement trompé en accusant l'auteur du Prince d'avoir été un suppôt (a pandar) de tyrannie, et en pensant que l'inquisition condamnerait son ouvrage pour un tel crime. Le fait est que Machiavelli (comme on en agit avec tous ceux contre lesquels aucun crime ne peut être prouvé) fut suspecté et accusé d'athéisme; et les premiers comme les plus violens ennemis du Prince furent deux jésuites, dont l'un persuada à l'inquisition, benchè forse tardo, de proscrire le Traité, et dont l'autre ne qualifiait pas autrement le secrétaire de la république florentine que d'être un fou. Le père Possevin (la chose a été prouvée) n'avait jamais lu le livre, et le père Lucchesini ne l'avait point compris. Il est bien évident que de telles critiques ne s'adressaient point à la servitude des doctrines, mais à la tendance supposée d'une morale qui faisait voir combien les intérêts d'un monarque étaient distincts du bonheur de l'humanité. Les jésuites sont rétablis en Italie, et le dernier chapitre du Prince pourra appeler une nouvelle réfutation de la part de ceux qui sont employés de nouveau pour façonner les esprits de la génération naissante, comme pour recevoir les impressions du despotisme. Le chapitre porte pour titre: Esortatione a liberare la Italia dai Barbari, et il se termine par un encouragement libertin à la future rédemption de l'Italie: Non si deve adunque lusciar passare questa occasione, acciocchè la Italia vegga dopo tanto tempo apparire un suo redentore. Nè posso esprimere con qual amore ei fusse ricevuto in tutte quelle provincic, che hanno patito per queste illuvioni esterne, con qual sete di vendetta, con che ostinata fede, con che lacrime. Quali porte se li serrcrebbeno? Quali popoli li negherebbena la obedienza? Quale Italiano li negherebbe l'ossequio?

Ad ognuno puzza questo barbaro dominioA.

Note A: Il Principe, etc.

RetourNOTE 30, STANCE 57.

Dante naquit à Florence, dans l'année 1261. Il prit part à deux batailles, fut quatorze fois ambassadeur, et une fois prieur de la république. Quand le parti de Charles d'Anjou triompha des Bianchi (Blancs), il était en ambassade près du pape Boniface VIII; il fut condamné à deux ans de bannissement et à une amende de 8,000 livres, sur le non-paiement desquelles il fut de nouveau puni par la confiscation de toutes ses propriétés. La république, cependant, ne fut point contente de cette satisfaction, car, en 1772, on découvrit, dans les archives de Florence, une sentence dans laquelle Dante est le onzième d'une liste de quinze personnes condamnées, en 1302, à être brûlées vives; talis perveniens igne comburatur sic quod moriatur. Ce jugement avait pour prétexte des échanges iniques, des concessions et des gains illicites; baracteriarum iniquarum, extorsionum, et illicitorum lucrorumA; et avec une telle accusation, il n'est pas étrange que Dante ait toujours protesté de son innocence et de l'injustice de ses concitoyens. Son appel à Florence fut accompagné d'un autre à l'empereur Henri; et la mort de ce souverain, en 1313, fut le signal d'une sentence de bannissement irrévocable. Il avait, auparavant, traîné une vie languissante sur la frontière de la Toscane, avec l'espérance de son rappel. Alors, il voyagea dans le nord de l'Italie, où Vérone eut la gloire de le posséder long-tems dans ses murs; et il se fixa enfin à Ravenne, qui fut son séjour ordinaire, mais non unique, jusqu'à sa mort. Le refus des Vénitiens de lui accorder une audience publique, sur la demande de Guido Novello da Polenta, son protecteur, fut, dit-on, la principale cause de cet événement, qui arriva en 1321. Il fut enterré (in sacro minorum œde) à Ravenne, dans un beau tombeau qui lui fut érigé par Guido, et qui fut restauré par Bernard Bembo, en 1483, magistrat de la république qui avait refusé de l'entendre; restauré de nouveau par le cardinal Corsi, en 1692, et remplacé par un monument plus somptueux, élevé en 1780, aux frais du cardinal Luigi Valenti Gonzaga.

Note A: Storia della Lett. Ital., tome V, lib. III, part. II, page 448. Tiraboschi est incorrect. Les dates des trois décrets contre Dante sont: A. D. 1302, 1314 et 1316.

Le tort, ou l'infortune de Dante, fut son attachement à un parti abattu, et, comme ses biographes les moins indulgens le lui reprochent, un trop grand franc-parler et une trop grande hauteur dans ses manières. Mais le siècle suivant rendit des honneurs presque divins à l'exilé. Les Florentins ayant essayé fréquemment, mais toujours vainement, de recouvrer ses restes, couronnèrent son portrait dans une égliseA; et cette peinture est encore une des idoles de leur cathédrale.

Note A: Ainsi le rapporte Ficino; mais quelques personnes pensent que son couronnement est une allégorie. Voyez Storia, etc., page 453.

Ils lui frappèrent des médailles, et lui élevèrent des statues. Les villes d'Italie ne pouvant prétendre à être le lieu de sa naissance, se disputent pour réclamer celle de son grand poème, et les Florentins pensent qu'il est de leur honneur de prouver qu'il en avait déjà terminé le septième chant, avant qu'ils l'eussent banni de sa ville natale. Cinquante et un ans après sa mort, ils fondèrent une chaire publique dont le professeur devait expliquer exclusivement les vers de Dante, et Boccace fut nommé à ce patriotique emploi. Cet exemple fut imité par Bologne et Pise, et les commentateurs, s'ils rendirent peu de services à la littérature, augmentèrent la vénération qui voyait une allégorie morale ou sacrée dans toutes les images de sa muse mystique. On découvrit que sa naissance et son enfance avaient été distinguées d'une manière extraordinaire. L'auteur du Décaméron, son premier biographe, rapporte que sa mère fut avertie dans un songe de l'importance de sa grossesse, et d'autres ont trouvé qu'à l'âge de dix ans il avait manifesté sa passion précoce pour cette sagesse ou théologie qui, sous le nom de Béatrix, a été prise à tort pour une maîtresse substantielle.

Quand on eut reconnu que la Divine Comédie n'était simplement qu'une production mortelle, et qu'à la distance de deux siècles, lorsque la critique et la rivalité eurent modéré le jugement des Italiens, Dante fut déclaré sérieusement supérieur à HomèreA, et, quoique la préférence ait paru à quelques casuistes un blasphème hérétique digne des flammes, la querelle fut vigoureusement soutenue pendant près de cinquante années. Dans ces derniers tems, on a agité la question de savoir quels étaient les seigneurs de Vérone qui pouvaient se vanter de l'avoir protégéB, et le jaloux scepticisme d'un écrivain ne voudrait pas accorder à Ravenne la possession indubitable de ses restes. Le critique Tiraboschi même penchait à croire que le poète avait prévu et prédit une des découvertes de Galilée.

Note A: Par Varchi, dans son Ercolano. La controverse continua de 1570 à 1616. Voyez Storia, etc., tome VII, lib. III, part. III, page 1280.

Note B: Gio Jacopo Dionisi canonico di Verona. Serie di aneddoti, Nº 2.

Comme celle des grands écrivains des autres nations, la popularité de Dante ne s'est pas toujours soutenue au même niveau. Le dernier siècle semblait incliner à le ravaler comme modèle et comme étude; et Betinelli, un jour, gourmanda son élève Monti, parce qu'il lisait les extravagances barbares et surannées de la Divine Comédie. La génération actuelle, ayant abandonné les idolâtries galliques (françaises) de Césarotti, est retournée à son ancien culte, et le Danteggiare des Italiens du Nord est regardé comme indiscret par les Toscans les plus modérés.

Il y a encore plusieurs renseignemens curieux relatifs à la vie et aux écrits de ce grand poète, qui n'ont pas été encore recueillis par les Italiens; mais le célèbre Ugo Foscolo pense à suppléer à ce défaut, et on ne doit pas regretter que cet ouvrage national ait été réservé à un écrivain si dévoué à son pays et à la cause de la liberté.

RetourNOTE 31, STANCE 57.

Scipion l'Africain a son tombeau, si toutefois il n'y fut pas enseveli, à Liternum, où il s'était retiré dans un exil volontaire. Ce tombeau était près du rivage de la mer, et l'histoire de l'inscription qui le couvrait, ingrata patria, ayant donné ce nom à une tour moderne, est une agréable fiction, si elle n'est pas véritable. Si le Romain ne fut pas enterré à Liternum, il y vécut certainementA.

Note A: Vitam Literni egit sine desiderio urbis. Voyez Tit. Liv. Hist. lib. 38. Tite-Live rapporte que quelques personnes disaient qu'il était enterré à Literne, d'autres à Rome. Ibid. cap. 60.

In così angusta e solitaria villa
Era 'l grand' uom che d' Africa s' appella,
Perchè primo col ferro al vivo aprilla
A.

Note A: Trionfo della castità.

L'ingratitude est généralement regardée comme le vice capital des républiques; et l'on paraît oublier que, pour un exemple d'inconstance populaire, nous en avons cent de la disgrâce des courtisans. En outre, les peuples se sont souvent repentis, un monarque rarement ou jamais. Laissant de côté beaucoup de preuves de ce fait, une courte histoire pourra montrer la différence qui existe entre une aristocratie et la multitude.

Victor Pisani, ayant été défait en 1354 à Porto-Longo, et plusieurs années plus tard, par les Génois dans la bataille décisive de Pola, fut rappelé par le gouvernement vénitien, et jeté dans les fers. Les avocats (avvogadori) proposèrent de le faire décapiter; mais le tribunal suprême se contenta de la sentence d'emprisonnement. Tandis que Pisani supportait cette disgrâce imméritée, Chioza, dans le voisinage de la capitaleA, fut, par l'assistance du seigneur de Padoue, livrée à Pierre Doria. À la nouvelle de ce désastre, la grande cloche de la tour de Saint-Marc appela aux armes; le peuple et les soldats des galères reçurent l'ordre d'aller s'opposer à l'approche de l'ennemi; mais ils déclarèrent qu'ils n'avanceraient pas d'un seul pas, si Pisani n'était délivré et placé à leur tête. Le grand conseil fut immédiatement assemblé; le prisonnier fut appelé devant lui, et le doge, André Contarini, l'informa de la demande du peuple et des dangers de l'État, dont tout l'espoir de salut reposait sur ses efforts, et qui implorait de lui l'oubli des indignités qu'il avait endurées pour son service. «Je me suis soumis, répondit le magnanime républicain, je me suis soumis à vos jugemens sans me plaindre; j'ai supporté patiemment les peines de l'emprisonnement, parce qu'elles m'étaient infligées par vos ordres; ce n'est pas le moment de rechercher si je les avais méritées,—le bien de la république peut avoir semblé l'exiger, et ce que la république décide est toujours sagement décidé. Vous me verrez bientôt sacrifier ma vie pour le salut de mon pays.» Pisani fut nommé généralissime, et, par ses efforts, réunis à ceux de Carlo Zeno, les Vénitiens recouvrèrent bientôt leur prépondérance sur leurs rivaux maritimes.

Note A: Voyez la note de la stance 13.

Les communautés italiennes ne furent pas moins injustes envers leurs citoyens que les républiques grecques. La liberté, chez les unes et chez les autres, semble avoir été une chose nationale et non individuelle; et, malgré la pompeuse égalité devant les lois, qu'un ancien écrivain grecA a regardée comme la grande marque distinctive entre ses compatriotes et les barbares, les droits mutuels des concitoyens semblent n'avoir jamais été le but des anciennes démocraties. On ne connaît peut-être pas dans le monde un Essai de l'auteur des Républiques italiennes, dans lequel la distinction entre la liberté des premiers états, et la signification attachée à ce mot par la constitution plus heureuse de l'Angleterre, est ingénieusement développée. Les Italiens, cependant, lorsqu'ils ont cessé d'être libres, se rappellent en soupirant ces tems de turbulence, où chaque citoyen pouvait être appelé à partager le souverain pouvoir, et où l'on ne lui enseignait point à apprécier le repos d'une monarchie. Sperone Speroni, quand Francis Maria II, duc de Rovère, lui proposa la question suivante: «Quel est le gouvernement préférable ou de la république, ou de la principauté, du parfait qui n'est pas durable, ou du moins parfait et moins sujet aux changemens?»—répondit: «Notre bonheur doit se mesurer par sa qualité, non par sa durée; je préfère vivre un jour comme un homme, que cent ans comme une brute, une souche, ou une pierre.» Cette réponse fut jugée et nommée admirable, jusqu'aux derniers jours de la servitude italienneB.

Note A: Le Grec se vantait d'être ἰσονόρος. Voyez le dernier chapitre du premier livre de Denys d'Halicarnasse.

Note B: E intorno alla magnifica risposta, etc. Scrassi, Vita del Tasso, lib. III, page 149, tome II, édition 2e, Bergamo.

RetourNOTE 32, STANCE 57.

Les Florentins ne profitèrent pas de la courte visite que Pétrarque fit à leur ville en 1350, pour révoquer le décret qui avait confisqué la propriété de son père, banni peu de tems après l'exil de Dante. Sa couronne de lauriers ne les éblouit point; mais lorsque l'année suivante ils eurent besoin de son assistance pour organiser leur université, ils se repentirent de leur injustice, et Boccace fut envoyé à Padoue pour engager le lauréat à revenir se fixer dans le sein de sa patrie, où il pourrait finir son immortelle Africa, et jouir, en rentrant dans tous ses biens, de l'estime de toutes les classes de ses concitoyens. Ils lui donnaient le choix du livre, ou de la science qu'il voudrait expliquer; ils le nommaient la gloire de son pays: on lui disait qu'il leur était cher, et qu'il le serait encore davantage; ils ajoutaient que s'il y avait quelque chose de désagréable dans leur lettre, il devait retourner parmi eux, ne fût-ce que pour corriger leur styleA. Pétrarque parut d'abord accueillir la flatterie et les propositions de ses amis, mais il ne retourna pas à Florence, et il préféra un pélerinage à la tombe de Laure et aux ombrages de Vaucluse.

Note A: Accingiti innoltre, se ci è lecito ancor l' esortarti a compire l'immortal tua Africa... Se ti aviene d' incontrare nel nostro stile cosa che ti dispiaccia, ciò debb' essere un altro motivo ad esaudire i desideri della tua patria.

Storia della Lett. Ital., tome V, par. I, lib. page 76.

RetourNOTE 33, STANCE 58.

Boccace fut enterré dans l'église de Saint-Michel et Saint-Jacques à Certaldo, petite ville dans le Valdelsa, que quelques écrivains ont supposé être le lieu de sa naissance. Il y passa la dernière partie de sa vie dans des études laborieuses, qui abrégèrent son existence; là ses cendres devaient trouver sinon des honneurs, au moins du repos; mais les hyènes bigotes de Certaldo brisèrent la tombe de Boccace et la rejetèrent loin de l'enceinte sacrée de Saint-Michel et de Saint-Jacques. L'occasion et, on peut le désirer, l'excuse de cette violation, fut de refaire un nouveau pavé à l'église; mais le fait est que la pierre de la tombe de Boccace fut enlevée et mise de côté au fond de l'édificeA.—L'ignorance peut en partager la honte avec la bigoterie. Il serait pénible de rapporter une telle exception à la vénération que les Italiens portent à leurs grands noms, si elle n'était pas accompagnée d'un trait plus honorablement conforme au caractère général de la nation. Le personnage principal du pays, le dernier rejeton de la famille de Médicis, couvrit de sa protection la mémoire du défunt outragé que ses plus honorables ancêtres avaient distingué de tous ses contemporains. La marquise Lenzoni vengea la tombe de Boccace de l'obscurité dans laquelle elle était restée quelque tems, et lui donna une place honorable dans sa propre demeure. Elle a fait plus: la maison dans laquelle le poète avait passé sa vie n'avait pas été plus respectée que sa tombe, et cette maison tombait en ruines dans les mains d'un propriétaire indifférent au nom de son ancien locataire. Cette maison consiste en deux ou trois petites chambres, une tour basse, sur laquelle Cosmo II a placé une inscription. La marquise a pris ses mesures pour acheter cette maison; et elle se propose de lui consacrer ces soins et cette considération qui sont attachés au berceau et au toit du génie.

Note A: Il en est arrivé autant aux cendres de Voltaire et de Rousseau, à Paris, en 1822.

Ce n'est pas ici le lieu de prendre la défense de Boccace; mais l'homme qui épuisa son petit patrimoine dans l'acquisition de la science, qui fut un des premiers, sinon le premier savant à faire connaître la science et la poésie des Grecs à l'Italie;—qui n'inventa pas seulement un nouveau style, mais qui fonda ou du moins fixa un nouveau langage;—qui jouit de l'estime de toutes les cours polies de l'Europe, et fut jugé digne d'être employé par la république de son pays, la première de l'Italie, et qui plus est, de l'amitié de Pétrarque;—qui vécut en philosophe et en homme libre, et qui mourut dans la recherche de la science;—un tel homme mérite plus de considération qu'il n'en a trouvé dans le prêtre de Certaldo, et de la part d'un voyageur anglais qui l'a peint comme un écrivain odieux, méprisable et licencieux, dont les restes impurs devaient être laissés à la pourriture sans mériter aucun souvenirA. Ce voyageur anglais (malheureusement pour ceux qui ont à déplorer la perte d'une personne vraiment aimable) est au-dessus de toute critique; mais la mort qui n'a pas protégé Boccace contre les attaques de M. Eustace, ne doit pas défendre M. Eustace du jugement impartial de ses successeurs. La mort peut canoniser ses vertus, non ses erreurs; et on peut avancer modestement qu'il a outre-passé, non-seulement comme auteur, mais comme homme, les bornes de la modération, lorsqu'il a évoqué l'ombre de Boccace en compagnie de l'Arétin, au milieu des tombeaux de Santa-Croce, pour la repousser ensuite indignement. Quant à ce qui concerne

Il flagella de' principi,
Il divin Pietro Aretino
,

il est de peu d'importance que la censure se soit exercée sur un pédant (a coxcomb) qui doit sa célébrité présente à ce caractère burlesque qui lui fut donné par le poète dont l'ambre a conservé beaucoup d'autres lubies et d'autres insectes; mais classer Boccace avec un tel personnage, et excommunier ses cendres, est un travers qui, par lui-même, doit nous faire douter des qualités du Touriste pour écrire sur les Italiens, ou même sur toute autre littérature que la leur; car l'ignorance, sur un tel point, peut rendre incapable un auteur pour prononcer en pareil cas; mais d'être sujet à un préjugé de profession doit faire, de l'écrivain, un guide peu sûr dans toutes les occasions. La perversité et l'injustice peuvent bien prendre le titre de ce que l'on appelle vulgairement cas de conscience; et cette pauvre excuse est tout ce que l'on peut alléguer en faveur du prêtre de Certaldo, ou de l'auteur du Classical Tour. On aurait pu répondre à celui-ci de borner ses censures aux Nouvelles de Boccace; et la reconnaissance due à cette source qui alimenta la muse de Dryden de ses derniers et de ses plus harmonieux accords aurait peut-être pu restreindre ces censures aux qualités répréhensibles des Cent Nouvelles. Dans tous les cas, le repentir de Boccace aurait pu arrêter cette exhumation; et on eût dû se rappeler que, dans sa vieillesse, il écrivit une lettre qui engageait un de ses amis à ne pas lire le Décaméron, par modestie, et pour l'auteur qui ne pourrait avoir partout un apologiste pour le justifier d'avoir écrit cet ouvrage dans sa jeunesse, et par l'ordre de ses supérieursB. Ce n'est ni la licence de l'écrivain, ni les mauvais penchans du lecteur, qui ont donné au Décaméron, seul de tous les ouvrages de Boccace, une éternelle popularité. La formation d'un dialecte nouveau et harmonieux a donné l'immortalité aux ouvrages dans lesquels il fut primitivement fixé. Les sonnets de Pétrarque, pour la même raison, ont été destinés à survivre à son Africa, qu'il leur préférait lui-même, et qui était le poème favori des rois. Les traits invariables de nature et de sentimens, dont abondent les Nouvelles, ainsi que les vers des deux auteurs, ont été, sans aucun doute, la source de leur grande célébrité à l'étranger; mais Boccace, comme homme, ne doit pas plus être jugé par cet ouvrage, que Pétrarque ne doit être considéré autrement que comme l'amant de Laure. Cependant, quand même le père de la prose toscane ne serait connu que comme auteur du Décaméron, un écrivain qui se respecte aurait eu soin de ne pas porter une sentence inconciliable avec l'infaillible jugement des siècles et des nations. Une valeur irrévocable n'a jamais été attachée à un ouvrage recommandable seulement par la licence.

Note A: Classical Tour, cap. IX, vol. II, page 355, 3e édit. «Nous ne dirons rien de Boccace, le moderne Pétrone: l'abus du génie est plus odieux et plus méprisable que son absence, et il importe peu où les restes impurs d'un auteur licencieux soient confondus avec leur poussière native (kindred dust). Pour la même raison, le voyageur peut passer sous silence la tombe du malicieux Arétin.»

Cette phrase ambiguë peut difficilement sauver l'auteur (le Touriste, the Tourist) du soupçon d'avoir commis une autre bévue, concernant le lieu de sépulture de l'Arétin, dont le tombeau était dans l'église de Saint-Luc à Venise, et donna lieu à la fameuse querelle dont il est parlé dans Bayle. Maintenant les paroles de M. Eustace nous conduiraient à penser que cette tombe est à Florence, ou au moins que l'on peut la reconnaître quelque part. On ne peut décider maintenant si l'inscription tant controversée a été placée sur la tombe de l'Arétin; car tout souvenir monumental de cet auteur a disparu de l'église de Saint-Luc, qui est maintenant changée en un magasin de lampes.

Note B: Non enim ubique est, qui in excusationem meam consurgens dicat, juvenis scripsit, et majoris couctus imperio. La lettre était adressée à Maghinard de Cavalcanti, maréchal du royaume de Sicile. Voyez Tiraboschi. Storia, etc., tome V, page 2; lib. III, page 525, édit. Ven. 1795.

La véritable cause de ce soulèvement de haine suscité depuis long-tems contre Boccace fut le choix qu'il a fait de ses scandaleux personnages dans les cloîtres comme dans les cours; mais les princes n'ont fait que rire des aventures galantes si injustement attribuées à la reine Theodelinda, tandis que le clergé cria infamie sur les débauches empruntées aux couvens et aux ermitages; et probablement pour la raison opposée, savoir, l'exactitude et la vérité des tableaux. Deux des nouvelles sont attribuées à des faits déguisés en contes, pour tourner en ridicule la canonisation de fripons et de laïques (rogues and laymen). Ser Ciappelletto et Marcellinus sont cités avec éloge, même par le décent MuratoriA. Le grand Arnaud, comme le nomme Bayle, assure qu'une nouvelle édition de ses Nouvelles fut proposée avec des retranchemens (expurgations) qui consistaient dans les mots moines et nonnes, en attribuant l'immoralité à d'autres noms. L'histoire littéraire de l'Italie ne fait pas mention d'une semblable édition; mais cela se proposait un peu avant que toute l'Europe eût la même opinion sur le Décaméron; et l'absolution de l'auteur semble avoir été un point établi depuis une centaine d'années. «On se ferait siffler si l'on prétendait convaincre Boccace de n'avoir pas été honnête homme puisqu'il a fait le Décaméron.» C'est ainsi que s'exprimait un des meilleurs hommes, et peut-être le meilleur critique qui ait jamais vécu,—le vrai martyr de l'impartialitéB. Mais comme cette assertion pourrait sembler venir d'un de ces ennemis sujets à être suspectés, même lorsqu'ils nous font présent d'une vérité, on peut trouver un raisonnement bien plus fort contre la proscription du corps, de l'ame et de la muse de Boccace, dans quelques paroles de son vertueux et patriotique contemporain, qui jugea un des contes de cet impur écrivain, digne d'une version latine de sa main. «J'ai remarqué quelque part, dit Pétrarque, écrivant à Boccace, que le livre lui-même a été attaqué par certains dogues, mais vigoureusement défendu par votre bâton et votre voix. Je n'en ai pas été surpris, car j'ai eu des preuves de la vigueur de votre esprit, et je sais que vous êtes tombé sur cette race incapable et insolente d'hommes qui blâment toujours dans les autres ce qu'ils ne veulent pas, ne connaissent pas, ou ne peuvent faire: c'est dans ce cas seulement qu'ils sont doctes et habiles; mais pour tout le reste, ils sont muetsC

Note A: Dissertationi sopra te antichita Italiane. Diss. 58, tome III, édit. Milan, 1751.

Note B: Éclaircissement, etc., etc., page 638, édit. Basle, 1741, dans le supplément au dictionnaire de Bayle.

Note C: Animadverti alicubi librum ipsum canum dentibus lacessitum, tuo tamen baculo egregiè tuâque voce defensum. Nec miratus sum: nam vires ingenii tui novi, et scio expertus esses hominum genus insolens et ignavum, qui, quidquid ipsi vel nolunt, vel nesciunt vel non possunt, in aliis reprehendunt; ad hoc unum docti et arguti, sed elingues ad reliqua. Epist. Joan. Boccatio, opp. tome I, page 540, édit. Basil.

Il est satisfaisant de penser que tous les prêtres ne ressemblent pas à ceux de Certaldo, et qu'un d'entre eux, n'ayant pu obtenir les restes de Boccace, ne voulut pas perdre la faculté d'élever un cénotaphe à sa mémoire. Bevius, chanoine de Padoue, au commencement du seizième siècle, érigea à Arquà, vis-à-vis le tombeau de ce poète, une table dans l'inscription de laquelle il associait Boccace aux mêmes honneurs que Dante et Pétrarque.

RetourNOTE 34, STANCE 60.

Notre vénération pour les Médicis commence avec Cosme, et finit avec son petit-fils. Ce ruisseau n'est pur qu'à sa source; c'est pour rechercher quelques monumens des vertueux républicains de cette famille, que nous visitons l'église de Saint-Lorenzo à Florence. La chapelle brillante et inachevée que l'on voit dans cette église, désignée pour les mausolées des ducs de Toscane, et entourée de tombeaux et de couronnes, ne fait naître aucun sentiment que celui du mépris pour la vanité prodigue d'une race de despotes, tandis qu'une dalle du pavé simplement consacrée au père de son pays, nous réconcilie avec le nom de MédiciA. Il était bien naturel que CorinneB supposât que la statue élevée au duc d'Urbain, dans la capella de' despoti, l'eût été à son grand homonyme; mais Laurent le Magnifique n'occupe qu'un petit tombeau placé dans une niche de la sacristie. La décadence de la Toscane date de la souveraineté des Médicis. Notre Sidney nous a tracé une peinture brillante, mais fidèle, du calme sépulcral qui a succédé à l'établissement des familles régnantes en Italie. «Malgré toutes les séditions de Florence et des autres villes de la Toscane, les horribles factions des Guelfes et des Gibelins, des Noirs et des Blancs, des nobles et des communes, ces villes continuèrent à être populeuses, fortes et très-riches; mais dans l'espace de moins de cent cinquante années, le paisible règne des Médicis est supposé avoir réduit à un dixième la population de cette province. Il est remarquable, entre autres indices, que lorsque Philippe II d'Espagne donna Sienne au duc de Florence, son ambassadeur, alors à Rome, lui écrivit qu'il venait d'abandonner plus de six cent cinquante mille sujets; et on ne croit pas qu'il y ait maintenant plus de vingt mille ames dans cette ville et dans son territoire. Pise, Pistoie, Arezzo, Cortone et d'autres villes, qui étaient alors riches et populeuses, sont réduites à une semblable proportion, et Florence plus qu'aucune d'elles. Lorsque cette cité était troublée par des séditions, des soulèvemens et des guerres, pour la plupart malheureuses, elle conservait cependant une telle force que lorsque Charles VIII, roi de France, reçu comme ami avec toute son armée, qui bientôt après conquit le royaume de Naples, essaya de s'en rendre maître, le peuple, prenant les armes, lui inspira une telle frayeur qu'il se trouva heureux de s'éloigner aux conditions qu'il prétendait imposer. Machiavelli rapporte qu'à cette époque Florence seule, avec le Val d'Arno, petit territoire appartenant à cette ville, aurait pu, en peu d'heures, au son d'une cloche, rassembler cent trente-cinq mille hommes armés; au lieu que maintenant Florence et toutes les autres villes de la province sont tombées dans un tel état de faiblesse, de misère, de pauvreté et d'avilissement, qu'elles ne peuvent ni résister à l'oppression de leur propre souverain, ni se défendre, ainsi que lui, contre les attaques d'un ennemi étranger. Les citoyens sont dispersés à Venise, à Gênes, Rome, Naples et Lucques. Ce n'est point l'effet de la guerre ou de la peste; ils jouissent d'une parfaite paix, et ne souffrent pas d'autres plaies que le gouvernement qui pèse sur euxC.» Depuis l'usurpateur Cosme jusqu'à l'imbécille Gaston, nous cherchons vainement à trouver quelques-unes de ces qualités sans mélange qui pourraient élever un patriote au commandement de ses concitoyens. Les grands ducs, et particulièrement Cosme III, ont opéré un changement si complet dans le caractère toscan, que les naïfs Florentins, pour excuser quelques imperfections du système philanthropique de Léopold, sont obligés d'avouer que le souverain était le seul homme libéral de ses états. Cependant cet excellent prince lui-même, n'a pas d'autre notion d'une assemblée nationale, que d'être un corps destiné à représenter les besoins et les désirs, mais non la volonté du peuple.

Note A: Cosmus Medices, Decreto Publico, Pater Patriœ.

Note B: Corinne, livre XVIII, chap. 3, vol. III, page 248.

Note C: Sur le gouvernement, chap. II, sect. XXVI, page 208, édit. 1751. Sidney est avec Locke et Hoadley, un des méprisables écrivains de Hume.

RetourNOTE 35, STANCE 63.

«Et tel fut leur mutuel acharnement, telle fut leur application au combat, que le tremblement de terre, qui renversa en grande partie plusieurs villes d'Italie, qui changea le cours de rivières rapides, porta les flots de la mer dans les fleuves, et fit ébouler les montagnes elles-mêmes, ne fut senti par aucun des combattansA.» Tel est le récit de Tite-Live. Il est douteux que les tacticiens modernes admettent une pareille abstraction.

Note A: Tantusque fuit ardor animorum, adeò intentus pugnœ animus, ut eum terrœ motum qui multarum urbium Italiœ magnas partes prostravit, avertitque cursu rapido amnes, mare fluminibus invexit, montes lapsu ingenti proruit, nemo pugnantium senserit. Tit. Liv. lib. XXII, cap. 12.

On ne peut se méprendre sur le lieu de la bataille de Trasimène. En se rendant du village de Cortona à Casa di Piano, qui en est le plus prochain relais sur la route de Rome, on a pendant les deux ou trois premiers milles, autour de soi, mais plus particulièrement à sa droite, ces plaines qu'Annibal ravagea afin d'engager le consul Flaminius à sortir d'Arezzo. À gauche et en face, se trouve une chaîne de collines, se dirigeant en pente vers le lac de Trasimène, nommées par Tite-Live Montes Cortonenses, et appelées aujourd'hui La Gualandra. Le voyageur s'approche de ces collines à Ossaja, village que les itinéraires prétendent avoir été ainsi dénommé à cause des os qu'on y a trouvés: mais il n'y a point eu d'os trouvés en ce lieu; et la bataille s'est livrée de l'autre côté de la colline. À partir d'Ossaja, la route commence à monter un peu, mais elle ne s'engage dans les montagnes qu'à la soixante-septième pierre milliaire depuis Florence. Cette montée n'est pas rude, mais elle continue sans interruption durant vingt minutes. On aperçoit bientôt le lac en bas sur la droite, ainsi que Borghetto, tour ronde au milieu des eaux; et les collines en partie couvertes de bois, à travers lesquelles tourne la route, descendent peu à peu et comme par ondulations successives jusque dans les marais qui avoisinent la tour. C'est au-dessous de la route, et sur la droite, au milieu de ces éminences boisées, qu'Annibal plaça sa cavalerieA, dans les gorges ou plutôt au-dessus du défilé qui était entre le lac et la route actuelle, et très-probablement près de Borghetto, au pied même du plus bas de ces tumuliB. Au sommet d'une colline, sur la gauche, au-dessus de la route, est un édifice ruiné de forme circulaire, que les paysans appellent la tour d'Annibal le Carthaginois. Arrivé au plus haut point de la route, le voyageur découvre en partie la plaine fatale, qui s'ouvre tout entière à ses regards lorsqu'il descend la Gualandra. Il se trouve bientôt dans une vallée renfermée, à droite, en face et par derrière, entre les collines de la Gualandra, qui forment un segment plus que semi-circulaire et aboutissent à chaque extrémité au lac qui se dirige obliquement à droite, et constitue la corde de cet arc de montagnes. La position ne peut être devinée, à la considérer des plaines de Cortona, et elle ne paraît aussi complètement fermée qu'à celui qui est au beau milieu de ces collines. Elle semble donc «un emplacement fait exprès pour un piége,» locus insidiis natus. Borghetto se trouve dans un défilé étroit et marécageux entre la colline et le lac, tandis que du côté opposé il n'y a d'issue que par la petite ville de Passignano, qui baigne pour ainsi dire dans l'eau, au pied d'un coteau élevé et hérissé de rocsC. Il y a une éminence boisée s'étendant des montagnes à la plus haute extrémité de la plaine du côté de Passignano, et sur cette éminence est un village tout blanc, nommé Torre. Polybe semble désigner cette hauteur comme celle où Annibal campa et mit en évidence ses Africains et ses Espagnols pesamment armésD. De là le général carthaginois dépêcha ses frondeurs des îles baléares et ses troupes légères sur toute l'étendue de sa droite au milieu de la Gualandra, en sorte que ce détachement arrivât, sans être aperçu, se mît en embuscade dans les fonds que la route actuelle traverse, et fût prêt à manœuvrer sur le flanc gauche de l'ennemi qu'il dominerait, tandis que la cavalerie fermerait le passage par derrière. Flaminius atteignit le lac près de Borghetto au coucher du soleil; et, sans envoyer quelques espions au devant de lui, il s'engagea dans le défilé le lendemain matin avant que le jour fût complètement levé, de sorte qu'il n'aperçut point la cavalerie et les troupes légères qui le dominaient et l'environnaient, et ne vit que les Carthaginois pesamment armés en face de lui sur la hauteur de TorreE. Le consul commença à étendre son armée dans la plaine, et en même tems la cavalerie qui était en embuscade occupa derrière lui le passage de Borghetto. Ainsi les Romains furent complètement cernés, ayant à droite le lac, en front le gros de l'armée ennemie sur la hauteur de Torre, sur leur flanc gauche les collines de la Gualandra pleines de troupes légères, et sur leurs derrières la cavalerie qui à mesure qu'ils avançaient s'emparait de toutes les issues et barrait la retraite. Un brouillard qui s'éleva du lac couvrit alors toute l'armée du consul: les hauteurs au contraire étaient éclairées par le soleil levant, et les différens corps placés en embuscade regardaient la hauteur de Torre pour concerter leurs attaques. Annibal donna le signal, et descendit de sa position élevée. Au même moment toutes ses troupes, du haut des éminences qui dominaient les derrières et le flanc gauche de Flaminius, se précipitèrent, comme d'un commun accord, dans la plaine. Les Romains, qui formaient leurs rangs au milieu du brouillard, entendirent tout-à-coup les cris de l'ennemi retentir au milieu d'eux de l'un et l'autre côté, et avant qu'ils pussent se mettre en ordre de bataille, tirer leurs épées et voir par qui ils étaient attaqués, ils sentirent qu'ils étaient environnés et perdus.

Note A: Equites ad ipsas fauces saltils tumulis aptè tegentibus locat. Tit. Liv., liv. XXII, cap. 4.

Note B: Ubi maximè montes Cortonenses Thrasimenus subit. Ibid.

Note C: Indè colles assurgunt. Ibid.

Note D: Τὸν μὲν πρόσωπον τῆς πορείας λόφον αὐτὸς κατέλαϐετο καὶ τοὺς Λὶϐυας καὶ τοὺς Ἲϐηρας ἒχων ἐᾠ αὐτοῦ πατεστρατοπέδευσε. Hist. lib. III, cap. LXXXIII. Le récit de Polybe ne s'accorde pas aussi aisément que celui de Tite-Live avec l'état actuel des lieux. Il parle de collines à la droite et à la gauche du défilé et de la vallée; mais quand Flaminius fut entré, il n'eut que le lac à la droite.

Note E: A tergo et super caput decepere insidiæ. Tit. Liv., etc.

Il y a deux petits ruisseaux qui coulent de la Gualandra dans le lac. Le voyageur traverse le premier de ces ruisseaux environ un mille après être descendu dans la plaine, et c'est même la limite du territoire toscan et des États du Saint-Siége. Le second ruisseau, environ un quart de mille plus loin, est appelé le ruisseau sanglant, et les paysans montrent, sur la gauche, entre le Sanguinetto et les collines, une place découverte qui fut, disent-ils, le théâtre principal du carnage. L'autre partie de la plaine est couverte d'oliviers plantés fort près les uns des autres au milieu de champs de blé, et n'est nulle part d'un niveau uniforme, excepté sur le bord du lac. Il est, à la vérité, fort probable que la bataille se livra à cette extrémité de la vallée; car les six mille Romains qui, au commencement de l'action, enfoncèrent l'ennemi, parvinrent au sommet d'une éminence qui a dû se trouver dans ces environs: autrement ils auraient eu à traverser toute la plaine et à percer le gros de l'armée d'Annibal.

Les Romains combattirent en désespérés pendant trois heures: mais la mort de Flaminius fut le signal d'une déroute générale. La cavalerie carthaginoise fondit alors sur les fuyards, et le lac, le marais de Borghetto, mais surtout la plaine du Sanguinetto et les défilés de la Gualandra, furent jonchés de morts. Près de quelques vieux murs, sur une éminence à la gauche du ruisseau, on a souvent trouvé des os humains, et ceci a confirmé les droits et le nom du ruisseau de sang.

Chaque district de l'Italie a son héros. Dans le nord, c'est un peintre qui est le génie ordinaire du lieu, et l'étranger Julio Romano fait plus que partager les honneurs de Mantoue avec Virgile, l'enfant de cette ville. Dans le sud, nous entendons des noms romains. Près du lac Trasimène, la tradition est encore fidèle à la renommée d'un ennemi, et Annibal le Carthaginois est le seul nom ancien dont on ait gardé le souvenir sur les bords du lac de Pérouse. Flaminius est inconnu; mais les postillons de cette route ont été instruits à montrer le lieu même où il console romano fut tué. De tous ceux qui combattirent et succombèrent à la bataille de Trasimène, l'histoire elle-même n'a conservé qu'un seul nom, après ceux des généraux, celui de Maharbal. Vous rencontrez encore le Carthaginois sur cette route en allant à Rome. L'antiquaire, c'est-à-dire le valet d'écurie de la poste de Spolette, vous raconte que sa ville repoussa l'ennemi victorieux, et vous montre la porte qu'on nomme encore Porta di Annibale. Il est à peine digne de remarque qu'un voyageur français, bien connu sous le nom du président Dupaty, a vu le lac de Trasimène dans celui de Bolsena, qui se trouva fort à propos sur sa route de Sienne à Rome.

RetourNOTE 36, STANCE 66.

Aucun livre de voyages n'a omis de s'étendre sur le temple de Clitumnus, entre Foligno et Spolette: aucun site, aucune scène, même en Italie, n'est plus digne d'une longue description. Quant au récit du pillage de ce temple, le lecteur est renvoyé aux Historical Illustrations of the fourth Canto of Childe Harold.

RetourNOTE 37, STANCE 71.

J'ai vu la Cascata del marmore de Terni deux fois, à différentes époques: une fois du sommet du précipice, une autre fois du fond de la vallée. La vue d'en bas est de beaucoup préférable, si le voyageur n'a pas le tems de la voir dans ses deux sens: mais, dans l'un ou dans l'autre, vue d'en haut ou d'en bas, ce spectacle vaut toutes les cascades et tous les torrens de la Suisse: le Staubach, le Reichenbach, le Pisse-Vache, la chute d'Arpena, etc., sont des ruisseaux en comparaison. Quant à la chute du Rhin à Schaffouse, je ne puis en parler, ne l'ayant pas encore vue.

RetourNOTE 38, STANCE 72.

Le lecteur peut avoir vu, dans une note de Manfred, une courte description du tems, du lieu et des qualités de cette sorte d'Iris. La cascade ressemble si fort à un enfer d'eau, qu'Addisson croyait que le lac sans fond par où Alecto plonge dans les régions infernales, y fait allusion. Il est assez extraordinaire que deux des plus belles cascades d'Europe soient artificielles,—celle du Vélino et celle de Tivoli. Je recommande fort au voyageur de suivre le Vélino jusqu'au petit lac nommé Piè di Lupo. Le territoire Réatin était la vallée de Tempé de l'ItalieA, et Pline le naturaliste a remarqué, entre autres beautés, les arcs-en-ciel quotidiens du lac VélinusB. Un savant célèbre a consacré un traité à ce seul districtC.

Note A: Reatini me ad sua Tempe duxerunt. Cicer. ep. ad Att. XV, liv. IV.

Note B: In eodem lacu nullo non die apparere arcus. Pl. Hist. Nat. II, 62.

Note C: Ald. Manut. de Reatina urbe agroque, ap. Sallengre Thesaur. Tome I, page 773.

RetourNOTE 39, STANCE 73.

Dans la plus grande partie de la Suisse, les avalanches sont connues sous le nom de lauwine.

RetourNOTE 40, STANCE 75.

Ces stances rappelleront probablement au souvenir du lecteur les remarques de l'Enseigne Northerton: «D—n homo etc.» Mais les motifs de notre dégoût ne sont pas exactement les mêmes. Je désire faire entendre que nous sommes las de l'auteur dont l'étude nous est imposée comme une tâche avant que nous puissions en comprendre la beauté; que nous apprenons par routine avant que nous puissions apprendre par sentiment; que le charme de la nouveauté est détruit, que le plaisir et l'avantage à venir sont tués et anéantis par cette anticipation didactique à un âge où nous ne pouvons ni sentir ni comprendre des ouvrages qui, pour plaire ou faire réfléchir, demandent une certaine expérience de la vie tout aussi bien que du latin et du grec. Par la même raison nous ne pouvons jamais sentir toute la beauté de quelques-uns des plus sublimes endroits de Shakspeare (to be or not to be par exemple), attendu qu'on nous en a martelé la cervelle à l'âge de huit ans; que ça été un exercice, non d'intelligence, mais de mémoire; de telle sorte que parvenus à l'âge où nous serions capables d'en jouir, notre goût est perdu et notre appétit est blasé. En certains pays du continent, les jeunes gens s'instruisent dans les auteurs les plus ordinaires, et ne lisent les classiques qu'à un âge plus mûr. Je ne parle pas de cela par quelque sentiment de dépit ou d'aversion contre le lieu de ma première éducation. Je fus un enfant paresseux, mais non pas imbécile: et je crois que personne n'a pu ou ne peut être plus attaché à l'école de Harrow que je ne l'ai été moi-même, et ce n'est pas sans raison;—une partie du tems que j'y ai passé a été la plus heureuse partie de ma vie; et mon maître (le révérend docteur Joseph Drury) fut le meilleur et le plus digne ami que j'aie jamais eu. Je ne me suis que trop bien souvenu de ses avertissemens, quoique trop tard,—après que j'eus failli: et ce sont ses conseils que j'ai suivis toutes les fois que j'ai été bon et sage. Si jamais cet imparfait témoignage de mes sentimens parvient jusques à ses yeux, puisse-t-il lui rappeler celui qui ne pense jamais à lui qu'avec reconnaissance et vénération,—celui qui serait encore plus heureux de se dire son élève, si en suivant plus exactement les sages injonctions de son maître, il eût pu réfléchir sur lui, quelque honneur.

RetourNOTE 41, STANCE 79.

Pour commentaire de cette stance et des deux suivantes, le lecteur peut consulter les Historical Illustrations of the fourth canto of Childe Harold.

RetourNOTE 42, STANCE 82.

Orose porte les triomphes au nombre de trois cent vingt. Il est suivi par Pauvinius, et Pauvinius l'est par Gibbon et les écrivains modernes.

RetourNOTE 43, STANCE 83.

Certes, sans ces deux traits de la vie de Sylla, auxquels je fais allusion dans cette stance, nous devrions le regarder comme un monstre sans aucune admirable qualité qui rachetât ses crimes. L'Expiation à laquelle il se soumit en résignant volontairement le pouvoir, doit peut-être nous satisfaire comme elle semble avoir satisfait les Romains, qui, s'ils n'eussent eu aucun respect pour Sylla, l'auraient sans doute fait périr. Il ne put y avoir division d'opinions, il ne put y avoir de milieu: tous durent penser comme Eucrate, que ce qui avait paru ambition était amour de la gloire, et que ce qui avait été pris à tort pour orgueil était réelle grandeur d'ameA.

Note A: Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire: je voyais bien que votre ame était haute; mais je ne soupçonnais pas qu'elle fût grande.

(Dialogue de Sylla et d'Eucrate.)

RetourNOTE 44, STANCE 86.

Le 3 septembre, Cromwell gagna la victoire de Dunbar; un an après il obtint son crowning mercy de Worcester; et peu d'années après, le même jour, il lui advint ce qu'il avait toujours regardé comme la plus heureuse chose pour lui, il mourut.

RetourNOTE 45, STANCE 87.

Le projet de diviser la statua di Pompeio a déjà été mentionné par l'historien de la décadence et de la chute de l'empire romain. Gibbon l'a trouvé dans les Mémoires de Flaminius VaccaA; et l'on peut encore ajouter à son récit, que le pape Jules III donna cinq cents écus à ceux qui se disputaient la statue, et la céda au cardinal Capo di Ferro, qui avait empêché qu'on n'exécutât sur elle le jugement de Salomon. Dans un âge plus civilisé, cette statue fut exposée à une mutilation réelle: car les Français qui jouaient le Brutus de Voltaire dans le Colisée, décidèrent que leur César tomberait aux pieds de ce Pompée, qui était supposé avoir été arrosé du sang du véritable dictateur. Le héros de neuf pieds fut donc transporté dans l'arène de l'amphithéâtre, et, pour la plus grande facilité du transport, souffrit l'amputation temporaire de son bras droit. Les tragédiens républicains dirent, pour leur défense, que le bras était une pièce rapportée; mais leurs accusateurs ne croient pas que l'intégrité de la statue l'eût protégée contre la mutilation. Le désir de trouver des coïncidences a signalé le vrai sang de César dans une tache qui est près du genou droit; mais une critique plus froide a renié, non-seulement le sang, mais l'image elle-même, et a considéré le globe que tient la statue dans la main, comme appartenant plutôt au premier des empereurs qu'au dernier chef républicain de Rome. WinkelmannB accorde à regret que ce soit la statue héroïque d'un citoyen romain; mais l'Agrippa Grimani, presque contemporain, est héroïque; et les figures romaines toutes nues sont à la vérité rares, mais pas complètement proscrites. Le visage s'accorde beaucoup mieux avec le hominem integrum, et castum et gravemC, qu'avec aucun des bustes d'Auguste; et il est trop sévère pour celui qui fut beau, dit Suétone, à toutes les époques de sa vie. La ressemblance prétendue avec Alexandre-le-Grand ne peut être distinguée; mais les traits se rapportent à ceux de la médaille de PompéeD. Le globe si objecté peut avoir été une flatterie assez bien adressée à celui qui trouva l'Asie-Mineure frontière de l'empire, et l'en laissa le centre. Il semble que Winkelmann a commis une erreur, en disant qu'on ne peut fonder aucune preuve de l'identité de cette statue avec celle qui reçut le sanglant sacrifice, sur la considération du lieu où elle fut découverteE. Flaminius Vacca dit, sotto una cantina, et cette cantina est connue pour avoir été dans le Vicolo de' Lentari, près la Cancellaria, position exactement correspondante à celle du Janus devant la basilique du théâtre de Pompée, où Auguste fit transférer la statue après que la Curia eut été brûlée ou abattueF. Une partie du portique, ombrage de PompéeG, existait au commencement du quinzième siècle; et l'atrium était encore nommé satrum. Ainsi dit BlondusH. Quoi qu'il en soit, si imposante est la majesté sévère de la statue, si mémorable est l'histoire, que le jeu de l'imagination ne laisse pas de place à l'exercice du jugement, et que la fiction, si fiction il y a, opère sur le spectateur avec un effet non moins puissant que ne le ferait la vérité elle-même.

Note A: Memorie, num. LVII, page 9, ap. Montfaucon, Diarium italicum.

Note B: Storia delle arti, etc., lib. IX, cap. I, pages 321, 322, tome II.

Note C: Cicero, Epist. ad Atticum, XI, 6.

Note D: Publiée par Causéus dans son Museum romanum.

Note E: Storia delle arti, etc., lib. IX, cap. I, pages 321, 322, tome II.

Note F: Sueton. in Vit. Augusti, cap 31, et in Vit. C.J. Cæsar., cap. 38. Appien dit qu'elle fut brûlée. Voir une note de Pitiscus à Suétone, page 224.

Note G: Tu modò Pompeiá lenta spatiare sub umbrá.

Ovid. Ars amandi.

Note H: Roma instaurata, lib. II, fº 31.

RetourNOTE 46, STANCE 88.

L'ancienne Rome, comme la moderne Sienne, abondait très-probablement en images de la nourrice de son fondateur: mais il y a deux louves dont l'histoire fait particulièrement mention. L'une, en airain et de travail antiqueA, a été vue par Denys d'Halicarnasse dans le temple de Romulus, au pied du Palatin, et on croit généralement que c'est celle mentionnée par l'historien Latin comme ayant été faite avec la monnaie provenant d'une amende sur les usuriers, et comme ayant été placée sous le figuier RuminalB. La seconde est celle que CicéronC a célébrée en prose et en vers, et que l'historien Dion mentionne aussi comme ayant souffert l'accident auquel l'orateur fait allusionD. La question agitée par les antiquaires est celle de savoir si la louve qui est aujourd'hui dans le palais du conservateur est celle de Tite-Live et de Denys d'Halicarnasse ou celle de Cicéron, ou si elle n'est ni l'une ni l'autre. Les anciens écrivains diffèrent autant que les modernes: Lucius FaunusE dit que c'est celle que mentionnent Tite-Live et Cicéron, ce qui est impossible, et dont parle aussi Virgile, ce qui peut être. Fulvius UrsinusF l'appelle la leuve de Denys d'Halicarnasse, et MarlianusG en parle comme de celle mentionnée par Cicéron. Rycquius donne à celui-ci son assentiment en tremblantH. Nardini incline à croire que c'est une des nombreuses louves conservées dans l'ancienne Rome: mais à choisir entre les deux ci-dessus mentionnées, il penche pour celle de CicéronI. Montfaucon tient cela pour un point hors de douteJ. Parmi les écrivains plus modernes, le tranchant WinkelmannK déclare que cette louve a été trouvée dans l'église de Saint-Théodore, dans l'emplacement de laquelle ou près de laquelle était le temple de Romulus, et par conséquent il en fait la louve de Denys d'Halicarnasse. Il se fonde sur l'autorité de Lucius Faunus, qui, pourtant, dit seulement que la louve fut placée, non pas trouvée auprès du ficus Ruminalis vers le Comitium: par quoi il ne semble pas du tout faire entendre l'église de Saint-Théodore. Rycquius a le premier fait la méprise, et Winkelmann a suivi Rycquius. Flaminius Vacca conte une histoire toute différente, et dit qu'il a entendu raconter que la louve aux deux jumeaux fut trouvée près l'arc de triomphe de Septime SévèreL. Le commentateur de Winkelmann est de la même opinion que ce savant, et s'emporte contre Nardini qui, dit-il, n'a pas remarqué que Cicéron, en parlant de la louve foudroyée au capitole, se sert du tems prétérit. Mais, j'en demande pardon à l'Abbé, Nardini n'affirme pas positivement que la statue soit celle de Cicéron, et, l'eût-il affirmé, l'assertion n'aurait peut-être pas été si présomptueuse. L'Abbé lui-même est obligé d'avouer qu'il y a des traces fort semblables à celles que la foudre aurait pu laisser sur les jambes de derrière de la louve actuelle, et, pour couper court à l'objection, ajoute que la louve vue par Denys d'Halicarnasse peut aussi avoir été frappée par la foudre, ou avoir souffert quelque autre dommage analogue.

Note A: Χάλχεα ποιήματα παλαιᾶς ἐργασἰας. Antiq. rom. lib. I.

Note B: Ad ficum Ruminalem simulacra infantium conditorum urbis sub uberibus lupæ posuerunt. Liv. Hist. lib. X, cap. 69. C'était dans l'an de Rome 455 ou 457.

Note C: Tum statua Nattæ, tum simulacra deorum, Romulusque et Remus cum altrice belluâ vi fulminis icti conciderunt. De Divinat., II, 20. Tactus est ille etiam qui hanc urbem condidit Romulus, quem inauratum in Capitolio parvum atque lactantem, uberibus lupinis inhiantem fuisse meministis. In Catilin. III, 8.

Hic silvestris erat Romani nominis altix
Martia, quæ parvos Mavortis semine natos
Uberibus gravidis vitali rore rigabat,
Quæ tum cum pueris flammato fulminis ictu
Concidit, atque avulsa pedum vestigia liquit.

De Consulata, lib. II (lib. I de Divin. cap. II).

Note D: Ἐν γὰρ τῷ καϖητωλίῳ ἀνδριάντες τε ϖολλοὶ ύϖό κεραυνῶν συνεχωνεύθησαν, καὶ ἀγἅλματα ἄλλα τε καὶ Διὸς ἐϖὶ κίνος ἱδρυμένον, εἰκὼν τέ τις λυκαίνης σύν τε τῷ Ῥώμῳ καὶ σὺν τῷ Ῥωμύλῳ ἱδρυμένη ἔπεσε. Dion, Hist. lib. XXXVII, page 37, édit. Rob. Stephan. 1548. Il continue en disant que les lettres des colonnes sur lesquelles les lois étaient écrites furent liquéfiées et devinrent ἀμυδρἀ. Tout ce que firent les Romains fut d'élever une grande statue à Jupiter, statue qui regardait l'Orient: il n'est plus du tout question de la louve. Ceci arriva l'an de Rome 689. L'abbé Fea, en citant ce passage de Dion (Storia delle arti, etc., tome I, page 202, note 10), dit: Non ostane, aggiunge Dione, che fosse ben fermata (la louve); par quoi il appert que l'abbé a traduit la version Xylandro-Leuclavienne, qui met quamvis stabilita pour l'original ἑδρυμένη, mot qui ne signifie pas ben fermata, mais seulement élevée, comme on peut le voir dans un autre passage de Dion: Ἠζουλήθη μὲν οὖν ὁ Ἀγρίππας καὶ Αὔγουστον ἐνταῦθα ἱδρῦσαι. Hist. lib. LXVI. Dion dit qu'Agrippa voulut élever une statue à Auguste dans le Panthéon.

Note E: In eâdem porticu ænea lupa, cujus uberibus Romulus ac Remus lactantes inhiant, conspicitur: de hâc Cicero et Virgilius semper intellexêre. Livius hoc signum ab ædilibus ex pecuniis quibus mulctati essent fæneratores positum innuit. Anteà in comitiis ad ficum Ruminalem, quo loco pueri fuerant expositi locatum pro certo est. Luc. Fauni, de Antiq. urb. Rom. lib. II, cap. 17, ap. Sallengre, tome I, page 217. Dans ce dix-septième chapitre il répète que les statues étaient là, mais non qu'elles y furent trouvées.

Note F: Ap. Nardini, Roma vetus, lib. V, cap. 4.

Note G: Marliani, Urb. Rom. Topogr. lib. II, cap. 9. Il mentionne une autre louve et les deux jumeaux dans le Vatican, lib. V, cap. 21.

Note H: Non desunt qui hanc ipsam esse putent, quam adpinximus, quœ è comitio in Basilicam Lateranam, cum nonnullis aliis antiquitatum reliquiis, atque hinc in Capitolium posteà relata sit, quamvis Marlianus antiquam Capitolinam esse maluit à Tullio descriptam, eui ut in re nimis dubiâ, trepidè adsentimur. Just. Rycguii, de Capit. Rom. Comm., cap. 34, page 250. Lugd. Batav. 1696.

Note I: Nardini, Roma vetus, lib. V, cap. 4.

Note J: Lupa hodièque in capitolinis prostat ædibus, cum vestigiis fulminis quo ictam narrat Cicero. Diarium Ital. tome I, page 174.

Note K: Storia delle arti, etc., lib. III, cap. 3, § 2, note 10. Winkelmann a fait une étrange bévue dans la note, en disant que la louve de Cicéron n'était pas dans le Capitole, et que Dion a eu tort de le dire.

Note L: Intesi dire, che l' Ercole di bronzo, che oggi si trova nella sala di Campidoglio fu trovato nel fero Romano appresso l'arco di Settimio; e vi fu trovata anche la lupa di bronzo che allatta Romulo e Remo, e stà nella loggia de' conservatori. Flam. Vacc. Memorie, num. III, page I, ap. Montfaucon, Diarium ital., tome I.

Examinons la chose relativement à ce que dit Cicéron. Cet orateur, en deux passages, semble désigner particulièrement Romulus et Rémus, et surtout le premier, que son auditoire savait bien avoir été dans le Capitole, comme ayant été frappé de la foudre. Dans ses vers, il rappelle que les jumeaux et la louve tombèrent à la fois, et que la louve ne laissa que les traces de ses pattes. Cicéron ne dit pas que la louve ait été consumée; et Dion rapporte seulement qu'elle tomba, sans dire un mot, comme l'Abbé le lui fait dire, ni de la force du coup, ni de la solidité avec laquelle la statue avait été fixée. En conséquence, toute la force de l'argument de l'Abbé réside dans le tems prétérit: ce qui néanmoins peut être quelque peu affaibli en remarquant que la phrase prouve simplement que la statue n'était plus dans sa première place. Winkelmann a observé que les jumeaux actuels sont de main moderne; et il est également clair qu'il y a des traces de dorure sur la louve, qui pourrait, par conséquent, être réputée avoir fait partie de l'ancien groupe. On sait que les idoles du Capitole n'étaient point détruites après avoir été endommagées par le tems ou par quelque accident, mais déposées dans des souterrains nommés favissœA. Il est possible que la louve ait été mise dans un de ces endroits, puis replacée en lieu visible, après que Vespasien eut rebâti le Capitole. Rycquius, sans citer ses autorités, dit qu'elle fut transportée du Comitium à la basilique de Latran, et de là au Capitole. Si elle a été trouvée près de l'arc de triomphe de Sévère, elle peut avoir été une des statues qu'Orose dit avoir été renversées dans le Forum, par la foudre, lorsqu'Alaric prit la villeB. L'ouvrage même prouve que cette louve est d'une haute antiquité; et voilà pourquoi Winkelmann a supposé que c'était celle de Denys d'Halicarnasse. Toutefois la louve du Capitole peut avoir été d'une date aussi ancienne que celle du temple de Romulus. LactanceC affirme que, de son tems, les Romains adoraient une louve; et l'on sait que les Lupercales subsistèrent fort long-temsD après que tous les autres rits de l'ancienne superstition furent totalement tombés en désuétude: ce qui peut rendre compte de la conservation de cette antique statue, honorée plus long-tems que tous les autres emblèmes du paganisme.

Note A: Luc. Fauni, de Antiq. urb. Rom., lib. II, cap. 7, ap. Sallengre, tome I, page 217.

Note B: Voir la note, pour la stance 80, dans les Historical illustrations.

Note C: Romuli nutrix lûpa honoribus est affecta divinis, et ferrem si animal ipsum fuisset cujus figuram gerit. Lact. de fals, relig. lib. I, cap. 20, page 101, édit. varior. 1660; c'est-à-dire qu'il adorerait plutôt une louve qu'une prostituée. Son commentateur a fait observer que l'opinion de Tite-Live concernant Laurentia, représentée sous la forme de louve, n'a pas été universellement reçue. Strabon pensait de même. Rycquius a tort de dire que Lactance rapporte que la louve était dans le Capitole.

Note D: Jusques à l'an 496 de Jésus-Christ. Quis credere possit, dit Baronius (Ann. eccl. tome VIII, page 602, in ann. 496), viguisse adhuc Romæ ad Gelasii tempora, quæ fuêre antè exordia urbis allata in Italiam Lupercalia? Gélase écrivit une lettre de quatre pages in-folio au sénateur Andromaque et à d'autres, pour leur montrer qu'on devait renoncer à ces cérémonies.

On peut toutefois se permettre de remarquer que la louve était un emblème romain, et que l'adoration de cet emblème est une induction tirée par le zèle de Lactance. Les premiers écrivains chrétiens ne méritent pas toute confiance dans les accusations qu'ils dirigent contre les païens. Eusèbe accusa en face les Romains d'adorer le magicien Simon, et de lui élever une statue dans l'île du Tibre. Les Romains n'avaient probablement jamais encore entendu parler d'un tel personnage, qui a joué un rôle considérable, quoique scandaleux, dans l'histoire de l'église, et a laissé plusieurs preuves de son combat aérien contre saint Pierre dans la ville de Rome, quoique une inscription trouvée dans cette susdite île du Tibre ait prouvé que le Simon magus d'Eusèbe était un certain dieu indigène nommé Semo Mangus ou FidiusA.

Note A: Voici le texte d'Eusèbe: Καὶ ἀνδρίαντι παῤ ὑμῖν ὡς θεὸς τετίμηται, ἐν τῷ Τίθερι ποταμῷ μεταξὺ τῶν δύο γεψυρῳν, ἔχων ἐπιγράψην Ρωμαίκην ταύτην Σίμωνι δέω σάγκτῳ. Ecclesi. Hist. lib. II, cap. 13, page 40. Justin, martyr, avait dit la même chose auparavant; mais Baronius lui-même fut obligé de dévoiler l'erreur. Voir Nardini, Roma vetus, lib. VII, cap. 12.

Même après que le culte du fondateur de Rome eut été abandonné, on jugea à propos de complaire aux habitudes des bonnes femmes de la ville en les envoyant avec leurs enfans malades à l'église de Saint-Théodore, comme autrefois au temple de RomulusA. L'usage s'en est conservé jusqu'à ce jour; et l'emplacement de l'église sus-nommée semble avoir été par là identifié avec celui du temple, si bien que si la louve y eût été réellement trouvée comme le dit Winkelmann, il n'y aurait plus de doute que la statue ne fût celle de Denys d'HalicarnasseB. Mais Faunus, en disant qu'elle était près du ficus Ruminalis vers le Comitium, ne parle que de son ancienne position telle qu'elle nous a été transmise par Pline; et même s'il eût remarqué où on l'avait trouvée, il n'aurait point parlé de l'église Saint-Théodore, mais d'une place très-différente, près de laquelle on pensait alors que le ficus Ruminalis et le Comitium avaient été, c'est-à-dire des trois colonnes près l'église de Santa-Maria Liberatrice, à l'extrémité du Palatin tournée vers le Forum.

Note A: In essa gli antichi pontefici per toglier la memoria de' giuochi Lupercali istituiti in onore di Romolo, introdussero l' uso di portarvi bambini oppressi da infermità occulte, acciò si liberino per l'intercessione di questo santo, come di continuo si sperimenta. Rione, XII. Ripa, accurata e succinta descrizione, etc., di Roma moderna dell' Ab. Ridolf. Venuti, 1766.

Note B: Nardini, lib. V, cap. II, convainc Pomponius Lætus orassi erroris, vu que celui-ci a mis le figuier Ruminal à l'église Saint-Théodore; mais comme Tite-Live dit que la louve était près du figuier Ruminal, et que Denys d'Halicarnasse la place au temple de Romulus, il est obligé (cap. 4) d'avouer que les deux monumens étaient près l'un de l'autre, ainsi que l'autre Lupercal, ombragé, pour ainsi dire, par le même figuier.

En vérité, l'on ne peut se livrer qu'à des spéculations purement conjecturales sur la question de savoir où cette louve a été trouvéeA; et peut-être, après tout, les traces de dorure et de foudre forment en faveur de ceux qui tiennent pour la louve de Cicéron un argument meilleur que tous ceux mis en avant pour l'opinion contraire. À tout prendre, cette louve est citée avec raison dans le texte du poème comme l'un des anciens monumens les plus intéressans de la ville de RomeB, et c'est, sans aucun doute, de cette statue, sinon de l'animal lui-même, que Virgile parle dans ses beaux vers:

Geminos huic ubera circùm
Ludere pendentes pueros et lambere matrem
Impavidos: illam tereti cervice reflexam
Mulcere alternos, et corpora fingere lingud
C.

Note A: Ad Comitium ficus olim Ruminalis germinabat, sub qud lupæ rumam, hoc est, mammam, docente Varrone, suxerant olim Romulus et Remus: non procul à templo hodiè D. Mariæ liberatricis appellato ubi forsan inventa nobilis illa ænea statua lupæ germinos puerulos lactantis, quam hodiè in capitolio videmus. Olai Borrichii, Antiqua urbis Romanæ facies, cap. 10. Voir aussi cap. 11. Borrichius écrivit après Nardini, en 1687. Ap. Græv. Antiq. Rom., tome IV, page 1552.

Note B: Donatus, lib. XI, cap. 18, donne une médaille représentant, d'un côté, la louve dans la même position que celle du Capitole, et, sur le revers, la même louve, mais qui n'a pas la tête tournée en arrière. Cette médaille est du tems d'Antonin-le-Pieux.

Note C: Æneid. VIII, 631. Voir le docteur Middleton dans sa lettre de Rome; il penche pour la louve de Cicéron, mais sans examiner la question.

RetourNOTE 47, STANCE 90.

Il est possible d'être un très-grand homme, en restant encore fort inférieur à Jules César, qui fut, suivant lord Bacon, le caractère le plus complet de toute l'antiquité. La nature semble incapable de combiner tous les talens extraordinaires qui constituèrent son immense capacité applicable à toutes choses, et telle, qu'elle fut un objet de surprise pour les Romains eux-mêmes. Le premier des généraux,—le seul homme d'état dont la politique ait été triomphante,—ne le cédant à personne en éloquence,—comparable à qui que ce soit dans tous les exercices de la sagesse, dans le siècle des plus grands généraux, hommes d'état, orateurs et philosophes qui aient jamais paru dans le monde;—auteur qui composa, dans sa voiture de voyage, un modèle parfait des annales militaires;—tantôt controversant avec Caton, tantôt écrivant un traité sur les calambours et recueillant une collection de bons mots;—combattant et faisant l'amour en même temsA, et voulant abandonner son empire et sa maîtresse pour aller voir les sources du Nil: tel parut Jules César à ses contemporains et aux hommes des âges suivans qui furent le plus enclins à déplorer et à maudire son fatal génie.

Note A: Dans son dixième livre, Lucain le montre baigné du sang de Pharsale dans les bras de Cléopâtre:

Sanguine Thessalicæ cladis perfusus adulter
Admisit Venerem curis, et miscuit armis.

Après avoir dîné avec sa maîtresse, il passe toute la nuit à converser avec les sages Égyptiens, et dit à Achoréus:

«Spes sit mihi certa videndi
Niliacos fontes: bellum civils relinquam.»
Sic velut in tutâ securi pace trahebant
Noctis iter medium
.

Immédiatement après, il se bat de nouveau, et défend chaque position:

Sed adest defensor ubique
Cæsar et hos aditus gladiis, hos ignibus arcet.
.....Cæcâ nocte carinis
Insituit Cæsar semper feliciter usus
Præcipiti cursu bellorum et tempore rapto
.

Mais nous ne devons pas nous laisser éblouir par sa gloire ou par ses qualités aimables et magnanimes, au point d'oublier la décision de ses concitoyens impartiaux:

IL FUT JUSTEMENT TUÉA.

Note A: Jure cæsus existimetur, dit Suétone, après une appréciation honorable de son caractère et de son génie, en faisant usage d'une phrase qui fut une formule du tems de Tite-Live: Melium jure cæsum pronuntiavit, etiamsi regni crimine insons fuerit (lib. IV, cap. 38), et qui continua d'être employée dans les jugemens prononcés en cas d'homicides légitimes, comme meurtres de voleurs. Voyez Suet., in Vit. J.C. Cœsar., avec le commentaire de Pitiscus, page 184.

RetourNOTE 48, STANCE 93.

.......Omnes penè veteres, qui nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt: angustos sensus, imbecillos animos, brevia curricula vitæ, in profundo veritatem demersam, opinionibus et institutis omnia teneri: nihil veritati relinqui: deinceps omnia tenebris circumfusa esse dixeruntA. Les dix-huit cents ans qui se sont écoulés depuis que Cicéron a écrit cela, n'ont pas diminué une des imperfections de l'humanité; et les plaintes des anciens philosophes peuvent, sans injustice ou affectation, être transcrites dans un poème composé aujourd'hui.

Note A: Acad. I, 13.

RetourNOTE 49, STANCE 99.

Allusion à la tombe de Cécilia Métella, nommée Capo di Bove, sur la voie Appienne. Voir Historical Illustrations of the fourth canto of Childe Harold.

RetourNOTE 50, STANCE 102.

Ὀν οἱ θεοὶ φιλοῦσιν, ἀποθνήσκει νέος.
Τὸ γὰρ θανεῖν οὐκ κἰσχρὀν, ἀλλ᾿ αἰσχρῶς θανεῖν.

Rich. Fr. Phil. Brunck. Poetæ gnomici, p. 231, édit. 1784.

RetourNOTE 51, STANCE 107.

Le mont Palatin est une masse de ruines, particulièrement du côté du grand Cirque. Le sol lui-même est formé de briques en poussière. On n'a rien dit, on ne peut rien dire pour gagner la foi de toute autre personne qu'un antiquaire romain;—Voir Historical Illustrations, p. 206.

RetourNOTE 52, STANCE 108.

L'auteur de la vie de Cicéron, parlant de l'opinion de cet orateur et des Romains ses contemporains sur le compte de la Bretagne, a le passage éloquent qui suit: «Ces railleries sur la barbarie et la misère de notre île, nous obligent à réfléchir sur l'étonnante destinée et sur les révolutions des états: pourquoi Rome, autrefois maîtresse du monde, siége des arts, de la puissance et de la gloire, est aujourd'hui plongée dans l'oisiveté, dans l'ignorance et dans la pauvreté; asservie à la plus cruelle et en même tems la plus méprisable des tyrannies, à celle de la superstition et de l'imposture religieuse: tandis que ce pays éloigné, autrefois sujet de raillerie et de mépris pour la classe éclairée des Romains, est devenu l'heureux séjour de la liberté, de l'abondance, et des lettres; florissant dans tous les arts et dans tous les raffinemens de la civilisation; et toutefois parcourt peut-être la même carrière que Rome a déjà parcourue, va d'une industrie vertueuse à la richesse, de la richesse au luxe, du luxe à l'impatience des règles et à la corruption des mœurs, jusqu'à ce qu'enfin, par une dégénération complète et par la perte de toute vertu, rendu tout-à-fait mûr pour la destruction, il devienne la proie de quelque oppresseur hardi, et qu'avec la perte de sa liberté perdant tout ce qui a quelque prix, il retombe peu à peu dans sa barbarie primitiveA

Note A: The history of the Life of M. Tullius Cicero, sect VI, vol. II, page 102. Le contraste a été frappant dans un cas récent vraiment singulier. Une personne est mise en prison à Paris: on fait maints efforts pour obtenir sa délivrance. Le ministre français continua de la détenir, sous prétexte que ce n'était point un Anglais, mais seulement un Romain. Voir Interesting facts relating to Joachim Murat. Page 139.

RetourNOTE 53, STANCE 101.

La colonne de Trajan porte à son sommet saint Pierre: celle d'Aurelius, saint Paul. Voir Historical illustrations of the fourth canto, etc.

RetourNOTE 54, STANCE 111.

Trajan passa en proverbe pour le meilleur des empereurs romainsA; et il serait plus aisé de trouver un souverain unissant exactement tous les vices opposés aux heureuses qualités attribuées à ce prince, que d'en trouver un qui fût pourvu de toutes ses vertus. «Quand il monta sur le trône, dit l'historien DionB, il était robuste de corps, vigoureux d'esprit: la vieillesse n'avait affaibli aucune de ses facultés; il était tout à la fois exempt d'envie et de médisance; il honorait tous les gens de bien, et les avançait; la vertu n'était pas pour lui un objet de crainte ou de haine; il ne prêtait jamais l'oreille aux délateurs, ne s'abandonnait point à sa colère, s'abstenait également d'injustes exactions et de punitions illégitimes, préférait être aimé comme homme qu'être honoré comme souverain; il était affable pour son peuple, plein de respect pour le sénat, et généralement aimé de l'un et de l'autre; il n'inspirait de terreur qu'aux ennemis de sa patrie.»

Note A: Hujus tantùm memoriæ delatum est, ut, usque ad nostram ætatem non aliter in senatu principibus acclamatus, nisi, Felicior. Augusto. melior. Trojano. Eutrop. Brev. Hist. Rom. lib. VIII, c. 5.

Note B: Τῷ τε γὰρ σὡματι ἔῤῥωτο... καὶ τῇ φυχῇ ἤκμαζεν, ὡς μήθ᾿ ὑπὰ γήρως ἀμβλύγεσθαι... καὶ ὄὑτ᾿ ἐφθόνει οὔτε καθήρει τινα, ἀλλὰ καὶ πάνυ πάντας τοὺς ἀγάθους ἐτίμα καὶ ἐμεγάλυνε καὶ διὰ τοῦτο οὔτε ἐϕοβεῖτο τινα αὐτῶν, οὔτε ἐμἰσει... διαβολαῖς τε ἢκιστα ἐπίστευε, καὶ ὀργῇ ἤκιστα ἐδουλοῦτο τῶν τε χρημάτων τῶν ἀλλοτρίων καὶ φόνων τῶν ἀδίκων ἀπείχετο... φιλούμενός τε οὖν ἐπ᾿ αὐτοῖς μᾶλλον ἤ τιμώμενος ἔχαιρε, καὶ τῷ τε δήμῳ μετὰ ἐπιεικείας συνεγένετο, καὶ τῇ γερουσίᾳ σεμνοπρεπῶς ὡμίλει᾿ ἀγαπητὸς᾿ μὲν πᾶσι᾿ φοβερὸς δὲ μηδένε, πλὴν πολεμίοις ὤν. Hist. Rom. lb. LXVIII, cap. 6 et 7, t. II. pp. 1123, 1124, édit. Hacub. 1750.

RetourNOTE 55, STANCE 114.

Le nom et les exploits de Rienzi doivent être familiers au lecteur de Gibbon. Quelques détails et quelques manuscrits inédits relatifs à ce héros seront donnés dans les Illustrations of the fourth canto.

RetourNOTE 56, STANCE 115.

La respectable autorité de Flaminius Vacca entraînerait à faire croire aux droits de la grotte d'ÉgérieA. Il nous assure qu'il a vu, sur le pavé, une inscription établissant que la fontaine était celle d'Égérie dédiée aux nymphes. L'inscription n'existe plus aujourd'hui; mais Montfaulcon cite deux vers d'OvideB gravés sur une pierre de la villa Giustiniani, qu'il paraît croire avoir été apportée de la même grotte.

Note A: Poco lontano dal detto luogo si scende ad un casaletto, del quale ne sono padroni li Caffarelli, che con questo nome è chiamato il luogo; vi è una fontana sotto una gran volta antica, che al presente si gode, e li Romani vi vanno l' estate a ricrearsi; nel pavimento di essa fonte si legge in un epitaffio essere quella la fonte di Egeria, dedicata alle Ninfe, e questa, dice l' epitaffio, essere la medesima fonte in cui fu convertita. Memorie, etc., ap. Nardini, page 13. Il ne donne pas l'inscription.

Note B: In villâ Justinianâ exstat ingens lapis quadratus solidus in quo sculpta hæc duo Ovidii carmina sunt:

Ægeria est quæ præbet aquas, dea grata Camænis;
Illa Numæ conjux consiliumque fuit.

Qui lapis videtur ex eodem Egeriœ fonte, aut ejus viciniâ istuc comportatus. Diar. italicum, page 153.

Cette grotte et cette vallée étaient jadis fréquentées dans l'été, et particulièrement le premier dimanche de mai, par les modernes Romains, qui attachaient une propriété salutaire à la fontaine qui sort d'un orifice situé au fond de la voûte, et, débordant de petits étangs, entraîne des herbes entremêlées dans le ruisseau d'en bas. Le ruisseau est l'Almo d'Ovide, dont le nom et les propriétés se sont perdus dans le moderne Aquataccio. La vallée elle-même est nommée Valle di Caffarelli, du nom des ducs Caffarelli, qui cédèrent cette fontaine aux Pallaviccini, avec soixante rubbia des terres adjacentes.

Il ne peut guère y avoir de doute que cette longue vallée ne soit la vallée d'Égérie de Juvénal, et le lieu de repos d'Umbritius, quoique la généralité des commentateurs ait supposé que le poète satirique et son ami sont descendus dans le bosquet Aricien, où la nymphe rencontra Hippolyte, et où elle était plus particulièrement adorée.

Le chemin de la porte Capène à la colline d'Albe (environ quinze milles) serait trop considérable, à moins que nous n'ajoutassions foi à la singulière conjecture de Vossius, qui fait voyager cette porte de sa place actuelle, où il prétend qu'elle fut durant le gouvernement des rois, jusques au bosquet Aricien, et puis la fait revenir à son ancienne place au fur et à mesure que la ville se rétrécitA. Le tuf ou pierre ponce, que le poète préfère au marbre, est la substance composant la couche dans laquelle la grotte est creusée.

Note A: De Magnit. veter. Rom. Ap. Græv. Ant. roman., tome IV, page 1507.

Les topographes modernesA trouvent dans la grotte la statue de la nymphe et neuf niches pour les muses, et un voyageur de ces derniers temsB a découvert que la grotte a été rendue à cette simplicité que le poète regrettait de voir, remplacée par des ornemens de mauvais goût. Mais la statue sans tête est plutôt un personnage mâle qu'une nymphe, et elle ne laisse apercevoir aujourd'hui aucun des attributs qu'on lui assigne. Les neuf muses auraient eu grand'peine à se tenir en six niches; et Juvénal certainement ne fait pas allusion à quelque grotte particulièreC. On ne peut tirer aucune induction des paroles du poète satirique, sinon que quelque part, près la porte Capène, il y avait un lieu où l'on supposait que Numa avait tenu ses conférences nocturnes avec la nymphe, et où il y avait un bosquet et une fontaine sacrée, et des chapelles autrefois consacrées aux muses, et que de ce lieu l'on descendait dans la vallée d'Égérie, qui offrait plusieurs grottes artificielles. Il est clair que les statues des muses ne faisaient pas partie de la décoration que le satirique ne jugeait point à sa place dans ces grottes: car il assigne en termes exprès d'autres chapelles (delubra) à ces divinités au-dessus de la vallée, et, de plus, il nous dit qu'elles ont été mises à bas pour faire place aux juifs. Dans le fait, le petit temple, aujourd'hui appelé temple de Bacchus, avait, suivant l'opinion commune, appartenu autrefois aux muses, et NardiniD les place dans un bosquet de peupliers, qui était, de son tems, au-dessus de la vallée.

Note A: Échinard, Descrizione di Roma e dell' agro romano corretto dall' Abbate Venuti in Româ, 1750. Ils croient à la grotte et à la nymphe: Simulacro di questo fonte, essendovi sculpite le acque a piè di esso.

Note B: Classical Tour, chap. 6, page 217, vol. II.

Note C:

Substitit ad veteres arcus, madidamque Capenam,
Hîc ubi nocturnæ Numa constituebat amicæ;
Nunc sacri fontis nemus, et delubra locantur
Judæis quorum cophinum fœnumque supellex.
Omnis enim populo mercedem pendere jussa est
Arbor, et ejectis mendicat silva Camænis.
In vallem Egeriæ descendimus, et speluncas
Dissimiles veris: quantò præstantius esset
Numen aquæ, viridi si margine clauderet undas
Herba, nec ingenuum violarent marmora lophum.


(Sat. III.)

Note D: Lib. III, cap. 3.

Il est probable, d'après l'inscription et la position, que la grotte qu'on montre aujourd'hui peut être une des cavernes artificielles dont une existe encore, à la vérité un peu plus haut, sous un berceau de sureaux; mais une grotte unique d'Égérie est une pure invention moderne, fondée sur l'application de l'épithète Egeria à ces nymphes; en général, épithète qui pourrait nous envoyer chercher les bosquets de Numa sur les bords de la Tamise.

Notre Juvénal Anglais a été préservé du contre-sens par sa connaissance de Pope: il conserve avec soin l'exact pluriel.

De là, à pas lents, descendant dans la vallée, nous voyons les grottes égériennes; oh! comme elles ressemblent peu à la véritable!

La vallée abonde en sourcesA, et Égérie présidait à ces sources, que les muses pouvaient voir de leurs bocages voisins: elle passait pour leur fournir leurs ondes, et elle était la nymphe des grottes à travers lesquelles elle faisait couler les fontaines.

Note A: Undique è solo aguæ scaturiunt. Nardini, lib. III, cap. 3.

Tous les monumens dans le voisinage de la vallée d'Égérie ont reçu des noms arbitraires, qui ont été changés arbitrairement. VenutiA avoue qu'il ne peut voir aucune trace des temples de Jupiter, de Saturne, de Junon, de Vénus et de Diane, que Nardini trouva ou crut trouver. Le Mutatorium du cirque de Caracalla, le temple de l'Honneur et de la Vertu, le temple de Bacchus, et par-dessus tout, le temple du dieu Rediculus, font le désespoir des antiquaires.

Note A: Échinard, etc. Cic. cit. pages 297, 298.

Le cirque de Caracalla se fonde sur une médaille de cet empereur citée par Fulvius Ursinus, médaille dont le revers porte un cirque, supposé d'ailleurs par quelques-uns n'être autre chose que le grand cirque. Cela donne une fort bonne idée de ce lieu d'exercices. Le sol n'a été que peu élevé, si nous pouvons en juger d'après la petite cellule à la fin de la Spina, cellule qui était probablement la chapelle du dieu Consus. Cette cellule est à moitié sous le sol, comme elle doit avoir été dans le cirque même: car Denys d'HalicarnasseA ne pouvait se persuader que cette divinité fût le Neptune Romain, attendu que son autel était sous terre.

Note A: Antiq. rom., lib. II, cap. 31.

RetourNOTE 57, STANCE 127.

«À tout hasard, dit l'auteur des Questions Académiques, je crois, quelle que soit la destinée de mes propres spéculations, que la philosophie regagnera l'estime qui lui est due. L'esprit libre et philosophique de notre nation a été un sujet d'admiration pour le monde entier. Ce fut l'honneur et l'orgueil des Anglais, la source lumineuse de toute leur gloire. Oublierons-nous donc les sentimens mâles et graves de nos ancêtres, pour jaser dans la langue de notre mère ou de notre nourrice sur nos bons vieux préjugés? Ce n'est pas le moyen de défendre la vérité. Ce n'est pas ainsi que nos pères la soutinrent dans les brillantes époques de notre histoire. Le préjugé peut bien être préposé à la garde des fortifications extérieures pour un court espace de tems pendant que la raison dort dans la citadelle: mais si la raison tombe en léthargie, le préjugé plantera bien vite un étendard pour son propre compte. La philosophie, la sagesse et la liberté se soutiennent mutuellement: qui ne veut raisonner, est un bigot; qui ne peut, un sot; qui n'ose, un esclave.»

(Préface. Pages 14, 15. Vol. I. 1805.)

RetourNOTE 58, STANCE 132.

Nous lisons dans Suétone qu'Auguste, d'après un avertissement reçu en songeA, contrefaisait une fois par an l'état de mendiant, en s'asseyant devant la porte de son palais, et en présentant sa main arrondie pour demander la charité. Une statue qui était autrefois dans la villa Borghèse, et qui doit être maintenant à Paris, représentait l'empereur dans la posture d'un suppliant. L'objet de cette humiliation de soi-même était d'apaiser Némésis, cette persécutrice perpétuelle des heureuses fortunes, et dont la puissance était aussi rappelée aux conquérans romains par certains symboles attachés à leur char de triomphe. Ces emblèmes étaient le fouet et le crotale que l'on a retrouvés dans les Némésis du Vatican. L'attitude de mendiant a fait passer la statue dont j'ai parlé ci-dessus pour celle de Bélisaire; et jusqu'à ce que la critique de WinkelmanB ait eu rectifié l'erreur, une nouvelle supposition était venue continuellement au secours d'une autre. C'était aussi par la même peur de voir finir soudainement sa prospérité, qu'Amasis, roi d'Égypte, disait à son ami Polycrate de Samos, que les dieux aimaient ceux dont la vie était mêlée de bonheur et d'infortune. Némésis était supposée veiller particulièrement pour surprendre l'homme prudent, c'est-à-dire celui dont la circonspection ne le rendait accessible qu'aux simples accidens. Son premier autel fut élevé sur les bords de l'Æsopus de Phrygie, par Adraste, probablement le prince de ce nom qui tua le fils de Crésus par mégarde. De là la déesse fut nommée AdrasteaC.

Note A: Sueton. in Vit. Augusti, cap. 91. Casaubon, dans sa note, renvoie aux vies de Camille et de Paul Emile de Plutarque, ainsi qu'à ses apophthegmes, pour connaître le caractère de cette déité. La main arrondie en forme de sébile était regardée comme le dernier terme de la dégradation; et quand le cadavre du préfet Rufinus fut porté en triomphe par le peuple, l'indignation fut au comble en voyant sa main placée dans cette position.

Note B: Storia delle arti, etc., lib. XII, cap. 3, tome II, page 422. Visconti appelle cependant la statue une Cybèle. Museo Pio Clemente, tome I, page 40. L'abbé Fea (spiegazione dei Romi. Storia, etc., tome III, page 513) la nomme Chrysippe.

Note C: Dictionnaire de Bayle, article Adrastea.

La Némésis romaine était sacrée et auguste; elle avait un temple sur le mont Palatin, où elle était adorée sous le nom de RhamnusiaA. La propension des anciens pour se confier aux événemens, et pour croire à la déesse de la fortune, fut si grande, que, sur ce même mont Palatin, il y avait un temple consacré à la Fortune du jourB. C'est la dernière superstition qui ait conservé son influence sur le cœur humain; et en concentrant sur un seul objet la crédulité si naturelle à l'homme, elle est toujours apparue plus puissante sur les esprits qui n'étaient point enchaînés par d'autres articles de foi. Les antiquaires ont supposé que cette déesse était la même que la Fortune et le DestinC; mais c'était en sa qualité de puissance vengeresse qu'elle était adorée sous le nom de Némésis.

Note A: Il est cité par le regionary Victor.

Note B: Fortunæ hujusce diei. Cicéron la mentionne, de Legib., lib. II.

Note C:

deæ Nemesi,
sive Fortunæ,
Pistorius
Rugianus
v. c. legat.
leg. xiii. g.
Cord.

Voyez Quœstiones romanæ, etc. ap. Græv. Antiq. roman., tome V, page 942. Voyez aussi Muratori, nov. Thesaur. inscript. vet., tome I, pages 88, 89, où se trouvent trois inscriptions latines et une grecque sur Némésis, et d'autres sur le Destin.

RetourNOTE 59, STANCE 140.

Que l'admirable statue qui a suggéré celle-ci, représentât un gladiateur laquearius, comme cela a été soutenu opiniâtrement en dépit de WinkelmannA, ou qu'elle ait été un héraut grec, ainsi que ce grand antiquaire l'a positivement affirméB, ou bien que l'on doive la regarder comme un porte-bouclier spartiate, selon l'opinion de son éditeur italienC, elle paraîtra toujours assurément une copie de ce chef-d'œuvre de Ctésilaüs, qui représentait un homme blessé mourant, et qui exprimait parfaitement ce qui restait encore de vie en luiD. MontfauconE et MaffeiF crurent que c'était la même statue; mais la statue antique était en bronze. Le gladiateur était autrefois dans la villa Ludovizi, et il fut acheté par Clément XII. Le bras droit est une entière restauration de Michel-AngeG.

Note A: Par l'abbé Bracci, Dissertazione supra un clipeo votivo, etc., Préface, page 7, qui se fonde sur la corde qui est autour du cou, mais non sur la corne, dont il ne paraît pas que les gladiateurs se soient eux-mêmes servis. (Note a, Storia delle arti, tome II, page 205.)

Note B: Soit Polyphonte, héraut de Laïus, tué par Œdipe, ou Cépréas, héraut d'Eurithéus, tué par les Athéniens lorsqu'il s'efforçait d'éloigner les Héraclides de l'autel de la Miséricorde, et en l'honneur duquel ils instituèrent des jeux annuels, continués jusqu'au tems d'Adrien; ou Anthémocritus, le héraut athénien, tué par les Mégariens, qui n'expièrent jamais leur impiété.

Voyez Storia delle arti, etc., tome II, pages 203, 204, 205, 206, 207, lib. IX, cap. 2.

Note C: Storia, etc., tome II, page 207, nota a.

Note D: Vulneratum deficientem fecit in quo possit intelligi quantum restat animæ. Plin. Nat. Hist., lib. XXXIV, cap. 8.

Note E: Antiq., tome III, part. II, tab. 155.

Note F: Racc. stat., tab. 64.

Note G: Mus. capitol., tome III, page 154, édit. 1755.

RetourNOTE 60, STANCE 141.

Les gladiateurs étaient de deux sortes, forcés et volontaires. Ils étaient tirés de différentes conditions: d'esclaves payés pour cet objet; des criminels; des captifs barbares pris à la guerre, et, lorsqu'ils avaient servi au triomphe, mis à part pour les jeux publics, ou de ceux saisis et condamnés comme rebelles; des citoyens libres; quelques-uns combattant pour un salaire (auctorati), d'autres par une ambition dépravée. Enfin, des chevaliers même et des sénateurs furent contraints de paraître dans l'arène; affront dont le premier tyran fut naturellement le premier inventeurA. À la fin, on vit aussi combattre des nains et même des femmes; atrocité qui fut défendue par Sévérus. Les plus dignes de pitié furent indubitablement les captifs barbares; et un écrivain chrétienB donne précisément à cette espèce l'épithète d'innocent, pour les distinguer des gladiateurs de profession. Aurélien et Claudius condamnèrent à ces cruels exercices un grand nombre de ces infortunées victimes; l'un après son triomphe, l'autre sous prétexte de rébellionC. Aucune guerre, dit Juste LipseD, ne fut jamais si mortelle pour le genre humain, que ces divertissemens sanguinaires. En dépit des lois de Constantin et de Constance, ces spectacles survécurent plus de soixante-dix ans à la vieille religion établie; mais ils durent leur suppression au courage d'un chrétien. En l'an 404, aux kalendes de janvier, les gladiateurs allaient représenter leurs jeux dans l'amphithéâtre Flavien, devant l'immense concours habituel du peuple. Almachius ou Télémaque, moine d'Orient, qui était venu à Rome dans cette sainte intention, se précipita au milieu de l'arène, et s'efforça de séparer les combattans. Le préteur Alypius, personnage incroyablement attaché à ces jeuxE, donna à l'instant l'ordre aux gladiateurs de tuer ce moine; Télémaque obtint la couronne du martyre et le titre de saint, qui, avant cette action et depuis, n'a jamais été mérité par un plus noble exploit. L'histoire est racontée par ThéodoretF et CassiodoreG, et elle semble digne de foi malgré la place qu'elle occupe dans le Martyrologe romainH. Outre les torrens de sang qui coulaient aux funérailles, dans les amphithéâtres, au cirque, au forum et sur les autres places publiques, les gladiateurs paraissaient aussi dans les fêtes, et se déchiraient entre eux devant les tables des festins, à la grande satisfaction, et aux applaudissemens des convives. Cependant Juste Lipse se permet de supposer que la perte du courage et une dégénération évidente du genre humain furent la conséquence immédiate de l'abolition de ces sanglans spectaclesI.

Note A: Julius César, qui s'éleva sur les ruines de l'aristocratie, fit paraître Furius Leptinus et A. Calenus dans l'arène du Cirque.

Note B: Tertullien: Certe quidem et innocentes gladiatores in ludum veniunt, ut voluptatis publicæ hostiæ fiant. Just. Lips., Saturn. Sermon., lib. II, cap. 3.

Note C: Vopiscus, in Vit. Aurel. et in Vit. Claud. Ibid.

Note D: Credo, imò scio nullum bellum tantam cladem vastitiemque generi humano intulisse, quam hos ad voluptatem ludos. Just. Lips. Ibid., lib. I, cap. 12.

Note E: Augustinus (lib. VI, Confess., cap. 8): Alypium suo gladiatorii spectaculi inhiatu incredibiliter abreptum. Scribit. Ibid., lib. I, cap. 12.

Note F: Hist. eccles., cap. 26, lib. V.

Note G: Cassiod. Tripartita, lib. X, cap. II. Saturn., ibid.

Note H: Baronius, ad ann. et in notis ad martyrol. rom. I Jan. Voyez Marangoni, delle memorie sacre et profane dell anfiteatro Flavio, page 25, éd. 1746.

Note I: Quod? Non tu, Lipsi, momentum aliquod habuisse censes ad virtutem? Magnum. Tempora nostra, nosque ipsos videamus. Oppidum ecce unum alterumve captum, direptum est; tumultus circa nos, non in nobis: et tamen concidimus et turbamur. Ubi robur, ubi tot per annos meditata sapientiœ studia? Ubi ille animus qui possit dicere: Si fractus illubatur orbis? etc., ibid., lib. II, cap. 25. C'est le prototype du panégyrique des combats de Taureaux, par M. Windham.

RetourNOTE 61, STANCE 142.

Quand un gladiateur en blessait un autre, il s'écriait: il l'a; hoc habet, ou habet. Le combattant blessé laissait tomber son arme, et, s'avançant à l'extrémité de l'arène, il suppliait alors les spectateurs. S'il s'était bien battu, le peuple le sauvait: autrement, ou selon la disposition des spectateurs, ceux-ci baissaient leurs pouces, et il était immolé. Ils furent quelquefois si barbares, qu'ils se montraient impatient si le combat durait plus long-tems que de coutume, sans blessures ou mort. La présence de l'empereur sauvait ordinairement le vaincu; et l'on rapporte comme exemple de la férocité de Caracalla, qu'il renvoya interroger le peuple, ceux qui venaient lui demander la vie dans un spectacle à Nicomédie; en d'autres termes, qu'il les renvoya à la mort. Une cérémonie semblable est observée aux combats de taureaux en Espagne. Le magistrat préside, et, après que les cavaliers et les picadores ont combattu le taureau, le matador s'avance et demande la permission de tuer l'animal. Si le taureau a bien fait son devoir en tuant deux ou trois chevaux, ou un homme, ce dernier cas est rare, le peuple pousse des cris, les dames agitent leurs mouchoirs, et l'animal est sauvé. Les blessures et la mort des chevaux sont accompagnées des plus vives acclamations et de nombreuses marques de satisfaction, principalement de la part des femmes qui sont présentes, y compris les plus élégantes et les plus nobles dames.

Chaque chose dépend de l'habitude. L'auteur de Childe Harold, le rédacteur de cette note et un ou deux autres Anglais qui avaient assurément vu plus d'une fois des batailles rangées, nous nous trouvâmes, pendant l'été de 1809, dans la loge du gouverneur, au grand amphithéâtre de Santa-Maria, vis-à-vis de Cadix. La mort d'un ou deux chevaux satisfit complètement leur curiosité. Un gentilhomme présent, les voyant frémir et pâlir, remarqua les impressions extraordinaires qu'ils recevaient d'un spectacle si délicieux pour tant de jeunes dames qui regardaient en souriant, et continuaient leurs applaudissemens, aussitôt qu'un cheval tombait en ensanglantant l'arène. Un taureau tua trois chevaux avec ses cornes. Il fut sauvé par des acclamations qui redoublèrent lorsque l'on sut qu'il appartenait à un prêtre.

Un Anglais, qui peut trouver du plaisir à voir deux hommes se boxer jusqu'à se mettre en pièces, ne peut supporter la vue d'un cheval galopant dans l'arène tandis que ses boyaux traînent sur la terre, et il se détourne du spectacle et du spectateur, plein d'horreur et de dégoût.

RetourNOTE 62, STANCE 144.

Suétone nous informe que Jules César fut particulièrement satisfait de ce décret du sénat, qui l'autorisait à porter une couronne de laurier dans toutes les occasions: il était désireux, non de montrer qu'il était le conquérant du monde, mais de cacher qu'il était chauve. Un étranger à Rome aurait eu de la peine à deviner ce motif, et nous ne l'aurions pu deviner nous-mêmes sans le secours de l'historien.

RetourNOTE 63, STANCE 145.

On trouve cela dans la Décadence et la chute de l'empire romain, et on peut voir une notice sur le Colysée dans les Illustrations historiques au quatrième chant de Childe Harold, par M. Hobhouse.

RetourNOTE 64, STANCE 146.

«Quoique dépouillée de tous ses cuivres et bronzes, excepté de l'anneau qui était nécessaire pour conserver l'ouverture supérieure; quoique elle ait été exposée à de nombreux incendies, et quelquefois à des inondations; quoique elle soit toujours ouverte à la pluie, aucun monument d'une égale antiquité n'est si bien conservé que la rotonde. Elle a passé avec peu d'altérations du culte païen à sa destination actuelle; et ses niches étaient si convenables pour des autels chrétiens que Michel-Ange, toujours si passionné des beautés antiques, en adopta les formes comme modèle pour son Église catholique.»

(Forsyth's Remarks, etc., on Italy, p. 137.)

RetourNOTE 65, STANCE 147.

Le Panthéon a été changé en espèce de musée pour recevoir les bustes des modernes grands hommes, ou au moins des hommes distingués. Les flots de lumière qui passent à travers la large ouverture circulaire de la coupole et qui tombaient autrefois sur le cercle entier des divinités, brillent maintenant sur une grande réunion de mortels, dont un ou deux ont été presque déifiés par la vénération de leurs compatriotes.

RetourNOTE 66, STANCE 148.

Cette stance et les trois qui suivent font allusion à l'histoire de la fille romaine, qui est rappelée au voyageur par le lieu ou le prétendu lieu de l'aventure, placé maintenant dans l'église de Saint-Nicolas in carcere. Les difficultés qui peuvent empêcher de croire à la vérité de cette histoire sont rapportées dans les Historical Illustrations, etc.

RetourNOTE 67, STANCE 152.

Le château de Saint-Ange. Voyez les Historical Illustrations.

RetourNOTE 68, STANCE 153.

Cette stance et les six qui suivent ont rapport à l'église de Saint-Pierre. Pour la dimension comparative de cette basilique avec les autres grandes églises de l'Europe, voyez le Pavé de Saint-Pierre et le Classical Tour en Italie, vol. II, p. 125 et suiv. chap. 4.

RetourNOTE 69, STANCE 171.

Marie périt sur l'échafaud, Élisabeth mourut de chagrin, Charles V mourut ermite; Louis XIV, banqueroutier d'argent et de gloire; Cromwell, d'inquiétude; et le plus grand de tous, Napoléon vit prisonnier. On pourrait ajouter aux noms de ces souverains une liste longue, mais superflue, de noms également illustres et malheureux.

RetourNOTE 70, STANCE 173.

Le village de Némi était près de la retraite ancienne d'Égérie, et, à cause des arbres qui entouraient et ombrageaient le temple de Diane, il a conservé jusqu'à ce jour sa désignation distinctive de Bosquet. Némi n'est éloigné que d'une promenade de soir à cheval de l'auberge confortable d'Albano.

RetourNOTE 71, STANCE 174.

Tout le penchant de la colline d'Albe est d'une beauté incomparable; et du couvent qui est situé sur le point le plus élevé, où était autrefois le temple de Jupiter Latianus, la vue embrasse tous les objets auxquels on fait allusion dans cette stance: la Méditerranée; toute la scène de la dernière moitié de l'Énéide, et la côte qui s'étend depuis l'embouchure du Tibre jusqu'au promontoire de Circæum et au cap de Terracine.

Le site de la villa de Cicéron peut se supposer soit à la Grotta Ferrata, soit au Tusculum du prince Lucien Bonaparte.

L'opinion générale, il y a quelques années, était pour le premier site (la Grotta Ferrata), comme on peut le voir dans la vie de Cicéron par Middleton. À présent, il a perdu quelque chose de son crédit, excepté pour les Domenichini (Dominicains). Neuf moines, de la religion grecque, habitent ce séjour; et la villa contiguë est la demeure d'été d'un cardinal. L'autre villa, appelée Rufinella, est située au sommet de la colline qui domine Frascati; et on y a trouvé beaucoup de restes précieux de Tusculum, outre soixante-douze statues, dont le mérite et la conservation varient, ainsi que sept bustes. De la même hauteur on voit les collines Sabines, dans le sein desquelles est renfermée la longue vallée de Rustica. Il y a plusieurs circonstances qui tendent à établir l'identité de cette vallée avec l'Ustica d'Horace; et il paraît vraisemblable que le pavé en mosaïque, que les paysans ont découvert en défonçant un vignoble, pourrait appartenir à cette villa. Rustica est prononcé bref, et non pas selon notre énonciation dans Usticœ cubantis. Il est plus rationnel de penser que nous sommes dans l'erreur, que de croire que les habitans de cette vallée solitaire ont changé leur accent dans ce mot. L'addition d'une consonne préfixe n'est rien; cependant, il importe de prendre garde que Rustica peut être un nom moderne que les paysans auraient pu emprunter des antiquaires, en altérant la prononciation.

La villa, ou la mosaïque, est dans une vigne située sur une élévation couverte de châtaigniers. Un ruisseau descend dans la vallée; et bien qu'il ne soit pas vrai, comme on le dit dans les Guides de Voyageurs, que ce ruisseau soit appelé Licenza, cependant il y a un village situé sur un rocher au haut de la vallée, qui se nomme ainsi, et qui peut avoir dérivé son nom de Digentia. Licenza contient sept cents habitans. Sur un pic, un peu au-delà, se trouve Civitella qui en contient trois cents. Sur les bords de l'Anio, un peu avant de tourner pour entrer dans la vallée Rustica, à gauche, environ à une heure de la villa, est une ville nommée Vico-Varo, autre coïncidence favorable avec le varia du poète. Au bout de la vallée, du côté de l'Anio, se trouve une colline découverte, couronnée par la petite ville de Bardela. Au pied de cette colline, coule le petit ruisseau de Licenza, qui se perd presque entièrement dans un large lit de sable avant qu'il ait atteint l'Anio. Rien n'est plus heureux pour les vers du poète, soit qu'on les prenne dans un sens métaphorique, ou direct:

Me quotiens reficit gelidus Digentia ricus,
Quem Mandela bibit rugosus frigore pagus
.

Le ruisseau est limpide au haut de la vallée; mais avant qu'il atteigne la colline de Bardela, il paraît vert et jaunâtre comme un ruisseau sulfureux.

Rocca Giovane, village ruiné sur les collines à une demi-heure de marche de la vigne où l'on voit le pavé en mosaïque, semble être la place du temple de Vacuna; et une inscription, trouvée dans cet endroit, apprend que ce temple de la victoire sabine fut réparé par VespasienA. Avec ces indications, et une position correspondant exactement à chaque chose que le poète nous a racontée de sa retraite, nous pouvons reconnaître presque avec certitude notre site historique.

Note A:

Imp. Cæsar. Vespasianus.
pontifex. maximus. trib.
potest. censor. ædem.
Victoriæ. vetustate. illapsam.
sua. impensa. restituit
.

La colline qui pourrait être Lucretile, se nomme Campanile, et en suivant le petit ruisseau jusqu'à la prétendue Blandusia, vous arrivez au pied de la montagne plus élevée de Gennaro. Il est assez singulier que la seule partie de terre labourable de toute la vallée se trouve sur le haut de la colline d'où cette Blandusia prend sa source:

.....Tu frigus amabile
Fessis vomere tauris
Præbes, et pecori vago
.

Les paysans montrent une autre source, près du pavé en mosaïque, qu'ils appellent Oradina, et qui descend entre les collines pour remplir un étang ou écluse de moulin, et de là il s'en échappe pour se perdre dans la Digentia. Mais nous ne pouvons pas espérer

To trace the Muses upwards to their springs.

De suivre les traces des Muses jusques à leurs sources.

en explorant les détours de la vallée romantique à la recherche de la fontaine de Blanduse. Il paraît étrange que quelques personnes aient pu penser que Blandusia fût une source de la Digentia. Horace n'a pas laissé échapper un mot de cela; et cette source immortelle a été, dans le fait, reconnue pour être la propriété de possesseurs de bonnes choses en Italie; des Moines: Elle servait à l'église de saint Gervais et de saint Protais, près de Venusia, où il était plus vraisemblable de la trouverA. Nous ne serons pas si heureux qu'un récent voyageur, en trouvant le pin occasionnel (the occasional pine) encore suspendu sur la villa poétique. Il n'y a pas de pin dans toute la vallée; mais il y a deux cyprès, qu'il a pris évidemment pour l'arbre nommé dans l'odeB. La vérité est que le pin est maintenant, comme il l'était du tems de Virgile, un arbre de jardin, et il n'était pas du tout vraisemblable de le trouver dans les pentes escarpées de la vallée de Rustica. Horace, probablement, avait un de ces pins dans son verger, au-dessus de sa ferme, et assez près de sa villa pour lui donner son ombre, et non sur les hauteurs rocailleuses qui sont à quelque distance de son habitation. Le touriste (voyageur) pouvait croire aisément qu'il avait vu ce pin, dans la forme des cyprès dont j'ai parlé; et quant aux orangers et aux citronniers qui jettent tant de fleurs sur sa description des jardins royaux de Naples, à moins qu'ils n'aient été déplacés depuis, ils n'étaient assurément que des acacias et d'autres communs arbustes de jardinC. L'extrême désappointement éprouvé en choisissant le Touriste classique pour guide en Italie doit être attribué à l'inexactitude des observations qui, je puis l'affirmer sans crainte d'être contredit, sera confirmée par toutes les personnes qui ont choisi le même guide pour la même contrée. Cet auteur est dans le fait un des écrivains les plus inexacts, les moins satisfaisans, qui ont obtenu de nos jours une réputation passagère, et il est très-rare que l'on puisse se fier à lui-même lorsqu'il parle d'objets qu'il est présumé avoir vus. Ses erreurs, depuis la simple exagération jusqu'aux méprises, sont si fréquentes, qu'elles donneraient à penser qu'il n'a jamais visité les lieux qu'il décrit, ou qu'il s'en est rapporté à la fidélité des premiers écrivains. C'est pourquoi le Classical Tour a tous les traits caractéristiques d'une pure compilation de premières notices, liées ensemble par quelques observations personnelles, et enflées par ces embellissemens qu'il est si facile de suppléer par une adoption systématique de tous les lieux communs de l'éloge qui s'appliquent à tout, et qui par conséquent ne signifient rien.

Note A: Voyez les Historical illustrations du quatrième chant, page 43.

Note B: Voyez le Classical Tour, etc., page 250, chap. 7, vol. II.

Note C: «Sous nos fenêtres, et bordant le rivage de la mer, est le jardin royal, divisé en parterres, dont les allées sont ombragées par des rangs d'orangers.» Classical Tour, etc., page 365, chap. II, vol. II.

Le style qu'une personne pense être lourd, embarrassé, et insupportable, peut être du goût de quelques autres et produire ainsi quelque divertissement salutaire en labourant à travers les périodes du Classical Tour. On doit dire, cependant, que le poli et le poids sont propres à faire croire à une certaine valeur. Il est au nombre des peines des damnés un supplice qui consiste à remonter une pente rapide en roulant une lourde pierre.

Le Touriste avait le choix des mots, mais il n'avait pas la même latitude pour ses sentimens. L'amour de la vertu et de la liberté, qui doit distinguer le caractère, orne assurément les pages de M. Eustace, et la politesse d'esprit si recommandable dans les productions d'un auteur, est très-sensible dans le Classical Tour. Mais ces généreuses qualités sont comme le feuillage d'une telle dimension et étalé avec tant de profusion qu'il embarrasse ceux qui désirent voir et prendre les fruits à la main. L'onction de l'écrivain comme ministre du culte, et les exhortations du moraliste, ont peut-être fait, de cet ouvrage, quelque chose de mieux qu'un livre de voyage, mais elles n'en ont pas fait un livre de voyage; et cette observation s'applique plus spécialement à cette commune méthode d'enseignement, qui consiste à mettre perpétuellement en scène un hilote gaulois (gallic helot) pour se déchaîner et tonner contre la génération naissante, et la terrifier dans l'obéissance en déployant devant elle tous les excès de la révolution. L'animosité contre les athées et les régicides en général, et spécialement contre ceux qui sont Français, peut être honorable, et utile comme souvenir; mais cet antidote devrait être administré plutôt dans un autre ouvrage que dans un tour, ou, au moins, il devrait être réservé à part, et ne point être mêlé avec toute la masse d'informations et de réflexions, comme pour répandre de l'amertume sur chaque page; car, qui voudrait choisir les antipathies d'un homme, fussent-elles justes, pour ses compagnes de voyage? Un Touriste, à moins qu'il n'aspire à la gloire de prophète, n'est point responsable des changemens qui peuvent s'opérer dans la contrée qu'il décrit; mais son lecteur peut vraiment estimer tous ses portraits et ses déductions politiques, comme du papier blanc, du moment qu'elles cessent d'aider le voyageur, et surtout si elles gênent ses propres observations.

On n'entend pas présenter ici ni un éloge, ni une accusation de quelque gouvernement ou gouverneur que ce soit; mais il est établi, comme un fait incontestable, que le changement opéré soit par l'adresse du dernier système de gouvernement impérial, soit par le désappointement causé par ceux qui ont succédé aux trônes italiens, a été si considérable et si apparent, que non-seulement les philippiques anti-gallicanes de M. Eustace sont un pur anachronisme, mais qu'elles jettent quelque doute sur la compétence et la bonne foi de l'auteur lui-même.

Un exemple remarquable de cette disposition des esprits est la ville de Bologne, sur l'affection papale de laquelle le Touriste déploie tous ses trésors de compassion et de vengeance, rendues plus lourdes par les accens de la trompette qu'il a empruntée à M. Burke. Bologne est à ce moment, et a été depuis quelques années remarquable par son attachement aux principes révolutionnaires, et fut presque la seule cité qui fit quelques démonstrations en faveur de l'infortuné Murat. Ce changement peut, cependant, avoir été fait depuis que M. Eustace a visité cette contrée; mais le voyageur qui a frémi d'horreur au projet d'enlever le cuivre de la coupole de Saint-Pierre doit être rassuré en apprenant que ce sacrilége est hors du pouvoir des Français, ou de quelques autres conquérans, la coupole étant couverte d'étainA.

Note A: «Quel devra être alors l'étonnement, ou plutôt l'horreur de mon lecteur, quand je lui apprendrai..... que le comité français a tourné son attention vers Saint-Pierre, et a employé une compagnie de Juifs pour estimer et acheter l'or, l'argent et le bronze qui ornent l'intérieur de l'édifice, ainsi que le cuivre qui couvre les voûtes et le dôme à l'extérieur.» Chap. 4, page 130, vol. II. L'histoire des Juifs est positivement niée à Rome.

Si la voix conspiratrice des critiques et leur rivalité n'eussent donné une grande importance au Classical Tour, il n'eût pas été nécessaire d'avertir le lecteur que, quoique ce livre puisse orner sa bibliothèque, il lui sera d'un faible et même de nul secours dans son voyage; et si le jugement de ces critiques avait été suspendu jusqu'ici, on n'eût pas pensé à anticiper sur leur décision. Quoi qu'il en soit, il peut être permis aux hommes qui seront un jour la postérité de M. Eustace, d'en appeler des éloges contemporains; et peut-être ils seront vraisemblablement plus justes à mesure que les causes d'amour ou de haine seront plus éloignées. Cet appel avait, en quelque sorte, été fait avant que ces remarques eussent été écrites; car un des plus respectables libraires de Florence, persuadé par les demandes répétées des voyageurs de l'Italie méridionale, de réimprimer, à bon compte, le Classical Tour, fut déterminé à abandonner ce dessein par les avis d'autres voyageurs anglais qui revenaient de faire ce voyage, quoiqu'il eût déjà disposé ses caractères et son papier, et qu'il eût déjà imprimé une ou deux des premières feuilles.

L'auteur de ces notes désirerait se séparer (comme Gibbon) en bonne intelligence avec le pape et les cardinaux, mais il ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'imposer le même discret silence sur leurs humbles partisans.

NOTE SUPPLÉMENTAIRE.

Nous ajouterons à la liste que lord Byron a donnée des auteurs grecs modernes, à la fin des notes du deuxième chant, les noms des auteurs qui suivent, tirés en partie de l'ouvrage de M. Rizo Néroulos, sur la littérature grecque moderne, et l'indication de leurs principaux ouvrages. L'intérêt que l'on porte maintenant à la cause de la Grèce nous a fait penser qu'on trouverait ici cette note supplémentaire avec plaisir.

Daniel Philippide, natif de Mélée, bourgade au pied du mont Pélicon. Il a publié en 1816 une histoire de la Roumounie et des Nations valaque, moldave et bessarabienne. Il a traduit en grec moderne la Logique de Condillac, l'Histoire de Justin, la Physique de Brisson; la Chimie de Foureroy, et l'Astronomie de Lalande.

Athanase Psalida, de Janina (dont a parlé Byron), disciple de Kant, est l'auteur d'un ouvrage intitulé: Fondemens de la religion et de la morale d'après le système de Kant.

Étienne Dunkas, professeur de philosophie au collége de Couroutzesmé sur le Bosphore de Thrace, élève des universités de Halle et de Goëttingue, est auteur d'un Cours de mathématiques et de physique, et d'un traité d'Esthétique et de Morale.

Le prince Nicolas Caradza a publié en grec moderne l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, l'Histoire du siècle de Louis XIV, par Voltaire, et l'Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise.

Eugène Bulgaris, de Corfou, est auteur d'une Logique et d'une Physique, imprimées en Allemagne. Il a aussi publié des Entretiens théologiques sur le Pentateuque, publiés à Moscou en 1802, ainsi que des Pensées des philosophes, Vienne 1805; et il a traduit les Confessions de Saint-Augustin.

Nicéphore Théotoky, de Corfou, a publié une Défense du Nouveau Testament contre Voltaire, Vienne 1794; des Commentaires sur le Pentateuque, le livre des Rois et le livre de Job; et des élémens de Philosophie naturelle ou Physique expérimentale, Leipsick 1766.

Le fameux Riga, natif de Vélestin, en Thessalic, a composé, outre ses Hymnes ou Chansons, imprimées secrètement à Jassy en 1814, une Physique populaire, imprimée à Vienne.

Néophite Doukas, d'Épire, a traduit en grec moderne l'Histoire de Thucidide avec des notes et une carte géographique; cette traduction a été imprimée à Vienne avec le texte littéral en regard. Il a publié aussi une Grammaire du grec ancien; on dit qu'il traduit en ce moment Homère en vers grecs modernes.

Michel Chrestary, de Janina, a traduit en grec moderne l'Économie politique de M. Say, et plusieurs tragédies françaises et italiennes.

Coustandas a traduit en Grec moderne l'Histoire générale de l'abbé Millot, dont deux volumes seulement ont paru à Venise.

Dionysaky est l'auteur d'une Histoire de la Valachie.

Perrévos a composé une Histoire de Souli et de Parga contenant la chronologie et les guerres héroïques des Souliotes contre Ali-Pacha; cette histoire a été imprimée à Venise en 1815.

George Cancellarius a traduit en Grec moderne l'Histoire ancienne de Rollin.

George Emmanuel: La Grandeur et la décadence des Romains.

Cavras: les Élémens d'Euler.

Koumas: l'Histoire de la Philosophie de Tenneman.

Spyridion Valétas a traduit les meilleures ouvrages de J.J. Rousseau.

Jacovaky Argyropoulo a traduit l'Esprit des Lois.

Parmi les dames grecques qui ont traduit des ouvrages en grec moderne on remarque:

Christine Soutzo, qui a traduit les Entretiens de Phocion.

La princesse Ralou Argyropoulo a traduit l'Histoire de la Grèce par Gillies.

Parmi les poètes:

Zambelinos de Saint-Maure, est auteur de quelques tragédies, dont une, qui a pour titre Timoléon, a été imprimée à Vienne en 1818.

Nicolas Piccolo a publié une tragédie dont le sujet est Démosthène; il a publié aussi un poème dramatique en trois actes, intitulé Νικἠρατος, sur la chute de Missolonghi.

George Servius a traduit en vers plusieurs tragédies françaises, telles que la Mort de César, Mérope, etc.

Athanase Christopoulo a fait imprimer des poésies anacréontiques rimées, à Vienne, en 1811. Elles sont pleines de grâce et de naïveté.

Calvos de Zante a publié deux petits recueils d'odes, le premier à Genève et le second à Paris en 1826, avec une traduction en regard faite par l'auteur de cette notice; dans le même volume se trouve aussi un choix des poésies de Christopoulo, également avec une traduction.

Salomos a publié un Dithyrambe à la Liberté traduit par M. Stanislas Julien, qui a traduit aussi en français les premières odes de Calvos.

FIN DES NOTES DU QUATRIÈME ET DERNIER CHANT.


MAZEPPA.

AVERTISSEMENT.

«Celui qui remplissait alors cette place était un gentilhomme polonais, nommé Mazeppa, né dans le palatinat de Podolie; il avait été élevé page de Jean Casimir, et avait pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une intrigue qu'il eut dans sa jeunesse avec la femme d'un gentilhomme polonais, ayant été découverte, le mari le fit lier sur un cheval farouche, et le laissa aller en cet état. Le cheval qui était du pays de l'Ukraine, y retourna, et y porta Mazeppa, demi-mort de fatigue et de faim. Quelques paysans le secoururent; il resta long-tems parmi eux, et se signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La supériorité de ses lumières lui donna une grande considération parmi les Cosaques; sa réputation, s'augmentant de jour en jour, obligea le Czar à le faire prince de l'Ukraine.»

(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 196.)

«Le roi fuyant et poursuivi eut son cheval tué sous lui; le colonel Gieta, blessé et perdant tout son sang, lui donna le sien. Ainsi on remit deux fois à cheval, dans sa fuite, ce conquérant qui n'avait pu y monter pendant la bataille.»

(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 216.)

«Le roi alla par un autre chemin avec quelques cavaliers. Le carrosse où il était rompit dans la marche; on le remit à cheval. Pour comble de disgrâce, il s'égara pendant la nuit dans un bois: là son courage ne pouvant plus suppléer à ses forces épuisées, les douleurs de sa blessure devenues plus insupportables par la fatigue, son cheval étant tombé de lassitude, il se coucha quelques heures au pied d'un arbre, en danger d'être surpris à tout moment par les vainqueurs qui le cherchaient de tous côtés.»

(Voltaire, Histoire de Charles XII, page 218.)

MAZEPPA.

1. C'était après la terrible journée de Pultawa, lorsque la fortune abandonna le royal Suédois au milieu de son armée massacrée autour de lui, sans qu'il lui restât un soldat pour combattre. Le pouvoir et la gloire des batailles, divinités aussi infidèles que leurs vains adorateurs, passèrent du côté du Czar triomphant, et les remparts de Moscow furent sauvés de nouveau, mais jusqu'à une année plus mémorable, à un jour plus sombre et plus terrible, qui donnera au carnage et à la honte un ennemi plus puissant et un plus grand nom; jour où la désolation sera plus complète, la chute plus grande; choc épouvantable pour un,—coup de foudre terrible pour tous.

2. Tel fut alors le hasard de la bataille: Charles blessé fut obligé d'apprendre à fuir de jour et de nuit à travers les champs et les marais, couverts de son sang et de celui de ses soldats; car des milliers sont tombés pour protéger sa fuite; aucune voix ne s'éleva pour accuser l'ambition dans son heure d'humiliation, lorsque la vérité aurait pu sans crainte se faire entendre au pouvoir.

Le cheval du roi était tué, Gieta lui donna le sien,—et il mourut l'esclave des Russes. Ce cheval, après de vaines fatigues, succomba de lassitude au bout de quelques lieues; et c'est dans la profondeur des forêts, éclairées par les feux nocturnes et étincelans des bivouacs éloignés, signaux des ennemis qui l'entourent, qu'un roi doit reposer ses membres engourdis de fatigue. Sont-ce là les lauriers et le repos pour lesquels les nations épuisent leur sang?

Le roi fut déposé au pied d'un arbre de la forêt, dans l'agonie d'une nature épuisée: ses blessures étaient souffrantes,—ses membres raidis;—l'heure était froide et sombre; la fièvre de son sang le priva du précieux soulagement d'un repos passager: mais, malgré tous les maux qui l'accablaient, le monarque supporta son malheur en roi, et, dans cette extrémité, il rendit ses douleurs vassales de sa volonté; elles étaient toutes silencieuses et subjuguées, comme autour de lui le furent autrefois les nations.

3. Une troupe de chefs!—Hélas! qu'ils sont peu nombreux, depuis que le désastre d'un jour a éclairci leurs rangs! mais ce désastre fut loyal et chevaleresque; chacun d'eux est étendu triste et muet près du monarque et de son cheval: car le danger nivelle l'homme et la brute, et tous sont compagnons dans leur malheur. Parmi ces chefs, Mazeppa reposait sous un vieux chêne,—lui-même aussi robuste et guère moins vieux: c'est le calme et hardi hetman de l'Ukraine; d'abord, harassé par cette longue course, le prince des cosaques a commencé par panser son cheval, et par lui faire un lit de feuillage; il a essuyé ses reins, démêlé sa crinière et ses fanons, détendu sa sangle, et ôté sa bride. Il se réjouissait de le voir manger avec tant d'appétit; car jusqu'alors il avait craint que son coursier fatigué refusât de brouter sous la rosée de minuit: mais le cheval était aussi robuste que son maître, et il se souciait peu du repos et de la nourriture. Très-intelligent et très-docile, il obéissait à tous les commandemens; velu et léger, vif et fort des membres, il portait son maître aussi bien qu'un cheval tartare: il comprenait sa voix, accourait à son appel, et il le reconnaissait au milieu d'une foule, quand même elle eût été composée de plusieurs milliers d'hommes:—et la nuit, la nuit sans étoiles, il suivait sa marche avec assurance;—ce cheval, depuis le coucher du soleil jusqu'à l'aurore, eût suivi son maître comme un faon apprivoisé.

4. Cela fait, Mazeppa étend son manteau, place sa lance sous son chêne, regarde si ses armes sont en bon état, si la longue marche de la journée ne les a pas dérangées, si la poudre remplit encore leurs bassinets, si les pierres ne sont pas endommagées et occupent encore leurs platines;—si la garde de son sabre et son fourreau ne sont pas perdus, et s'ils n'ont point emporté leur ceinturon.—Ensuite cet homme respectable tire de son havresac et de son bidon de légères provisions préparées d'avance, et il offre au roi et à ses compagnons de les prendre ou de les partager avec lui, bien moins inquiet et empressé que ne le seraient des courtisans à un fastueux banquet.

Charles accepta en souriant une portion de ce repas frugal; il prit un air forcé de gaîté pour paraître plus grand, et au-dessus de ses blessures et de ses malheurs.—Alors il dit: «Parmi toute notre troupe, quoique ferme de cœur, et forte par l'épée, dans les escarmouches, les marches forcées, avec les fourrageurs, personne n'a moins parlé et n'a plus agi que toi, Mazeppa! Jamais la terre n'a produit, depuis le tems d'Alexandre jusqu'à nos jours, un couple1, cavalier et coursier, aussi bien assorti que toi et ton Bucéphale2. Toute la renommée des cavaliers de la Scythie devrait céder à la tienne pour ton intrépidité à piquer de l'éperon à travers les champs et les marais.»

Note 1: A pair.

Note 2: On connaît la réponse du poète Benserade à Louis XIV. Benserade s'était engagé à achever impromptu tous les quatrains ou dixains, etc., que commencerait Louis XIV. Le roi, un jour, en montant à cheval, fit ces vers:

Joli, gentil petit cheval,
Bon à monter, bon à descendre;

Benserade répondit:

Tu devrais être un Bucéphal,
Puisque tu porte un Alexandre.

Probablement que l'on n'écrivait pas alors Bucéphale comme on l'écrit aujourd'hui, ou Benserade aurait fait une faute de rime, et de plus une faute de quantité dans le dernier vers que les licences de la poésie, même en impromptu, peuvent toutefois justifier.

Mazeppa répondit: «Maudite soit l'école où j'ai appris à monter à cheval!»

Charles reprit: «Pourquoi donc, vieil hetman, puisque tu as si bien appris cet art?

—Il serait trop long de le raconter, dit Mazeppa, et nous avons encore beaucoup de lieues à faire, et plus d'un coup de sabre à porter contre des ennemis qui sont dix contre un, avant que nos chevaux puissent brouter à leur aise au-delà du rapide Borysthène: Sire, vos membres ont besoin de repos: je serai la sentinelle de votre petite troupe.

—Je te le demande, répondit le monarque de Suède: tu me raconteras ton histoire, et je pourrai peut-être en recevoir le bienfait du sommeil, car, pour le moment, mes yeux en ont perdu même l'espérance.

—Bien, Sire, dans cet espoir, je vais essayer de rappeler des souvenirs de soixante-dix ans. Je pense que j'étais dans mon vingtième printems,—oui,—quand Casimir était Roi,—Jean Casimir,—j'étais son page, il y avait déjà six printems. C'était un savant monarque, par ma foi! et tout-à-fait l'opposé de votre majesté. Il ne faisait pas de guerres, il ne gagnait point de nouveaux royaumes pour les perdre ensuite, et (sauf les débats de la diète de Varsovie) il régna dans le repos le plus inconvenable, non pas qu'il manquât de soucis inquiétans: il aimait les muses et le sexe; et quelquefois ces choses sont si intraitables qu'elles lui faisaient désirer les soucis de la guerre. Mais bientôt, ses ressentimens étant calmés, il prenait une autre maîtresse ou de nouveaux livres. Il donnait alors de prodigieuses fêtes.—Tout Varsovie accourait autour de son palais pour admirer la splendeur de sa cour, et les dames et les chefs, d'une somptuosité de prince. Il était le Salomon polonais; c'est ainsi que le chantaient tous ses poètes, excepté un, qui, n'étant pas pensionné, faisait des satires, et s'enorgueillissait de ne pas savoir flatter. C'était enfin une cour de joûtes et de représentations scéniques où chaque courtisan essayait des rimes. Moi-même je produisis une fois quelques vers, et je signai mes odes, le malheureux Thyrsis.

«Il y avait un certain Palatin, comte d'ancienne et haute lignée, riche comme une mine de sel ou d'argent1; il était aussi fier, vous le devinez bien, que s'il eût été l'envoyé du ciel. Il avait une si grande richesse de sang et de mines, qu'il était presque l'égal du monarque; il était sans cesse en contemplation sur ses trésors, et avait constamment les yeux attachés sur ses parchemins, à tel point que, égaré par quelques vertiges, il en perdit la tête, jusqu'à croire que leurs mérites étaient les siens. Sa femme n'était pas de son opinion:—plus jeune que lui de trente années, elle devint de plus en plus fatiguée de son autorité sur elle. Et après des vœux, des espérances, des craintes, un petit nombre de larmes d'adieu à la vertu, un ou deux songes inquiets, quelques coups d'œil jetés sur la jeunesse de Varsovie, quelques concerts, quelques bals, elle attendit les chances accoutumées, ces heureux accidens qui rendent si tendres les dames les plus froides, pour décorer son comte de ces titres donnés, dit-on, comme des passeports pour le ciel; mais ce qui est étrange à dire, c'est que ceux à qui ces titres ont le plus souvent été donnés sont ceux qui s'en enorgueillissent le moins.

Note 1: Cette comparaison de mine de sel est permise peut-être à un Polonais dont le pays est principalement riche en mines de sel.

(Note de Lord Byron.)

5. «J'étais alors un jeune et joli garçon; à soixante et dix ans je puis bien parler ainsi; il y avait peu de jeunes gens ou d'hommes plus âgés, vassaux ou chevaliers, qui, dans cette brillante aurore de mes jours, pussent me le disputer en vanités; car j'avais force, jeunesse, gaîté, une mine bien différente de celle que vous me voyez; elle était aussi douce et unie qu'elle est aujourd'hui ridée; car le tems, les soucis, la guerre, ont sillonné mon ame comme mon front, et ceux qui m'ont vu autrefois, mes parens, mes amis, s'ils comparaient les jours passés avec l'heure présente, ne me reconnaîtraient pas aujourd'hui. Ce changement fut opéré en moi, long-tems avant que la vieillesse m'eût enregistré dans ses pages: vous savez que ma force, mon courage, mon ame ne se sont pas affaiblis avec les années, autrement je ne serais pas à cette heure occupé à vous raconter de vieilles histoires sous un chêne, avec un ciel sans étoiles pour mon seul abri.

«Mais poursuivons. La beauté de Thérèse, ses formes,—je crois la voir encore maintenant passer devant mes yeux, entre moi et ce rameau de châtaignier, tant son souvenir est encore vivant et frais. Cependant je ne trouve pas d'expressions pour vous peindre les charmes que j'ai tant aimés. Elle avait un œil asiatique que le voisinage de la Turquie a mêlé à notre sang polonais; noir comme est le ciel maintenant sur nos têtes, mais il s'en échappait une douce lumière, comme celle de la première lune à minuit; ce grand œil noir semblait nager dans ses rayons; tout amour, languissant et enflammé, pareil à ceux des saints expirant sur l'instrument du martyre, et qui élevaient en haut leurs yeux ravis, comme si c'eût été pour eux une joie de mourir. Son front était semblable à un lac transparent au soleil d'été, lorsque les vagues n'osent faire entendre aucun murmure, et que le ciel se réfléchit dans sa surface. Sa joue, sa lèvre,—mais où m'égare-je? Je l'aimais alors,—je l'aime encore; et dans les êtres qui me ressemblent cet amour passe tous les extrêmes—en bien et en mal. Nous aimons même jusque dans notre folie, passionnés que nous sommes dans la vieillesse, de la vaine ombre du passé, comme Mazeppa l'est enfin.

6. «Nous nous rencontrâmes,—nous nous admirâmes;—je la vis et je soupirai; elle ne parla point, et pourtant elle me répondit. Il est dix mille accens, dix mille signes que nous entendons et que nous voyons, mais que l'on ne peut définir;—étincelles involontaires de la pensée, qui s'échappent d'une ame subjuguée, et établissent entre deux êtres une communication étrange aussi mystérieuse qu'intime, qui forme les anneaux de la chaîne brûlante qui lie involontairement de jeunes cœurs, de jeunes intelligences, et transmet, comme le conducteur électrique, nous ne savons comment, le feu qui les consume.—

«Je la vis, et je l'aimai.—Je pleurai en silence, et je restai quelque tems sans oser l'aborder; enfin je lui fus présenté, et nous pûmes alors nous entretenir sans faire naître de soupçons. Alors même, alors je souffrais d'amour, et je m'étais décidé à parler; mais les paroles expirèrent sur mes lèvres; ma voix fut tremblante et faible jusqu'à une heure..... C'était à un jeu, un jeu frivole et folâtre, avec lequel nous passions le tems de la journée; c'était... j'en ai oublié le nom;—nous nous étions livrés à ce jeu par un hasard dont je ne me souviens plus. Je m'inquiétais peu de perdre ou de gagner; c'était assez pour moi d'être si près d'elle, d'entendre, et, ô ciel! de voir l'être que j'aimais tant! Je veillais sur elle comme une sentinelle: (puisse la nôtre veiller aussi bien cette noire nuit!) je vis, et c'était la vérité, qu'elle était pensive, qu'elle oubliait son jeu, qu'elle ne s'affligeait ni ne se réjouissait de perdre ou de gagner; mais elle continua de jouer encore plusieurs heures, comme si une puissance secrète l'eût attachée à sa place, et non le désir du gain. Alors une pensée passa sur mon front comme un éclair, car je crus voir dans son maintien quelque chose qui ne me condamnerait pas à mourir de désespoir: à cette pensée; mes paroles d'amour se précipitèrent de mon cœur, tout incohérentes qu'elles étaient.—Leur éloquence était peu brillante, mais je n'en fus pas moins écouté,—et c'est assez.—Celle qui écoute une fois écoutera deux; son cœur, soyez-en sûr, n'est pas de glace; et un premier refus ne doit pas rebuter.

7. «J'aimais et j'étais aimé en échange de mon amour.—On m'a dit, Sire, que vous n'avez jamais connu ces douces faiblesses; si cela est vrai, j'abrégerai le récit de mes joies et de mes peines: elles vous paraîtraient absurdes et vaines; mais tous les hommes ne sont pas nés pour régner sur leurs passions, ou, comme vous, sur leurs passions et sur des peuples. Je suis,—ou plutôt j'étais un prince, le chef de plusieurs milliers d'hommes, et je pouvais les conduire aux plus grands dangers pour verser leur sang; mais je n'ai jamais pu exercer sur moi-même un pareil empire. Enfin j'aimais, et j'étais aimé en échange de mon amour. C'est une heureuse destinée que celle-là; mais c'est au comble du bonheur qu'elle finit par l'infortune. Nous nous donnions des rendez-vous secrets, et l'heure à laquelle je me rendais auprès de cette dame était la suprême récompense de mon attente. Mes jours et mes nuits n'étaient rien, et je donnerais tout, excepté cette heure qui domine les souvenirs de mes longues années, et qui n'a pas d'égale;—je donnerais l'Ukraine1 pour vivre, pour jouir encore une fois de cette heure ravissante;—pour être encore le page, l'heureux page qui était le seigneur d'un cœur si tendre, qui n'avait que son épée, qui n'avait d'autre richesse que les dons naturels de la jeunesse et de la santé.—Nous nous réunissions en secret,—circonstance qui en double le charme, dit-on:—je n'en sais rien.—J'aurais donné ma vie pour pouvoir la nommer seulement une fois ma femme à la face du ciel et de la terre; car j'ai souvent et long-tems regretté que nous n'eussions pu nous voir qu'à la dérobée.

Note 1: Voyez le Pacha des Orientales de M. Hugo.

8. «Il y a partout des yeux pour les amans, et nous fûmes ainsi l'objet d'une curiosité maligne: le diable, dans de telles occasions, devrait être plus courtois.—Le diable!—j'ai regret de l'accuser; c'est plutôt quelque saint méchant1 qui n'aura pas eu de repos que sa pieuse bile n'ait été déchargée sur nous.—Mais une belle nuit, des espions aux aguets nous surprirent et nous saisirent tous les deux. Le comte était un peu plus qu'en colère. J'étais sans armes; mais avec une épée, armé de pied en cap, qu'aurais-je pu faire contre le nombre? C'était près de son château; point de secours lointain de la ville, point d'espérance de près, et à peine était-ce le point du jour: je ne pensais pas en voir un autre; mes instans de vie me parurent peu nombreux; et avec une prière à la vierge Marie, et peut-être à un ou deux saints, je me résignai à mon sort, tandis qu'ils me conduisirent à la porte du château. Je n'ai jamais su la destinée de Thérèse; notre existence se trouvait désormais séparée.

Note 1: En anglais untoward; comme la bataille de Navarin.

«Vous devez penser que le comte Palatin fut irrité de l'aventure, et il avait de bonnes raisons de l'être; mais ce qui le faisait le plus enrager, c'était la peur que cet accident ne souillât la noblesse de sa postérité. Il n'était pas moins étonné qu'une telle souillure eût été faite à son noble écusson, lui qui se croyait le plus noble de sa race! Et parce qu'il s'imaginait être le premier des hommes, il ne pouvait se persuader qu'il dût moins paraître aux yeux des autres, et surtout aux miens. Par la mort! avec un page!... Peut-être, si c'eût été avec un roi, cette circonstance l'eût-elle réconcilié avec la chose: mais avec un petit garçon de page... J'éprouvai trop sa fureur,—mais je ne puis vous la peindre.

9. Amenez le cheval!—Le cheval fut amené; en vérité, c'était un noble coursier tartare de race de l'Ukraine, dont les membres semblaient doués de la vivacité de la pensée; mais il était sauvage, sauvage comme le daim des forêts, et il n'avait jamais connu ni bride, ni éperons.—Il y avait un jour seulement qu'il avait été pris; cet enfant du désert me fut amené hennissant, la crinière hérissée, se cabrant fièrement, mais vainement, dans l'écume de la colère et de l'effroi. Cette troupe de domestiques m'attacha sur le dos du cheval avec plusieurs cordes, la tête tournée en arrière1; alors, avec un soudain et vigoureux coup de fouet: Allez!—allez! (away!—away!)—Et nous volons à travers les broussailles!—Les torrens sont moins rapides et moins impétueux.

Note 1: Voyez les beaux tableaux de Mazeppa, d'Horace Vernet.

10. Nous fuyons!—nous fuyons!—ma respiration était supprimée.—Je ne vis point de quel côté m'emportait le cheval fougueux; c'était à peine le point du jour; au loin!—au loin! (away!—away!)—entends-je encore crier. Ce furent les derniers sons humains qui frappèrent mon oreille, tandis que j'étais lancé dans le désert par mes ennemis; c'était le cri barbare d'un rire sauvage, poussé de tems en tems par cette canaille et dont le mugissement était porté jusqu'à moi par le vent. Dans un accès de fureur, je tordis ma tête et je brisai la corde qui liait mon cou à la crinière du cheval, et relevant mon corps à demi je leur lançai par des cris ma malédiction. Mais au milieu du galop rapide et tonnant de mon coursier, peut-être ne m'entendirent-ils pas, ou ne se soucièrent-ils pas de m'entendre. J'en suis vexé;—car je voudrais leur avoir rendu leur insulte. Je la leur fis bien payer plus tard: il ne reste pas une porte du château de ce comte, pas une pierre de ses fortifications, de ses créneaux, de ses barrières; ses ponts-levis sont renversés; et on ne trouverait pas un brin d'herbe dans ses domaines, excepté ce qui croît sur les débris d'un mur où était la pierre du foyer. Vous y passeriez mainte fois que vous ne vous imagineriez pas qu'il y avait là une forteresse: j'ai vu ses tours enflammées, ses créneaux craquer et se fendre, et le plomb brûlant découler en pluie de feu des toits embrasés et noircis, dont l'épaisseur ne put échapper à ma vengeance. Ceux qui concoururent à mon supplice pensaient peu, lorsqu'ils m'insultaient par leurs railleries, et qu'ils me lançaient dans les bras de la destruction comme sur un trait de foudre, qu'un jour je reviendrais avec dix mille cavaliers, pour remercier ce comte du voyage peu courtois qu'il m'avait fait faire. Ils s'étaient fait une fête cruelle, lorsque, en me donnant le cheval sauvage pour guide, ils m'avaient attaché sur ses flancs écumans. À mon tour je me fis une fête de leur rendre avec prodigalité leurs bons traitemens;—car le tems vient qui met toutes choses à son niveau.—Et si nous attendons seulement l'heure, il n'y a pas de pouvoir humain qui puisse éviter la patience vengeresse et les longues veilles de celui qui conserve comme un trésor les souvenirs vivans d'un outrage.

11. «Mon cheval et moi nous volions sur les ailes des vents; laissant derrière nous toutes les demeures des hommes, nous allions avec la rapidité d'un météore dans les cieux quand avec ses bruits éclatans la nuit en est chassée par l'aurore boréale: ville,—village, rien n'apparaissait sur notre route qu'une plaine immense et sauvage, bornée par une noire forêt, et, excepté sur des hauteurs éloignées quelques rares créneaux de forteresses, bâties anciennement contre l'irruption des Tartares, pas de traces d'hommes. L'année précédente une armée turque l'avait traversée; et partout où le pied des chevaux des Spahis l'avait foulée, la verdure fuyait le gazon ensanglanté.—Le ciel était sombre, obscur et gris, et une légère brise faisait entendre par intervalle ses gémissemens.—Je désirais répondre par un soupir;—mais aussi vite que nous fuyions, je ne pouvais ni soupirer, ni prier. Mes gouttes froides de sueur tombaient comme de la pluie sur la crinière hérissée du cheval. Mais se précipitant avec plus de rage encore et de fureur, les naseaux écumans, il poursuit sa brûlante carrière. Quelquefois je pensais qu'il devait ralentir la vitesse de sa course; mais non:—mon corps léger, attaché sur son dos, n'était rien pour sa vigueur irritée, et ne servait qu'à l'exciter comme un éperon. Chaque mouvement que je faisais pour délivrer de leur torture mes membres enflés, augmentait sa fureur et son épouvante. J'essayai ma voix:—elle était languissante et faible, et pourtant elle faisait sur lui l'effet d'un coup de fouet; et frémissant à chacun de mes accens, il s'élançait comme au son subit de la trompette. Cependant mes liens étaient trempés du sang qui, suintant à travers tous mes pores; s'écoulait sur eux; et la soif devint dans ma bouche desséchée plus dévorante que la flamme.

12. «Nous atteignîmes une forêt sauvage.—Elle était si vaste que d'aucun côté je ne pus en découvrir les bornes. Elle était remplie de vieux arbres robustes, dont la vigueur ne se pliait point sous les vents impétueux qui mugissent des déserts de la Sibérie, et ravagent les forêts dans leur passage.—Mais ces arbres étaient rares, et entre eux croissaient de jeunes arbustes épais et touffus, qui étaient couverts avec abondance de leurs feuilles vertes du printems, car on était loin de ces soirs d'automne qui balaient le feuillage mort des forêts, feuillage coloré d'un rouge sans vie pareil au sang qui couvre, après le combat, le champ de bataille, lorsqu'une longue nuit d'hiver a répandu son givre sur les têtes sans sépulture, et les a tellement glacées et endurcies, que le bec du vautour essaierait en vain de percer leurs visages. C'était une vaste étendue de taillis, où paraissaient çà et là quelques châtaigniers, quelques vieux chênes robustes et le pin pyramidal. Heureusement pour moi que ces arbres étaient ainsi dispersés,—autrement mon sort eût été bien différent.—Les rejetons nouveaux se prêtaient à notre passage, et ne déchiraient pas mes membres; je trouvai assez de force pour supporter mes blessures déjà cicatrisées par le froid.—Mes liens m'empêchaient de tomber. Nous passâmes comme le vent à travers le feuillage, laissant derrière nous les arbustes, les arbres et les loups que j'entendais la nuit accourir sur nos traces. Leur troupe nous suivait de près, avec leur long galop qui fatigue la vivacité des chiens et le zèle du chasseur. Partout où nous fuyions, ils étaient sur nos pas, et ne nous abandonnèrent point, même au lever du soleil. Je les vis derrière nous, à peine à la distance d'une perche, lorsque le jour commença à paraître à travers les arbres de la forêt; et pendant la nuit, j'avais entendu le bruit de leurs pas, de leur marche rapide, régulière et bruyante. Oh! combien je désirai une épée ou une lance, pour mourir au milieu de cette troupe féroce, et, en périssant s'il le fallait, du moins détruire un grand nombre de ces ennemis! Quand d'abord mon coursier commença de prendre sa fuite, je désirais qu'il fût déjà parvenu au terme de sa course: mais maintenant je doutais de sa force et de sa vitesse. Vaine crainte! D'une race sauvage et légère, il avait les nerfs agiles et vigoureux du daim des montagnes. Elle ne tombe pas plus vite la neige qui engloutit la porte du paysan dont il ne pourra plus franchir le seuil, plus épouvanté par le vent éblouissant que par les sentiers jonchés de la forêt où il doit passer. Infatigable, indompté, et de plus en plus irrité, il était aussi furieux qu'un enfant gâté qui éprouve un refus dans ses désirs, et plus courroucé qu'une femme emportée par un violent dépit.

13. «La forêt était traversée, il était plus que midi: mais l'air était froid, quoique au mois de juin; ou peut-être que le sang coulait froid dans mes veines.—La douleur prolongée abat le plus brave. Je n'étais pas alors ce que je parais aujourd'hui; impétueux comme un torrent d'hiver, mes sentimens se répandaient au dehors avant que j'en eusse pu énumérer les causes: la fureur, la terreur, la colère, les tortures qui m'assiégeaient dans ma fuite; le froid, la faim, le chagrin, la honte, la détresse, et l'agonie d'être ainsi lié nu sur un animal sauvage; né d'une race dont le sang se soulève rapidement, lorsqu'on le fait sortir de son état plus calme, et dont la violence ressemble à celle du serpent foulé d'un pied audacieux, doit-on s'étonner si ce corps meurtri et déchiré succomba un instant sous ses douleurs?

«La terre fuyait, les cieux roulaient comme un cercle autour de moi, je croyais tomber; mais je me trompais, car j'étais étroitement lié sur mon cheval. Mon cœur tomba en défaillance, mon cerveau fut le centre d'une douleur aiguë; j'y éprouvai quelque tems des battemens violens; ils cessèrent ensuite; plus de battemens. Les cieux tournaient comme une immense roue; je voyais les arbres chanceler comme des hommes ivres, et un éclair rapide passa devant mes yeux; je ne vis plus rien! Celui qui meurt n'a pas une agonie plus longue et plus cruelle que celle que j'eus alors. Torturé par cette horrible course à cheval, les ténèbres couvrirent mes yeux à plusieurs reprises, et se dissipèrent ensuite; je m'efforçai de conserver le sentiment de mon existence, mais je ne pus soulever mes membres engourdis. Je me sentis comme porté en mer sur une planche, lorsque toutes les vagues se précipitent sur vous, soulevé et replongé en même tems dans l'abîme, et qu'elles vous poussent sur un rivage abandonné. Ma vie ondulante était comme ces clartés imaginaires qui passent sur nos yeux fermés, à l'heure de minuit, lorsque la fièvre commence à échauffer le cerveau; mais ce vertige s'évanouit bientôt. Je n'éprouvai plus qu'une légère douleur; mais je me perdis dans une confusion d'anéantissement plus pénible que cette douleur. J'avoue que je préférerais mourir que d'éprouver de nouveau cet anéantissement. Je suppose, cependant, que nous devons subir de bien plus fortes épreuves avant que nous retournions à la poussière. N'importe: j'ai affronté la mort en face—alors,—et maintenant je l'affronte encore.

14. «Le sentiment me revint. Où étais-je? Froid, engourdi, j'avais une sorte de vertige: battement par battement, la vie ranima un peu mes membres abattus, jusqu'à ce qu'une crise soudaine qui, un moment, paraissait être ma dernière convulsion, fit refluer mon sang, quoique épais et glacé. Mon oreille retentissait de bruits sauvages, mon cœur recommença encore une fois à battre; ma vue revint, quoique obscure, hélas! et épaissie comme si elle eût été rembrunie par des verres sombres. Je crus que le bruissement des vagues était près de moi; il y avait aussi des rayons lumineux dans le ciel parsemé d'étoiles.—Ce n'était point un songe. Le cheval sauvage traversait des flots plus sauvages encore! Les vagues écumeuses d'un large fleuve bondissent, tournent et roulent au loin; nous sommes luttant au milieu de ces vagues, et nous nous dirigeons vers un rivage inconnu et silencieux. Les eaux font cesser mes sourdes angoisses, et mes membres engourdis reçurent de ce nouveau baptême une force passagère. Le large poitrail de mon coursier bravait fièrement et repoussait les vagues soulevées contre lui. Nous avançons vers le bord; nous atteignons enfin le rivage glissant: je me réjouissais peu de ce bonheur, car tout derrière nous était noir et effrayant, et tout devant était ténébreux et redoutable. Combien ai-je passé d'heures de la nuit ou du jour dans ces angoisses suspendues? je ne puis le dire; je savais à peine si je respirais encore.

15. «La peau luisante, la crinière dégouttante, le corps frémissant, les flancs fumans, le cheval sauvage s'efforce, avec ses pieds nerveux, de s'élancer sur le bord qui le repousse. Nous gagnons le dessus: une plaine sans limite se déroule à travers les ombres moins épaisses de la nuit, et loin, loin, loin, semble comme les précipices dans nos rêves, s'étendre au-delà d'un horizon sans bornes. La lune, se levant large à ma droite, me découvrait çà et là des taches blanches, quelques touffes dispersées de noir gazon qui se détachaient en masse, du fond de l'immense plaine. Mais rien de distinct ne s'apercevait dans la sombre étendue, qui indiquât l'apparence d'une chaumière. Aucun flambeau dans le lointain, brillant comme une étoile hospitalière, ni même un feu follet ne s'élevait pour s'amuser de mes douleurs. Cette clarté trompeuse m'eût alors réjoui; au milieu de tous mes maux, elle m'eût au moins rappelé les habitations des hommes.

16. «Nous avançons toujours;—mais plus lentement: la force sauvage du cheval s'épuise enfin; accablé de lassitude, il ne se traînait plus que faiblement couvert d'écume. Un enfant malade aurait pu le conduire partout alors; mais sa faiblesse m'était inutile. Je ne pouvais profiter de sa nouvelle lassitude: mes membres étaient étroitement liés; mes forces auraient défailli peut-être, si j'avais été libre. J'essayai, par quelques faibles efforts, de rompre les liens qui me serraient si fortement;—mais ce fut encore vainement. Mes membres n'en furent que plus gênés par ces efforts, qui, après une vaine et courte lutte, prolongèrent mes douleurs. Le mouvement vertigineux était épuisé, bien qu'aucun but encore ne parût devoir être bientôt atteint. Quelques rayons annonçaient le lever du soleil.—Hélas! qu'il parut lent à paraître! Il me semblait que le brouillard grisâtre de l'aurore ne laisserait jamais pénétrer ses nouveaux rayons. Combien la marche du jour était lourde et lente!—avant que la lumière orientale devînt d'une couleur pourprée, et qu'elle détrônât les étoiles, éclipsât les clartés resplendissantes de leurs chars et de son trône élevé, et inondât la terre de ses seuls rayons, à l'exclusion de tout autre.

17. «Le soleil se leva; les brouillards furent chassés, et me découvrirent le monde solitaire qui s'étendait autour de moi. Que me servait-il d'avoir traversé plaines, forêts, rivières? Ni hommes, ni animaux, ni traces ou empreintes de leur passage ne se distinguaient sur cette plaine désolée; aucun signe ou indice de travaux et de culture: l'air lui-même était muet; je n'entendais pas le plus petit bourdonnement de l'insecte, ni la voix matinale des oiseaux dans la verdure ou les broussailles. Le cheval harassé parcourut encore plusieurs verstes, palpitant comme s'il eût été sur le point d'expirer. Nous étions encore seuls, ou nous paraissions du moins tels; enfin, tandis que nous suivions faiblement notre route, je crus entendre le hennissement d'un coursier, qui sortait de touffes de noirs sapins. Est-ce le vent qui agite leurs branches? me disais-je; non, non! Une troupe bondissante s'élance de la forêt; je les vois accourir: ils forment un vaste escadron dans leur course. Je m'efforçai de pousser un cri.—Mes lèvres étaient engourdies. Les chevaux se précipitent vers nous dans une fierté superbe; mais où sont les cavaliers qui doivent guider les rênes? Un millier de chevaux,—et personne ne les monte! Leur guide est flottante ainsi que leur crinière; leurs larges naseaux n'ont pas été déchirés par le mors; les rênes n'ont jamais ensanglanté leur bouche; le fer n'a jamais chaussé leurs pieds; le fouet ni l'éperon n'ont jamais blessé leurs flancs.

«Ce sont mille chevaux sauvages, libres comme les vagues qui bondissent dans l'Océan. Leur marche épaisse vers nous est retentissante comme un tonnerre. Leur vue rend de la vigueur aux pieds nerveux, mais brisés, de celui qui me porte; il se traîne un moment en chancelant, et répond à leurs bruyans appels par un faible hennissement, et puis il tombe. Il frappe encore du pied la terre; mais ses yeux se ternissent, ses membres fumans restent immobiles; sa première et sa dernière course est finie!

«La troupe de chevaux sauvages arrive,—ils l'ont vu tomber; ils m'ont vu avec étonnement lié sur son dos avec des courroies ensanglantées: ils s'arrêtent tout-à-coup,—ils tressaillent,—ils repoussent l'air de leurs naseaux;—galopent un instant çà et là, s'approchent, s'éloignent, et tournent élancés autour de nous. Tout-à-coup, conduits par un puissant cheval noir qui semblait le chef de la troupe, et dont la peau velue ne portait aucune tache de blancheur, ils s'éloignent en bondissant, et se précipitent vers la forêt, redoutant, par instinct, la vue d'un homme.—Ils m'abandonnèrent à mon désespoir, attaché à un cadavre engourdi, glacé, dont les membres roidis et étendus sous moi ne sentaient plus ce poids inaccoutumé dont je ne pouvais pas même maintenant le délivrer.—Nous étions là étendus, le mourant sur le mort! Je ne pensais guère qu'un autre soleil me verrait, moi désormais sans espérance, sans appui qu'un cadavre pour reposer ma tête!

«Je restai là attaché depuis le matin jusqu'au crépuscule du soir; supportant péniblement la lenteur accablante des heures, avec tout juste assez de vie pour voir le dernier de mes soleils se coucher à mes regards dans cette certitude désespérée de l'ame qui nous donne à la fin cette résignation du malheur contre la plus terrible et la dernière des craintes que nous présentent nos longues années évanouies, et qui nous la font regarder, quoique inévitable, comme un bienfait, pas plus pénible, pour nous être accordé plus tôt; cependant ce bienfait est craint et repoussé avec autant de soin que si c'était un piége que la prudence pût faire éviter. Parfois nous le désirons et l'implorons; quelquefois nous le cherchons à la pointe de notre épée; et cependant la mort n'en est pas moins une triste et hideuse fin à d'intolérables douleurs; elle n'est jamais la bienvenue, sous quelques formes qu'elle nous apparaisse.

«Il est étrange de dire que les enfans du plaisir, ceux qui ont joui outre mesure des voluptés, de la bonne chère, du vin et des richesses, sont ceux qui meurent avec le plus de calme, et avec moins de regret souvent que ceux qui n'ont eu que la misère pour héritage. Celui qui a connu tout ce qu'il y avait de beau et de nouveau dans la vie n'a plus rien à espérer, ni à regretter; et, excepté l'avenir (qui n'est pas envisagé par les hommes selon qu'ils sont bons ou méchans, mais selon que leurs nerfs sont plus ou moins irritables), ils n'ont rien à redouter: Le malheureux espère encore que ses maux finiront, et la mort, qu'il devrait regarder comme son amie, lui apparaît comme venant lui dérober les fruits du nouveau paradis qu'il avait sur la terre. Le lendemain allait le combler de tous les biens, il eût récompensé ses souffrances, et l'eût relevé de sa chute; le lendemain eût été le premier de ses jours où il n'eût plus soupiré ou maudit; mais de brillantes, de longues, de favorables années lui apparaissaient déjà à travers ses larmes: compensation de tant d'heures pénibles! le lendemain lui eût donné le pouvoir de gouverner, de briller, de frapper ou de sauver ses ennemis,—et cette prochaine aurore ne doit éclairer que sa tombe!

18. «Le soleil se couchait.—J'étais encore attaché au froid cadavre du cheval; je pensai que nous devions mêler ensemble nos restes poudreux: mes yeux obscurcis avaient besoin de la mort, je n'avais aucun espoir de délivrance; j'élevai mon dernier regard vers le ciel, et entre le soleil et moi je vis passer un corbeau aux aguets, qui pouvait à peine attendre que ses deux proies fussent mortes pour commencer à les dévorer. Il volait, se perchait, volait de nouveau, et chaque fois qu'il se déplaçait, il s'approchait plus près de nous. Je vis ses ailes battre à travers la lueur du crépuscule, et il s'approcha une fois si près de moi que j'aurais pu le frapper si j'en avais eu la force. Mais le faible mouvement de ma main, le léger remuement du sable et les soupirs mourans, à peine semblables à une voix, qui sortirent de ma poitrine, suffirent pour lui faire prendre son vol loin de nous.—

«Je n'en sais pas davantage:—mon dernier rêve est quelque chose d'une aimable étoile qui fixa de loin mes yeux appesantis, et vint à moi entourée de ses rayons voltigeans; c'est aussi quelque chose de froid, de lourd, de confus, de semblable aux mouvemens d'un nageur, d'une sensation obscure du retour de mes sens, et ensuite de leur nouvel anéantissement dans le calme de la mort, et puis une faible respiration, un léger tressaillement, une courte suspension de tout sentiment, une sensation de glace passant sur mon cœur, et des étincelles traversant mon cerveau,—une crispation des membres, un frémissement de souffrance, un soupir, et rien de plus.

19. «Je me réveillai.—Où étais-je?—Est-ce bien un visage humain qui me regarde? est-ce un toit qui me couvre? est-ce sur un lit que mes membres reposent? est-ce bien dans une chambre que je suis? est-ce bien un œil mortel qui veille sur moi avec tant de bienveillance? Je refermai les miens de nouveau, doutant que mes premières angoisses fussent passées et que cette apparition ne fût pas un songe. Une jeune fille, aux longs cheveux, et à la taille svelte, me veillait appuyée contre le mur de la chaumière. Je fus frappé du vif éclat de son regard au premier retour de ma pensée, car ses yeux noirs, sauvages et pleins de vivacité se fixaient sans cesse sur moi avec une expression de prière et de compassion. Je ne cessai de la contempler que lorsque je fus persuadé qu'elle n'était point une vision,—mais que je vivais et que je n'avais pas été laissé pour servir de pâture aux vautours. Et quand la jeune Cosaque me vit soulever enfin mes paupières appesanties, elle sourit.—J'essayai de parler,—mais ce fut vainement. Elle s'approcha de moi, et me fit signe du doigt et des lèvres que je ne devais pas m'efforcer de rompre le silence jusqu'à ce que j'eusse recouvré assez de force pour pouvoir articuler des paroles. Alors elle posa sa main dans la mienne, souleva le coussin qui supportait ma tête, s'éloigna sur la pointe des pieds, ouvrit doucement la porte, et murmura quelques paroles à voix basse.—Jamais voix ne fut si douce! le mouvement même de ses pieds était harmonieux! Mais ceux qu'elle avait appelés n'étaient pas encore réveillés: elle sortit tout-à-fait de ma chambre; mais, avant de me quitter, elle me jeta un autre regard, elle me fit un autre signe pour me dire que je n'avais rien à craindre; que tout, près de moi, était à mes ordres, et qu'elle ne serait pas long-tems sans revenir.—Pendant qu'elle fut absente, je fus affligé de me trouver seul.

20. «Elle revint avec sa mère et son père.—Qu'ai-je besoin de vous en dire davantage?—Je ne veux point vous fatiguer par le long récit de ce qui m'est arrivé depuis que je devins l'hôte des Cosaques. Ils m'avaient trouvé sans connaissance sur la plaine,—ils m'avaient rapporté à la hutte prochaine,—ils m'avaient rappelé à la vie,—moi,—qui devais un jour régner sur eux! Ainsi le vieil insensé qui s'efforça d'assouvir sa rage en raffinant sur mon supplice, m'envoya dans le désert, lié, nu, sanglant, seul, pour passer de là sur un trône.—Quel mortel peut deviner sa propre destinée?—Qu'aucun de nous ne se décourage; qu'aucun de nous ne désespère! Demain le Borysthène pourra voir nos coursiers paître en sûreté sur sa rive ottomane;—et jamais je n'aurai donné un salut de si bon cœur à un fleuve que lorsque nous serons retranchés derrière ses flots. Camarades, bonne nuit!»—

L'hetman s'étendit à l'abri du vieux chêne, sur le lit de feuillage qu'il s'était préparé d'avance, lit ni dur ni nouveau pour lui, qui prenait son repos partout où l'heure du sommeil venait à le surprendre; que lui importait le lieu?—ses yeux se fermaient aussitôt dans le sommeil.

Si vous vous étonnez que Charles ait oublié de le remercier de son histoire, lui ne s'en étonna pas:—il y avait déjà bien une heure que le roi dormait.


LE PRISONNIER

DE CHILLON.

SONNET SUR CHILLON.

Éternel génie de l'ame sur laquelle les chaînes n'ont point d'empire! Liberté! C'est dans les donjons que brille le plus ta lumière, parce que c'est dans le cœur que tu fais ta demeure, dans le cœur que ton amour seul peut enchaîner; et lorsque tes enfans sont jetés dans les fers, au milieu de l'enceinte ténébreuse de l'humide cachot, leur patrie triomphe par leur martyre et la gloire de l'indépendance trouve des ailes dans tous les vents. Ô Chillon! ta prison est un lieu saint, et son triste pavé un autel,—car il a été foulé par Bonnivard1, et chacun de ses pas y a laissé une trace comme si ton froid pavé eût été sensible à leur empreinte! Qu'aucune de ces traces ne s'efface! car elles en appellent à Dieu de la tyrannie de l'homme!

LE PRISONNIER

DE CHILLON.

1. Mes cheveux sont gris, mais ce n'est point l'effet des années; ils n'ont pas blanchi dans une seule nuit, comme ceux de quelques hommes, frappés par de soudaines terreurs2; mes membres sont courbés, non par le travail, mais rouillés et engourdis par un vil repos, car ils ont été la proie d'un cachot, et j'ai eu le sort de ceux à qui la terre et l'air sont refusés—comme un fruit défendu. Mais c'est pour la foi de mon père que j'ai subi les fers et courtisé la mort. Ce père reçut le martyre sur un chevalet, parce qu'il ne voulut pas abandonner ses croyances; ses enfans et ses parens, par la même cause, ont trouvé leur demeure dans l'obscurité de la mort. Nous étions sept; maintenant nous ne sommes plus qu'un: six étaient jeunes, et le septième était avancé en âge; ils sont morts comme ils avaient vécu, fiers de la furieuse persécution dont ils étaient l'objet: l'un expira dans le feu, et deux sur le champ de bataille; leur croyance a été scellée avec leur sang; mourant, comme leur père était mort, pour le Dieu que reniaient leurs ennemis. Trois furent jetés dans un cachot; de ces trois je suis le seul et dernier débris.

2. Il y a sept piliers de forme gothique dans les vieux et profonds cachots de Chillon; il y a sept colonnes épaisses et grisâtres, à peine éclairées par un rayon lourd et emprisonné du jour, par un rayon qui s'est égaré de sa route, et qui est venu tomber à travers les crevasses et les ouvertures de cette voûte épaisse, rampant sur le pavé humide comme la flamme météorique d'un marais. Il y a un anneau à chaque pilier, et à chaque anneau il y a une chaîne; cette chaîne est un fer qui ronge, qui dévore; car ses empreintes sont restées sur mes membres, comme des morsures qui ne s'effaceront pas avant que j'en aie fini avec ce nouveau jour, trop pénible pour mes yeux qui n'ont pas vu se lever le soleil depuis tant d'années,—je ne puis compter leur nombre; je l'oubliai le jour où mon dernier frère s'affaissa, et mourut en me laissant vivant à ses côtés.

3. Nous fûmes enchaînés chacun à une colonne de pierre; nous étions trois,—cependant chacun de nous était seul; nous ne pouvions nous mouvoir pour faire un seul pas, ou pour nous voir l'un l'autre. Une pâle et livide lumière nous rendait étrangers à nos regards. Ainsi nous étions réunis,—quoique séparés, les fers aux mains; mais l'angoisse dans le cœur. C'était pour nous une consolation dans la privation des purs élémens de la terre, d'entendre les paroles l'un de l'autre, et les encouragemens que nous nous adressions, soit par quelque nouvelle espérance, soit en récitant une vieille légende, ou en murmurant un chant héroïque; mais ces choses n'eurent bientôt pour nous plus d'attraits! Nos voix prirent un accent sinistre, comme un écho des sombres voûtes des cachots, un son aigre,—non plein et libre comme il était auparavant: c'était peut-être une illusion,—mais, pour moi, ces sons de voix ne semblaient plus être les nôtres.

4. J'étais le plus âgé des trois; et soutenir et consoler mes frères était un devoir pour moi:—je fis tout ce que je pus;—et chacun de nous en agissait de même. Le plus jeune, que mon père chérissait le plus, parce qu'il avait les traits de notre mère, avec des yeux bleus comme le ciel, attristait fortement mon ame. Et vraiment ne devait-elle pas être affligée de voir un si jeune homme dans une telle prisonA? car il était beau comme le jour (quand le jour était beau pour moi, ainsi que pour les jeunes aigles, libres sous les cieux), comme un des jours polaires, enfans du soleil, parés de neiges, qui ne voient son coucher qu'après la lumière d'un été, d'un long été sans sommeil. Ce jeune homme était aussi brillant et aussi pur; et dans sa gaîté d'esprit naturelle, il n'avait de larmes que pour les peines des autres; alors elles coulaient de ses yeux comme les torrens des montagnes, à moins qu'il ne pût soulager les maux qu'il souffrait de voir ici bas.

Note A: To see such bird in such a nest.

5. L'autre avait une ame aussi pure, mais il était né pour combattre avec son espèce. Fortement constitué et d'une trempe à faire la guerre au monde entier, il eût succombé avec joie au premier rang d'une armée en bataille;—mais il n'était point formé pour languir dans les fers. Son esprit indigné se flétrissait à leur retentissement. Je vis son courage décliner en silence, et peut-être le mien déclinait aussi insensiblement; cependant je m'efforçai de ranimer ces restes d'une famille si chère. Il était un chasseur des montagnes, et il avait souvent poursuivi le loup et le daim. Ce cachot était pour lui un gouffre; et ses pieds enchaînés, la suprême torture.

6. Le lac Léman baigne les murs de Chillon. Ses vagues épaisses y sont profondes de mille pieds; c'est ce qu'a fait connaître la sonde jetée du haut des blanches murailles de Chillon3, autour desquelles les vagues viennent se briser. Les murailles et les flots y forment une double prison,—et comme un tombeau vivant. Au-dessous du niveau de la surface du lac est creusé le cachot où nous étions détenus. Nous entendions nuit et jour le bruissement de ses vagues qui venaient frapper au-dessus de nos têtes. Et quand les vents d'hiver étaient soulevés et se jouaient avec délices dans l'immensité libre des cieux, j'ai senti l'écume des vagues qui se brisait à travers les barreaux. Alors le rocher paraissait ébranlé de leur choc; mais je sentais sans frayeur cet ébranlement, parce que j'aurais souri de voir la mort venant me délivrer de mes chaînes.

7. J'ai dit que mon frère puîné languissait; j'ai dit que son grand cœur était abattu. Il se dégoûta de cette vie de ténèbres et refusa sa nourriture, non pas à cause qu'elle était grossière, car nous étions accoutumés à la vie des chasseurs, et cela nous inquiétait peu. Le lait, que nous recevions autrefois de la chèvre des montagnes, était changé en une eau croupie des fossés; notre pain ressemblait à celui que les larmes des captifs ont mouillé pendant des milliers d'années, depuis que l'homme enferma pour la première fois ses semblables comme des brutes dans une prison de fer, Mais que nous faisaient ces privations? Elles n'avaient point abattu le cœur, ou les forces de mon frère. Son ame était tellement formée, qu'elle se serait rongée et engourdie dans un palais, si on lui avait refusé l'air libre, et la faculté de parcourir les pentes escarpées des montagnes. Mais pourquoi différer la vérité?—Il mourut. Je le vis expirer, et je ne pus soutenir sa tête, ni presser sa main mourante—ou glacée, quoique je fisse mille efforts pour m'approcher de lui, mais ils furent vains; je ne pus rompre ni dégager mes fers.—Il mourut.—Les geôliers lui ôtèrent ses chaînes et creusèrent pour lui une étroite fosse dans la froide terre de notre cachot. Je leur demandai comme une grâce d'enterrer son corps dans un endroit où la lumière du jour pût briller sur sa poussière.—C'était une folle pensée; mais je m'imaginai que même après sa mort l'ame née libre de mon frère ne pourrait reposer dans une telle prison. J'aurais pu m'épargner mon inutile prière.—Ils sourirent froidement—et l'enterrèrent là. Une terre aride et sans gazon recouvrait celui que nous avions tant aimé! Sa chaîne vide resta suspendue sur ses restes, monument digne d'un tel meurtre!

8. Mais lui, le favori et la fleur de notre famille, le plus chéri depuis sa naissance, qui portait dans ses beaux traits l'image de notre mère; l'enfant bien-aimé de toute sa famille; la plus chère pensée de son père martyr, mon dernier souci, pour lequel je cherchais à soutenir ma vie, afin de rendre la sienne moins malheureuse, et peut-être libre un jour; lui, aussi, qui avait conservé jusque-là un esprit naturel ou inspiré,—lui aussi fut frappé, et de jour en jour je le vis se flétrir et s'éteindre. O Dieu! c'est une chose effrayante de voir l'ame humaine déployer ses ailes sous quelque forme, de quelque mode que ce soit.—Je l'ai vue s'échapper par des flots de sang; je l'ai vue sur l'Océan irrité se débattre avec un mouvement puissant et convulsif; j'ai vu le lit effrayant du crime à l'agonie, délirant de ses terreurs: mais c'étaient là des scènes d'effroi;—L'agonie de mon frère n'eut rien de commun avec elles;—elle fut lente et sans remords. Il s'éteignit si calme, et si doucement, avec une langueur et une résignation si tranquilles, si pures, et sans verser de larmes, quoique plein de tendresse et de regret pour ceux qu'il laissait après lui! Avec tout cela cependant, il conserva une joue dont le coloris était comme une moquerie de la tombe, et dont les teintes disparurent doucement comme le rayon d'un arc-en-ciel;—ses yeux étaient si brillans qu'ils donnaient presque de la clarté au cachot. Pas un murmure,—pas une plainte sur sa mort prématurée;—quelques souvenirs de jours plus heureux, quelques espérances pour relever mon courage abattu, car j'étais absorbé dans un douloureux silence,—perdu dans cette dernière perte, la plus cruelle de toutes. Alors il voulut étouffer les soupirs de la nature affaiblie et défaillante; ces soupirs à peine exprimés devinrent de plus en plus rares. Je prêtai l'oreille; mais je ne pus rien entendre.—J'appelai, car j'étais délirant de terreur; je savais qu'il n'y avait plus d'espérance pour lui; mais mon effroi ne pouvait être maîtrisé. J'appelai, et je crus entendre un son.—Je brisai ma chaîne dans un violent transport, et me précipitai vers lui;—je ne le trouvai plus, je me débattais seul dans ce cachot ténébreux; je vivais seul,—seul je respirais encore l'air maudit de l'humide prison; le dernier,—le seul, le plus cher des anneaux de la chaîne qui me séparait de l'éternité, qui m'attachait encore à ma famille près de s'éteindre, était brisé dans ce lieu fatal! Un sur la terre, un dans la terre...; mes frères,—mes deux frères avaient cessé de vivre: je pris cette main qui reposait si tranquille, hélas! la mienne était déjà aussi froide!—Je n'avais pas la force de m'éloigner, mais je sentis que je vivais encore:—sentiment de délire quand nous apprenons que ce que nous aimions tant n'est plus! ne sera plus, jamais!—Je ne sais pourquoi je ne pus mourir,—je n'avais plus d'espérances terrestres.—Mais la foi me défendait de me donner une mort volontaire.

9. J'ignore ce qui m'arriva ensuite;—je ne l'ai jamais su.—La première chose fut la perte de la sensation de la lumière, de l'air, et ensuite de l'obscurité même. Je n'avais point de pensée, point de sentiment, point d'émotion;—j'étais comme une pierre parmi les pierres du cachot, et j'avais à peine la conscience de mon existence; j'étais comme un rocher de glace au milieu du brouillard; car tout était confus, noir, gris;—ce n'était pas la nuit,—ce n'était pas le jour; ce n'était pas même la lumière accoutumée du cachot si odieux à ma vue appesantie, mais un vide étouffant l'espace, une fixité—sans place, où il n'y avait ni astre,—ni terre,—ni tems,—ni contrainte,—ni changement,—ni vertu,—ni crime,—mais le silence! et un souffle imperceptible qui n'appartenait ni à la vie ni à la mort; un océan d'oisiveté stagnante, ténébreux, immense, silencieux et immobile!

10. Un rayon de lumière frappe mon esprit; c'était le chant joyeux d'un oiseau; il l'interrompait, puis le recommençait de nouveau; c'était le chant le plus doux que l'oreille eût jamais entendu, et la mienne en était reconnaissante, et mes yeux se portèrent de côté et d'autre avec une agréable surprise; ils ne s'aperçurent pas pour un moment que j'étais toujours le compagnon abandonné de la misère. Mes sens, par degrés confus, reçurent leurs impressions habituelles; je vis les murs et le pavé du cachot qui m'entouraient étroitement comme auparavant; je vis la lueur du soleil se glissant encore par les mêmes ouvertures; mais à travers ces crevasses s'était perché l'oiseau mélodieux, aussi vif, aussi confiant, et plus apprivoisé que s'il eût été sur un arbre; oiseau charmant aux ailes d'azur, au chant qui disait mille choses au cœur, et semblait les dire toutes pour moi! Je n'en avais jamais vu de son espèce, je ne verrai peut-être jamais son pareil: il semblait, comme moi, privé d'un compagnon; mais il n'était pas la moitié si désolé. Il était venu pour m'aimer lorsque personne ne vivait plus pour m'aimer ainsi, et ses chants de joie au bord de mon cachot m'avaient rappelé au sentiment et à la pensée. Je ne sais s'il était libre depuis peu, et s'il avait brisé les barreaux de sa prison pour venir se percher sur les miens; mais je connaissais trop bien les douleurs de la captivité, aimable oiseau! pour que j'aie pu désirer te ravir ta liberté; je ne sais si c'était un oiseau du paradis, venu pour me visiter; car,—que le ciel me pardonne cette pensée! elle me fit pleurer et sourire; j'imaginais quelquefois que ce pouvait être l'ame de mon frère descendue près de moi; mais enfin l'oiseau s'envola; alors c'était un être mortel,—me disais-je, car autrement il ne se serait pas ainsi envolé, et il ne m'eût pas laissé doublement seul;—seul comme le cadavre dans son linceul;—et seul,—comme un nuage solitaire, un nuage isolé dans un jour de soleil, tandis que tout le reste du ciel est serein; un brouillard dans l'atmosphère, qui ne devrait pas se montrer quand les cieux sont bleus, et que la terre est riante.

11. Une espèce de changement arriva dans ma destinée; mes geôliers prirent compassion de moi: je ne sais ce qui les avait faits ainsi; car ils étaient accoutumés aux soupirs de la douleur; mais ils étaient changés.—Ma chaîne brisée avec ses anneaux dispersés ne me fut pas imposée de nouveau; et j'eus la liberté de parcourir ma prison dans tous les sens; j'en usai largement, mais j'évitais, dans ma marche, de fouler les tombes de mes frères qui n'étaient couvertes que d'un peu de terre sans végétation; car si je me figurais que d'un pas inattentif je profanais leur couche tranquille, ma respiration s'arrêtait et devenait difficile, et mon cœur brisé tombait en défaillance.

12. Je creusai des marches dans la muraille; ce n'était point avec l'intention de m'échapper, car j'avais enseveli tout ce qui m'était cher, tout ce qui m'avait aimé sous une forme humaine, et la terre entière n'eût été dès-lors qu'une prison plus vaste pour moi. Je n'avais ni enfant,—ni père,—ni parent, ni compagnon de ma misère. La pensée de cet abandon, de cet isolement, me consolait; car cette même pensée avait égaré ma raison; mais j'étais curieux de monter aux barreaux de ma fenêtre, et d'attacher encore une fois le regard d'un œil aimant sur les hauteurs des montagnes.

13. Je les vis:—elles étaient les mêmes; elles n'avaient pas changé comme moi dans leurs aspects. Je vis leurs mille années de neige sur leurs sommets, leur grand lac à leur pied, et le Rhône bleu qui fuyait rapide. J'entendis les torrens tomber, se briser sur les rochers creusés par leurs eaux, et sur les buissons déchirés; je vis la ville éloignée aux blanches murailles, et des voiles plus blanches glisser sur les eaux du lac. Il y avait aussi là une petite île4, qui me souriait en face, la seule que je pusse voir; petite île couverte de verdure, et qui ne me paraissait guère plus grande que le pavé de ma prison; mais il y avait dans cette île trois arbres élevés, et elle était agitée par la brise des montagnes, et les eaux jouaient autour d'elle, et sur sa surface croissaient de jeunes fleurs de couleurs et de parfums les plus agréables. Les poissons nageaient près des murs du château, et ils semblaient joyeux de leurs ébats. L'aigle volait sur l'aile de l'ouragan, et son vol ne m'avait jamais paru si élevé. De nouvelles larmes remplirent mes yeux; je me sentis troublé,—et j'aurais désiré volontiers que je n'eusse pas abandonné ma chaîne. Lorsque je descendis des barreaux, l'obscurité de ma sombre demeure tomba sur moi comme un poids accablant. Ce fut comme un tombeau nouvellement creusé, qui se ferme sur la personne que nous avions cherché à arracher à la mort, et cependant mes yeux, trop fatigués de leur dernière contemplation, avaient besoin d'un tel repos.

14. Les mois, les années, les jours pouvaient s'écouler; je n'en tenais nul compte,—je n'en gardais pas de souvenirs. Je n'avais plus d'espérance d'ouvrir encore mes yeux au grand jour, et d'éclaircir leur voile affreux. Enfin des hommes vinrent pour me rendre libre; je ne leur demandai pas pourquoi, ni où ils devaient me conduire: j'étais devenu, à la longue, indifférent à être enchaîné, ou à être libre. J'avais appris à aimer le désespoir. Ainsi quand ces hommes apparurent pour me délivrer, et que tous mes liens furent enlevés, ces murs sombres et lourds étaient devenus pour moi comme un ermitage,—qui m'appartenait tout entier! J'éprouvai presque autant de regrets à m'en séparer que si l'on m'eût arraché d'un second toit paternel. J'avais formé des liens d'amitié avec des araignées, et je les suivais dans leur obscur voyage; j'avais vu la souris jouer au clair de lune; pourquoi n'aurais-je pas été sensible à leur perte? Nous étions tous habitans du même lieu, et moi, le roi de toutes les races, j'avais le pouvoir de les tuer.—Cependant, chose étrange à dire! nous étions accoutumés à vivre en paix.—Mes chaînes et moi étions devenus amis, tant une longue communauté de rapports influe sur les êtres, et fait de nous ce que nous sommes!—Je recouvrai même ma liberté avec un soupir.

FIN DU PRISONNIER DE CHILLON.

NOTES DU PRISONNIER DE CHILLON.

RetourNOTE 1, SONNET.

François de Bonnivard, fils de Louis de Bonnivard, originaire de Segnel et seigneur de Lunes, naquit en 1496; il fit ses études à Turin: en 1510, Jean-Aimé de Bonnivard, son oncle, lui résigna le prieuré de Saint-Victor, qui aboutissait aux murs de Genève, et qui formait un bénéfice considérable.

Ce grand homme (Bonnivard mérite ce titre par la force de son ame, la droiture de son cœur, la noblesse de ses intentions, la sagesse de ses conseils, le courage de ses démarches, l'étendue de ses connaissances et la vivacité de son esprit); ce grand homme, qui excitera l'admiration de tous ceux qu'une vertu héroïque peut encore émouvoir, inspirera encore la plus vive reconnaissance dans le cœur des Génevois qui aiment Genève. Bonnivard en fut toujours un des plus fermes appuis: pour assurer la liberté de notre république, il ne craignit pas de perdre souvent la sienne, il oublia son repos, il méprisa ses richesses; il ne négligea rien pour affermir le bonheur d'une patrie qu'il honora de son choix: dès ce moment, il la chérit comme le plus zélé de ses citoyens. Il la servit avec l'intrépidité d'un héros, et il écrivit son histoire avec la naïveté d'un philosophe et la chaleur d'un patriote.

Il dit, dans le commencement de son histoire de Genève, que, dès qu'il eut commencé de lire l'histoire des nations, il se sentit entraîné par son goût pour les républiques, dont il épousa toujours les intérêts; c'est ce goût pour la liberté qui lui fit sans doute adopter Genève pour patrie. Bonnivard, encore jeune, s'annonça hautement comme le défenseur de Genève, contre le duc de Savoie et l'évêque.

En 1519, Bonnivard devint le martyr de sa patrie: le duc de Savoie étant entré dans Genève avec cinq cents hommes, Bonnivard craignit le ressentiment du duc; il voulut se retirer à Fribourg pour en éviter les suites; mais il fut trahi par deux hommes qui l'accompagnaient et conduit par ordre du prince à Groler, où il resta prisonnier pendant deux ans. Bonnivard était malheureux dans ses voyages: comme ses malheurs n'avaient point ralenti son zèle pour Genève, il était toujours un ennemi redoutable pour ceux qui la menaçaient; et par conséquent, il devait être exposé à leurs coups. Il fut rencontré en 1530, sur le Jura, par des voleurs qui le dépouillèrent, et qui le mirent entre les mains du duc de Savoie: ce prince le fit enfermer dans le château de Chillon, où il resta sans être interrogé jusqu'en 1536: il fut alors délivré par les Bernois, qui s'emparèrent du pays de Vaud.

Bonnivard, en sortant de sa captivité, eut le plaisir de trouver Genève libre et réformée: la république s'empressa de lui témoigner sa reconnaissance, et de le dédommager des maux qu'il avait soufferts: elle le reçut bourgeois de la ville, au mois de juin 1536; elle lui donna la maison habitée autrefois par le vicaire général, et lui assigna une pension de deux cents écus d'or, tant qu'il séjournerait à Genève. Il fut admis dans le conseil des deux-cents, en 1537.

Bonnivard n'avait pas fini d'être utile: après avoir travaillé à rendre Genève libre, il réussit à la rendre tolérante. Bonnivard engagea le conseil à accorder aux ecclésiastiques et aux paysans un tems suffisant pour examiner les propositions qu'on leur faisait: il réussit par sa douceur: on prêche toujours le christianisme avec succès quand on le prêche avec charité.

Bonnivard fut savant: ses manuscrits qui sont dans la bibliothèque publique, prouvent qu'il avait bien lu les auteurs classiques latins, et qu'il avait approfondi la théologie et l'histoire. Ce grand homme aimait les sciences, et il croyait qu'elles pouvaient faire la gloire de Genève; aussi il ne négligea rien pour les fixer dans cette ville naissante; en 1551, il donna sa bibliothèque au public: elle fut le commencement de notre bibliothèque publique; et ces livres sont en partie les rares et belles éditions du quinzième siècle, qu'on voit dans notre collection. Enfin, pendant la même année, ce bon patriote institua la république son héritière, à condition qu'elle emploierait ses biens à entretenir le collége dont on projetait la fondation.

Il paraît que Bonnivard mourut en 1570; mais on ne peut l'assurer, parce qu'il y a une lacune dans le nécrologue, depuis le mois de juillet 1570 jusqu'en 1571.

RetourNOTE 2, STANCE 1.

Ludovico Sforza, et d'autres. On assure la même chose de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI, mais non dans un aussi court espace de tems. Le chagrin, dit-on, a le même effet: c'est à celui-ci, et non pas à la crainte, que le changement de couleur des cheveux de la reine doit être attribué.

RetourNOTE 3, STANCE 6.

Le château de Chillon est situé entre Clarens et Villeneuve; celle-ci est à une extrémité du lac de Genève. Sur la gauche de Chillon sont les embouchures du Rhône, et sur le côté opposé sont les hauteurs de Meillerie et la chaîne des Alpes au-dessus de Boveret et Saint-Gingo.

Près de là est une colline d'où se précipite un torrent. Le château est baigné par le lac, qui, dans cet endroit, a été sondé à la profondeur de 800 pieds. Le château renferme dans son intérieur un rang de donjons ou prisons dans lesquelles les premiers réformateurs, et postérieurement les prisonniers d'état, furent renfermés. À travers une des voûtes on voit encore une poutre noircie par le tems, sur laquelle on nous assura que les criminels étaient originairement exécutés. Dans les cellules ou cachots sont sept piliers, ou plutôt huit, l'un étant à moitié caché dans les murs. À quelques-uns de ces piliers sont fixés des anneaux auxquels étaient attachées des chaînes et les personnes enchaînées. On voit encore sur le pavé la trace des pas de Bonnivard; il y fut enfermé pendant un grand nombre d'années.

C'est près de ce château que Rousseau a placé la catastrophe de son Héloïse. C'est la scène où Julie, voulant retirer du lac un de ses enfans, tomba elle-même dans les flots: le bouleversement causé par cet accident et la maladie qu'il fit naître furent la cause de sa mort.

Le château est vaste, et on l'aperçoit sur le bord du lac, d'une grande distance. Ses murs sont blancs.

RetourNOTE 4, STANCE 13.

Entre les embouchures du Rhône dans le lac, et Villeneuve, non loin de Chillon, est une très-petite île; la seule que j'aie pu apercevoir dans mes fréquentes excursions sur le lac, que j'ai parcouru en tous sens et dans toute sa circonférence. Elle contient un petit nombre d'arbres (je ne crois pas qu'il y en ait plus de trois), et par son isolement comme par son exiguïté, elle produit à la vue un effet tout particulier.

Lorsque je composai le poème précédent, je n'étais pas suffisamment instruit de l'histoire de Bonnivard; autrement je me serais efforcé de rendre mon sujet digne de sa mémoire, en essayant de célébrer son courage et ses vertus. On aura trouvé des détails sur sa vie dans une noteA ajoutée au Sonnet sur Chillon (qui précède ce poème et que Byron composa plus tard). Je la dois à la complaisance d'un citoyen de la république de Genève, qui est encore fier de la mémoire d'un homme digne des plus beaux siècles de l'antique liberté.

Note A: Cette note est la première de cette série.

FIN DES NOTES DU PRISONNIER DE CHILLON.






End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron. Tom
 troisième., by George Gordon Byron

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assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.