The Project Gutenberg EBook of Apologues modernes, à l'usage du Dauphin, by Sylvain Maréchal This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Apologues modernes, à l'usage du Dauphin premières leçons du fils ainé d'un roi Author: Sylvain Maréchal Release Date: June 19, 2008 [EBook #25839] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APOLOGUES MODERNES *** Produced by Laurent Vogel, Hugo Voisard, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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Aux femmes & aux rois,
Il faut parler par Apologues.
À BRUXELLES.
1788.
PROMÉTHÉE.
Jusqu'à présent les mythologues ont mal raconté l'histoire allégorique de Prométhée. Voici le fait: Cet ingénieux artiste de l'antiquité ayant pétri de l'argile dans de l'eau, en composa plusieurs figures d'hommes qu'il anima avec le feu élémentaire. Il se complaisoit dans son ouvrage, comme un pere dans ses enfans. Tout alla d'abord assez bien. Mais un jour, en rentrant dans son attelier, quel spectacle s'offre aux yeux de Prométhée. Ces hommes à qui il avoit donné une même existence, & qu'il avoit formé du même limon, se prirent de querelle entr'eux pendant son absence: en sorte qu'ils s'étoient battus & mutilés les uns les autres. Ils avoient fait pis encore. Quelques-uns profitant du désordre général, (p. 006) soit par ruse, soit par force ou autrement, s'étoient soumis leurs semblables au point que ceux-ci, prosternés à leurs pieds, osoient à peine lever les yeux, & leur obéissoient au premier geste. Que vois-je! dit Prométhée en fureur. J'avois cru faire des hommes, & non des esclaves & des maîtres. Maudite engeance! Je vous avois créés tous égaux. Avec le souffle de la vie, je vous avois animé aussi de l'esprit de la liberté! Vous avez donc laissé éteindre ce flambeau. Allez! Je vous renie pour mes enfans. Je vous abandonne à votre mauvaise destinée, & me répens de mon ouvrage.
Prométhée les quitta en effet, & se retira sur le Mont-Caucase. Mais son cœur emporta avec lui le trait qui l'avoit déchiré. Le remords d'avoir donné naissance à des esclaves, en créant les hommes, le consuma lentement & lui fit souffrir une douleur pareille à celle que souffriroit un malheureux dont les entrailles renaîtroient, lascérées sous la dent d'un vautour.
LE TOCSIN.
En ce tems-là; un étranger, en entrant dans la capitale d'un grand Empire, entendit sonner pendant long-tems le tocsin. Il interrogea les gens de la ville pour savoir quel malheur étoit arrivé. Y auroit-il quelque part un incendie?
Non, lui répondit quelqu'un; mais nous célébrons la naissance d'un prince qui peut-être un jour, ajouta-t-il à voix basse, sera un incendiaire. La même cloche devoit servir à annoncer deux événemens à-peu-près semblables. Il y a cependant cette différence entr'eux: c'est qu'on a établi des corps de pompes pour éteindre les incendies; mais on n'a pas encore promulgué un corps de loix pour arrêter les incendiaires.
L'ÉPREUVE.
En ce tems-là; il étoit un roi orgueilleux qui se croyoit pétri d'un autre limon que ceux qui vouloient bien lui obéir. Le sénat, placé entre lui & le peuple pour servir de médiateur, s'assembla, & convint de lui faire une remontrance à ce sujet. La reine étoit enceinte, & prête d'accoucher. Un vieux magistrat se leva du milieu de l'assemblée, & proposa l'expédient suivant, pour corriger le prince. Au moment de la naissance de l'enfant royal, on présentera au pere trois enfans nés à la même heure, & on lui laissera le soin de choisir quel est le sien. On lui dira en même-tems que, puisque les rois & leurs successeurs naissent pour le trône, pétris d'un autre limon que le reste de leurs sujets, il n'aura point de peine à distinguer l'enfant royal qui lui appartient. Le roi furieux, mais fort embarrassé, hésita long-tems, & choisit enfin pour son fils le fils du concierge du château. Alors le chef du sénat lui dit: Si l'œil du pere balance, & même se trompe sur le choix de son propre enfant, avouez, prince, que le fils du pâtre naît l'égal du (p. 009) fils du roi; qu'un homme ne peut se dire roi-né; qu'il ne sort pas du ventre de sa mere, tout coëffé d'une couronne; que c'est le peuple qui la confie à qui bon lui semble; en un mot, qu'un souverain n'est que primus inter pares.
LE ROI GARDEUR DE COCHONS.
En ce tems-là; un jeune roi étoit enclin à la débauche, même à la crapule; c'étoit un vice héréditaire. Les états-généraux, tuteurs-nés du souverain, qui n'étoit jamais émancipé pour eux, s'assemblerent & concerterent un moyen de corriger le jeune prince. Un jour qu'il s'étoit livré tout entier à son penchant ignoble, plongé dans un profond sommeil, on se saisit de sa personne royale; & de son palais, on le transporta tout endormi dans une étable, sur une litiere. À son réveil, le jeune prince put à peine en croire ses yeux. Il ne sait s'il rêve encore. Il ne retrouve plus son trône, sa couronne, son sceptre, ni ses maîtresses pour le caresser, ni ses valets pour le servir, ni ses flatteurs pour l'exciter à de nouveaux excès. Il veut commander; des pâtres prévenus accourent (p. 010) à sa voix, & le traitent sur le pied de la plus parfaite égalité. En vain le prince menace & réclame son autorité. On l'accuse d'avoir la tête aliénée, & on l'entraîne, malgré lui, à la garde du plus vil des troupeaux. Enfin, après quelques jours de cette épreuve, on saisit un moment de sommeil pour le replacer sur son trône. Le Prince ne fut point tout-à-fait dupe de tout cela; mais il n'eut pas le bon esprit de profiter de la leçon tacite. Il retomba bientôt dans son vice héréditaire. Alors les états-généraux conclurent à le dépouiller tout-à-fait de sa dignité, pour laquelle il ne paroissoit pas né; & le condamnerent, tout de bon, à passer le reste de ses jours au milieu du vil troupeau dont il avoit les mœurs.
LE ROI NAIN.
En ce tems-là; un prince souverain mettoit sa vanité à ne composer son nombreux domestique que de valets de la plus haute taille. Il n'eut qu'un fils, lequel avoit une stature qui n'étoit précisément élevée qu'autant qu'il en falloit pour qu'il ne fût pas tout-à-fait un nain. À la mort de son (p. 011) pere, le fils régnant à son tour, signala les premiers jours de son regne par substituer un peuple de nains à tous ces grands valets qui blessoient depuis trop long-tems sa vue & son amour-propre. Ne voyant autour de lui que de petits hommes, il ne tarda pas à oublier qu'il y en avoit de plus grands que lui, qui en effet étoit le plus haut de tous ceux qui le servoient. Malgré toutes les précautions qu'on prenoit pour qu'il ne se présentât à ses yeux que des hommes encore plus petits que lui, un grand homme vint à bout de pénétrer dans son palais, & jusqu'en sa présence. Il fut traité de monstre, & mis comme tel dans la ménagerie du prince.
LEÇON D'ARCHITECTURE.
Comment appelle-t-on ces figures humaines qui servent de colonnes pour soutenir l'architrave de ce palais? demanda un jour un jeune prince à son gouverneur.
On les appelle Cariatides.
Que veut dire ce mot?
C'est le nom des habitans de la Carie.
(p. 012) Pourquoi avoir donné cette forme & ce nom à ces pilastres?
Pour éterniser le châtiment de ce peuple traître, qui s'étant ligué avec les Perses contre ses freres, les autres Grecs, fut passé au fil de l'épée; on réduisit les femmes en servitude.
Les architectes modernes, qui n'avoient pas le même motif que les anciens de conserver cet ordre, en firent cependant usage dans une autre intention. Comme ces figures colossales ne s'emploient ordinairement qu'aux palais des rois, les rois ne peuvent jetter les yeux sur leurs palais, sans réfléchir que leurs sujets ressemblent aux Cariatides qui soutiennent le balcon où ils se promenent. Si la charge est trop lourde, le peuple ploye & se brise; mais, dans sa chûte, il entraîne ceux qui pesoient sur lui.
LEÇON D'ARITHMÉTIQUE.
En ce tems-là; un jeune roi très-jeune en étoit encore aux élémens de l'arithmétique. Son maître de mathématiques, qui n'étoit point un courtisan, lui donna un jour cette leçon.
(p. 013) Un roi, par exemple, est dans son royaume, comme l'unité: s'il se trouvoit tenté de ne regarder chacun de ces sujets que comme un zéro, on pourroit lui faire observer que ce sont les zéros qui donnent une valeur à l'unité. Plus on les multiplie, plus l'unité compte. L'unité, réduite à elle-même, ne seroit rien. Elle leur doit tout ce qu'elle vaut. Il y a pourtant cette différence importante entre les zéros en politique & les zéros en arithmétique, c'est que les derniers ne peuvent entrer en compte sans l'unité qui leur donne une existence, & de laquelle ils ne peuvent se passer. Les premiers, au contraire, font tout pour l'unité qui ne fait presque rien pour eux.
LA LEÇON D'ARMES.
En ce tems-là; un roi apprenoit à faire ce qu'on appelle des armes, & il n'étoit pas des plus adroits; presque toutes les fois qu'il s'escrimoit, il se blessoit lui-même, ou blessoit ceux contre qui il tiroit. Quelqu'un présent à ses exercices, osa bien lui dire un jour:
Prince, croyez-moi, défaites-vous de votre (p. 014) sceptre, comme de votre épée; car il est encore bien plus difficile de porter l'un que de manier l'autre; & les coups de mal-adresse sont d'une bien plus grande conséquence.
COURS D'ANATOMIE.
En ce tems-là; un jeune roi, enclin au despotisme, parut desirer faire son cours d'anatomie. Le sénat ordonna qu'on lui en feroit les démonstrations sur le squelette d'un tyran nagueres décapité juridiquement. Le jeune prince en fut prévenu dès les premieres leçons; & ce cours lui valut un traité de morale.
L'ÉLEVE EN CHIRURGIE.
En ce tems-là; un jeune Roi, qui ne respiroit que la guerre, fut fait prisonnier. Le vainqueur généreux, (p. 015) pour toute satisfaction, obligea le jeune prince captif d'assister, en qualité d'éleve, au pansement d'un hôpital d'armée: puis on le renvoya à ses sujets, qui applaudirent tout bas à la leçon.
LA STATUE RENVERSÉE.
En ce tems-là; un prince ombrageux se promenant dans une place publique de sa capitale, apperçut sa statue renversée.
Quel est le téméraire qui m'a fait cet outrage? Qu'il meure!
Prince, lui répondit-on, c'est le tonnerre.
LES DEUILS DE COUR.
En ce tems-là: j'entrai un jour dans la capitale d'un grand empire. Les habitans étoient en (p. 016) deuil. Hommes & femmes, tous étoient vêtus de laine. La soie, l'or & les pierreries avoient disparu. Jusqu'aux armes, tout avoit pris la livrée de la tristesse. Inquiet de ce spectacle, je pris des informations!
De quelle calamité la ville est-elle affligée, ou menacée? A-t-elle perdu son roi, sa reine, quelques-uns des princes de la race impériale? Et ces princes valent-ils les frais & les incommodités du deuil?
Non, me répondit un citoyen. Un souverain du fond du nord vient de mourir, & on porte son deuil.
Il a donc rendu de grands services à la nation?
Au contraire, il lui a enlevé une province entiere, & n'a accordé la paix que faute de combattans.
Et c'est pour un tel prince qu'un peuple étranger au mort, couvre ses habits de pleureuses! En ce cas, que fait-il, quand il a perdu son propre roi, ou quelques grands hommes?
Le plus grand philosophe est mort à la même époque; mais, loin de lui accorder les honneurs d'un deuil public, on refusa à ses mânes ceux de la sépulture.
L'IMPÔT SUR LE SOMMEIL.
Il étoit une fois un roi (c'est ainsi qu'en ce tems-là on étoit convenu par décence d'appeller un tyran). Il étoit un roi qui proposa, en plein conseil, un prix à celui qui imagineroit quelque nouvel impôt. On en avoit déjà tant créé, que le cerveau le plus fécond des plus intrépides ministres de la finance étoit épuisé. Un des membres du conseil opina pour lever un impôt sur l'ombre que donnent les arbres aux pauvres gens de la campagne. Le roi, émerveillé d'une telle invention, se préparoit déjà à couronner l'inventeur, & même à lui donner la régie de ce nouveau droit, lorsqu'un autre conseiller se leva, & dit: mais, quand il ne fait plus de soleil, & sur-tout en hiver, il seroit aussi par trop injuste de faire payer l'ombre même dont on seroit privé; il faut de l'équité en tout. Je serois plutôt d'avis de lever une imposition sur le sommeil[1]; taxe d'autant plus importante, qu'on dort tous les jours, & qu'en outre, (p. 018) dans un cas urgent, sa majesté pourroit ordonner à ses sujets l'usage des narcotiques.
Sa majesté leva les mains au ciel, en admirant toute l'étendue, toutes les ressources du génie de l'homme, & fit son favori du conseiller qui avoit si heureusement opiné.
LES TROIS GAMBADES.
En ce tems-là: un sage, député de sa province auprès du souverain, pour en obtenir la cessation d'un impôt, fut admis à l'audience à son tour. Le souverain, bien jeune encore, répondit à la requête en ces termes:
Je vous accorderai tout ce que vous me demandez, si vous consentez à déroger, pour un moment, à la gravité de votre personnage, en vous résolvant à faire trois gambades en présence de toute ma cour.
Le notable répliqua:
Prince! je ne suis pas plus familiarisé avec les gambades d'un singe, qu'avec les courbettes d'un courtisan. Puisque l'impôt ne tenoit qu'à cela, les gens de votre suite m'acquitteront de reste. Mais (p. 019) choisissez de commander à des hommes, ou à des singes. Le même roi ne peut l'être des uns & des autres à la fois.
LA LAMPE ET L'HUILE.
En ce tems-là: un jeune souverain, ami du faste, multiplioit tous les jours les impôts. Le sénat lui fit enfin des remontrances; il se contenta de répondre:
Pour éclairer, la lampe a besoin d'huile.—Sans doute, reprit courageusement le chef de la magistrature; mais il ne faut point d'huile par-dessus les bords de la lampe: il suffit que la mêche en soit imbibée; elle s'éteindroit, si elle en étoit inondée.
LA REMONTRANCE.
En ce tems-là; un jeune prince, oubliant les principes de son éducation, à peine monté sur le (p. 020) trône, vouloit envahir une petite province qui touchoit à ses frontieres, & dont les habitans, à l'abri sous les haillons de la pauvreté, avoient jusqu'alors vécu libres.
L'ancien gouverneur du nouveau monarque, instruit des mauvais desseins qu'on lui suggéroit, résolut de faire usage de l'ascendant que le tems n'avoit pas encore pu lui faire perdre sur l'esprit de son éleve. Il le pria de l'accompagner sur le sommet d'une haute montagne qui dominoit le palais impérial. Arrivés-là tous deux, le gouverneur dit à son éleve: remarquez-vous combien les objets d'ici perdent de leur volume. Vous avez les yeux moins fatigués que les miens; dites-moi si vous appercevez le petit canton contre lequel vous vous proposez de conduire une partie de votre armée.
Non, mon ami, dit le jeune prince. Je vous avoue que je ne puis le distinguer. Il est comme perdu dans la foule des objets qui s'offrent ici à nous de toutes parts.
O mon auguste éleve, reprit le gouverneur; la conquête d'un petit coin de terre, à peine sensible, peut-elle avoir assez de charmes, peut-elle devenir un objet assez important pour votre gloire? Cette conquête ajoutera-t-elle un fleuron de plus à votre couronne? Croyez-moi, laissez en paix vos voisins; souffrez qu'ils vivent libres, à l'ombre de votre trône; & ne convertissez pas pour eux votre sceptre (p. 021) en verge de fer. Ils perdroient tout, & vous n'y gagneriez presque rien.
LA CONSULTATION.
En ce tems-là: un souverain jeune encore consulta un philosophe en ces termes: qui m'empêcheroit de prétendre aux honneurs divins? Un homme, comme moi, le mérite peut-être tout autant que les animaux & les plantes de l'Égypte & d'ailleurs. Ainsi donc, un édit proclamé aujourd'hui me vaudra demain des autels & de l'encens.
Prince! lui répondit l'ami de la sagesse, croyez-moi, les plantes & les animaux ont joui des honneurs divins en Égypte, peut-être parce qu'ils ne les ont pas demandés aux hommes. Car il se pourroit bien que les hommes fussent aussi avares d'encens exigé ou mérité, qu'ils sont prodigues d'encens volontaire & gratuit.
LES TROUS ET LES TACHES.
En ce tems-là: un philosophe fut un jour mandé à la Cour. C'est bien ici le cas, dit-il en partant, de prendre mon manteau. De son côté, le prince, pour le recevoir, s'étoit aussi revêtu du sien, afin de lui en imposer davantage.
En présence l'un de l'autre, le roi dit au philosophe, après l'avoir examiné de la tête aux pieds:
Homme sage! votre manteau a des trous.
Le sage, examinant le roi à son tour, lui répliqua:
Prince, le vôtre a des taches.
LA MÉPRISE.
En ce tems-là: un sage fut mandé au palais d'un souverain. Il y va. Les portes des appartemens (p. 023) étoient ouvertes. Il entre jusqu'à ce qu'il rencontre à qui parler. Il s'arrête & converse avec deux ou trois personnages couverts d'or. Après quelques momens d'entretien, il leur dit: Le tems m'est cher, faites-moi parler à votre maître.—Le sage s'étoit mépris; au maintien & au langage du maître & de ses courtisans, il les avoit pris pour des valets.
LE LEVER DU ROI.
En ce tems-là: un sage, sous les dehors d'un courtisan, fut admis au lever d'un roi. Quand son tour d'amuser sa majesté fut arrivé, il lui dit: Il étoit une fois un roi qui, à son avénement au trône, fit enlever de l'intérieur de son palais toutes les horloges & autres instrumens propres à marquer le tems. Il partagea sa besogne de roi en vingt-quatre parties égales; vingt-quatre ministres choisis & éprouvés venoient tour-à-tour lui annoncer l'heure de la journée, en lui proposant un nouveau travail.
Ce souverain ne dormoit donc pas, dit au conteur sa majesté écoutante?
(p. 024) Non, prince! ce roi ne dormoit point. Il pensoit que, pour être bon roi, il falloit avoir la faculté de ne point dormir.
Mais cela est impossible, reprit sa majesté écoutante. Je n'aurois point accepté la couronne à ce prix. Regner, pour ne point dormir!...
Aussi, répliqua le faux courtisan, ce n'est qu'un conte à dormir debout que je fais à sa majesté.
LES SPECTACLES DE LA COUR.
Un souverain nourrissoit ses histrions avec le pain de ses pauvres sujets; il faisoit plus: il contraignoit ses pauvres sujets à jeun à venir applaudir aux chants & aux gestes de ses virtuoses engraissés de leurs sueurs. Un jeune étranger, témoin des fêtes brillantes qui se donnoient à la cour du roi, s'en retournoit émerveillé. Le bon prince, s'écrioit-il! Il daigne partager ses plaisirs avec tout son peuple. Oui, dit quelqu'un, cette nation seroit la plus heureuse de la terre, si elle n'avoit que des yeux & des oreilles: il ne lui manque que du pain.
LES RÉJOUISSANCES PUBLIQUES.
En ce tems-là: c'étoit la fête du roi; il fit afficher des placards dans tous les carrefours de chaque ville de son empire:
Aujourd'hui, fête du monarque; deux fontaines de vin couleront dans toutes les places publiques, depuis le lever du jour jusqu'au milieu de la nuit. Que notre bon roi est généreux! disoit le peuple.
Un homme, qui se trouvoit pour lors dans la foule, s'écria:
Malheur au peuple dont le roi est généreux! Le roi ne peut donner que ce qu'il a pu prendre à son peuple. Plus le roi donne, plus il a pris au peuple. On n'est point avare du bien d'autrui.
VERSAILLES ET BICÊTRE.
En ce tems-là: c'étoit la fête d'un prince; il avoit daigné ouvrir au peuple les portes de son (p. 026) palais; & les plébéiens s'y précipitoient en foule. Ils n'avoient pas assez d'yeux, ils ne les avoient pas assez grands, pour voir & admirer la magnificence & la richesse des ameublemens. Ils osoient à peine poser le pied sur les tapis précieux; & ils se gardoient bien d'approcher trop près des glaces, dans la crainte de les ternir par leur haleine. Un homme, au milieu de la foule, étudioit en silence les passions diverses du cœur humain. L'admiration stupide de tous ces individus l'indigna à la longue; il ne put s'empêcher de leur dire, en haussant les épaules:
Eh! mes amis! ne vous extasiez pas tant sur le sort du maître de ce palais. Rien ici n'est à lui. Il n'est heureux que de vos bienfaits; il ne vit que d'emprunts. Qui est-ce qui lui a coulé ces glaces superbes? Ce sont des manufacturiers pris d'entre vous. Qui est-ce qui lui a sculpté ces lambris; qui est-ce qui les a revêtus d'or? Ce sont des artistes pris d'entre vous. Qui est-ce qui lui a dressé ce lit voluptueux? Ce sont des ouvrieres habiles d'entre vous. Qui est-ce qui a tiré de la carriere les matériaux qui composent ce temple du luxe; qui est-ce qui les a taillés & posés à leur place? Ce sont des gens robustes d'entre vous. Si chacun de vous emportoit d'ici son ouvrage, le maître de céans se trouveroit plus pauvre & plus embarrassé que chacun de vous. Il vous donne du pain pour toute cette besogne. Mais pourquoi en mange-t-il plus (p. 027) que vous, & de meilleur que le vôtre; & pourquoi ne le gagne-t-il pas comme vous à la sueur de son front? Il est votre égal, & il croit vous faire une grace, & s'acquitter, en vous admettant dans ce palais bâti par vous..... Voilà, mes amis, ce qui devroit vous ébahir.....
WESTMINSTER.
Les rois d'Angleterre sont couronnés & inhumés à l'abbaye de Westminster. C'est une assez bonne leçon qu'on pourroit donner aux monarques, que de leur faire remarquer ce rapprochement dans lequel peut-être on n'a mis aucune intention; mais il faut profiter de tout, pour faire naître des pensées salutaires dans l'esprit aride ou récalcitrant de la plupart des rois. On pourroit donc leur dire: Princes! songez que là où vous prenez la couronne, vous devez la déposer, peut-être plus vîte que vous ne pensez. Mais n'attendez pas ce moment pour la nétoyer des souillures que vous auriez pu lui faire contracter. Sur-tout ne la teignez pas du sang de vos peuples. Tôt ou tard, vous en seriez puni; craignez que le peuple, las (p. 028) de souffrir un roi despote, tandis qu'il peut se passer même d'un bon roi, ne vous remene au lieu où il vous a couronné; mais s'il vous y mene une fois, songez que ce sera pour n'en jamais sortir.
LA STATUE D'ALEXANDRE.
En ce tems-là: quelqu'un fatigué d'une longue course dans un parc d'une vaste étendue, s'assit sur une statue renversée. Ce ne fut qu'en se levant qu'il s'apperçut qu'il s'étoit reposé sur la statue d'Alexandre. Je ne m'attendois pas, s'écria-t-il, que je devrois un moment de repos au plus grand perturbateur du genre humain.
L'UTILITÉ DES STATUES D'UN TYRAN.
En ce tems-là: un mauvais roi se fit dresser une statue colossale; & ses sujets, épuisés d'impôts, (p. 029) murmuroient toutes les fois qu'ils passoient au pied de ce monument. Quelqu'un, voyageant vers le milieu du jour, se reposa sur les degrés du piedestal, à l'ombre de la statue, & dit assez haut pour être entendu: Béni le prince dont l'effigie seule est déjà un bienfait.—C'est un tyran, lui répondit un citadin à l'oreille, & ce bronze est composé de la dépouille du pauvre.—Le voyageur répliqua, en se levant: le méchant même a donc aussi son heure pour être bon.
LE RASOIR.
En ce tems-là: un barbier rasoit un roi, & le faisoit souffrir. Le prince se plaignit. Le barbier lui dit: Seigneur, je me sers pourtant de la même lame dont vous daigniez me vanter vous-même hier la bonté.—N'importe, reprit le roi; puisqu'elle me fait mal aujourd'hui, il faut en changer.—Il fut obéi, & ne souffrit plus.
Sa toilette n'étoit pas encore achevée, qu'un courier hors d'haleine fut admis en sa présence. Prince, une de vos provinces du nord, révoltée du nouvel impôt, a brisé vos images, & s'est élu (p. 030) un autre souverain que vous. Le roi, à ce récit, se mit d'une colere difficile à peindre. Qu'on les passe tous au fil de l'épée! Les rébelles! Les ingrats! Ils ne se souviennent donc plus du bien que je leur ai fait à mon avénement au trône.
Prince, reprit à demi-voix quelqu'un qui se trouvoit-là par hasard, & qui ne tenoit pas beaucoup à la vie, c'est l'histoire de votre rasoir, que vous rejettez aujourd'hui, parce qu'il ne vous paroît pas aussi bon qu'hier. Les hommes sans doute ont le droit de changer de roi, comme vous de rasoir.
VISION.
L'ISLE DÉSERTE.
En ce tems-là: revenu de la cour, bien fatigué, un visionnaire se livra au sommeil, & rêva que tous les peuples de la terre, le jour des saturnales, se donnerent le mot pour se saisir de la personne de leurs rois, chacun de son côté. Ils convinrent en même-tems d'un rendez-vous général, pour rassembler cette poignée d'individus couronnés, & de les réléguer dans une petite isle inhabitée, (p. 031) mais habitable; le sol fertile n'attendoit que des bras & une légere culture. On établit un cordon de petites chaloupes armées pour inspecter l'isle, & empêcher ses nouveaux colons d'en sortir. L'embarras des nouveaux débarqués ne fut pas mince. Ils commencerent par se dépouiller de tous leurs ornemens royaux qui les embarrassoient; & il fallut que chacun, pour vivre, mit la main à la pâte. Plus de valets, plus de courtisans, plus de soldats. Il leur fallut tout faire par eux-mêmes. Cette cinquantaine de personnages ne vécut pas long-tems en paix; & le genre humain, spectateur tranquille, eut la satisfaction de se voir délivré de ses tyrans par leurs propres mains.
LES CHAÎNES DE FER ET LES SOCS DE CHARRUE.
En ce tems-là: un tyran soupçonneux avoit fait forger tant de chaînes, qu'il restoit à peine assez de fer pour les socs des charrues. Afin de le lui apprendre, on ne servit un jour sur sa table que du gland apprêté de toutes les manieres. Le prince furieux en demanda la raison. On lui répondit (p. 032) qu'on ne pouvoit labourer la terre avec des chaînes de fer.—Eh bien! qu'on les fasse d'or: pourvu que j'aie des esclaves, n'importe à quel prix.—Il vous en coûteroit moins pour avoir des amis, lui répliqua-t-on.
CONTE DE FÉE.
En ce tems-là: il étoit une fois un roi qui assembla un jour son peuple, pour lui dire:
Mes amis, mes prédécesseurs n'ont pas tous été de bons rois; mes successeurs probablement ne seroient pas tous de bons rois. D'après ma propre expérience, je m'apperçois que le roi le mieux intentionné n'est pas nécessaire aux hommes, ses semblables, ses égaux; lesquels peuvent très-bien se conduire eux-mêmes, puisqu'ils ne sont plus des enfans. Ainsi donc, sans vous gêner pour me faire un état convenable à mon rang, sans vous exposer davantage à des souverains pires que moi, rentrons chacun chez nous. Que chaque pere de famille soit le roi de ses enfans seulement. Je veux vous montrer l'exemple. Reprenez ce que j'ai de trop, à présent que je ne suis que chef de maison; & distribuez le superflu aux peres de famille qui n'ont pas assez.....
PRÉDICTION VÉRITABLE ET REMARQUABLE.
En ce tems-là: dans la capitale d'un grand empire, le luxe, l'égoïsme, la dureté, l'impudence de la classe la moins nombreuse des habitans, c'est-à-dire, des maîtres, étoient portés à un point, que la classe la plus nombreuse, c'est-à-dire, celle des valets, ou de tous ceux qui servent chez les riches & les grands, après une patience dont la durée indignoit même le sage, cesserent tout-à-coup & de concert leurs travaux & leurs services. Les maîtres, qui ne soupçonnoient le peuple, pas même capable de la plus humble réclamation, dirent à leurs valets d'un ton encore plus haut qu'à l'ordinaire: canaille! à votre devoir! obéissez donc! servez-nous!—Votre regne est passé... répondit le plus éloquent d'entre le peuple. Mes amis! continua l'orateur. Un moment!... Ceux que vous appelliez vos valets forment les trois quarts des habitans de cette ville; & ceux que nous appellions nos maîtres, n'en composent que le quart. Mes amis! nous savons au moins compter (p. 034) jusqu'à quatre; & la science du calcul mene droit à la liberté. Prenez garde à trois contre un. La partie, comme on dit, n'est pas égale. Craignez que les plus forts n'usent envers vous de représailles, & ne vous infligent la peine du talion... Rassurez-vous cependant. Nous voulons bien, par une équité pleine de modération, expier l'avilissement volontaire où nous avons eu la lâcheté de végéter jusqu'à ce jour. Nous ne rendrons pas le mal pour le mal; mais nous vous rappellerons que jadis nous étions tous égaux; que même encore au tems d'Homère, Achille faisoit sa cuisine, & les princesses, filles des rois, couloient la lessive. On appelloit ce tems-là l'âge d'or ou siecles héroïques. Nous avons encore lu que c'étoit pour en constater l'existence, & pour consoler le peuple des droits qu'il avoit perdus, quand le siecle d'or fit place à l'âge d'airain, que les Romains instituerent les Saturnales. Pendant trois jours, nous ne nous ferons pas servir à notre tour par ceux que nous servions toute l'année; mais notre intention est de rétablir pour toujours les choses sur leur ancien pied, sur l'état primitif; c'est-à-dire, sur la plus parfaite & la plus légitime égalité. Ainsi donc, nos chers amis, nos freres, nos égaux, nos semblables, oublions le passé. Pardonnez-nous notre bassesse; nous vous pardonnons vos abus d'autorité! Mettons la terre en commun, entre tous ses habitans. Que s'il se trouve parmi vous quelqu'un qui ait deux (p. 035) bouches & quatre bras, il est trop juste, assignons-lui une double portion. Mais si nous sommes tous faits sur le même patron, partageons le gâteau également. Mais en même-tems, mettons tous la main à la pâte. Que chacun rentre dans sa famille; qu'il y serve ses parens; qu'il y commande à ses enfans; & que tous les hommes d'un bout du monde à l'autre se donnent la main, ne forment plus qu'une chaîne composée d'anneaux tous semblables, & crions d'une voix unanime: vivent l'égalité & la liberté. Vivent la paix & l'innocence.—
—Si je n'ai pas été devin, j'ai au moins été prophete. Hélas! depuis long-tems je ne serai plus rien, quand mes semblables redeviendront quelque chose.
Tout ceci n'est qu'un conte, à l'époque où je le trace. Mais je le dis en vérité; il deviendra un jour une histoire. Heureux ceux qui pourront reconfronter l'une à l'autre.
LE JEU DU VOLANT.
En ce tems-là; deux souverains en guerre, étant convenus d'une treve, sortirent chacun de leurs (p. 036) camps, & se donnerent réciproquement une fête, en présence des deux armées. Après avoir perdu leur tems à divers amusemens plus puérils les uns que les autres, ils s'aviserent de jouer au volant; auquel jeu ils se montrerent très-experts. Le peuple d'applaudir le nombre des coups & l'adresse des deux joueurs couronnés à se renvoyer l'instrument emplumé. Imbécilles! (dit une voix aux spectateurs), riez donc de votre image. C'est ainsi qu'on vous balotte, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus se servir de vous, & qu'on vous ait mis en pieces. Car vous êtes le volant des rois. Leurs ministres en sont les raquetres plus ou moins élastiques, & qui doivent suivre l'impulsion de la main qui les guide. Quand la raquette a les mouvemens trop durs, on la change, on la troque; mais le peuple ne s'en trouve pas mieux, & n'en est pas moins le passe-tems de ses chefs.
LE TYRAN TRIOMPHATEUR.
En ce tems-là; une nation nombreuse, policée, instruite, mais pacifique, avoit pour roi un tyran. Celui-ci, enhardi par ses premiers succès, & regardant (p. 037) chacun de ses sujets comme autant de bêtes de somme, se dit un jour à lui-même: Ils ont porté tel, tel, & encore tel impôt, ils en pourront porter bien d'autres. Le despote, en conséquence, fait annoncer une contribution nouvelle, plus exorbitante que les précédentes. La nation cette fois ne put s'empêcher de murmurer, & même fit résistance. Le tyran, qui ne s'attendoit pas à un événement qui lui paroissoit le comble de la hardiesse & de l'insubordination, & qui d'ailleurs n'étoit pas d'humeur à ployer, entra dans une fureur mal-aisée à peindre. Politique adroit, il avoit rassemblé aux environs de ses palais, & dans les carrefours des principales villes de son royaume, un grand nombre de soldats pour s'assurer indirectement, & sous le prétexte d'une discipline militaire plus exacte, de l'obéissance de ses sujets, en cas de besoin. Ses troupes lui étoient dévouées, parce qu'il avoit le plus grand soin d'elles; il les combloit de privileges, les habilloit superbement, les nourrissoit bien; & le peuple payoit tout cela: semblable aux enfans qu'on oblige à faire les frais de leur propre châtiment.
Le despote, dans sa rage aveugle, donne le signal à ses corps de troupes de se rassembler & de fondre sur la nation désarmée. (Les soldats n'ont plus de parens, du moment qu'ils sont au roi). Le peuple consterné ne vit d'autre parti à prendre que la fuite. Il se réfugia dans le sein des montagnes (p. 038) dont le pays abondoit, s'y dispersa, s'y cantonna par familles, & laissa toutes les villes, tous les bourgs, sans aucun habitant. Les soldats, tentés par l'occasion, (ils ne pouvoient l'avoir plus belle), mépriserent les fuyards, pour piller à l'aise les trésors qu'ils abandonnoient à leur merci; en sorte que les palais du tyran merveilleusement bien servi, ne furent point assez vastes pour contenir la dépouille de ses sujets. Son cœur tressaillit de joie à cette vue; &, par reconnoissance, il fit part du butin à ceux qui le lui avoient si fidélement apporté. La premiere ivresse passée, il voulut jouir des honneurs du triomphe dans les plus belles villes de ses États. Mais il n'y trouva personne pour en être le témoin; tout le monde avoit disparu. Allez, dit-il à ses soldats, allez leur dire que je leur pardonne; ils peuvent revenir habiter leurs maisons; je suis satisfait d'eux. Ils m'ont abandonné leurs biens; qu'ils viennent en acquérir de nouveaux par de nouveaux travaux. Je les protégerai à l'ombre de mon sceptre paternel. Les soldats sans armes coururent sur les traces de leurs compatriotes, & les exhorterent à quitter leurs montagnes, & à reprendre le chemin de la ville & de leurs foyers.—Nous ne sortirons d'ici qu'en morceaux, répondirent-ils; divisés par familles, sans autre maître que la nature, sans autres rois que nos patriarches, nous renonçons pour jamais au séjour des villes que nous avons bâties à grands frais, & dont chaque pierre est mouillée (p. 039) de nos larmes & teinte de notre sang. Les soldats émus, & qui d'ailleurs n'avoient plus de curée à espérer, furent convertis à la paix, à la liberté, résolurent de demeurer avec leurs freres, & renvoyerent leurs uniformes au tyran qui les attendoit. Celui-ci, abandonné de tous, affamé au milieu de ses trésors, dans sa rage impuissante se déchira de ses propres dents, & mourut dans les tourmens du besoin.
L'ÉPITAPHE.
En ce tems-là; un sage lut un jour ces mots sur une pierre tombale:
Cy-gît, enfin, un tyran!
Et plus bas:
Le peuple,
Las de souffrir,
Versa le sang de ce mauvais roi
Pour en écrire son épitaphe.
Si de pareils honneurs funebres attendoient tous les tyrans, la race en seroit bientôt épuisée, dit le sage, en continuant sa route.
LES HOCHETS.
Un roi de Siam, détrôné par un roi du Pégu, son voisin, travailloit des mains pour vivre, en simple particulier, dans la ville d'Ava. Il exécutoit toutes sortes de petits meubles & des ustensiles de ménage. Un Européen, qui savoit son histoire, ne se lassoit pas de le regarder taillant des hochets pour les petits enfans. Le roi de Siam détrôné le fit sortir de son extase stupide, en lui disant: Quand tu m'observeras plus long-tems, je n'ai pas changé de métier, en changeant de place. Le sceptre n'est-il pas aussi un hochet pour amuser le peuple.
LE LIT DE JUSTICE DU SINGE.
En ce tems-là; un singe de la grande espece, qui servoit d'amusement à un monarque, se glissa, avant le lever de son maître, dans le garde-meuble de la (p. 041) couronne, s'y revêtit du manteau de pourpre, s'empara de la main de justice & du sceptre; &, ainsi accoûtré, se promena gravement dans le palais, pénétra jusqu'à la salle du conseil, & prit sa place sur le trône où il avoit vu une fois siéger le prince. Du plus loin qu'on apperçut Sa Majesté, on sonne l'alarme. Grande rumeur! Nouvelle importante! Le roi tenir le lit de justice si matin, sans aucuns préparatifs, sans ordres préliminaires! Il fait à peine jour. On ne sait que penser. Le roi est au conseil, se dit-on l'un à l'autre. On mande aussitôt les ministres, les officiers, les magistrats. On s'assemble enfin en tumulte; le chancelier prend sa place aux pieds du monarque, & déjà fléchit le genou en terre devant lui, pour recevoir ses volontés. En réponse, le singe couronné, d'un coup de patte enleve la chevelure postiche du chef de la magistrature, & s'en couvre la nuque. Cependant le roi véritable, qui ne dormoit jamais d'un profond sommeil, se leve en sursaut; &, à peine vêtu, court vers l'endroit où il entendoit du bruit. Quel spectacle pour lui & pour toute sa cour; le singe, à la vue de son maître, de s'enfuir, la queue entre les jambes. Mais le souverain, dans un état difficile à peindre, de le faire poursuivre, avec ordre de le fouetter jusqu'au sang. Pourquoi le châtier? dit quelqu'un qui disparut aussitôt, il remplissoit dignement votre place, Sire. Et un pareil vice-gérent (p. 042) vous épargneroit bien des corvées, & peut-être bien des sottises.
Le manteau royal est un vêtement qui rarement va bien à la taille de ceux qui le portent, parce qu'on n'a pas eu le soin de prendre leur mesure, auparavant de le mettre sur leurs épaules. Comme on coupe en plein drap, on lui donne souvent tant d'ampleur, & il est si lourd, que ceux qui s'en habillent peuvent à peine marcher, s'y empêtrent les pieds, succombent sous le poids, & font les chûtes les plus graves ou les plus ridicules. Parfois aussi on lui fait contracter de mauvais plis difficiles à redresser. Ceux qui se couvrent de ce manteau en voient rarement la fin. Il passe sur bien des épaules, avant d'être usé! Avec ce manteau, on peut bien se passer de toutes les autres pieces d'une garde-robe. Car il dispense de la pudeur. Il est parfumé d'une essence qui porte au cerveau de tous ceux qui s'en approchent, & leur cause le délire.
LE TISON ROI.
En ce tems-là; un peuple, depuis nombre d'années, se voyoit gouverné par de mauvais rois (p. 043) espece d'incendiaires, dont l'esprit turbulent portoit la flamme & le feu dans l'intérieur de l'empire & chez ses voisins. Le dernier de ces princes étant venu à mourir, le peuple s'assembla pour procéder à l'élection d'un successeur. Un des notables élevant la voix, opina ainsi: Puisque jusqu'à présent nous avons si mal choisi, que ce tison ardent soit couronné, & regne sur nous. Mais donnons-lui pour trône un seau plein d'eau.
L'ÉCHANGE DES PRISONNIERS DE GUERRE.
En ce tems-là; deux rois puissans étoient en guerre; car ils étoient voisins. L'un d'eux souffroit à sa cour le fou en titre d'office, dont son prédécesseur avoit créé la charge. Ce fou fut mis au nombre des prisonniers; mais que son maître en fut amplement dédommagé, en voyant arriver le roi, son rival, chargé de chaînes! Le vainqueur fit à sa guise les clauses du traité qui eut lieu; & il montra beaucoup de modération. Car il offrit de rendre le roi, pourvu seulement qu'on lui rendît son fou. Ces conditions de la paix firent hausser les épaules aux politiques qui ne se croyoient pas vus du roi. Mais celui-ci qui voyoit tout, se contenta de leur dire: (p. 044) Ma conduite qui vous paroît étrange, n'est que juste. Pour ravoir mon fou, pouvois-je raisonnablement donner autre chose en échange, qu'un insensé?
Le prince prisonnier, mis en liberté, eût mieux aimé donner la moitié de son royaume pour sa rançon, (car rien ne coûte aux rois) plutôt que de subir une telle humiliation. Il mourut de dépit. Ses sujets se réunirent aux sujets de son rival heureux, qui dit alors à ses courtisans: Eh bien! hausserez-vous encore les épaules? Ma politique voit plus loin que la vôtre; avouez-le.
LES FLECHES ET LES MOUTONS.
En ce tems-là; un prince avoit pour voisin de ses États un peuple dispersé sur une grande étendue de pays. Il leur proposa de se rassembler dans des villes, en leur offrant, pour leçon, l'exemple d'un faisceau de fleches qu'on ne peut rompre, tant qu'elles sont réunies. Votre force, leur fit-il dire par ses envoyés, naîtra de votre union.
Un Ancien parmi ce peuple demi-sauvage, fut chargé de répondre; & voilà comme il s'y prit: (p. 045) Nous convenons que rien ne peut briser des javelots en paquet; & qu'un enfant en viendrait à bout, en les prenant séparément; mais, convenez, à votre tour, qu'il n'est pas aussi facile de faire ce qu'on veut d'un peuple dispersé, que d'une nation qu'on a sous la main. Nous faisons ce que nous voulons du troupeau que nous renfermons dans l'enceinte d'une bergerie; mais nous n'en pourrions pas dire autant des moutons errans dans la plaine ou sur la montagne.
LES ASTÔMES.
En ce tems-là; une nation avoit pour roi un tyran, & pour voisins tributaires & vassaux, une peuplade d'hommes sans bouche, & ne se nourrissant que d'air. On leur envoya le tyran, pour régner sur eux. Ils l'acceptèrent, mais en même-tems ils lui firent entendre par signes qu'un peuple qui n'avoit jamais faim, n'étoit pas aisé à être tyrannisé; & qu'un souverain qui avoit plus besoin de ses sujets, que ses sujets de lui, ne pouvoit sans risque vouloir tyranniser. Quand tu seras tenté d'abuser de ton pouvoir, lui dirent-ils dans leur langage, tu n'entendras pas de murmures (p. 046) qui ne seroient pour toi qu'un vain bruit à l'importunité duquel ton oreille s'accoutumeroit bientôt. Mais nous te ferons jeûner; & nous verrons si tu t'habitueras aussi facilement à la faim qu'au pouvoir arbitraire.
Il seroit à souhaiter que cette race d'hommes[2] sans bouche existât encore: on y enverroit en retraite les mauvais rois; & les jeunes princes pourroient y faire leur noviciat.
LA MARMOTTE-ROI.
En ce tems-là; un roi dormoit toujours sur son trône, & rendoit la justice à ses sujets en dormant; ses rêves alors devenoient des arrêts. Quelqu'un, qui n'étoit pas courtisan, osa lui dire un jour, en le voyant parler: Prince, pour dormir un lit est plus commode qu'un trône. Vous vous donnerez une courbature. Croyez-nous; allez vous coucher. Nous vous ferons remplacer par une marmotte.
LE SAGE FOU.
En ce tems-là; un sage avoit tenté plusieurs fois, mais toujours en vain, d'introduire la vérité à la cour. Le fou du roi vint à tomber malade, sans espoir. Le sage s'avisa de le contrefaire; & le contrefit si bien, qu'il lui succéda dans sa charge. Mais la vérité ne gagna pas beaucoup à ce déguisement. Dans la bouche de la sagesse, elle offensoit le monarque; dans celle de la folie, elle ne fit que l'amuser, & ne l'amenda point. Alors le sage quitta le service, & sortit du palais, en disant: Je vois bien que les rois sont incorrigibles.
L'ÂGE D'OR.
En ce tems-là; un roi, qu'on appelloit autrement dans le fond de ses provinces, demanda un jour à table:
(p. 048) Mais, qu'est-ce que cet âge d'or, ce siecle d'or, dont j'ai quelque fois entendu parler.
Un de ses écuyers-tranchans lui répondit:
Prince, c'est un conte de fées inventé sans doute à plaisir par quelque poëte mécontent de la cour.
Mais encore....
Puisque Sa Majesté insiste.... On dit qu'il fut un tems où il n'y avoit sur la terre ni maîtres, ni valets, ni souverains, ni sujets; chacun se servoit soi-même.
Quoi! il n'y avoit pas de rois!... Comment les hommes pouvoient-ils s'en passer?
Le conte de fées dit qu'ils n'en étoient que plus heureux, & n'en vivoient que plus long-tems.
Cela n'est pas possible. Comment faisoient-ils donc?
Chaque famille vivoit rassemblée sous le bâton pastoral d'un patriarche.
Tout cela est bien un conte de fées.... Cependant, ajouta le roi, qu'on défende aux poëtes modernes de le versifier de nouveau, & aux nourrices d'en bercer leurs enfans.
LE DICTIONNAIRE.
En ce tems-là; un despote oriental, un soir, attaqué d'insomnie, se faisoit lire par un de ses esclaves favoris quelques articles d'un gros dictionnaire. Le lecteur appelloit les noms; & le prince asiatique, selon leur bizarrerie ou son caprice, s'en faisoit lire un morceau, ou les passoit. Au mot insurrection, il dit à son esclave: Que signifie ce mot? L'esclave, qui avoit soin de parcourir des yeux chaque article, avant de le réciter, dit à son maître: Seigneur, je n'oserai jamais....—Qui t'arrête?—Seigneur...... Au reste, cet article concerne un peuple ancien, célebre par ses fables.—Encore.—Seigneur, vous pardonnerez à votre esclave.... Insurrection, droit de soulevement accordé au peuple de Crete contre ses souverains, quand ils se conduisoient mal dans leur place. Dans quelle classe, reprit Sa Majesté écoutante, a-t-on rangé cet article?—Dans l'histoire ancienne.—On s'est trompé; c'est à la mythologie ancienne qu'il falloit le placer..... Passons à un autre article.
LES VOITURES DE LA COUR.
En ce tems-là; le sage Rhamakc se promenoit vis-à-vis de la maison publique qui servoit de dépôt aux voitures de la cour. On crut qu'il vouloit grossir le nombre des courtisans, & on lui offrit une place pour partir. Il refusa.—Que faites-vous donc ici?—Je m'amuse, répondit-il, à comparer le visage de ceux qui vont à la cour, avec le visage de ceux qui en reviennent. L'empressement des uns, les soucis rongeurs des autres, me frappent & me font faire des réflexions, qui m'ôtent toute envie d'aller voir ce pays d'où on ne revient pas comme on y va.
LA BALANCE.
En ce tems-là; j'entrai dans l'attelier d'un méchanicien: fais-moi vîte, lui dis-je, un char qui (p. 051) me transporte en deux minutes à la cour. Je ne saurois, me dit l'artiste, imaginer un char qui puisse te transporter en deux minutes à la cour. Mais je possede une machine fort peu compliquée, qui t'apprendra à être heureux, sans sortir de chez toi.—Où est-il cet instrument qui doit me rendre heureux, sans sortir de chez moi?—Le voici.
C'étoit une balance faite avec beaucoup de justesse. J'y pesai les biens & les maux de la vie. Elle resta dans un équilibre assez parfait. Elle m'apprit que tout est compensé dans la vie. Une sage insouciance fut le résultat de mon expérience; & je ne me souciai plus de sortir de chez moi pour aller en deux minutes à la cour.
LE BANDEAU À LA COUR.
En ce tems-là; traversons, me dit mon compagnon de voyage, traversons ce palais, la demeure du souverain. Nous abrégerons de beaucoup notre route.
Je le veux bien. Mais avant d'y entrer, attache-moi ce bandeau sur les yeux.
Pourquoi te bander la vue?
(p. 052) Afin qu'en sortant de cette demeure royale, on ne me punisse pas d'avoir vu des choses qui ont besoin du mystere & du secret. Tel courtisan n'auroit jamais été disgracié, s'il eût fait l'aveugle à propos. Témoin, Ovide.
L'HYPERBOLE.
En ce tems-là; un vieux courtisan disoit, non loin du monarque & assez haut pour en être entendu: oui!
Oui! quand toutes les eaux du ciel & de l'océan se teindroient en noir, il n'y auroit pas encore assez d'encre pour décrire les vertus de sa majesté.
Un jeune courtisan, voisin du flatteur, lui dit tout bas: Ne rougis-tu point, à ton âge, de te permettre des hyperboles de cette force? Et ne vois-tu pas qu'elles manquent leur effet.
Je connois, répondit tout bas le vieillard flatteur, la mesure de l'amour-propre & la portée de l'esprit du prince. Vas! les princes ont su gré de discours encore plus extravagans.
LA CHAISE-PERCÉE.
Un roi avoit coutume de donner ses audiences dans sa garde-robe. On devroit prendre au mot de tels rois; & ne faire pas plus de cas des oracles qu'ils rendent sur le trône, que du bruit qu'ils laissent échapper sur leur chaise-percée.
LE VOILE.
En ce tems-là; couverte de son voile, une femme se présenta à la cour. Le roi, qui étoit très-jeune, à travers la gaze, crut appercevoir beaucoup de charmes, & fit le plus gracieux accueil à celle qui portoit le voile de gaze.
La même femme, quelque tems après, s'offrit une seconde fois aux yeux du prince; cette fois sans voile. S'appercevant que le jeune monarque la regardoit à peine, elle lui dit: (p. 054) Prince! ce qui m'arrive est aussi votre histoire. Un roi qui n'a pas beaucoup d'expérience, est comme une femme qui n'a pas beaucoup de beauté; & le premier ministre d'un tel roi est comme le voile de cette femme. Un voile de gaze cache plus ou moins les défauts du visage qu'il couvre, ou en fait sortir plus ou moins les charmes. C'est à celle qui le porte, c'est à la main qui le place, à le faire avec avantage. Un ministre fait valoir son prince, ou le cache tout-à-fait.
LES DEUX CÔTÉS DE LA MÉDAILLE.
Un jeune étranger visitoit ma patrie, & s'extasioit à chaque pas qu'il y faisoit. Le beau pays! Heureux ceux qui y sont nés, & qui pourront y mourir! Heureux sur-tout les habitans des grandes villes. Tous les jours, ce sont des fêtes, des divertissemens nouveaux. On n'a que l'embarras du choix. Des spectacles brillans y font passer des heures entieres comme des minutes. Veut-on des occupations plus graves, plus essentielles? Des académies de tous les genres vous ouvrent (p. 055) leurs portes. Ici, on polit la langue; là, on exerce la raison. Plus loin, on vole la nature dans ses secrets les plus cachés. Les riches & les grands n'ont pas de palais assez vastes pour contenir tous les chef-d'œuvres des artistes. Heureuse nation! Que tu as bien raison d'être idolâtre de tes maîtres! Tu leur dois toutes tes jouissances; & ils te laissent à peine appercevoir la différence des tems de guerre ou de paix.
J'entendis cet éloge avec un sang-froid qui piqua la curiosité du jeune étranger; il m'accusa d'ingratitude, & de ne point sentir tout mon bonheur. Je lui répondis: Jeune étranger, je pourrois te faire un portrait de ma patrie, tout différent & tout aussi fidele. Tu n'as vu que le côté d'or de la médaille, le reste est de fer. Nous achetons cher les belles choses qui t'extasient. Nous avons des spectacles en tout tems; mais nous n'avons pas toujours du pain: nous avons des académies savantes; mais nous n'avons pas encore des tribunaux intégres: on nous fait chanter de jolis airs; mais nous n'avons pas encore de bonnes loix: le prince donne des fêtes, & c'est tout le peuple qui les paye. Nous sommes des esclaves couronnés de fleurs; mais il y a long-tems qu'on nous a enlevé le bonnet de la liberté.
LE COURTISAN MARCHE-PIED.
En ces tems-là; un roi impatient n'avoit pour le moment ni écuyer, ni valets, ni esclaves qui pussent l'aider à monter sur son char. Un courtisan qui s'en apperçut, se précipita aussitôt au-devant de lui, & de son corps courbé jusqu'à terre lui fit un marche-pied[3] commode, dont le prince usa sans façon.
On reprocha à l'homme de cour une complaisance qui tenoit de la bassesse. Il répondit: Un roi impatient qui, pour monter plus vîte dans son char, met le pied sur le dos de son courtisan, donne à ce courtisan le droit de marcher sur le ventre de ses sujets.
LA GALETTE.
Avant qu'il y eût des rois, sur le déclin du gouvernement patriarchal, dans une contrée dont je ne dirai pas le nom, il étoit d'usage, à un certain jour de l'année, que chaque famille réunie dans la maison paternelle, se mettoit à table & divisoit une galette, en autant de morceaux qu'il y avoit de parens au banquet. Un étranger sans famille vint à passer dans ce canton, & instruit de cette fête coutumiere, parvint par ses beaux discours à réunir toutes les familles en une seule assemblée: Mes amis, leur dit-il, dans trois jours vous rompez la galette d'usage, chacun dans le sein de vos foyers. Faites mieux cette année; puisque vous êtes tous des hommes, tous égaux; amassez en monceaux toute la farine qui servoit à composer vos galettes, & n'en pétrissez qu'une de toutes, que vous mangerez tous en commun, comme il convient à des freres. Si vous le voulez même, comme c'est moi qui vous ai ouvert cet avis, vous me chargerez de cette besogne & du soin de la distribution par (p. 058) égales parties. Les bonnes gens qui formoient l'assemblée, ne se méfiant de rien, répondirent: À la bonne heure. Tenez-là prête pour dans trois jours, & vous nous la partagerez également. Le troisieme jour arrivé, on s'assemble. Notre avanturier placé au haut bout de la table, commence par couper la grande galette en autant de morceaux qu'il y a de chefs de famille. Puis, il leur dit: Mes enfans, vous êtes convenu de me laisser faire les fonctions de pere de famille; par conséquent de prendre à moi seul toute la peine que chaque pere de famille auroit prise dans la maison. Or, comme il est juste que toute peine ait son salaire, & que le salaire soit proportionné à sa peine, vous trouverez bon que je commence par me servir, & par m'adjuger la part de chaque chef de famille; le reste sera pour vous, & le harangueur tout de suite de porter à sa bouche un morceau qu'il dévora: il n'avoit pas mangé depuis trois jours. Il se préparoit à entamer une seconde part, lorsque son voisin lui dit, en retenant son bras: Un moment, mon ami; comme vous n'avez qu'une bouche, vous ne pouvez consommer la nourriture de cent autres bouches. Tenez-vous-en à votre premier morceau, puisqu'il est mangé, & souffrez que nous mangions les autres ou retournez d'où vous venez.
L'avanturier fut obligé de retourner d'où il (p. 059) venoit. Et depuis ce tems les bonnes gens, qu'il vouloit séduire, ne souffrirent plus d'étranger parmi eux & firent leur part eux-mêmes.
LE CONTRAT SOCIAL.
En ce tems-là; plusieurs familles habitoient un morceau de terre isolé. Chacune renfermée dans son domaine, se gouvernoit elle-même sous l'œil du plus ancien des peres. Un étranger échoua un jour sur les côtes de cette isle. Après l'avoir parcourue, il parvint, à force d'instance, à rassembler les chefs de famille, & leur tint ce discours:
Mes amis, vous & vos enfans, vous paroissez vivre heureux. Mais il y a un terme à tout. À la premiere dissension qu'un rien peut faire naître, vos familles armées les unes contre les autres, peuvent chercher à s'entre-détruire; sur-tout n'ayant aucun tribunal où chacune d'elles puisse porter sa cause. Ce premier différend sera suivi de plusieurs autres. Pour prévenir les maux que je prévois, il me semble, sauf meilleur avis, que vous devriez élire une espece (p. 060) de souverain qui vous dictera des loix, à l'ombre desquelles vous pourrez dormir en paix. Mais pour que ce souverain ne soit pas juge dans sa propre cause, il faudrait en trouver un qui vous soit étranger par le sang, & par les intérêts.
Un vieillard interrompit le harangueur, en ces termes:
N'en dites pas davantage, nous devinons le reste. Écoutez-nous à notre tour. Nous avons vécu jusqu'à présent heureux. Ce que nous avons sait, nous pouvons le faire encore. Nous sommes assez hommes pour nous gouverner nous-mêmes. Cependant, nous voulons bien en essayer; & comme vous êtes ici le seul étranger, c'est vous probablement que vous avez en vue pour être notre souverain. Nous y consentons; mais à une condition, c'est que devant être responsable des loix que vous nous proposez, vous devez l'être aussi de tous les maux qui nous arriveront, & auxquels vos loix n'auront point remédié. En conséquence, vous payerez de votre tête le premier meurtre arrivé sous votre regne.... Y consentez-vous?....
Le harangueur court encore, & l'isle continue à être heureuse.
LES HOMMES POISSONS.
Un soir, en rentrant dans la ville, je m'arrêtai aux barrieres & m'y endormis. C'est alors que j'eus la vision dont je vais rapporter les principales circonstances. Je me crus assis sur le bord d'un grand vivier. Il étoit revêtu de marbre. Des poissons de tout âge & de toute grandeur alloient çà &, là en grand nombre, au milieu d'une eau bourbeuse. Une douzaine de pêcheurs, qui paroissoient les propriétaires en commun de ce vivier, se disputoient leur proie qui ne pouvoit cependant leur échapper. Ils étoient si acharnés au butin, qu'ils aimoient mieux massacrer les poissons, que de se les céder l'un à l'autre. Les pauvres captifs assez indifférens sur leur propre sort, mais poussés par la nécessité, alloient se présenter en foule n'importe auquel hameçon. En regardant au fond, autant que je le pus distinguer à travers l'onde fangeuse, il me sembla en voir quelques-uns qui aimoient mieux périr de besoin, que de servir à rassasier les pêcheurs avides qui les attendoient vainement. Je voulus intercéder pour les poissons (p. 062) auprès des pêcheurs. Du moins, leur dis-je, que votre intérêt vous touche! Si vous êtes jaloux de vous procurer une pêche abondante & saine, ayez soin d'aggrandir & de nettoyer le vivier. Pour mon salaire, on me proposa de m'envoyer au milieu des poissons pour les consoler. Je me réveillai à la morale: mais bientôt je me rendormis: & voici le reste de ma vision.
Non loin du vivier étoit un grand lac, au travers duquel couloit un grand fleuve, lequel se rendoit à la mer. Un géant passa par-là. Mon récit le toucha sur le sort des poissons. Il fut indigné de la cruauté & de l'incapacité des pêcheurs qui voulurent prendre la fuite à son aspect. Sa voix de tonnerre les retint. Il leur commanda de travailler sous ses ordres. Ils obéirent, dirigés & aidés par lui. Bientôt il s'établit à travers les terres une communication du vivier avec l'étang. Alors l'eau où les poissons nageoient avec peine, fut renouvellée. Alors les poissons eux-mêmes furent libres. Ils multiplierent comme les grains de sables du lac, & parvinrent dans peu au degré de perfection dont leur espece étoit susceptible.
Témoin de cette révolution, je me promis bien d'en faire le récit aux habitans de la Ville, aux portes de laquelle j'eus cette vision.
Ma tâche est remplie: qui habet aures, audiat.
L'ÉCOLIER ET LA CLOCHE.
En ce tems-là, l'on disoit: un roi ressemble à un écolier qui appartient à des parens sort riches, lesquels payent pour lui une sorte pension. La loi ressemble à la cloche qu'on sonne à différentes heures du jour, pour appeller les habitans du gymnase, chacun à son devoir. Le son de la cloche est de rigueur, il faut qu'il se leve aussitôt qu'il l'entend, & qu'il se rende, à la minute, à ses divers exercices. Mais l'écolier riche, réveillé quelquefois en sursaut par le bruit importun de la cloche, se rendort presqu'aussitôt, & ne sort du lit que long-tems après ses camarades d'étude. On ferme les yeux sur cette conduite; & on lui laisse contracter impunément, par égard pour son bien, les défauts de paresse, de négligence, d'inexactitude & beaucoup d'autres qu'on châtie sévérement dans le reste des individus de la même maison. Il arrive de là qu'avec le tems il devient le plus pietre de tous les sujets du gymnase: & voilà l'éducation qu'on donne aux enfans des rois.
COMPARAISON N'EST PAS RAISON.
Si jamais cette phrase proverbiale a eu son application, c'est au parallele qu'on établit assez ordinairement entre un roi & un pere. Tout au plus seroit-il supportable entre le fondateur d'un peuple & le chef d'une famille. Mais un souverain par droit d'héritage ou d'élection, peut-il être comparé à un pere? Le foible le plus ordinaire des peres est de trop aimer leurs enfans, & de se laisser aveugler par l'amour paternel. En bonne conscience, beaucoup de rois ont-ils mérité ce reproche envers leurs sujets? La tendresse aveugle des peres envers leurs enfans est fondée, dit-on, sur ce que le bienfaiteur est plus attaché à son obligé, que l'obligé au bienfaiteur; & encore, sur ce qu'on aime son ouvrage. Or quel est l'obligé du roi ou de son peuple? À qui le roi doit-il la couronne? Et puis, le peuple est-il l'ouvrage de son roi? Le peuple est-il redevable de son existence à son roi? Le peuple n'existoit-il pas avant son roi? D'ailleurs, un roi n'est-il pas la créature de son peuple? Un monarque tient tout (p. 065) de ses sujets, & ils n'ont rien à hériter à sa mort. Qu'on cesse donc d'abuser des mots, & d'une comparaison sans raison & même dénuée de toute vraisemblance. Ce parallele est d'autant plus nuisible qu'il fait prendre le change, & qu'il a servi à affoiblir le regret qu'on devroit conserver du gouvernement paternel. C'est avec cette comparaison qu'on a fait consentir les hommes à quitter les mœurs patriarchales. Les souverains & les magistrats ont pris d'abord le nom de pere, pour gagner la confiance de ceux au-dessus desquels l'ambition seule les plaçoit.
Cependant, si les rois ne peuvent aimer leurs sujets comme leurs enfans, du moins ils se croyent le droit de les traiter en enfans; ils les amusent tant qu'ils peuvent pour en faire ce qu'ils veulent; ils ne daignent leur rendre compte de rien; ils les corrigent & les fouettent souvent jusqu'au sang, & de plus leur font payer les verges.
LE LEST DU NAVIRE.
On a comparé le gouvernement à un vaisseau. On a dit que le prince devoit en être regardé (p. 066) comme le pilote; & on a fait du sceptre un gouvernail, ou le timon de l'État.
On ne s'est pas encore avisé, que je sache, de compléter cette comparaison politique, en ajoutant que le peuple est le lest du navire. En effet, ainsi que le lest, il occupe la partie la plus basse de l'État. Comme le lest, il est composé de matieres viles & peu choisies. Tout est bon pour faire du lest, pourvu qu'il soit lourd & cependant facile à être remué. Le peuple a toutes les qualités requises; il ne paroît pas. Il est caché; & cependant c'est lui qui par son propre poids donne au vaisseau la vraie position qu'il doit avoir. Le pilote le plus expérimenté auroit beau manœuvrer avec tout l'art possible, il ne peut faire un pas certain, sans une suffisante quantité de lest. Je pourrois pousser plus loin encore le parallele; mais qu'il me suffise d'avoir montré que le peuple est le lest du navire politique. Quand donc les hommes cesseront-ils d'être peuple; quand donc voudront-ils jouer un rôle plus noble?
LE COLOSSE À LA BASE D'OR.
Des philosophes ont comparé le despotisme à un colosse effrayant de loin, mais soutenu sur une base d'argille.
Les tyrans modernes ont été frappés de crainte à la vue de cette comparaison, qui leur a paru pleine de justesse. En conséquence, ils se sont dit: Profitons de l'avis, & donnons au colosse une base d'or, le métal le plus compact & le plus imperméable. Le despotisme ne sera pas sitôt renversé.
Cette politique nouvelle a parfaitement réussi; & les nations modernes, éblouies par l'éclat de la base du colosse, & frappées de sa solidité, se sont laissées enchaîner plus étroitement encore aux anneaux d'or de cette base.
Et en effet, depuis que le gouvernement est financier, tout va de bien en mieux pour quelques uns, & de mal en pis pour tous les autres.
Les Sarmates, peuple feroce & belliqueux, tiroient du sang de leurs chevaux, & s'en abreuvoient: les souverains ne different des Scythes qu'en ce qu'ils n'attendent pas la nécessité & un tems de guerre, pour se repaître de la substance du peuple soumis à leur frein.
LE MARCHÉ D'ESCLAVES.
La société est comme un vaste marché d'esclaves ou d'hommes, qui se vendent & s'achetent tout-à-tour. Les petits se vendent aux grands, les pauvres aux riches; les grands & les riches aux plus grands & aux plus riches. Les courtisans se vendent aux rois; les gens crédules se vendent aux prêtres, & ceux-ci aux tyrans. Les femmes (p. 069) sur-tout se vendent aux hommes, & quelquefois ceux-ci à celles-là. Le sage seul s'appartient & n'entre pour rien dans ce trafic honteux. Aussi est-il mal vu de tous ceux dont il a pitié.
LE FLÉAU DES BATTEURS EN GRANGE.
Le sceptre, entre les mains des rois, est comme le fléau dans celles du batteur en grange; & le peuple ressemble à la gerbe de bled qu'on bat pour séparer l'épi de la paille. Il y a cependant cette différence entre les rois & les batteurs en grange, que ceux-ci battent rarement en grange pour leur compte, au lieu que tout le profit est pour les premiers; quoique le trône & le trésor du fisc n'appartiennent pas plus aux rois, que la grange & le bon grain aux batteurs.
LES GENTILSHOMMES VERRIERS.
Les hommes ressemblent à des ustensiles de verres fragiles, prêts à se casser au moindre choc. Une poignée de gentilshommes verriers en font trafic avec plus d'avidité que de prudence; & pour avoir leurs marchandises sous la main, ils entassent sans précaution ces verreries les unes près des autres dans d'étroits magasins. Est-il étonnant qu'il s'en fasse tant de dégâts en pure perte? Trop souvent aussi, ces gentilshommes se prennent de dispute, & se jettent les verres à la tête.....
LES VIVANDIERS SUR LE TRÔNE.
On pourroit comparer la société à une armée qui campe. Les villes sont les camps. Le peuple, c'est le soldat. Les rois en sont les vivandiers, dans tous les sens qu'on attache à ce mot.
LES PÊCHEURS D'HOMMES.
Pour prendre de certains poissons, il faut troubler l'eau dans laquelle ils nagent: pour captiver le peuple, il faut l'environner d'une atmosphere de ténebres. Les rois sont des pêcheurs bien au fait du métier.
LA CHASSE À LA GRAND'BÊTE.
Les rois sont des chasseurs déterminés. Le peuple est leur gibier. Les ministres sont les gardes-chasses. Les villes sont les remises où l'on rabat le gibier. Le peuple trop souvent ressemble au cerf aux abois qui, relancé par les chiens, & ne pouvant plus fuir, tâche par ses larmes d'attendrir le chasseur inhumain, & d'éviter la curée dont on le menace. Mais quelquefois aussi, le (p. 072) peuple pourroit ressembler au sanglier qui, atteint du coup mortel, revient sur le trait qui l'a blessé, & mêle à son sang le sang de son meurtrier. Rois! prenez-y garde. La chasse à la grand'bête n'est pas sans danger pour vous. Croyez-en le sage, renoncez à ce passe-tems cruel & souvent funeste. Apprivoisez plutôt le peuple. Faites-vous-en un ami. Il vous rendra plus de service en le conservant, qu'il ne vous procurera de plaisir, en le faisant déchirer par vos limiers.
LA STATUE DE PLOMB.
En ce tems-là; un jeune monarque visitoit l'attelier d'un artiste. Il fut fort surpris de voir une statue de plomb sur un piedestal d'or, & la fit remarquer au statuaire, qui lui répondit: Prince! c'est le simulacre du nouveau ministre. Le jeune monarque ne répliqua rien; mais il sortit, & le soir même, à son coucher, il réforma l'indigne choix qu'on lui avoit fait faire le matin à son lever.
LE PALAIS DES ROIS.
En ce tems-là; un roi s'énorgueillissoit de la magnificence de son palais. Quelqu'un qui n'étoit pas courtisan, lui dit:
Prince, je connois un animal rampant qui doit son logement à un architecte encore plus habile que le vôtre.... Le limaçon, & je pourrois ajouter la tortue.
L'ARCHITECTE PHILOSOPHE.
Un roi faisoit bâtir un palais, & son architecte lui en montroit le plan. Le prince fut effrayé de l'immense grandeur qu'on lui donnoit.—Il y auroit de quoi loger tous mes sujets. Votre palais, lui répliqua l'architecte, ne sera jamais assez grand pour contenir tous vos flatteurs.
LA CARRIERE DE MARBRE.
En ce tems-là; un philosophe, dans ses voyages, rencontra un jour sur sa route des monceaux de marbres bruts, posés circulairement sur les bords d'un large trou qui servoit d'entrée à un vaste souterrein. Il s'approcha de l'une de ces ouvertures, & apperçut, dans l'enfoncement ténébreux, des hommes occupés à détacher des blocs.
Les malheureux! dit le sage en s'en allant. Ils s'occupent d'un palais de marbre, pour loger leur souverain; & peut-être n'ont-ils pas un toît de chaume pour s'abriter. Heureux encore, si la carriere qu'ils creusent, pour embellir la demeure de leur roi, ne devient pas un jour une prison pour eux. En effet, plusieurs palais de rois, de princes & de prélats ont fini par devenir des prisons: telles que la tour de Londres & Bridewell en Angleterre; Vincennes à Paris, &c. &c. &c.
LE PERROQUET ROI.
Dans le cours de mes voyages, je visitai une isle peu connue, quoiqu'assez grande & bien peuplée. Mon premier soin fut de m'enquérir de la forme du gouvernement. Un des habitans me dit: Nous avons un perroquet[4] pour souverain. Je priai mon insulaire de me parler sérieusement. Je ne raille pas, me dit le vieillard. Jadis nous avions pour roi un de nos semblables, comme à l'ordinaire. Mais entr'autres abus, nous nous sommes apperçu, à nos dépens, que la plupart de nos rois, pour s'épargner la peine d'étudier l'art de régner, n'étoient tout bonnement que les échos de leurs mignons & de leurs maîtresses. Ils ne faisoient que répéter sur le trône ce qu'on leur avoit fait apprendre sur leur sopha. Autant valoit n'avoir qu'un perroquet. L'entretien de ce nouveau monarque est bien moins dispendieux. Il ne lui faut qu'une perruche & un maître de langue.
(p. 076) Cette révolution, continua le vieillard, eut lieu dans ma jeunesse. La proposition qu'on en fit aux états-généraux de l'isle passa tout d'une voix, & depuis lors, nous nous en sommes bien trouvés.
LE FOU ROI.
En ce tems-là; il étoit un fou qui se croyoit roi. En conséquence, il parcouroit les carrefours de la capitale où il étoit né dans les derniers rangs de la société, & revêtu du costume du souverain. Il rendoit la justice à son gré & de sa pleine autorité. Sa folie paroissant peu dangereuse, on eut pitié de lui, & on lui laissa la liberté. Il s'en servit pour mettre de la réforme partout où il passoit. Canaille empesée! disoit-il quelquefois aux magistrats, vous allez au palais de la justice en bonne voiture, tandis que vos cliens, ruinés par vous, marchent à pied, & ont à peine un bâton blanc pour les ramener dans leur pauvre chaumine.—Fourbes! disoit-il aux prêtres; vous annoncez au peuple des dieux auxquels vous ne croyez pas vous-mêmes, & l'on haussoit les épaules en passant. Quelques-uns sourioient; le roi régnant n'ayant (p. 077) pas encore ordonné sur son sort. Ce roi vint à mourir; il laissoit un héritier présomptif, qui n'annonçoit rien moins qu'un bon prince. Les états s'assemblerent. Un homme du peuple se leva, & vint à bout de se faire écouter.—Le successeur du roi défunt ne s'est point rendu digne du trône au pied duquel il est né. Pour éviter toute jalousie, élisons ce fou qui nous dit journellement dans nos carrefours tant de vérités en riant. Essayons-en. Nous serons toujours à même de revenir sur notre choix.—La bizarrerie de la proposition la fit accepter. Le fou fut élu roi; & jamais prince sage ne rendit son peuple plus heureux: heureux du moins, autant que les hommes peuvent l'être sous un roi.
L'UN DES INCONVÉNIENS DE LA ROYAUTÉ.
En ces tems-là; deux marchands voyageoient pour leur commerce. Ils aborderent dans un pays où le trône étoit vacant. Pour éviter les suites funestes d'une concurrence, le peuple rassemblé convint de s'en rapporter au hasard, & de prendre (p. 078) pour roi le premier étranger qui toucheroit le rivage. L'un de ces marchands fut donc élu à son grand étonnement. Il nourrissoit depuis quelque tems un ressentiment secret contre son associé & compagnon de voyage. Le premier acte d'autorité qu'il exerça en montant sur le trône, fut de faire mettre en prison celui à qui il en vouloit, & de le condamner presqu'aussitôt à la mort. Comme il étoit tard, on sursit à l'exécution de la sentence jusqu'au lendemain matin. La nuit conseille le jour. Le nouveau roi eut le tems de donner audience à ses remords. Il étoit né bon, & la vengeance de la veille n'étoit qu'une surprise de ses sens. L'aube du lendemain vint à peine blanchir le faîte de son palais, qu'il fit assembler le peuple pour lui tenir ce discours: Reprenez votre sceptre; j'abdique le trône; je renonce à une dignité qui me donne le droit & le pouvoir de faire le mal. Simple particulier, une heureuse impuissance m'avoit empêché de me venger. Mais avant de redescendre à mon ancien état, j'ordonne qu'on délivre mon prisonnier d'hier.—Ce qui fut exécuté: & les deux associés poursuivirent leur route dans la plus douce intimité.
LE NOUVEAU ROI.
En ce tems-là; après son élection, un souverain fut assailli par la foule de ses amis qui venoient lui demander des graces & solliciter sa libéralité.
Mes amis, leur répondit le prince en les reconduisant, en montant sur le trône, je suis devenu plus pauvre que vous. Je ne m'appartiens même plus. Chacun de vous en particulier ne me demanderoit qu'une goutte de mon sang, je la lui refuserois. Je suis tout à tous, & rien à personne. Je me suis dépouillé entiérement; & même des vertus que je chérissois le plus, je n'ai gardé que la justice: c'est la seule qu'il me soit permis d'exercer.
LE BON SENS DU PERE DE FAMILLE.
En ce tems-là; un roi offrit un jour le gouvernement d'une province à un pere de famille. Celui-ci (p. 080) en remercia le prince qui fut très-étonné du refus, & qui voulut en savoir la raison.
Je n'ai pas plus de tems, ni de capacité qu'il ne m'en faut pour gouverner ma petite famille; comment pourrois-je régir une province entiere?
Mais moi, répliqua le prince, je suis pere de famille aussi; & cependant on m'a confié le soin de toute une nation.
Prince, reprit avec franchise le pere de famille, je ne sais comment vous pouvez suffire à tout cela. Je vous admire; mais jamais je ne prendrai sur moi de vous imiter?
LES HABITS.
En ce tems-là; on m'amena un jour un marchand d'habits: choisis, me dit-on, le costume qui sera le plus de ton goût; veux-tu de cette lévite de lin?—Non! on me prendrait pour un hypocrite.—Veux-tu de cet uniforme militaire?—Non! puisque tous les hommes sont mes freres.—Prends donc cette toge?—Non! les enfans des plaideurs me la déchireroient.—Et cet habit tout d'or?—Non! le peuple me confondroit avec ces sangsues privilégiées, qui s'enrichissent, en appauvrissant (p. 081) leurs compatriotes, & dont le superflu coûte le nécessaire des autres.—Tu ne refuseras pas sans doute ce manteau de pourpre? Commande.—Non! je sais trop ce qu'il en coûte pour obéir... Ce manteau de laine me conviendra bien mieux.—Quoi! tu voudrois être philosophe?—Pourquoi pas?
DAMALDER.
Princes! approvisonnez vos États, ou craignez le sort de Damalder. C'étoit un roi de Suede, au troisieme siecle de l'ere vulgaire, que ses sujets, victimes d'une longue famine, s'aviserent d'immoler à leurs dieux, pour en obtenir un terme à leurs maux. Ce sacrifice ne fit point venir des vivres plutôt, mais dut produire un grand bien dans la suite, en rendant les souverains plus prévoyans. Quand donc les peuples feront-ils, par esprit de justice, ce qu'ils se sont permis quelquefois de faire par esprit de superstition? Si les rois payoient leurs négligences de leur tête, si on les forçoit à se dévouer au salut de la nation qu'ils ont mis en danger, il ne seroit pas si facile de bien régner; mais du moins les hommes en seroient sans doute mieux gouvernés.
L'OURS, LE SINGE ET LE SOT.
La place d'un ours est dans les bois d'un misanthrope;
La place d'un singe est dans la chaise de poste d'un courtisan;
La place d'un sot est à la cour d'un despote qui craint les gens d'esprit.
LEÇON BABYLONIENNE.
Dans l'Orient, on fêtoit tous les ans une espece de saturnale qu'on appelloit Lacée, d'origine Babylonienne. Elle consistoit à faire jouir un criminel de tous les honneurs, privileges & plaisirs affectés à la royauté, dont il portoit les ornemens. Les cinq jours de cette fête écoulés, le héros dépouillé, étoit battu de verges & suspendu.
On a traité cette cérémonie de dérision cruelle (p. 083) de la loi envers le coupable; (M. Pastoret, Zoroastre, Confucius & Mahomet, pag. 44. in-8o.)
N'étoit-ce pas plutôt une leçon indirecte, mais énergique, donnée au souverain dans les États duquel cette saturnale avoit lieu? Ne pourroit-on pas présumer qu'elle fut imaginée comme pour faire en effigie le procès d'un despote qu'on n'osoit juger directement, en réalité.
Quoiqu'il en soit, cet usage mériteroit peut-être d'être renouvellé, en lui ôtant ce qu'il a d'inhumain, & sur-tout d'obtenir des rois qu'ils daignent honorer de leur présence cette espece de pénodie politique.
LE GRAULICH DE LA VILLE DE METZ.
Un roi est semblable au graulich (mot allemand, qui signifie bête monstrueuse).
Le graulich est une image d'osier, revêtu de carton peint, représentant une espece de dragon. De sa gueule sort un dard, à la pointe duquel chaque boulanger est obligé de fournir un petit pain. Un marguillier de village porte cette figure à la tête de la procession des rogations, & est tout fier (p. 084) de sa charge; le peuple danse autour, crie de joie.
Cet usage de la ville de Metz est fondé sur une tradition. Jadis, on n'en sait plus l'époque, il existoit sur le territoire de Metz une bête fauve, qui ravageoit tout. St. Clément, un des évêques de la capitale du pays Messin, eut la hardiesse & la confiance de jetter son étole sur le col de la bête qui resta aussitôt immobile, & se laissa massacrer.
Comme on voit, à la derniere circonstance près, le graulich donne une idée assez juste d'un roi. Le marguillier de village qui le porte, les boulangers qui le nourrissent, figurent le peuple des villes & de la campagne, sans le secours desquels un monarque ne pourroit se soutenir. La populace, qui danse autour du monstre, représente assez naïvement les sujets d'une monarchie, qui se réjouissent d'avoir à leur tête un psanteme affamé, qui dévore leur pain quotidien, mais qui en impose, & qui leur donne une sorte d'importance, du moins à leurs propres yeux.
Le clergé jadis a eu sur les rois qu'il museloit, le même pouvoir que le bon évêque de Metz sur le graulich.
Cette caricature provinciale est abolie depuis quelques années; mais la puissance politique, dont elle peut servir d'emblême, est encore dans toute sa force.
J'oubliois de dire que le graulich dévoroit, tous (p. 085) les ans, une certaine quantité de pucelles dont on étoit obligé de lui fournir un tribut: autre sujet de comparaison, autre trait de ressemblance entre la bête vorace & la personne d'un roi.
On dit aussi qu'à Metz, jadis on adoroit des chats...... Il n'y a pas long-tems encore que la coutume de jetter des chats au feu de la St. Jean a été abolie dans cette ville.
Princes! que cet usage provincial vous rende circonspects! Ménagez le peuple. Vous le voyez; il brûle aujourd'hui ce qu'il encensoit hier.
LES FOURMILLIERES.
En ce tems-là; les grands faisoient rassembler dans leurs parcs, & nourrissoient des fourmillieres, pour engraisser leurs faisans. En ces tems-là, les petits témoins de ce manege, n'en dormoient pas moins tranquilles; mais ils ne se réveilloient pas de même; & c'est alors qu'ils se rappelloient, mais trop tard, les fourmillieres rassemblées & entretenues pour les grands, les faisans engraissés par ces fourmillieres, & les grands engraissés par les faisans.
(p. 086) Il est dans quelques provinces de France une maniere d'engraisser la volaille, qui pourroit trouver son application. Elle est telle:
On lie les pattes, & on coupe les aîles des oiseaux; puis on leur enfonce une épingle dans le crane, & on les place, dans cet état de stupidité & de langueur, au coin du foyer. On leur prodigue la nourriture la plus abondante & la plus substantielle. Au bout de quelques jours, ces malheureux volatiles deviennent gras, & promettent à leurs bourreaux le mets le plus délicieux.
Le peuple ne seroit-il, aux yeux de ses chefs, que ce qu'est la volaille pour les marchands avides, qui vivent de leur embonpoint?
Peuples! on cherche aussi à vous abrutir plus encore que vous n'êtes; seroit-ce dans la même intention? Prenez-y garde. On vous donne des fêtes; on a l'air de vous choyer; mais c'est pour s'engraisser de votre substance. On vous sacrifiera à l'appétit d'une poignée de bourreaux.
LE LOGEMENT DU SAGE.
En ce tems-là; un sage choisit le lieu de sa demeure précisément vis-à-vis le superbe palais (p. 087) d'un homme riche. Pourquoi cette préférence, lui dit on? Vous êtes donc bien sûr de vous, pour ne pas craindre de vous laisser tenter, ayant continuellement sous les yeux le spectacle séducteur de l'opulence. Au contraire, répondit le sage; les valets infideles, les maîtresses mercénaires, les faux amis que je vois tous les jours hanter ce palais, me dégoûtent de plus en plus de la condition du maître qui l'habite.
LE PLAT DU SAGE.
En ces tems-là; un sage familiarisé avec le spectacle de la misere & des malheureux, fut admis à la table du riche. Après le repas, on lui demanda: eh bien! que vous semble de tous les mets qu'on vous a étalés?—On en a oublié un qui m'auroit chatouillé plus agréablement le palais.—Et lequel?—Le gland..... Le gland qui m'eût rappellé ce tems heureux où tous les hommes mangeoient au même plat, & chacun selon ses besoins. Alors, on ne mangeoit, dit-on, que du gland; mais du moins tout le monde en mangeoit; les uns ne s'alloient point coucher sans souper, tandis que leurs semblables ne pouvoient dormir, pour avoir trop soupé.
LA COURTISANNE RÉGNANTE.
Je me promenois dans les carrefours de la capitale d'un grand empire. Un bruit sourd se fait entendre, comme un tonnerre éloigné. J'apperçois un char traîné par six coursiers, rivaux de l'éclair. Plusieurs citoyens graves, de se détourner avec indignation. J'étois jeune; je restai pour voir passer ce char d'or. Une femme en occupoit seule le fond. Qu'elle étoit belle, cette femme! Son sein, pour éblouir, n'avoit pas besoin d'une riviere de diamans de Golconde, qui le couvrait. À ses oreilles pendoient deux perles, le prix de deux provinces. Mais ses yeux éclipsoient tout cela. Sa bouche sourioit, comme celle de l'enfant ingénu, caressé par sa mere. La douceur caractérisoit tous ses traits. Qu'elle étoit belle, cette femme! Je demande son nom à un vieillard qui n'avoit pas eu le tems de fuir ce cortege: jeune homme, c'est la premiere des courtisannes du royaume. L'embonpoint de cette belle femme dévore, à lui seul, la substance de vingt millions d'hommes. Les hommes, en se donnant un chef, ont cru s'affranchir de plusieurs tyrans. Il n'en est (p. 089) rien. Quand le chef devient l'esclave d'une femme, le peuple a autant de maîtres que cette femme a de caprices; & une femme, belle & maîtresse d'un roi, n'a pas pour un caprice. Le vice, sous le masque de la beauté, est bien puissant. Pourquoi, m'écriai-je, en quittant le vieillard, pourquoi la vertu ne se rend-t-elle pas aussi aimable que le vice; pourquoi ne cherche-t-elle pas autant que lui à plaire aux hommes? Elle en obtiendroit certainement la préférence.—Le vieillard me rappella pour me dire: Jeune homme! ne blasphême pas la vertu; le vice n'a que les armes de la séduction & l'empire du moment. Il ne seroit pas de la dignité de la vertu de s'abaisser à ces petits moyens, à ces vils maneges.
TABLEAU DE PARIS.
En ce tems-là; un soir d'automne, un vieillard penseur se trouvoit assis sur le penchant d'une colline qui dominoit la capitale d'un grand empire. La nuit vint. Le calme, dont il étoit environné, lui permit de prêter l'oreille au bruit confus qui s'élevoit (p. 090) du sein de la ville voisine, semblable au murmure sourd des eaux de la mer.
Que font-ils, au milieu de ces amas de pierres, s'écria alors le bon vieillard, que font-ils les enfans des hommes? Sous ce dôme, des prêtres sans pudeur psalmodient le nom d'un Dieu, dont ils ne démentent que trop la providence par leur conduite. Plus loin, un troupeau de femmes cloîtrées, semblables à un bercail où s'est glissé le loup ravisseur, chantent des hymnes pieuses, sans les comprendre, tandis que leur imagination, souillée par leurs extâses, rêve un bonheur dont elles regrettent l'indiscret sacrifice. Plus loin, enfermé dans son cabinet solitaire, un publicain, d'un trait de plume, affame toute une province dont il a acheté la dépouille au prix de son honneur. Sa femme, loin de lui, parée pour le crime, va provoquer la vieillesse lascive d'un homme d'État. Chacune de son côté, ses filles marchent sur les pas de leur mere. Quel est ce cri perçant? C'est celui d'un vieillard pauvre, & n'ayant d'appui que son bâton. Son fils, qui le méconnoît, frédonne dans un char rapide, traîné par des coursiers fougueux; & dans un carrefour le char du fils, qui frédonne une arriette, passe sur le corps de son pere renversé. À l'écart, entre quatre murailles nues, une famille entiere s'exhorte à la mort, puisque des voisins riches & sans pitié lui refusent le premier soutien de la vie. Dans cette salle, des marchands s'accusent tour-à-tour (p. 091) d'infidélité dans leur commerce, & tous ont raison. Mais le plus pauvre payera les dépens. Ces soupirs étouffés qui percent avec peine les noirs cachots de cette prison d'État, m'annoncent les martyrs de la véracité. Ils ont fait retomber sur eux les chaînes du pouvoir arbitraire qu'ils avoient voulu secouer & rompre, en faveur de leur compatriotes. Quelle foible lueur brille à l'extrêmité de la ville? C'est la lampe d'un sage. Il veille aux portes du crime. Il s'est approché de la demeure du vice, pour le démasquer & pour le peindre. Semblable à l'abeille laborieuse, il a fait son butin, pendant le jour, en parcourant toutes les classes de la société; il se retire la nuit pour rédiger ses observations, & pour composer des remedes aux plaies honteuses dont il voit ses semblables couverts.
LES CHÂTEAUX DE CARTES ET LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE.
En ce tems-là; un vieillard complaisant faisoit des châteaux de cartes, pour amuser des enfans. Un courtisan, qui le vit, haussa les épaules.—À (p. 092) la bonne heure, dit le vieillard; mais on risque moins à bâtir des châteaux de cartes pour des enfans, que des châteaux en Espagne pour son propre compte.
JUSTIFICATION DES MAUVAIS ROIS.
On parloit mal d'un roi, en présence d'un vieillard. On reprochoit au prince d'aimer les femmes, la table & le jeu; de s'absenter du conseil pour une partie de chasse; de ne répondre à aucun placet; d'accorder sa confiance à celui qui savoit le mieux flatter. Il est honteux pour un monarque, disoit-on, de se livrer à de tels excès, indignes d'un homme du peuple.
Mais, répliqua le bon vieillard, est-ce qu'on cesse d'être homme, en devenant roi? Un roi peut-il vivre sans boire, sans manger? N'a-t-il pas cinq sens à satisfaire, comme le dernier de ses sujets? Pourquoi donc reprocher à un roi d'être homme? Il seroit plus juste de reprocher à un homme d'être roi.
PARALLELE D'UN ROI ET D'UN PERE DE FAMILLE.
J'ai vu le roi du pays où je suis né. Je l'ai vu dans toute sa gloire, au milieu de ses courtisans, dont il paroît le Dieu. Chaque mot qu'il prononce est un oracle. Chaque geste qu'il fait est un ordre. Devant lui on fléchit le genouil, & la tête reste découverte. On n'ouvre la bouche que quand il daigne le permettre. Ce qu'il aime, on l'aime. On hait ce qu'il hait. Malheur à qui dirait paix, quand il a dit guerre. On le suit jusques-là où tout autre homme va seul; & celui à qui il accorde le privilege de lui rendre les soins les plus vils a des rivaux jaloux, qui ne lui pardonnent pas cette faveur du prince.
J'ai vu un pere de famille au milieu de ses enfans. Je l'ai vu, ne donnant point d'ordres, mais mieux obéi que s'il disoit: Nous voulons. Objet des soins les plus tendres, une douce familiarité regne autour de lui. Le moindre nuage qui couvre son front, alarme tous ceux qui vivent sous ses yeux. Les conseils, les leçons, qui sortent de sa bouche, vont se graver dans tous les cœurs. Dort-il? (p. 094) c'est comme s'il veilloit. Le respect qu'on lui porte, ne dégénere point en formule ironique. Est-il malade? on ne pense point à lui succéder. Meurt-il? on ne lui fait point d'oraison funebre; mais on pleure.
J'aimerais bien mieux être pere de famille que roi.
ÉCHANTILLON DU JEU DES CONTRE-VÉRITÉS.
En ce tems-là; du tems que le peuple n'élisoit plus les rois, & n'opinoit plus que par forme dans les assemblées de la république, tout alloit bien. Les mœurs privées étoient le garant de la félicité publique. On vivoit en paix avec ses voisins & avec soi-même. Le commerce en dehors n'étoit qu'un échange de bienfaits. Le luxe en dedans nourrissoit les arts, & devenoit un lien de plus entre les riches & les pauvres. En ces tems-là; s'il y avoit des pauvres qui souffroient sans murmurer, il y avoit aussi des riches qui donnoient sans qu'on leur demandât. En ces tems-là; quoique chaque porte eût sa serrure, la bonne foi étoit si grande, que les (p. 095) maisons restoient ouvertes, même la nuit, & dans l'absence du maître. En ce tems; s'il y avoit beaucoup de célibataires, il y avoit aussi beaucoup de ménages heureux. En ce tems-là; on parloit beaucoup de la liberté, sans doute que ce mot n'étoit pas seulement sur les levres. En ce tems; tous les hommes étoient freres; car ils aimoient à vivre ensemble, entassés les uns sur les autres, dans l'étroite enceinte des murailles de leurs cités. Dans ce tems, il falloit que tout le monde fût heureux, car tout le monde étoit jaloux d'en avoir l'air.
Hélas! dans ce tems-là aussi, on aimoit beaucoup à s'amuser au jeu des contre-vérités; & cette page en pourroit bien être un échantillon.
LE PLAISIR ET LE BONHEUR.
Un jour, de grand matin, je me dis: Ayons aujourd'hui du plaisir, à la maniere des gens du monde. Essayons d'être heureux, à l'instar des heureux du siecle. Je sortis, & j'allai au lever de plusieurs femmes qui passoient pour les plus agréables. Leurs minauderies & leur jargon m'amuserent pendant la premiere minute. À la seconde minute (p. 096) je baillai, & courus ailleurs chercher du plaisir. Je me promenai aux jardins publics. Au bout de la premiere allée, je me surpris baillant, & je me dis: Ce n'est pas encore là du plaisir. Allons nous asseoir à la table d'un riche ou d'un grand. J'attendis au dessert. Le vin m'échauffa la tête; mais mon cœur resta froid, & je m'endormis. On me réveilla pour me donner une place à ces beaux spectacles où l'art, dit-on, surpasse la nature, en l'imitant. Avant que la toile fût baissée, je baillai. Une orgie nocturne m'attendoit au sortir d'un bal galant..... Est-ce là le plaisir, me demandai-je, en regagnant mon asyle solitaire, où veilloit ma compagne. Cela se peut; mais, à coup sûr, (du moins pour moi), le bonheur n'est qu'ici.
L'INCRÉDULE CONVERTI.
Les livres de plusieurs philosophes m'avoient rendu incrédule, au point de nier toute divinité, & une vie à venir. Mais, en méditant sur l'état actuel de la société, je retournai bien vîte à la croyance de mes ancêtres & de ma nourrice. En voyant le quart des hommes servi par les trois (p. 097) autres quarts, j'eus besoin, pour ne pas me laisser aller à l'indignation & au désespoir, j'eus besoin de croire qu'apparemment un Dieu avoit décidé, de sa certaine science & pleine puissance, qu'il y auroit un monde où les trois quarts du genre humain serviroient l'autre quart; & que, par la suite, il y auroit un autre monde où le grand nombre de ceux qui servoient, seroit servi, à son tour, par le petit nombre. Si j'ai mal conjecturé, si ce n'est pas là tout-à-fait le plan de conduite de la divinité, je ne sais plus où j'en suis. Le chaos qui, dit-on, précéda la création, n'étoit rien, sans doute, en comparaison de celui qui regne sur la surface de ce monde créé: & l'enfer, dont on me menaçoit après ma mort, ne peut pas être pire que la vie qu'on mene dans une société dont les individus sont tous libres & égaux, & où cependant les trois quarts sont esclaves, & le reste est maître.
L'ÉPÉE ET LA LOI.
En ce tems-là; l'épée & la loi se disputoient entr'elles sur le droit de préférence. La loi prétendoit que les hommes, avec elle, n'avoient pas (p. 098) besoin de l'épée; l'épée soutenoit qu'elle donnoit à la loi toute sa force.
Témoin de cet alter-cas, un sage leur dit: Calmez-vous. Tant que les hommes seront des enfans imbécilles ou furieux, ils auront un égal besoin des services de l'un & de l'autre. Votre empire n'est pas prêt de finir. Cependant, à quoi serviriez-vous, si les hommes étoient plus éclairés, ou seulement s'ils vouloient s'entendre? Vous n'êtes sortis que de leur foiblesse; & j'aime à croire qu'un jour, (je n'en verrai pas l'aurore), tous mes semblables rougiront de s'être servis de vous.
DIALOGUE ENTRE LE SCEPTRE ET LA HOULETTE.
La Houlette.
Tu es devenu bien orgueilleux, depuis que tu es d'or. Jadis nous ne faisions qu'un. As-tu oublié que nous étions du même bois?
Le Sceptre.
Tu parles de loin. Mais, depuis que j'ai profité des circonstances, tant que les hommes voudront (p. 099) bien courber la tête sous mon poids, je continuerai à peser sur eux. Vas! un peuple est plus aisé à conduire qu'un troupeau. Les hommes sont encore plus debonnaires que les moutons.
La Houlette.
Mais, à la longue, le joug peut sembler lourd. Si on venoit à le secouer; si on venoit à briser le sceptre, & à ne permettre aux rois que l'usage de la houlette!....
Le Sceptre.
Je ne crains pas plus cela, que de voir le sceptre passer entre les mains des bergers.
La Houlette.
Prends-y garde. Il ne faut qu'un instant d'humeur. Les Dieux ont déjà vu leurs statues d'argent, métamorphosées en vaisselles plattes. Un jour pourra venir, où l'on fera du sceptre un hochet, une marotte dont le peuple s'amusera.
Le Sceptre.
Le peuple est un enfant trop vieux & trop grand.
La Houlette.
Vah! le tems me vengera de tes dédains.
En ce tems-là; un berger se pavanoit en marchant à la tête de son troupeau. Il se disoit, chemin faisant: Les moutons sont nés pour les bergers; rien de plus certain! Il est clair que la laine qu'ils portent, fardeau incommode pour eux pendant l'été, est pour habiller le berger en hiver. Le lait des chevres est moins pour élever leurs petits, que pour désaltérer le berger. Ils paissent, sans doute, pour être servis plus gras sur la table des bergers.
Ce propos du berger, entendu par ses moutons, mît le comble à leurs mécontentemens, & les porta à la derniere extrêmité. Ils tinrent conseil. Avons-nous donc besoin d'un berger pour paître, ou pour faire des petits? Comment vivions-nous avant de sortir des bois; nous étions moins soignés mais plus vigoureux qu'aujourd'hui.
Pendant le sommeil du berger & des chiens, les moutons convinrent de prendre la fuite; & de gagner la forêt voisine, pour y vivre, comme ils vivoient dans l'âge d'or. Ce qu'ils firent.
LA COURONNE D'OR ET LE CHAPEAU DE PAILLE.
En ce tems-là; un roi n'avoit en ce moment-là que sa couronne d'or pour garantir sa tête des rayons brûlans du soleil d'août, à midi. Un pauvre berger n'avoit pas d'assez grands yeux pour contempler cette couronne d'or. Le roi lui dit: eh bien! changeons ensemble. Donne-moi ton chapeau de paille pour ma couronne d'or. Le berger n'hésita pas. Mais, peu de tems après, se sentant brûlé par le soleil, il dit au prince: je défais le marché, j'aime encore mieux mon chapeau de paille, qui me met à l'abri, que votre couronne d'or qui brûle au soleil, mais qui ne garantit pas de ses rayons brûlans.
LE SOLEIL ET LA MONTRE.
En ce tems-là; quelle heure est-il (demanda un jour à un vieux berger un jeune roi égaré dans la campagne)? Prince! il est midi au soleil.—Pour toi, (reprit le jeune prince) mais pour moi, l'aiguille de ma montre n'est qu'à la onzième heure; iroit-elle mal? Non! (s'écria quelqu'un de la suite du monarque). Certainement, c'est le soleil qui se trompe.
Le berger, homme de sens, s'éloigna en haussant les épaules, & disant tout bas: vous avez beau dire & beau faire, tous tant que vous êtes à la cour; le tems ne va pas plus ou moins vîte pour les rois que pour les pasteurs. Chacun à son horloge; mais il n'y a qu'un soleil pour tous.
LE TOMBEAU DES ROIS.
Un pasteur Nomade rencontra un jour dans ses courses de belles ruines d'un édifice antique, (p. 103) retraite des oiseaux de passage. Il en visita l'intérieur, trouva beaucoup plus de place qu'il n'en falloit pour s'y loger commodément lui & son troupeau. Il résolut d'y établir sa demeure; il étoit d'âge à se fixer. Il appliqua à son usage tout ce qui se rencontra sous sa main. Maître de ces lieux abandonnés depuis plusieurs siecles, il disposa de tout à son gré, certain de n'être point troublé dans sa propriété.
Un savant, envoyé à grand frais par le prince régnant, pour faire une recherche exacte & une description détaillée de tous les monumens antiques qui se trouveroient dans ses États, n'oublia pas dans son voyage Pittoresque les ruines qui servoient d'asyle au vieux pasteur Nomade. Il entre, & après avoir porté autour de lui un œil observateur, il dit au berger: ami, sais-tu bien que ce qui te sert aujourd'hui de maison, étoit jadis un tombeau.
Le Pasteur.
À la bonne heure; dans ce cas, ce vieux bâtiment reprendra bientôt son ancienne destination.
L'Antiquaire.
C'étoit le mausolée d'une famille souveraine.
Le Pasteur.
Vous ne flattez pas peu ma vanité, en m'apprenant qu'un jour, moi pauvre berger, partagerai (p. 104) la sépulture des rois. Mais, je l'avouerai, je ne suis pas pressé de jouir de cet honneur.
L'Antiquaire.
Sais-tu bien que ce vase, que tu as converti en ruche, étoit une urne qui contenoit la cendre d'un grand monarque.
Le Pasteur.
Ah! ah! & les ordonnances de ce grand monarque étoient elles aussi douces que le miel de mes abeilles? J'en doute.
L'Antiquaire.
C'étoit un tyran.
Le Pasteur.
Tout ceci a donc été fait pour un tyran.
L'Antiquaire.
Oui.
Le Pasteur.
C'étoit bien la peine.
L'Antiquaire.
Qu'as-tu fait de la cendre?
Le Pasteur.
Tu en vois quelque part dans mon foyer; elle sert à couvrir mon feu; & le reste à ma lessive.
Tu n'as rien trouvé de plus.
Le Pasteur.
Je n'ai pas beaucoup cherché. Regardez vous-même.
L'Antiquaire.
Comment? Le caveau funéraire de la reine est aujourd'hui une étable à vache.
Le Pasteur.
Pourquoi pas?
L'Antiquaire.
Mais je ne me trompe pas. Quoi! le buste d'un empereur sert de contrepoids à la porte d'un berger.
Le Pasteur.
J'ai profité du crampon de fer que j'y ai remarqué; desorte que depuis que je me suis avisé de le suspendre derriere ma porte, ma cabane ne craint plus le vent du nord.
L'Antiquaire.
Un chef-d'œuvre, dégradé à ce point.
Le Pasteur.
Cet empereur dont tu admires ici la tête, n'a (p. 106) peut-être pas fait autant de bien seulement au monde, que son buste m'est utile en ce moment.
L'Antiquaire.
J'ai ordre du prince de l'emporter.
Le Pasteur.
Emporte, mais je veux un dédommagement.
L'Antiquaire.
Quelqu'il soit, il te sera accordé.
Le Pasteur.
Eh bien! pour ma récompense, promets-moi de dire au prince que tu as vu la cendre d'un grand roi servant à la lessive d'un berger, son urne cinéraire converti en ruche à miel, & son buste de marbre suspendu derriere la porte d'une chaumiere. Tu diras aussi à la reine que le caveau de son aïeule n'est plus aujourd'hui qu'une étable. Tu diras tout cela.
L'Antiquaire.
Oui, oui!
Le Pasteur.
Tu n'oubliras rien.
L'Antiquaire.
Non! non!..... Voilà un berger qui seroit mauvais courtisan.
LE ROI-BERGER.
CONTE PASTORAL,
PAR LE BERGER SYLVAIN.
Pendant les fêtes consacrées aux déguisemens, un bon roi, jeune encore, se fit berger. Un chapeau de paille sur la tête, une houlette à la main, le visage couvert d'un masque, il sortit précipitamment de son palais, débarrassé de toute sa suite, & ne gardant pour l'accompagner, qu'un de ses plus fideles sujets, devenu son intime ami. Dans cet équipage, il prit le chemin des champs & alla se fixer dans le fond de l'une de ses provinces les plus agréables. Il se mêla aussitôt parmi les pasteurs du lieu. Une bergerie venoit de perdre son possesseur; il en fit l'acquisition, pour se livrer tout entier aux douces occupations & aux plaisirs purs des bergers. Il sembloit qu'il fût né pour cette condition paisible. Son nouvel état lui plût tant, qu'il oublia bientôt les honneurs de la royauté, & ne s'apperçut point que les fêtes consacrées aux déguisemens étoient passées.
(p. 108) Cependant l'inquiétude regnoit à la cour du prince. On vit même des courtisans pleurer. On chercha le roi partout où il n'étoit pas. Il n'y eut que ceux qui l'approchoient de plus près & qui soupçonnoient ses goûts, qui s'aviserent de parcourir les provinces & de se disperser dans les campagnes. Ils le trouverent enfin à la tête d'un troupeau, caressant son chien & chantant un air gai.
Prince! que faites-vous!..... Reprenez votre sceptre & remontez sur le trône. Vos sujets vous attendent; & la princesse que le dernier traité de paix vous destine pour compagne, arrive. Venez!...
Mes amis! c'en est fait! vous venez un peu trop tard. La houlette me semble moins lourde que le sceptre. Mon chapeau de fleurs pese moins sur ma tête, qu'une couronne. Et je suis plus à mon aise sur ce siege de gazon, que sur un trône d'or. Mes sujets ne peuvent jamais m'être plus fideles que mes moutons, & que le gardien de mon troupeau. Et je doute que la princesse que le dernier traité de paix me destinoit, me plaise davantage que la pastourelle que mon cœur vient de se choisir. Quand on a été roi & berger, & quand on a le choix entre l'un ou l'autre, on reste berger.
LA REINE-BERGERE.
CONTE PASTORAL.
Zerbin.
Je l'aurai fait attendre. Doublons le pas. Mais qu'apperçois-je, près de la fontaine.... Ce n'est pas elle. Quelle est cette femme si richement parée? J'aimerois bien mieux y voir ma Zerbine, avec son chapeau de paille couronné de fleurs. Elle devroit y être, cependant. Approchons.
Zerbine.
C'est lui. Comme il va ouvrir de grands yeux. Je suis sûre qu'il ne me reconnoîtra pas.
Zerbin.
Je n'oserai jamais..... C'est sans doute la fille d'un roi.
Zerbine.
Ne lui parlons pas d'abord. Mais faisons lui des signes.
Est-ce bien à moi que ce geste s'adresse?..... Suis-je bien seul ici?.... Avançons.... Qu'ai-je donc à craindre? Grande princesse, pardonnez... Mais je ne me trompe pas. C'est toi, ma Zerbine. Quoi!....
Zerbine.
Eh oui! c'est moi; c'est ta Zerbine. Ta surprise & ton impatience sont extrêmes. Écoute!... Comme tu vois, je suis arrivée la premiere au rendez-vous.... Ce que n'auroit pas dû permettre mon cher Zerbin.
Zerbin.
Je n'ai pas eu le courage de quitter mon pere que je ne l'aie vu endormi.
Zerbine.
C'est bien!... Que je te raconte mon avanture! Je t'attendois ici avec une provision de fruits & de laitage comme nous étions convenus. Pour abréger le tems de ton absence, j'essayois la chanson si tendre que tu me donnas à ma fête, & dont je ne sais pas encore bien l'air. J'en étois à peine au refrein qui me plaît tant;
Si Zerbin étoit roi,
Zerbine seroit reine.
(p. 111) quand je vis accourir une femme grande comme moi, mais d'une beauté fiere & imposante.
Zerbin.
Elle n'avoit pas tes graces, j'en suis bien certain, sans l'avoir vue.
Zerbine.
Ne m'interromps donc pas. Elle s'avance vers moi précipitamment.... Je me recule par respect & aussi par crainte. Elle étoit éblouissante, mais elle avoit l'air égarée. Jeune bergere, me dit-elle, bannis toute frayeur & conserve-moi la vie. Tu vois une reine, précipitée du haut de son trône, chassée de ses États & poursuivie par des ennemis acharnés. Le soleil est déjà sur son déclin, & depuis son lever, je n'ai pas encore pris de nourriture. Je lui dis: si du lait, des fruits & un gâteau étoient dignes de vous.... Donne, donne toujours. Et je la vis dévorer ce que nous devions manger ensemble. Ce n'est pas tout, reprit-elle, changeons d'habits, à l'instant. Les momens me sont chers. Et en même-tems je la vis jetter sur le gazon ce sceptre d'or & cette couronne de diamans, que tu vois, & aussi ce beau manteau d'écarlate qui me pese tant sur les épaules. Je l'aidai à endosser mon vêtement de lin qui fût un peu étroit pour elle.
Je le crois. Est-il deux femmes au monde qui aient la taille svelte de Zerbine.
Zerbine.
Laisse-moi achever. Elle s'empara de mon chapeau avec ses fleurs, & de ma houlette avec la guirlande que je voulois garder à toute force. Mais il ne fut pas possible. Ma chere, me dit-elle, il faut que l'illusion soit complette. La richesse de mes habits te dédommagera du sacrifice. Tu pourras faire le bonheur du berger que tu aimes, en lui apportant pour dot tous ces trésors.
Zerbin.
Nous n'avons pas besoin de tout cela pour nous aimer.
Zerbine.
C'est ce que je lui ai répondu. Mais elle me quitta presqu'aussitôt, en m'embrassant & en m'ajoutant; bergere, n'envie pas le sort des reines. Adieu. Souviens-toi de moi. Je ne t'oublierai jamais. Puissé-je te donner bientôt de mes nouvelles.
Zerbin.
Zerbine!
Eh bien!
Zerbin.
Retournons vîte au hameau. Il ne seroit pas prudent que nous restions dans les champs avec ces beaux habits. Ceux qui poursuivent la reine t'enleveroient sans examen, & peut-être... Allons nous en sans tarder. Je crois déjà les entendre.... Comme tu es belle, ma Zerbine!..... Mais je sens que je ne puis t'en aimer davantage.
Zerbine.
Et moi, quand bien-même je serois effectivement reine, comme j'en ai l'air, je sens que je ne t'en aimerois pas moins.
Zerbin.
Veux-tu permettre à un pauvre berger de t'offrir son bras.
Zerbine.
Ah! Zerbin! viens! que je te serre dans les miens!
Zerbin.
Mais qu'as-tu donc aux doigts?
Ce sont des anneaux & des pierres précieuses.
Zerbin.
Qu'allons-nous faire de tout cela?
Zerbine.
Je n'en sais rien.... Il me vient une idée. Il faut conserver toutes ces belles choses; quand cette pauvre reine me donnera de ses nouvelles, comme elle me l'a promis, nous ne lui renverrons tout cela, que sous la condition de me rendre ma guirlande.
Zerbin.
Ah! Zerbine!.....
Zerbine.
N'en ferois-tu pas autant, pour ravoir le nœud que j'ai attaché à tes beaux cheveux?
Zerbin.
Ah! sans doute.
Tout en conversant ainsi, ces deux amans cheminoient vers le hameau. Mais, quel moment (p. 115) pour Zerbin. Des gens armés se jetterent sur Zerbine..... Cependant instruits de leur méprise, & touchés de la naïveté de ses réponses, ils passerent outre, sans perdre de tems. Arrivés au village, on accourut en foule du plus loin qu'on les apperçut. La nouvelle circula en un moment. On assiégea la cabane de la mere de Zerbine. Les bergeres sur-tout ne pouvoient se lasser d'examiner d'un œil avide, toutes les différentes pieces d'habillemens de la pastourelle, qui se mit à son aise, le plutôt qu'elle put, en se couvrant de l'un de ses habits ordinaires. La ceinture de pierreries, le collier de perles à plusieurs rangs, les cercles d'or, les pendans d'oreilles, les boucles, les agraffes, la couronne sur-tout, tous ces différens ornemens royaux passerent tour-à-tour de main en main. On en essaya quelques-uns. Malheureusement il faisoit trop nuit. Les plus coquettes brûloient d'impatience d'aller se regarder sur le plus prochain ruisseau. Cette ivresse dura plusieurs jours. Les vieillards de la contrée se perdoient en conjectures, & se faisoient écouter des jeunes avec l'attention la plus suivie. Quelques-uns d'entr'eux, en maniant le sceptre, se dirent: il est bien lourd. Ce sceptre pese plus que nos houlettes.
Zerbine ne fut pas long-tems sans entendre parler de la reine. Un jour on la vit venir accompagnée d'une suite nombreuse; mais elle voulut (p. 116) entrer seule dans le hameau. On la conduisit chez la mere de Zerbine. Là, elle raconta comme elle avoit eu le bonheur de ne point être reconnue sous son travestissement, comment elle pénétra jusque chez un souverain allié à sa maison. Comment elle l'intéressa & en obtint un secours pour remonter sur le trône, & punir l'usurpateur. Cette reine courageuse ne s'étoit annoncée dans le village que par sa suite. Car pour elle, elle parut devant Zerbine avec les habits de cette bergere. Zerbin qui étoit présent, lui dit: grande reine, vous venez sans doute reprendre vos riches vêtemens. On vous les a réservés intacts; mais vous ne les aurez, ajouta vivement Zerbine, qu'en m'apportant ma guirlande.—Tu parois bien attachée à cette guirlande.—Autant que vous à votre couronne.—Puisque cela est ainsi, garde mes habits; car dans mes courses, je n'ai pas conservé ta guirlande.—Zerbin, oh non! reine trop généreuse. Remportez tous ces trésors. Si jusqu'à présent nous avons échappés à l'envie, nous le devons à notre indigence.—Mais du moins, demandez-moi quelque grace: tout ce que vous désirerez, vous sera accordé.—Écartez à jamais la guerre de notre hameau paisible: nous serons toujours assez heureux. Et pour conserver la mémoire d'un événement qui nous sera toujours cher, puisque l'issue vous a été favorable; qu'on éleve près de la fontaine, où vous avez (p. 117) rencontré Zerbine, un monument durable, sur lequel on lise ces mots:
ICI
UNE REINE
FUT TROP HEUREUSE
DE DEVENIR
BERGERE.
La reine se prêta au desir du berger, & tous les ans, tant qu'elle a vécu, ne manqua pas de venir en pélerinage à la fontaine, & d'y célébrer une fête champêtre, sous les habits de bergere.
L'ORIGINE DU PUITS DE LA VÉRITÉ.
PARABOLE.
En ce tems-là: la vérité fut arrêtée aux barrieres de la capitale des Sybarites. La belle enfant, lui dirent les commis, que contient cette balle cachée sous votre manteau?—Des livres étrangers.—Bons à confisquer; & vous, condamnée à l'amende.—Mais je ne possede rien.—Eh bien! nous allons nous saisir de votre personne.—
(p. 118) Et ils alloient exécuter leur contrainte par corps; mais dans le voisinage du bureau des entrées, la vérité apperçut un puits ouvert. Pour éviter une esclandre & la perte de sa liberté, elle aima mieux se précipiter au fond du puits, où elle est encore; personne jusqu'à présent n'ayant osé l'en retirer.
FIN.
Note 1: L'empereur Vespasien mit un impôt sur les urines.[Retour au Texte Principal]
Note 2: Pline & Plutarque parlent d'un peuple sans bouche, qu'ils nomment Astômes.[Retour au Texte Principal]
Note 3: Au rapport d'Hérodote, il y avoit en Syrie un certain ordre de femmes nommées Clima-Cides, dont la profession journaliere étoit de marcher sur leurs pieds, sur leurs mains à-la-fois, & dans cette posture, de servir d'escabeau aux dames pour les aider à monter dans leur char, liv. v.[Retour au Texte Principal]
Note 4: Ex Africa parte Ptoembari, Ptoemphanæ qui canem pre rege habent, motu ejus imperia augurantes. Plinius, hist. nat. liv. VI. 20.[Retour au Texte Principal]
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.