The Project Gutenberg EBook of Cora, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Cora Author: George Sand Release Date: July 7, 2004 [EBook #12837] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORA *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr [Illustration] CORA. de Georges Sand I. A mon retour de l'ile Bourbon (je me trouvais dans une situation assez precaire), je sollicitai et j'obtins un mince emploi dans l'administration des postes. Je fus envoye au fond de la province, dans une petite ville dont je tairai le nom pour des motifs que vous concevrez facilement. L'apparition d'une nouvelle figure est un evenement dans une petite ville, et, quoique mon emploi fut des moins importants, pendant quelques jours je fus, apres un phoque vivant et deux boas constrictors, qui venaient de s'installer sur la place du marche, l'objet le plus excitant de la curiosite publique et le sujet le plus exploite des conversations particulieres. La niaise oisivete dont j'etais victime me sequestra chez moi pendant toute la premiere semaine. J'etais fort jeune, et la negligence que j'avais jusqu'alors apportee par caractere aux importantes considerations de la _mise_ et de la _tenue_ commencaient a se reveler a moi sous la forme du remords. Apres un sejour de quelques annees aux colonies, ma toilette se ressentait visiblement de l'etat de stagnation honteuse ou l'avait laisse le progres du siecle. Mon chapeau a la Bolivar, mes favoris a la Bergami et mon manteau a la Quiroga etaient en arriere de plusieurs lustres, et le reste de mon accoutrement avait une tournure exotique dont je commencais a rougir. Il est vrai que, dans la solitude des champs, ou dans l'incognito d'une grande ville, ou dans le tourbillon de la vie errante, j'eusse pu exister longtemps encore sans me douter du malheur de ma position. Mais une seule promenade hasardee sur les remparts de la ville m'eclaira tristement a cet egard. Je ne fis point dix pas hors de mon domicile sans recevoir de salutaires avertissements sur l'inconvenance de mon costume. D'abord une jolie grisette me lanca un regard ironique, et dit a sa compagne, en passant pres de moi:--"_Ce monsieur_ a une cravate bien mal pliee." Puis un ouvrier, que je soupconnai etre dans le commerce des feutres, dit d'un ton goguenard, en posant ses poings sur ses flancs revetus d'un tablier de cuir:--"Si _ce monsieur_ voulait me preter son chapeau, j'en ferais fabriquer un sur le meme modele, afin de me deguiser en _roast-beef_ le jour du carnaval." Puis une _dame_ elegante murmura en se penchant sur sa croisee:--"C'est dommage qu'il ait un gilet si fane et la barbe si mal faite." Enfin, un bel esprit du lieu dit en pincant la levre:--"Apparemment que le pere de _ce monsieur_ est un homme _puissant_, on le voit a l'ampleur de son habit." Bref, il me fallut bientot revenir sur mes pas, fort heureux d'echapper aux vexations d'une douzaine de polissons en guenilles qui criaient apres moi du haut de leur tete: A bas _l'angliche_! a bas le milord! a bas l'etranger! Profondement humilie de ma mesaventure, je resolus de m'enfermer chez moi jusqu'a ce que le tailleur du chef-lieu m'eut fait parvenir un habit complet dans le dernier gout. L'honnete homme ne s'y epargna point, et me confectionna des vetements si exigus et si coquets que je pensai mourir de douleur en me voyant reduit a ma plus simple expression, et semblable en tous points a ces caricatures de _fats parisiens_ et d'_incroyables_ qui nous faisaient encore pamer de rire, l'annee precedente, a l'ile Maurice. Je ne pouvais pas me persuader que je ne fusse pas cent fois plus ridicule sous cet habit que sous celui que je venais de quitter, et je ne savais plus que devenir; car j'avais promis solennellement a mon hotesse (la femme du plus gros notaire de l'arrondissement) de la conduire au bal, et de lui faire danser la premiere et probablement l'unique contredanse a laquelle ses charmes lui donnaient le droit de pretendre. Incertain, honteux, tremblant, je me decidai a descendre et a demander a cette estimable femme un avis rigide et sincere sur ma situation. Je pris un flambeau et je me hasardai jusqu'a la porte de son appartement; mais je m'arretai palpitant et desespere, en entendant partir de ce sanctuaire un bruit confus de voix fraiches et percantes, de rires aigus et naifs, qui m'annoncaient la presence de cinq ou six demoiselles de la ville. Je faillis retourner sur mes pas; car, de m'exposer au jugement d'un si malin areopage dans une parure plus que problematique a mes yeux, c'etait un heroisme dont peu de jeunes gens a ma place se fussent sentis capables. Enfin, la force de ma volonte l'emporta; je me demandai si j'avais lu pour rien Locke et Condillac, et poussant la porte d'une main ferme, j'entrai par l'effet d'une resolution desesperee. J'ai vu de pres d'affreux evenements, je puis le dire: j'ai traverse les mers et les orages, j'ai echappe aux griffes d'un tigre dans le royaume de Java, et aux dents d'un crocodile dans la baie de Tunis; j'ai vu en face les gueules beantes des sloops flibustiers; j'ai mange du biscuit de mer qui m'a perce les gencives; j'ai embrasse la fille du roi de Timor ... eh bien! je vous jure que tout ceci n'etait rien au prix de mon entree dans cet appartement, et que dans aucun jour de ma vie je ne recueillis un aussi glorieux fruit de l'education philosophique. Les demoiselles etaient assises en cercle, et, en attendant que la femme du notaire eut acheve de meler a ses cheveux noirs une legere guirlande de pivoines, ces gentes filles de la nature echangeaient entre elles de joyeux propos et de naives chansons. Mon apparition inattendue paralysa l'elan de cette gaiete charmante. Le silence etendit ses ailes de hibou sur leurs blondes tetes, et tous les yeux s'attacherent sur moi avec l'expression du doute, de la mefiance et de la peur. Puis tout a coup un cri de surprise s'echappa du sein de la plus jeune, et mon nom vola de bouche en bouche comme la bordee d'une fregate armee en guerre. Mon sang se glaca dans mes veines, et je faillis prendre la fuite comme un brick qui a cru attaquer un chasse-maree, et qui, a la portee de la longue-vue, decouvre un beau trois-mats, laissant nonchalamment tomber ses sabords pour lui faire accueil. Mais, a ma grande stupefaction, la femme de mon hote, laissant la moitie de ses boucles crepees et menacantes, tandis que l'autre gisait encore sous le papier gris de la papillote, accourut vers moi en s'ecriant:--C'est notre jeune homme! c'est notre pauvre Georges! Ah! mon Dieu! quelle metamorphose! qu'il est bien mis! quelle jolie tournure! quelle coupe d'habit elegante et moderne!... Ah! Mesdemoiselles, regardez! regardez comme M. Georges est change, comme il a l'air distingue. Vous ferez danser ces demoiselles, monsieur Georges, apres moi, pourtant! Vous m'avez forcee de vous promettre la premiere, vous vous en souvenez? Les demoiselles gardaient le silence, et je doutais encore de mon triomphe. Je rassemblai le reste de mon courage pour leur demander timidement leur gout sur cet habit, et aussitot un choeur de louanges pur et melodieux a mes oreilles comme un chant celeste s'eleva autour de moi. Jamais on n'avait rien vu de mieux; on ne trouvait pas un pli a blamer; le collet raide et volumineux etait d'un gout exquis, les basques courtes et cambrees avaient une grace parfaite, le gilet parseme de gigantesques rosaces etait d'un eclat sans pareil; la cravate inflexible, croisee avec une rigueur systematique, etait un chef-d'oeuvre d'invention; la manchette et le jabot terrible couronnaient l'oeuvre. De memoire de jeunes filles, aucun employe de l'administration des postes n'avait fait un tel debut dans le monde. J'avoue que ce n'est pas un des moins brillants souvenirs de ma jeunesse que mon entree triomphante dans ce bal, serre dans mon habit neuf, froisse par les baleines dorsales de mon gilet, vexe par le rigorisme de mes entournures, et, de plus, flanque a droite de la femme du notaire, a gauche de mademoiselle Phedora, sa niece, la plus vieille et la plus laide fille du departement. N'importe, j'etais fier, j'etais heureux, j'etais bien mis. La salle etait un peu froide, un peu sombre, un peu malpropre; les banquettes etaient bien tachees d'huile ca et la, les quinquets jouaient bien un peu, sur les tetes fleuries et emplumees du bal, le vieux role de l'epee de Damocles; le parquet n'etait pas fort brillant, les robes des femmes n'etaient pas toutes fraiches, pas plus que la fraicheur de certains visages n'etait naturelle. Il y avait bien des pieds un peu larges dans des souliers de satin un peu rustiques, des bras un peu rouges sous des manches de dentelle, des cous un peu hales sous des colliers de perles, et des corsages un peu robustes sous des ceintures de moire. Il y avait bien aussi sur l'habit des hommes une legere odeur de tabac de la regie, dans l'office un parfum de vin chaud un peu brutal, dans l'air un nuage de poussiere un peu agreste, et pourtant c'etait une charmante fete, une aimable reunion, sur ma parole! La musique n'etait pas beaucoup plus mauvaise que celle de Port-Louis ou de Saint-Paul. Les modes n'etaient, a coup sur, ni aussi arrierees, ni aussi exagerees que celles qu'on pretend suivre a Calcutta; en outre, les femmes etaient generalement plus blanches, les hommes moins rudes et moins bruyants. A tout prendre, pour moi qui n'avais point vu les merveilles de la civilisation poussees a la derniere limite, pour moi qui n'avais vu l'opera qu'en Amerique et le bal qu'en Asie, le bal a peu pres public et general de la petite ville pouvait bien sembler pompeux et enivrant, si l'on considere d'ailleurs la profonde sensation qu'y produisait mon habit et le succes incontestable que j'obtins d'emblee a la fin de la premiere contredanse. Mais ces joies naives de l'amour-propre firent bientot place a un sentiment plus conforme a ma nature inflammable et contemplative. Une femme entra dans le bal et j'oubliai toutes les autres; j'oubliai meme mon triomphe et mon habit neuf. Je n'eus plus de regards et de pensees que pour elle. Oh! c'est qu'elle etait vraiment bien belle, et qu'il n'etait pas besoin d'avoir vingt-cinq ans et d'arriver de l'Inde pour en etre frappe. Un peintre celebre qui passa, l'annee suivante, dans la ville, arreta sa chaise de poste en l'apercevant a sa fenetre, fit deteler les chevaux et resta huit jours a l'auberge du Lion-d'Argent, cherchant par tous les moyens possibles a penetrer jusqu'a elle pour la peindre. Mais jamais il ne put faire comprendre a sa famille qu'on pouvait par amour de l'art faire le portrait d'une femme sans avoir l'intention de la seduire. Il fut econduit, et la beaute de Cora n'est restee empreinte que dans le cerveau peut-etre de ce grand artiste, et dans le coeur d'un pauvre fonctionnaire destitue de l'administration des postes. Elle etait d'une taille moyenne admirablement proportionnee, souple comme un oiseau, mais lente et fiere comme une dame romaine. Elle etait extraordinairement brune pour le climat tempere ou elle etait nee; mais sa peau etait fine et unie comme la cire la mieux moulee. Le principal caractere de sa tete regulierement dessinee, c'etait quelque chose d'indefinissable, de surhumain, qu'il faut avoir vu pour le comprendre; des lignes d'une nettete prestigieuse, de grands yeux d'un vert si pale et si transparent qu'ils semblaient faits pour lire dans les mysteres du monde intellectuel plus que dans les choses de la vie positive; une bouche aux levres minces, fines et pales, au sourire imperceptible, aux rares paroles; un profil severe et melancolique, un regard froid, triste et pensif, une expression vague de souffrance, d'ennui et de dedain; et puis des mouvements doux et reserves, une main effilee et blanche, beaute si rare chez les femmes d'une condition mediocre; une toilette grave et simple, discernement si etrange chez une provinciale; surtout un air de dignite calme et inflexible qui aurait ete sublime sous la couronne de diamants d'une reine espagnole, et qui, chez cette pauvre fille, semblait etre le sceau du malheur, l'indice d'une organisation exceptionnelle. [Illustration: Elle lisait.] Car c'etait la fille... le dirai-je? il le faut bien: Cora etait la fille d'un epicier. O sainte poesie, pardonne-moi d'avoir trace ce mot! Mais Cora eut releve l'enseigne d'un cabaret. Elle se fut detachee comme l'ange de Rembrandt au-dessus d'un groupe flamand. Elle eut brille comme une belle fleur au milieu des marecages. Du fond de la boutique de son pere, elle eut attire sur elle le regard du grand Scott. Ce fut sans doute une beaute ignoree comme elle qui inspira l'idee charmante de _la belle fille de Perth_. Et elle s'appelait Cora; elle avait la voix douce, la demarche reservee, l'attitude reveuse. Elle avait la plus belle chevelure brune que j'aie vue de ma vie, et seule, entre toutes ses compagnes, elle n'y melait jamais aucun ornement. Mais il y avait plus d'orgueil dans le luxe de ses boucles epaisses que dans l'eclat d'un diademe. Elle n'avait pas non plus de collier ni de fleurs sur la poitrine. Son dos brun et veloute tranchait fierement sur la dentelle blanche de son corsage. Sa robe bleue la faisait paraitre encore plus brune de ton et plus sombre d'expression. Elle semblait tirer vanite du caractere original de sa beaute. [Illustration: Je revins a moi sur un grand fauteuil.] Elle semblait avoir devine qu'elle etait belle autrement que toutes les autres: car je n'ai pas besoin de vous le dire, Cora etant d'un type rare et d'un coloris oriental, Cora ressemblant a la juive Rebecca, ou a la Juliette de Shakespeare, Cora majestueuse, souffrante et un peu farouche, Cora qui n'etait ni rose, ni replette, ni agacante, ni gentille, n'etait ni apercue ni soupconnee dans la foule. Elle vivait la comme une rose epanouie dans le desert, comme une perle echouee sur le sable, et la premiere personne venue, a qui vous eussiez exprime votre admiration a la vue de Cora, vous eut repondu: Oui, elle ne serait pas mal si elle etait plus blanche et moins maigre. J'etais si trouble aupres d'elle, si subitement epris, que vraiment j'oubliais toute la confiance qu'eussent du m'inspirer mon habit neuf et mon gilet a rosaces. Il est vrai qu'elle y accordait fort peu d'attention, qu'elle ecoutait d'un air distrait des fadeurs qui me faisaient suer sang et eau a debiter, qu'elle laissait, a chaque invitation de ma part, tomber de ses levres un mot bien faible, et, dans ma main tremblante, une main dont je sentais la froideur au travers de son gant. Helas! qu'elle etait indifferente et hautaine, la fille de l'epicier! Qu'elle etait singuliere et mysterieuse, la brune Cora! Je ne pus jamais obtenir d'elle, dans toute la duree de la nuit, qu'une demi-douzaine de monosyllabes. Il m'arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune creature sous le ciel ne semblait etre un type plus complet de la beaute fantastique et de la poesie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane. Les adorables poesies d'Hoffman commencaient a circuler dans la ville. Les matrones et les peres de famille trouvaient le genre detestable et le style de mauvais gout. Les notaires et les femmes d'avoues faisaient surtout une guerre a mort a l'invraisemblance des caracteres et au romanesque des incidents. Le juge de paix du canton avait l'habitude de se promener autour des tables dans le cabinet de lecture, et de dire aux jeunes gens egares par cette poesie etrangere et subversive: _Rien n'est beau que le vrai_, etc. Je me souviens qu'un vaurien de lyceen, en vacances, lui dit a cette occasion en le regardant fixement: --Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au milieu du nez est sans doute postiche? Malgre les remontrances paternelles, malgre les anathemes du _principal_ et des professeurs de sixieme, le mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse fut infectee du venin mortel. On vit de jeunes debitants de tabac se modeler sur le type de Kressler, et des surnumeraires a l'enregistrement s'evanouir au son lointain d'une cornemuse ou d'une chanson de jeune fille. Pour moi, je confesse et je declare ici que je perdis completement la tete. Cora realisait tous les reves enivrants que le poete m'inspirait, et je me plaisais a la gratifier d'une nature immaterielle et feerique qui reellement semblait avoir ete imaginee pour elle. J'etais heureux ainsi. Je ne lui parlais pas, je n'avais aucun titre pour m'approcher d'elle. Je ne recueillais aucun encouragement a ma passion; je n'en cherchais meme pas. Seulement, je quittai la maison du notaire et je louai une miserable chambre directement en face de la maison de l'epicier. Je garnis ma fenetre d'un epais rideau, dans lequel je pratiquai des fentes habilement menagees. Je passais la en extase toutes les heures que je pouvais derober a mon travail. La rue etait deserte et silencieuse. Cora etait assise a sa fenetre au rez-de-chaussee. Elle lisait. Que lisait-elle? Il est certain qu'elle lisait du matin au soir. Et puis elle posait son livre sur un vase de giroflee jaune qui brillait a la fenetre. Et la tete penche sur sa main, les boucles de ses beaux cheveux nonchalamment melees aux fleurs d'or et de pourpre, l'oeil fixe et brillant, elle semblait percer le pave et contempler, a travers la croute epaisse de ce sol grossier, les mysteres de la tombe et de la reproduction des essences fecondantes, assister a la naissance de la fee aux Roses, et encourager le germe d'un beau genie aux ailes d'or dans le pistil d'une tulipe. Et moi je la regardais, j'etais heureux. Je me gardais bien de me montrer, car, au moindre mouvement du rideau, au moindre bruit de ma fenetre, elle disparaissait comme un songe. Elle s'evanouissait comme une vapeur argentee dans le clair-obscur de l'arriere-boutique; je me tenais donc la, immobile, retenant mon souffle, imposant silence aux battements de mon coeur, quelquefois a genoux implorant ma fee dans le silence, envoyant vers elle les brulantes aspirations d'une ame que son essence magique devait penetrer et entendre. Parfois je m'imaginais voir mon esprit et le sien voltiger enlaces dans un de ces rayons de poussiere d'or que le soleil de midi infiltrait dans la profondeur etroite et anguleuse dela rue. Je m'imaginais voir partir de son oeil limpide comme l'eau qui court sur la mousse, un trait brulant qui m'appelait tout entier dans son coeur. Je restai la tout le jour, egare, absurde, ridicule; mais exalte, mais amoureux, mais jeune! mais inonde de poesie et n'associant personne aux mysteres de ma pensee et ne sentant jamais mes elans entraves par la crainte de tomber dans le mauvais gout, n'ayant que Dieu pour juge et pour confident de mes reves et de mes extases. Puis, quand le jour finissait, quand la pale Cora fermait sa fenetre et tirait son rideau, j'ouvrais mes livres favoris et je la retrouvais sur les Alpes avec Manfred, chez le professeur Spallanzani avec Nathanael, dans les cieux avec Oberon. Mais, helas! ce bonheur ne fut pas de bien longue duree. Jusque-la personne n'avait decouvert la beaute de Cora; j'en jouissais tout seul. Elle n'etait comprise et adoree que par moi. La contagion fantastique, en se repandant parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait de lumiere sur la romantique bourgeoise. Un impertinent bachelier s'avisa un matin, en passant devant ses fenetres, de la comparer a Anne de Gierstern, la fille du brouillard. Ce mot fit fortune: on le repeta au bal. Les _inspires_ de l'endroit remarquerent la danse molle et aerienne de Cora. Un autre genie de la societe la compara a la reine Mab. Alors, chacun voulant faire montre de son erudition, apporta son epithete et sa metaphore, et la pauvre fille en fut ecrasee a son insu. Quand ils eurent assez profane mon idole avec leurs comparaisons, ils l'entourerent, ils l'accablerent de soins et de madrigaux, ils la firent danser jusqu'a l'extinction des quinquets, ils me la rendirent le lendemain fatiguee de leur esprit, ennuyee de leur babil, fletrie de leur admiration; et ce qui acheva de me briser le coeur, ce fut de voir apparaitre a la fenetre le profil arrondi et jovial d'un gros etudiant en pharmacie a cote du profil grec et delie de ma sylphide. Pendant bien des matins et bien des soirs, je vins derriere le rideau mysterieux essayer de combattre le charme que mon odieux rival avait jete sur la famille de l'epicier. Mais en vain j'invoquai l'amour, le diable et tous les saints, je ne pus ecarter sa maligne influence. Il revint, sans se lasser, tous les jours s'asseoir a cote de Cora, dans l'embrasure de la fenetre, et il lui parlait. De quoi osait-il lui parler, le malheureux! La figure impenetrable de Cora n'en trahissait rien. Elle semblait ecouter ses discours sans les entendre, et a l'imperceptible mouvement de ses levres, je devinais quelquefois qu'elle lui repondait froidement et brievement comme elle avait l'habitude de le faire, et puis la conversation semblait languir. Le couple contraint et ennuye etouffait de part et d'autre des baillements silencieux. Cora regardait tristement son livre ferme sur la fenetre et que la presence de son adorateur l'empechait de continuer. Puis elle appuyait son coude sur le pot de giroflees et le menton sur la paume de sa main, et le regardant d'un regard fixe et glacial, elle semblait etudier les fibres grossieres de son organisation morale au travers de la loupe de maitre Floh. Apres tout, elle supportait ses assiduites comme un mal necessaire; car, au bout de six semaines, l'apprenti pharmacien conduisit la belle Cora au pied des autels, ou ils recurent la benediction nuptiale. Cora etait admirablement chaste et severe sous son costume de mariee. Elle avait l'air calme, indifferent, ennuye comme toujours. Elle traversa la foule avide d'un pas aussi mesure qu'a l'ordinaire, et promena sur les curieux ebahis son oeil sec et scrutateur. Quand il rencontra ma figure morne et fletrie, il s'y arreta un instant et sembla dire: Voici un homme qui est incommode d'un catarrhe ou d'un mal de dents. Pour moi, j'etais si desespere, que je sollicitai mon changement ... II. Mais je ne l'obtins pas, et je restai temoin du bonheur d'un autre. Alors je pris le parti de tomber malade, ce qui me sauva du desespoir, ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas. Si degoute qu'on soit de la vie, il est certain que, lorsque la fatalite nous y retient malgre nous, la faiblesse humaine ne peut s'empecher de remercier secretement la fatalite. La mort est si laide qu'aucun de nous ne la voit de pres sans effroi. Bien magnanimes sont ceux qui enfoncent le rasoir jusqu'a l'artere carotide, ou qui avalent le poison jusqu'au fond de la coupe. (Je dis la _coupe_, parce qu'il n'est pas seant et presque impossible de s'empoisonner dans un vase qui porte un autre nom quelconque.) Oui, le proverbe d'Esope est la sagesse des nations. Nous aimons la vie comme une maitresse que nous convoitons encore avec les sens, apres meme que toute estime et toute affection pour elle sont eteintes en nous. Le soir ou je vis un pretre et un medecin convenablement graves a mon chevet, je n'eus pas la force de m'enquerir vis-a-vis de moi-meme de ce que j'en ressentais de joie ou de peine. Mais quand, un matin, je m'eveillai faible et languissant, et que je vis la garde-malade endormie profondement sur sa chaise, le soleil brillant sur les toits et les fioles pharmaceutiques vides sur le gueridon, quand je me hasardai a remuer et que je sentis ma tete sans douleur, mes membres legers, et mon corps debile degage de tous les liens de fer de la souffrance, je ressentis un insurmontable sentiment de bien-etre et de reconnaissance envers le ciel. Et puis je me rappelai Cora et son mariage, et j'eus honte de la joie que je venais d'eprouver; car, apres les ferventes prieres que j'avais adressees a Dieu et au medecin pour etre delivre de la vie, c'etait une inconsequence sans pareille que d'en accepter le retour sans colere et sans amertume. Je me mis donc a repandre des larmes. La jeunesse est si riche en emotions de tout genre, qu'il lui est possible de se torturer elle-meme en depit de la force de l'espoir, de la poesie, de tous les bienfaits dont l'a douee la Providence. Je lui reprochai, moi, d'avoir ete plus sage que moi, et de n avoir pas permis qu'un amour bizarre et presque imaginaire me conduisit au tombeau. Puis je me resignai et j'acceptai la volonte de Dieu, qui rivait ma chaine et me condamnait a jouir encore de la vue du ciel, de la beaute de la nature et de l'affection de mes proches. Quand je fus assez fort pour me lever, je m'approchai de la fenetre avec un inexprimable serrement de coeur. Cora etait la; elle lisait. Elle etait toujours belle, toujours pale, toujours seule. J'eus un sentiment de joie. Elle m'etait donc rendue, ma fee aux yeux verts; ma belle reveuse solitaire! Je pourrais la contempler encore et nourrir en secret cette passion extatique que le regard d'un rival m'avait force de refouler si longtemps! Tout a coup elle releva sa tete brune, et ses yeux, errant au hasard sur la muraille, apercurent ma face pale qui se penchait vers elle. Je tressaillis, je crus qu'elle allait fuir comme a l'ordinaire. Mais, o transport! elle ne s'enfuit point. Au contraire, elle m'adressa un salut plein de politesse et de douceur, puis elle reporta son attention sur son livre, et resta sous mes yeux absolument indifferente a l'assiduite de mes regards; mais du moins elle resta. Un homme plus experimente que moi eut prefere l'ancienne sauvagerie de Cora a l'insouciance avec laquelle desormais elle bravait le face-a-face. Mais pouvais-je resister au charme qu'elle venait de jeter sur moi avec son salut bienveillant et gracieux? Je m'imaginai tout ce qu'il peut entrer de chaste interet et de bienveillance reservee dans un modeste salut de femme. C'etait la premiere marque de connaissance que me donnait Cora. Mais avec quelle ingenieuse delicatesse elle choisissait l'instant de me la donner! Combien il entrait de compassion genereuse dans ce faible temoignage d'un interet timide et discret! Elle n'osait point me demander si j'etais mieux. D'ailleurs elle le voyait, et son salut valait tout un long discours de felicitations. Je passai toute la nuit a commenter ce charmant salut, et le lendemain, a l'heure ou Cora reparut, je me hasardai a risquer le premier temoignage de notre intelligence naissante. Oui, j'eus l'audace de la saluer profondement; mais je fus si bouleverse de ce que j'osais faire, que je n'eus point le courage de fixer mes yeux sur elle. Je les tins baisses avec crainte et respect, ce qui fit que je ne pus point savoir si elle me rendait mon salut, ni de quel air elle me le rendait. Trouble, palpitant, plein d'espoir et de terreur, je restais le front cache dans mes mains, n'osant plus montrer mon visage, lorsqu'une voix s'eleva dans le silence de la rue, et, montant vers moi, m'adressa ces douces paroles: --Il parait, Monsieur, que votre sante est meilleure? Je tressaillis, je retirai ma tete de mes mains; je regardai Cora, je ne pouvais en croire mes oreilles, d'autant plus que la voix etait un peu rude, un peu male, et que je m'etais toujours imagine la voix de Cora plus douce que celle de la brise d'avril caressant les fleurs naissantes. Mais comme je la contemplais d'un air eperdu, elle reitera sa question dans des termes dont la douceur me fit oublier l'accent un peu indigene et le timbre un peu vigoureux de sa voix. --Je vois avec plaisir, dit-elle, que monsieur Georges se porte mieux. Je voulus faire une reponse qui exprimat l'enthousiasme de ma reconnaissance; mais cela me fut impossible: je palis, je rougis, je balbutiai quelques paroles inintelligibles; je faillis m'evanouir. A ce moment, l'epicier, le pere de ma Cora, approchant son profil osseux de la fenetre, lui dit d'un ton rauque, mais pourtant bienveillant: --A qui parles-tu donc, mignonne? --A notre voisin, M. Georges, qui est enfin convalescent et que je vois a sa fenetre. --Ah! j'en suis charme, dit l'epicier, et, soulevant son bonnet de loutre: Comment va la sante, mon cher voisin? Je remerciai avec plus d'assurance le pere de ma bien-aimee. J'etais le plus heureux des mortels; j'obtenais enfin un peu d'interet de cette famille naguere si farouche et si mefiante envers moi. Mais helas! pensais-je presque aussitot, que me sert a present d'etre plaint et console? Cora n'est-elle pas pour jamais unie a un autre? L'epicier, appuyant ses deux coudes sur sa fenetre, entama alors avec moi une conversation affectueuse et bienveillante sur la beaute de la journee, sur le plaisir de revenir a la vie par un si bon soleil, sur l'excellence des gilets de flanelle en temps de convalescence, et les bienfaisants effets de l'eau miellee et du sirop de gomme sur les poitrines fatiguees et les estomacs debilites. Jaloux de soutenir et de prolonger un entretien si precieux, je lui repondis par des compliments flatteurs sur la beaute des giroflees qui fleurissaient a sa fenetre, sur la grace mignonne et coquette de son chat qui dormait au soleil devant la porte, et sur la bonne exposition de sa boutique qui recevait en plein les rayons du soleil de midi. --Oui, oui, repondit l'epicier, au commencement du printemps les rayons du soleil ne sont point a dedaigner; plus tard ils deviennent un peu trop bons.... A cet entretien cordial et ingenu, Cora melait de temps en temps des reflexions courtes et simples, mais pleines de bon sens et de justesse; j'en conclus qu'elle avait un jugement droit et un esprit positif. Puis, comme j'insistais sur l'avantage d'avoir la facade de son logis exposee au midi, Cora, inspiree par le ciel et par la beaute de son ame, dit a son pere: --Au fait, la chambre de M. Georges exposee au nord doit encore etre assez fraiche dans ce temps-ci. Peut-etre, si vous lui proposiez de venir s'asseoir une heure ou deux chez nous, serait-il bien aise de voir le soleil en face? Puis elle se pencha vers son oreille, et lui dit tout bas quelques mots qui semblerent frapper vivement l'epicier. --C'est bien, ma fille, s'ecria-t-il d'un ton jovial Vous plairait-il, monsieur Georges, d'accepter une chaise a cote de ma Cora? --O mon Dieu! pensai-je, si c'est un reve, faites que je ne m'eveille point. Une minute apres, le genereux epicier etait dans ma chambre et m'offrait son bras pour descendre. J'etais emu jusqu'aux larmes et je lui pressai les mains avec une effusion qui le surprit, tant son action lui paraissait naturelle. Au seuil de ma maison, je trouvai Cora qui venait pour aider son pere a me soutenir en traversant la rue. Jusque-la je me sentais la force d'aller vers elle; mais des qu'elle toucha mon bras, des que sa main longue et blanche effleura mon coude, je me sentis defaillir, et je perdis le sentiment de mon bonheur pour l'avoir senti trop vivement. Je revins a moi sur un grand fauteuil de cuir a clous dores, qui, depuis cinquante ans, servait de trone au patriarcal epicier. Sa digne compagne me frottait les tempes avec du vulneraire, et Cora, la belle Cora, tenait sous mes narines son mouchoir imbibe d'alcool. Je faillis m'evanouir de nouveau; je voulus remercier, mais je n'avais pas d'expressions pour peindre ma gratitude; pourtant, dans un moment ou l'epicier, me voyant mieux, se retirait, et ou sa femme passait dans l'arriere-boutique pour me chercher un verre d'eau de reglisse, je dis a Cora en levant sur elle mon oeil languissant: --Ah! Madame, pourquoi ne m'avoir pas laisse mourir? j'etais si heureux tout a l'heure! Elle me regarda d'un air etonne et me dit d'un ton affectueux:--Remettez-vous, Monsieur, vous avez de la fievre, je le vois bien. Quand je fus tout a fait remis de mon trouble, l'epiciere retourna a la boutique, et je restai seul avec Cora. Comme le coeur me battit alors! Mais elle etait calme, et sa serenite m'imposait tant de respect que je pris sur moi de paraitre calme aussi. Cependant ce tete-a-tete devint pour moi d'un cruel embarras. Cora n'aimait point a parler. Elle repondait brievement a toutes les choses que je tirais de mon cerveau avec d'incroyables efforts, et, quoi que je fisse, jamais ses reponses n'etaient de nature a nouer l'entretien; sur quelque matiere que ce fut, elle etait de mon avis. Je ne pouvais pas m'en plaindre, car je lui disais de ces choses sensees qu'il n'est pas possible de combattre a moins d'etre fou. Par exemple, je lui demandai si elle aimait la lecture.--Beaucoup, me repondit-elle.--C'est qu'en effet, repris-je, c'est une si douce occupation!--En effet, reprit-elle, c'est une tres-douce occupation.--Pourvu, ajoutai-je, que le livre qu'on lit soit beau et interessant.--Oh! certainement, ajouta-t-elle.--Car, poursuivis-je, il en est de bien insipides.--Mais aussi, poursuivit-elle, il en est de bien jolis.--Cet entretien eut pu nous mener loin si je me fusse senti la hardiesse de l'interroger sur le genre de ses lectures. Mais je craignis que cela ne fut indiscret, et je me bornai a jeter un regard furtif sur le livre entr'ouvert au pied de la giroflee. C'etait un roman d'Auguste Lafontaine. J'eus la sottise d'en etre affecte d'abord. Et puis, en y reflechissant, je trouvai dans le choix de cette lecture une raison d'admirer la simplicite et la richesse d'un coeur qui pouvait puiser la des emotions attachantes. Je parcourus de l'oeil une pile de volumes delabres qui gisaient sur un rayon pres de moi. Je ne nommerai point les auteurs cheris de ma Cora; les lecteurs blases en riraient, et moi, dans ma vaine enflure de poete, je faillis en etre froisse.... Mais je revins bientot a la raison en comparant les ressources d'un esprit si neuf et d'une ame si virginale a la vieillesse prematuree de nos imaginations epuisees. Il y avait dans la vie intellectuelle des tresors auxquels Cora n'avait pas encore touche, et l'homme qui serait assez heureux pour les lui reveler verrait s'epanouir sous son souffle la plus belle oeuvre de la creation, le coeur d'une femme ingenue!... Je rentrai chez moi enthousiasme de Cora, dont l'ignorance etait si candide et si belle. J'attendis l'heure d'y retourner le jour suivant, sans pourtant esperer cette nouvelle faveur. Elle reparut avec sa mere, qui m'invita a descendre. Quand je fus installe dans le grand fauteuil, je vis une sorte d'agitation inquiete dans la famille. Puis l'epicier s'assit vis-a-vis de moi avec un air hypocritement naif. J'etais agite moi-meme, je craignais et je desirais l'explication de cette contenance. --Puisque vous vous trouvez bien ici, monsieur Georges, dit-il enfin en posant ses deux mains sur ses rotules repletes, j'espere que vous y viendrez sans facon vous reposer tant que vous ne serez pas assez fort pour aller vous distraire ailleurs. --Genereux homme! m'ecriai-je. --Non, dit-il en souriant, cela ne vaut point un remerciement: entre voisins on se doit assistance, et, Dieu merci! nous n'avons jamais refuse la notre aux honnetes gens: car je presume que vous etes un brave jeune homme, monsieur Georges, vous en avez parfaitement l'air, et je me sens de la confiance en vous. --J'en suis honore, repondis-je avec embarras. --Ainsi, Monsieur, poursuivit le digne homme avec gaiete, en se levant, restez avec notre Cora tant que vous voudrez. C'est une fille d'esprit, voyez-vous! une personne qui a vecu dans les livres, et dont la mere n'a jamais voulu contrarier le gout. Aussi, elle en sait plus que nous a present, et vous trouverez de l'agrement dans sa societe, j'en reponds. --Il y a bien longtemps, repondis-je en rougissant et en jetant sur Cora un regard timide, que je me serais estime heureux de cette faveur.... Elle est venue bien tard, helas! au gre de mon impatience.... --Ah! dame, dit l'epicier en ricanant, c'est qu'il y a deux mois, voyez-vous, la chose n'etait pas possible. Cora n'etait pas mariee, et...a moins de se presenter ici avec l'intention de l'epouser, avec de bonnes et franches propositions de mariage, aucun garcon n'obtenait de sa mere l'entree de cette chambre. Vous savez, Monsieur, comme il faut veiller sur une jeune fille pour empecher les mauvaises langues de lui faire tort; a present que voici l'enfant etablie, comme nous sommes surs de sa moralite, nous la laissons tout a fait libre, et puis...d'ailleurs (ici l'epicier baissa la voix), pale et faible comme vous voila, personne ne pensera que vous songiez a supplanter un mari jeune et bien portant.... L'epicier termina sa phrase par un gros rire. Je devins pale comme la mort, et je n'osai pas lever les yeux sur Cora. --Tenez, tenez, ne vous fachez pas d'une plaisanterie, mon cher voisin, reprit-il: vous ne serez pas toujours convalescent, et bientot peut-etre les peres et les maris vous surveilleront de plus pres.... En attendant, restez ici; Cora vous tiendra compagnie, et d'ailleurs je crois qu'elle a quelque chose a vous dire. --A moi? m'ecriai-je en regardant Cora. --Oui, oui, reprit le pere, c'est une petite affaire delicate...voyez-vous, et qu'une jeune femme entendra mieux qu'un vieux bonhomme. Allons, au revoir, monsieur Georges. Il sortit. Je restai encore une fois seul avec Cora, et cette fois elle avait une _affaire delicate_ a traiter avec moi: elle allait me confier un secret peut-etre, une peine de son coeur, un malheur de sa destinee: ah! sans doute, il y avait un grand et profond mystere dans la vie de cette fille si melancolique et si belle! son existence ne pouvait pas etre arrangee comme celle des autres. Le ciel ne lui avait pas departi une si miraculeuse beaute sans la lui faire expier par des tresors de douleur. Enfin, me disais-je, elle va les epancher dans mon sein, et je pourrai peut-etre en prendre une partie pour la soulager! Elle resta un peu confuse devant moi. Puis elle fouilla dans la poche de son tablier de taffetas noir et en tira un papier plie. --En verite, Monsieur, dit-elle, c'est bien peu de chose: je ne sais pourquoi mon pere me charge de vous le dire; il devrait savoir qu'un homme d'esprit comme vous ne s'offense pas d'une demande toute naturelle.... Sans tout ce qu'il vient de dire, je ne serais pas embarrassee, mais.... --Achevez, au nom du ciel, m'ecriai-je avec ferveur; o Cora! si vous connaissiez mon coeur, vous n'hesiteriez pas un instant a m'ouvrir le votre. --Eh bien, Monsieur, dit Cora emue, voici ce dont il s'agit. Elle deplia le papier et me le presenta. J'y jetai les yeux, mais ma vue etait troublee, ma main tremblante, il me fallut prendre haleine un instant avant de comprendre. Enfin je lus: "Doit M. Georges a M***, epicier droguiste, pour objets de consommation fournis durant sa maladie.... 12 l. cassonade pour sirops et tisanes, ci. Savon fourni a sa garde-malade, ci-contre. Chandelle. . . . . . . . . . . . . . . . . Centauree febrifuge, etc., etc. . . . . . . -------------- Total. . . . . . 30 fr. 50 c. Pour acquit, CORA **--" Je la regardai d'un air egare.--Veritablement, Monsieur, me dit-elle, vous trouvez peut-etre cette demande indiscrete, et vous n'etes pas encore assez bien portant pour qu'il soit agreable d'etre importune d'affaires. Mais nous sommes fort genes, le commerce va si mal, le loyer de notre boutique est fort cher...et Cora parla longtemps encore. Je ne l'entendis point. Je balbutiai quelques mots et je courus, aussi vite que mes forces me le permirent, chercher la somme que je devais a l'epicier. Puis je rentrai chez moi atterre, et je me mis au lit avec un mouvement de fievre. [Illustration: Accable de douleur, brise jusqu'a l'ame...] Mais le lendemain je revins a moi avec des idees plus raisonnables. Je me demandai pourquoi ce mepris idiot et superbe pour les details de la vie bourgeoise? pourquoi l'impertinente susceptibilite des ames poetiques qui croient se souiller au contact des necessites prosaiques? pourquoi enfin cette haine absurde contre le positif de la vie? Ingrat! pensai-je, tu te revoltes parce qu'un memoire de savon et de chandelle a ete redige et presente par Cora, tandis que tu devrais baiser la belle main qui t'a fourni ces secours a ton insu durant ta maladie. Que serais-tu devenu, miserable reveur, si un homme confiant et probe n'eut consenti a repandre sur toi les bienfaits de son industrie, sans autre gage de remboursement que ta mince garde-robe et ton miserable grabat? Et si tu etais mort sans pouvoir lire son memoire et l'acquitter, ou sont les heritiers qui auraient trouve dans ta succession 30 fr. 50 c. a lui remettre? Et puis je songeai que ces breuvages bienfaisants qui m'avaient sauve de la souffrance et de la mort, c'etait Cora qui les avait prepares. Qui sait, pensai-je, si elle n'a point compose un charme ou murmure une priere qui leur ait donne la vertu de me guerir? N'y a-t-elle pas aussi mele une larme compatissante le jour ou je touchai aux portes du tombeau? Larme divine! topique celeste!... J'en etais la quand l'epicier frappa a ma porte:--Tenez, monsieur Georges, me dit-il, ma femme et moi nous craignons de vous avoir fache. Cora nous a dit que vous aviez eu l'air surpris et que vous aviez acquitte le memoire sans dire un mot. Je ne voudrais pas que vous nous crussiez capables de mefiance envers vous. Nous sommes genes, il est vrai. Notre commerce ne va pas tres-bien; mais si vous aviez besoin d'argent, nous trouverions encore moyen de vous rendre le votre et meme de vous en preter un peu. Je me jetai dans ses bras avec effusion.--Digne vieillard, m'ecriai-je, tout ce que je possede est a vous!... Comptez sur moi a la vie et a la mort. Je parlai longtemps avec l'exaltation de la fievre. Il me regardait avec son gros oeil gris, rond comme celui d'un chat. Quand j'eus fini:--A la bonne heure, dit-il du ton d'un homme qui prend son parti sur l'impossibilite de deviner une enigme. Je vous prie de venir nous voir de temps en temps et de ne pas nous retirer votre pratique. III. Je m'etonnais de ne plus voir le mari de Cora a la boutique ni aupres de sa femme. Je hasardai une craintive question. Elle me repondit que Gibonneau achevait son annee de service en second sous les auspices du premier pharmacien de la ville. Il ne rentrait que le soir et sortait des le matin. Ainsi le rustre pouvait ainsi voir s'ecouler ses jours loin de la plus belle creature qui fut sous le ciel. Il possedait la plus riche perle du monde, et il se resignait tranquillement a la quitter pendant toute une moitie de sa vie, pour aller preparer des liniments et formuler des pilules! Mais aussi comme je remerciai le ciel qui l'avait condamne a cette vulgaire existence et qui semblait lui denier une faveur dont il n'etait pas digne, celle de voir sa douce compagne a la clarte du soleil! Il ne lui etait permis de retourner vers elle qu'a l'heure ou les chauve-souris et les hiboux prennent leur sombre volee et rasent d'une aile velue et silencieuse les flots transparents de la brume. Il venait dans l'ombre ainsi qu'un voleur de nuit, ainsi qu'un gnome malfaisant qui chevauche, le vent du soir et le meteore trompeur des marecages. Il venait, ombre morne et lugubre, encore revetu de son tablier, ainsi que d'un linceul, exhalant cette odeur d'aromate que l'on brule autour des catafalques. Je le voyais quelquefois errer dans les tenebres et glisser comme un spectre le long des murailles livides. Plusieurs fois je le rencontrai sur le seuil et je faillis l'ecraser dans le ruisseau comme un ver de terre; mais je l'epargnai, car veritablement il avait l'encolure d'un buffle, et j'etais tout effile et tout transparent des suites de la fievre. Cora, veuve chaque jour, depuis l'aube jusqu'au crepuscule du soir, restait confiante pres de moi. Je passais presque toutes mes journees assis sur le vieux fauteuil de la famille, ou, lorsque le soleil d'avril etait decidement chaud, je m'asseyais sur le banc de pierre qui s'adossait a la fenetre de Cora. La, separe d'elle seulement par les rameaux d'or de la giroflee, je respirais son haleine parmi les fleurs, je saisissais son long regard transparent et calme comme le flot sans rides qui dort sur les rives de la Grece. Nous gardions tous deux le silence, mais mon coeur volait vers elle et convoitait le sien avec une force attractive dont il devait lui etre impossible de ne pas sentir la puissance. Je m'endormis dans ce doux reve. Pourquoi Cora ne m'aurait-elle pas aime? Peut-etre fallait-il dire: comment ne m'eut-elle pas aime? Je l'aimais si eperdument, moi! toutes mes facultes intellectuelles se concentraient pour produire une force de desir et d'attente qui planait imperieusement sur Cora. Son ame, faite du plus beau rayon de la Divinite, pouvait-elle rester inerte sous le vol magnetique de cette pensee de feu? Je ne voulus point le croire, et je sentis mon coeur si pur, mes desirs si chastes, que je ne craignis bientot plus d'offenser Cora en les lui revelant. Alors je lui parlai cette langue des cieux qu'il n'est donne qu'aux ames poetiques d'entendre. Je lui exprimai les tortures ineffables et les divines souffrances de mon amour. Je lui racontai mes reves, mes illusions, les milliers de poemes et de vers alexandrins que j'avais faits pour elle. J'eus le bonheur de la voir, attentive et subjuguee, quitter son livre et se pencher vers moi d'un air penetre pour m'entendre, car mes paroles avaient un sens nouveau pour elle, et je faisais entrer dans son esprit un ordre de pensees sublimes qu'il n'avait encore jamais ose aborder. --O ma Cora, lui disais-je, que pourrais-tu craindre d'une flamme aussi pure? L'eclair qui s'allume aux cieux n'est pas d'une nature plus subtile que le feu dont je me consume avec delice. Pourquoi ta sauvage pudeur, pourquoi ta superbe fierte de femme s'alarmeraient-elles d'un amour aussi intellectuel que le notre? Qu'un mari, qu'un maitre, possede le tresor de la beaute materielle qu'il a plu aux anges de te departir! pour moi, je ne chercherai jamais a lui ravir ce que Dieu, les hommes et ta parole, o Cora! lui ont assure comme son bien; le mien sera, si tu m'exauces, moins saisissable, moins enivrant, mais plus glorieux et plus noble. C'est la partie etheree de ton ame que je veux, c'est ton aspiration brulante vers le ciel que je veux etreindre et saisir, afin d'etre ton ciel et ton ame, comme tu es mon Dieu et ma vie." Ces choses semblaient obscures a Cora, son ame etait si candide et si enfantine! Elle me regardait d'un oeil absorbe dans la stupeur, et pour lui faire mieux comprendre les divins mysteres de l'amour platonique, je prenais mon crayon et je tracais des vers sur la muraille aux marges de sa fenetre; puis je lui racontais les brillantes poesies de la nature invisible, les amours des anges et des fees, les souffrances et les soupirs des sylphes emprisonnes dans le calice des fleurs, puis les fougueuses passions des roses pour les brises, et reciproquement; puis les choeurs aeriens qu'on entend le soir dans la nue, la danse sympathique des etoiles, les rondes du sabbat, les malices des farfadets et les decouvertes ardues de l'alchimie. Notre bonheur semblait ne pouvoir etre trouble par aucun evenement exterieur. En prenant la poesie corps a corps, j'avais su si bien m'isoler, dans mon monde intellectuel, de toutes les entraves et de tous les ecueils de la vie reelle, que je semblais n'avoir rien a craindre de l'intervention de ces volontes grossieres et inintelligentes qui vegetaient a l'entour de nous. Mes sentiments etaient d'une nature si elevee que je ne pouvais inspirer de rivalite d'aucun genre a l'homme vulgaire qui se disait le maitre et l'epoux de Cora. Pendant longtemps, en effet, il sembla comprendre le respect qu'il devait a une liaison protegee par le ciel. Mais au bout de six semaines, je vis un changement etrange s'operer dans les manieres de cette famille a mon egard. Le pere me regardait d'un air ironique et mefiant chaque fois qu'il entrait dans la chambre ou nous etions. La mere affectait d'y rester tout le temps qu'elle pouvait derober aux affaires de sa boutique. Gibonneau, lorsque par hasard je venais a le rencontrer, me lancait de sinistres et foudroyantes oeillades; Cora elle-meme devenait plus reservee, descendait plus tard au rez-de-chaussee, remontait plus tot dans sa chambre, et quelquefois meme passait des jours entiers sans paraitre. Je m'en effrayai, et j'essayai de m'en plaindre. J'essayai de lui faire comprendre, avec l'eloquence que donne la passion, l'injustice et la barbarie de sa conduite. Elle m'ecouta d'un air contraint, presque craintif, et je la vis regarder vers la porte d'un air d'inquietude. --O Cora! m'ecriai-je avec enthousiasme, serais-tu menacee de quelque danger? parle, parle! ou sont tes ennemis, nomme-moi les infames qui font peser sur toi, frele et celeste creature, les chaines d'airain d'un joug deteste. Dis-moi quel est le demon qui comprime l'elan de ton coeur et refoule au fond de ton sein des epanchements naifs, comme des remords amers? Va, je saurai bien les conjurer, je sais plus d'un charme pour enchainer les demons de l'envie et de la vengeance, plus d'une parole magique pour appeler les anges sur nos tetes: les anges protecteurs qui sont tes freres, et qui sont moins purs, moins beaux que toi... J'elevai la voix en parlant, et je m'approchai de Cora pour saisir sa main qu'elle me retirait toujours. Alors je me levai, le front inonde de la sueur de l'enthousiasme, les cheveux en desordre, l'oeil inspire... Cora poussa un grand cri, et son pere, accourant comme si le feu eut pris a la maison, s'elanca dans la chambre. Comme il s'avancait vers moi d'un air menacant, Cora le saisit par le bras et lui dit avec douceur:--Laissez-le, mon pere, il est dans un de ses acces, ne le contrariez point, cela va se passer. Je cherchai vainement le sens de ces paroles. Elle sortit, et l'epicier s'adressant a moi:--Allons, monsieur Georges, revenez a vous, personne ici ne songe a vous contrarier; mais en verite vous n'etes pas raisonnable... Allons, allons... rentrez chez vous et calmez-vous. Etourdi de ce discours plein de bonte, je cedai avec la douceur d'un enfant, et l'epicier me reconduisit chez moi. Une heure apres, je vis entrer le procureur du roi et le medecin de la ville. Comme je les connaissais l'un et l'autre assez particulierement, je ne m'etonnai pas de leur visite, mais je commencai a m'offenser de l'affectation avec laquelle le medecin s'empara de mon pouls, examinant avec soin l'expression de mon regard et la dilatation de ma pupille; puis il se mit a compter les battements de mes arteres aux tempes et au cou, et a interroger la chaleur exterieure de mon cerveau avec le creux de sa main. --Qu'est-ce que tout cela signifie, Monsieur? lui dis-je; je ne vous ai point appele pour une consultation. Je me sens assez bien pour me passer desormais de soins, et je ne suis point dispose a en recevoir malgre moi. Mais, au lieu de me repondre, il s'approcha du magistrat, et ils se retirerent dans l'embrasure de la fenetre pour parler bas. Ils semblaient se consulter sur mon compte, car, a chaque instant ils se retournaient pour me regarder d'un air attentif et mefiant; enfin ils s'approcherent de moi, et le procureur du roi m'adressa plusieurs questions etranges, d'abord de quelle couleur je voyais son gilet, puis si je savais bien son nom, puis encore si je pouvais dire quel etait mon age, mon pays et ma profession. Je repondais a ces etranges interrogatoires avec stupeur, lorsque le medecin me demanda a son tour si je ne voyais point d'autre personne dans l'appartement que le procureur du roi, lui et moi; puis si je pensais qu'il fit jour ou nuit, et enfin si je pouvais certifier que j'eusse cinq doigts a chaque main. Outre de l'impertinence de ces questions, je resolus la derniere en lui appliquant un vigoureux soufflet. J'eus tort, sans doute, surtout en la presence d'un magistrat tout pret a instruire contre le delit. Mais le sang me montait a la tete, et il ne m'etait pas plus longtemps possible de me laisser traiter comme un idiot ou comme un fou sans en avoir le motif. Grand fut l'esclandre. Le magistrat voulut prendre fait et cause pour son compere; je le saisis a la gorge et je l'eusse etrangle, si l'epicier, son gendre et une demi-douzaine de voisins ne fussent venus a son secours. Alors on s'empara de moi, on me lia les pieds et les mains comme a un furieux, on m'entoura la bouche de serviettes et l'on me conduisit a l'hospice de ville, ou je fus enferme dans la chambre destinee aux sujets frappes d'alienation mentale. La chambre, je dois le dire, etait confortable, et j'y fus traite avec beaucoup de douceur, d'autant plus que je ne donnais aucun signe de folie. L'erreur du medecin et du magistrat fut bientot constatee. Mais il me fut difficile de recouvrer ma liberte, car le dernier, prevoyant qu'il serait force de me demander une reparation de l'injure que je lui avais faite, s'obstina a me faire passer pour aliene, afin de pouvoir se donner les apparences du sang-froid et de la generosite a mon egard. Je sortis enfin; mais le procureur du roi me fit mander immediatement dans son cabinet et m'adressa cette mercuriale: --Jeune homme, me dit-il avec ce ton capable et paternel que tout magistrat imberbe se croit le droit de prendre quand il a endosse la ratine judiciaire, vous avez, sinon de grandes erreurs, du moins de graves inconsequences a reparer. Etranger, vous avez ete accueilli dans cette ville avec toutes les marques de la bienveillance et toute l'amenite de moeurs qui distingue ses habitants. Malade, vous avez ete soigne par vos voisins, avec zele et devouement. Tous ces temoignages de confiance et d'interet eussent du graver profondement en vous le sentiment des convenances et celui de la gratitude... --Mille noms d'un sabord! Monsieur, m'ecriai-je dans mon style de marin, qui, dans la colere, reprenait malgre moi le dessus, ou voulez-vous en venir, et qu'ai-je fait pour meriter la prison et votre harangue?... --Monsieur, dit-il en froncant le sourcil, voici ce que vous avez fait: vous avez accepte l'hospitalite que chaque jour un honnete citoyen, un estimable epicier, vous offrait au sein de sa famille, et vous l'avez acceptee avec des intentions qu'il ne m'appartient pas de qualifier, et dont votre conscience seule peut etre juge. Moi je pense que votre intention a ete de seduire la fille de l'epicier et de l'eblouir par des discours incoherents qui portaient tous les caracteres de l'exaltation; ou de vous faire un jeu de sa simplicite, en la mystifiant par d'enigmatiques railleries. --Juste ciel! qui a dit cela? m'ecriai-je avec angoisse. --Madame Cora Gibonneau elle-meme. D'abord elle a considere vos etranges discours comme des traits d'originalite naturelle. Peu a peu elle s'en est effrayee comme d'actes de demence. Longtemps elle a hesite a en prevenir ses parents, car dans le coeur de ces respectables bourgeois, la bonte et la compassion sont des vertus hereditaires. Mais enfin, mariee depuis peu a un digne homme qu'elle adore et pour qui, vous le savez sans doute depuis longtemps, elle nourrissait en secret avant son hymenee une passion qui avait profondement altere sa sante et l'eut conduite au tombeau si ses parents l'eussent contrariee plus longtemps; enfin, dis-je, mariee a l'estimable pharmacien Gibonneau, affaiblie par les commencements d'une grossesse assez penible, et craignant avec raison les consequences de la frayeur dans la position ou elle se trouve, madame Cora s'est decidee a instruire ses parents de l'egarement de votre cerveau et des preuves journalieres que vous lui en donniez depuis quelque temps. Ces honnetes gens ont hesite a le croire et vous ont surveille avec une extreme reserve de delicatesse. Enfin, vous voyant un jour dans un etat d'exaltation et de delire qui epouvantait serieusement leur fille, ils ont pris le parti d'implorer la protection des lois et la sauvegarde de la magistrature... Et l'appui des lois ne leur a pas manque, et la magistrature s'est levee pour les rassurer, car la magistrature sait que son plus beau privilege est de... --Assez, assez, pour Dieu! Monsieur, m'ecriai-je, je pourrais vous dire par coeur le reste de votre phrase, tant je l'ai entendu declamer de fois a tout propos... --Non, jeune homme, s'ecria le magistrat a son tour en elevant la voix, vous n'echapperez point a la sollicitude d'une magistrature qui doit ses conseils et sa surveillance a la jeunesse, a une magistrature qui veut le bonheur et le repos des citoyens. Profitez du reproche que vous avez encouru. Voyez vos torts, ils sont graves! vous avez porte le trouble et la crainte dans la famille de l'epicier; vous avez meconnu la sainte hospitalite qui vous y etait offerte, en essayant de railler ou de seduire l'epouse irreprochable d'un pharmacien eclaire... Oui, vous avez tente l'un ou l'autre, Monsieur, car je ne sais point le sens que la loi peut adjuger aux etranges fragments de versification dont vous avez endommage les murs de cette maison hospitaliere, et qui m'ont ete montres par la fille de l'epicier comme une preuve irrecusable de votre demence... Enfin, Monsieur, non content d'affliger de braves gens et d'inquieter le voisinage, vous avez resiste a l'autorite representee par moi, vous avez pris au collet et frappe le medecin distingue qui vous donnait des soins, vous avez fait une scene de violence qui a trouble le repos de toute une population paisible, et qui a pense devenir funeste a madame Gibonneau par la frayeur qu'elle lui a causee. --Cora est malade! m'ecriai-je. Grand Dieu!... Et je voulais courir, echapper a l'eloquence tribunitienne de mon bourreau. Il me retint. --Vous ne me quitterez pas, jeune homme, me dit-il, sans avoir ecoute la voix de la raison, sans m'avoir donne votre parole d'honneur de suspendre vos visites, chez madame Gibonneau, et de quitter meme le logement que vous occupez vis-a-vis la maison de l'epiciere. ---Eh! Monsieur, m'ecriai-je, je jure que je vais dire adieu et demander pardon a ces honnetes gens, savoir des nouvelles de madame Cora, et qu'une heure apres j'aurai quitte cette ville fatale. Je m'armai de courage et de sang-froid pour rentrer chez l'epicier. Comme j'avais passe pour fou dans toute la ville, ma sortie de prison fit une profonde sensation; l'epicier parut inquiet et soucieux, sa femme se cacha presque derriere lui, Cora devint pale de terreur, et M. Gibonneau, sans rien dire, me fit une mine de mauvais garcon. Je leur parlai avec calme, les priai d'excuser le scandale que je leur avais cause, et de croire a mon eternelle reconnaissance pour les soins et l'affection que j'avais trouves chez eux. --Pour vous, Madame, dis-je d'une voix emue a Cora, pardonnez surtout aux extravagances dont je vous ai rendue temoin; si je croyais que vous m'eussiez soupconne un seul instant de manquer au respect que je vous dois, j'en mourrais de douleur. J'espere que vous oublierez l'absurdite de ma conduite pour ne vous souvenir tous que des humbles excuses et des affectueux remerciements que je vous adresse en vous quittant pour jamais. A ce mot je vis toutes les figures s'eclaircir, a l'exception de celle de Cora, qui, je dois le dire, n'exprima qu'une douce compassion. Je voulus essayer de lui demander l'etat de sa sante, dont j'avais cause l'alteration par mes folies. Mais en songeant a la cause premiere de son etat maladif, a l'amour qu'elle avait depuis si longtemps pour son mari et a l'heureux gage de cet amour qu'elle portait dans son sein, ma langue s'embarrassa et mes pleurs coulerent malgre moi. Alors la famille m'entoura, pleurant aussi et m'accablant de marques de regret et d'attachement; Cora me tendit meme sa belle main, que je n'avais jamais eu le bonheur de toucher, et que je n'osai pas seulement porter a mes levres. Enfin je m'eloignai comble de benedictions pour mon sejour parmi eux et particulierement pour mon depart; car, au milieu de toutes les choses amicales qui me furent dites, il n'y eut pas une voix, pas un mot pour m'engager a rester. Accable de douleur, brise jusqu'a l'ame, je sentais mes genoux flechir sous moi en quittant cette maison ou j'avais fait des reves si doux et nourri des illusions si brillantes. Je m'appuyai contre le seuil tapisse de vigne, et je jetai un dernier regard de tendresse et d'adieu sur la belle giroflee de la fenetre. Alors j'entendis une voix qui partait de l'interieur et qui prononcait mon nom. C'etait la voix de Cora; j'ecoutai:--Pauvre jeune homme! disait-elle d'un ton penetre, il est donc enfin parti! --Je n'en suis pas fache, repondit l'epicier, quoique apres tout ce soit un brave garcon et qu'il paie bien ses memoires. J'ai traverse cette ville l'annee derniere pour aller en Limousin. J'ai apercu Cora a sa fenetre; il y avait trois beaux enfants autour d'elle, et un superbe pot de giroflee rouge. Cora avait le nez allonge, les levres amincies, les yeux un peu rouges, les joues creuses et quelques dents de moins. GEORGE SAND. FIN DE CORA. End of the Project Gutenberg EBook of Cora, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORA *** ***** This file should be named 12837.txt or 12837.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/8/3/12837/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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