The Project Gutenberg EBook of Trois contes, by Gustave Flaubert This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Trois contes Author: Gustave Flaubert Release Date: April 28, 2007 [EBook #12065] [This file was first posted on April 17, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS CONTES *** Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., GUSTAVE FLAUBERT TROIS CONTES UN COEUR SIMPLE LA LEGENDE DE SAINT-JULIEN L'HOSPITALIER HERODIAS CINQUIEME EDITION 1877 UN COEUR SIMPLE I Pendant un demi-siecle, les bourgeoises de Pont-l'Eveque envierent a Mme Aubain sa servante Felicite. Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le menage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidele a sa maitresse,--qui cependant n'etait pas une personne agreable. Elle avait epouse un beau garcon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants tres-jeunes avec une quantite de dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient a 8,000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu a ses ancetres et placee derriere les halles. Cette maison, revetue d'ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant a la riviere. Elle avait interieurement des differences de niveau qui faisaient trebucher. Un vestibule etroit separait la cuisine de la _salle_ ou Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise pres de la croisee dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un vieux piano supportait, sous un barometre, un tas pyramidal de boites et de cartons. Deux bergeres de tapisserie flanquaient la cheminee en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, representait un temple de Vesta;--et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le plancher etait plus bas que le jardin. Au premier etage, il y avait d'abord la chambre de "Madame", tres-grande, tendue d'un papier a fleurs pales, et contenant le portrait de "Monsieur" en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, ou l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours ferme, et rempli de meubles recouverts d'un drap. Ensuite un corridor menait a un cabinet d'etude; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliotheque entourant de ses trois cotes un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins a la plume, des paysages a la gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un luxe evanoui. Une lucarne au second etage eclairait la chambre de Felicite, ayant vue sur les prairies. Elle se levait des l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption; puis, le diner etant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la buche sous les cendres et s'endormait devant l'atre, son rosaire a la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entetement. Quant a la proprete, le poli de ses casseroles faisait le desespoir des autres servantes. Econome, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain,--un pain de douze livres, cuit expres pour elle, et qui durait vingt jours. En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixe dans le dos par une epingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier a bavette, comme les infirmieres d'hopital. Son visage etait maigre et sa voix aigue. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Des la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun age;--et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesures, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une maniere automatique. II Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour. Son pere, un macon, s'etait tue en tombant d'un echafaudage. Puis sa mere mourut, ses soeurs se disperserent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite a garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait a plat ventre l'eau des mares, a propos de rien etait battue, et finalement fut chassee pour un vol de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient. Un soir du mois d'aout (elle avait alors dix-huit ans), ils l'entrainerent a l'assemblee de Colleville. Tout de suite elle fut etourdie, stupefaite par le tapage des menetriers, les lumieres dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant a la fois. Elle se tenait a l'ecart modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter a la danse. Il lui paya du cidre, du cafe, de la galette, un foulard, et, s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bord d'un champ d'avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit a crier. Il s'eloigna. Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut depasser un grand chariot de foin qui avancait lentement, et en frolant les roues elle reconnut Theodore. Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner, puisque c'etait "la faute de la boisson". Elle ne sut que repondre et avait envie de s'enfuir. Aussitot il parla des recoltes et des notables de la commune, car son pere avait abandonne Colleville pour la ferme des Ecots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins.--"Ah!" dit-elle. Il ajouta qu'on desirait l'etablir. Du reste, il n'etait pas presse, et attendait une femme a son gout. Elle baissa la tete. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'etait mal de se moquer.--"Mais non, je vous jure!" et du bras gauche il lui entoura la taille; elle marchait soutenue par son etreinte; ils se ralentirent. Le vent etait mou, les etoiles brillaient, l'enorme charretee de foin oscillait devant eux; et les quatre chevaux, en trainant leurs pas, soulevaient de la poussiere. Puis, sans commandement, ils tournerent a droite. Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre. Theodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous. Ils se rencontraient au fond des cours, derriere un mur, sous un arbre isole. Elle n'etait pas innocente a la maniere des demoiselles,--les animaux l'avaient instruite;--mais la raison et l'instinct de l'honneur l'empecherent de faillir. Cette resistance exaspera l'amour de Theodore, si bien que pour le satisfaire (ou naivement peut-etre) il proposa de l'epouser. Elle hesitait a le croire. Il fit de grands serments. Bientot il avoua quelque chose de facheux: ses parents, l'annee derniere, lui avaient achete un homme; mais d'un jour a l'autre on pourrait le reprendre; l'idee de servir l'effrayait. Cette couardise fut pour Felicite une preuve de tendresse; la sienne en redoubla. Elle s'echappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Theodore la torturait avec ses inquietudes et ses instances. Enfin, il annonca qu'il irait lui-meme a la Prefecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit. Le moment arrive, elle courut vers l'amoureux. A sa place, elle trouva un de ses amis. Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Theodore avait epouse une vieille femme tres-riche, Mme Lehoussais, de Toucques. Ce fut un chagrin desordonne. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu, et gemit toute seule dans la campagne jusqu'au soleil levant. Puis elle revint a la ferme, declara son intention d'en partir; et, au bout du mois, ayant recu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit a Pont-l'Eveque. Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui precisement cherchait une cuisiniere. La jeune fille ne savait pas grand'chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonte et si peu d'exigences, que Mme Aubain finit par dire: "--Soit, je vous accepte!" Felicite, un quart d'heure apres, etait installee chez elle. D'abord elle y vecut dans une sorte de tremblement que lui causaient "le genre de la maison" et le souvenir de "Monsieur", planant sur tout! Paul et Virginie, l'un age de sept ans, l'autre de quatre a peine, lui semblaient formes d'une matiere precieuse; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui defendit de les baiser a chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse. Tous les jeudis, des habitues venaient faire une partie de boston. Felicite preparait d'avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient a huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allee etalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, ou se melaient des hennissements de chevaux, des belements d'agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marche, on voyait paraitre sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arriere, le nez crochu, et qui etait Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps apres, c'etait Liebard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obese, portant une veste grise et des houseaux armes d'eperons. Tous deux offraient a leur proprietaire des poules ou des fromages. Felicite invariablement dejouait leurs astuces; et ils s'en allaient pleins de consideration pour elle. A des epoques indeterminees, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruine par la crapule et qui vivait a Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se presentait toujours a l'heure du dejeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgre ses efforts pour paraitre gentilhomme jusqu'a soulever son chapeau chaque fois qu'il disait: "Feu mon pere," l'habitude l'entrainant, il se versait a boire coup sur coup, et lachait des gaillardises. Felicite le poussait dehors poliment: "Vous en avez assez, Monsieur de Gremanville! A une autre fois!" Et elle refermait la porte. Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoue. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa facon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble ou nous jette le spectacle des hommes extraordinaires. Comme il gerait les proprietes de "Madame", il s'enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de "Monsieur", et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des pretentions au latin. Pour instruire les enfants d'une maniere agreable, il leur fit cadeau d'une geographie en estampes. Elles representaient differentes scenes du monde, des anthropophages coiffes de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bedouins dans le desert, une baleine qu'on harponnait, etc. Paul donna l'explication de ces gravures a Felicite. Ce fut meme toute son education litteraire. Celle des enfants etait faite par Guyot, un pauvre diable employe a la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte. Quand le temps etait clair, on s'en allait de bonne heure a la ferme de Geffosses. La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin, apparait comme une tache grise. Felicite retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on dejeunait dans un appartement faisant suite a la laiterie. Il etait le seul reste d'une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air. Mme Aubain penchait son front, accablee de souvenirs; les enfants n'osaient plus parler. "Mais jouez donc!" disait-elle; ils decampaient. Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un baton les grosses futailles qui resonnaient comme des tambours. Virginie donnait a manger aux lapins, se precipitait pour cueillir des bleuets, et la rapidite de ses jambes decouvrait ses petits pantalons brodes. Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages. La lune a son premier quartier eclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une echarpe sur les sinuosites de la Toucques. Des boeufs, etendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisieme pature quelques-uns se leverent, puis se mirent en rond devant elles.--"Ne craignez rien!" dit Felicite; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'echine celui qui se trouvait le plus pres; il fit volte-face, les autres l'imiterent. Mais, quand l'herbage suivant fut traverse, un beuglement formidable s'eleva. C'etait un taureau, que cachait le brouillard. Il avanca vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.--"Non! non! moins vite!" Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derriere un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie; voila qu'il galopait maintenant! Felicite se retourna, et elle arrachait a deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait eperdue comment franchir le haut bord. Felicite reculait toujours devant le taureau, et continuellement lancait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait:--"Depechez-vous! depechez-vous!" Mme Aubain descendit le fosse, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tachant de gravir le talus, et a force de courage y parvint. Le taureau avait accule Felicite contre une claire-voie; sa bave lui rejaillissait a la figure, une seconde de plus il l'eventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bete, toute surprise, s'arreta. Cet evenement, pendant bien des annees, fut un sujet de conversation a Pont-l'Eveque. Felicite n'en tira aucun orgueil, ne se doutant meme pas qu'elle eut rien fait d'heroique. Virginie l'occupait exclusivement;--car elle eut, a la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville. Dans ce temps-la, ils n'etaient pas frequentes. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des preparatifs comme pour un long voyage. Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liebard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un dossier de velours; et sur la croupe du second un manteau roule formait une maniere de siege. Mme Aubain y monta, derriere lui. Felicite se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l'ane de M. Lechaptois, prete sous la condition d'en avoir grand soin. La route etait si mauvaise que ses huit kilometres exigerent deux heures. Les chevaux enfoncaient jusqu'aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches; ou bien ils buttaient contre les ornieres; d'autres fois, il leur fallait sauter. La jument de Liebard, a de certains endroits, s'arretait tout a coup. Il attendait patiemment qu'elle se remit en marche; et il parlait des personnes dont les proprietes bordaient la route, ajoutant a leur histoire des reflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenetres entourees de capucines, il dit, avec un haussement d'epaules:--"En voila une Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme..." Felicite n'entendit pas le reste; les chevaux trottaient, l'ane galopait; tous enfilerent un sentier, une barriere tourna, deux garcons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil meme de la porte. La mere Liebard, en apercevant sa maitresse, prodigua les demonstrations de joie. Elle lui servit un dejeuner ou il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassee de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes a l'eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses a Madame qui paraissait en meilleure sante, a Mademoiselle devenue "magnifique", a M. Paul singulierement "forci", sans oublier leurs grands-parents defunts que les Liebard avaient connus, etant au service de la famille depuis plusieurs generations. La ferme avait, comme eux, un caractere d'anciennete. Les poutrelles du plafond etaient vermoulues, les murailles noires de fumee, les carreaux gris de poussiere. Un dressoir en chene supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des ecuelles d'etain, des pieges a loup, des forces pour les moutons; une seringue enorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eut des champignons a sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jete bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu; et tous flechissaient sous la quantite de leurs pommes. Les toits de paille, pareils a du velours brun et inegaux d'epaisseur, resistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les betes. On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite caravane mit pied a terre pour passer les _Ecores_; c'etait une falaise surplombant des bateaux; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l'_Agneau d'or_, chez la mere David. Virginie, des les premiers jours, se sentit moins faible, resultat du changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, a defaut d'un costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs. L'apres-midi, on s'en allait avec l'ane au-dela des Roches-Noires, du cote d'Hennequeville. Le sentier, d'abord, montait entre des terrains vallonnes comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau ou alternaient des paturages et des champs en labour. A la lisiere du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; ca et la, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches. Presque toujours on se reposait dans un pre, ayant Deauville a gauche, le Havre a droite et en face la pleine mer. Elle etait brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait a peine son murmure; des moineaux caches pepiaient et la voute immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait a son ouvrage de couture; Virginie pres d'elle tressait des joncs; Felicite sarclait des fleurs de lavande; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir. D'autres fois, ayant passe la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La maree basse laissait a decouvert des oursins, des godefiches, des meduses; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'ecume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable, se deroulaient le long de la greve; elle s'etendait a perte de vue, mais du cote de la terre avait pour limite les dunes la separant du _Marais_, large prairie en forme d'hippodrome. Quand ils revenaient par la, Trouville, au fond sur la pente du coteau, a chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inegales semblait s'epanouir dans un desordre gai. Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre. L'eblouissante clarte du dehors plaquait des barres de lumiere entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence epandu augmentait la tranquillite des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carenes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron. Le principal divertissement etait le retour des barques. Des qu'elles avaient depasse les balises, elles commencaient a louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mats; et, la misaine gonflee comme un ballon, elles avancaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu'au milieu du port, ou l'ancre tout a coup tombait. Ensuite le bateau se placait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'elancaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes. Une d'elles, un jour, aborda Felicite, qui peu de temps apres entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouve une soeur; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson a sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et a sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le beret sur l'oreille. Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congedia. On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas. Felicite se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau; evidemment ils l'exploitaient. Cette faiblesse agacait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarites du neveu,--car il tutoyait son fils;--et, comme Virginie toussait et que la saison n'etait plus bonne, elle revint a Pont-l'Eveque. M. Bourais l'eclaira sur le choix d'un college. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoye; et fit bravement ses adieux, satisfait d'aller vivre dans une maison ou il aurait des camarades. Mme Aubain se resigna a l'eloignement de son fils, parce qu'il etait indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Felicite regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire; a partir de Noel, elle mena tous les jours la petite fille au catechisme. III Quand elle avait fait a la porte une genuflexion, elle s'avancait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s'asseyait, et promenait ses yeux autour d'elle. Les garcons a droite, les filles a gauche, emplissaient les stalles du choeur; le cure se tenait debout pres du lutrin; sur un vitrail de l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge; un autre la montrait a genoux devant l'Enfant-Jesus, et, derriere le tabernacle, un groupe en bois representait Saint-Michel terrassant le dragon. Le pretre fit d'abord un abrege de l'Histoire-Sainte. Elle croyait voir le paradis, le deluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversees; et elle garda de cet eblouissement le respect du Tres-Haut et la crainte de sa colere. Puis, elle pleura en ecoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifie, lui qui cherissait les enfants, nourrissait les foules, guerissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naitre au milieu des pauvres, sur le fumier d'une etable? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familieres dont parle l'Evangile, se trouvaient dans sa vie; le passage de Dieu les avait sanctifiees; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes a cause du Saint-Esprit. Elle avait peine a imaginer sa personne; car il n'etait pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-etre sa lumiere qui voltige la nuit aux bords des marecages, son haleine qui pousse les nuees, sa voix qui rend les cloches harmonieuses; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraicheur des murs et de la tranquillite de l'eglise. Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tacha meme pas de comprendre. Le cure discourait, les enfants recitaient, elle finissait par s'endormir; et se reveillait tout a coup, quand ils faisaient en s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles. Ce fut de cette maniere, a force de l'entendre, qu'elle apprit le catechisme, son education religieuse ayant ete negligee dans sa jeunesse; et des lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeunait comme elle, se confessait avec elle. A la Fete-Dieu, elles firent ensemble un reposoir. La premiere communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mere a l'habiller! Pendant toute la messe, elle eprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un cote du choeur; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaisses formait comme un champ de neige; et elle reconnaissait de loin la chere petite a son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les tetes se courberent; il y eut un silence. Aux eclats de l'orgue, les chantres et la foule entonnerent l'_Agnus Dei_; puis le defile des garcons commenca; et, apres eux, les filles se leverent. Pas a pas, et les mains jointes, elles allaient vers l'autel tout illumine, s'agenouillaient sur la premiere marche, recevaient l'hostie successivement, et dans le meme ordre revenaient a leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Felicite se pencha pour la voir; et, avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu'elle etait elle-meme cette enfant; sa figure devenait la sienne, sa robe l'habillait, son coeur lui battait dans la poitrine; au moment d'ouvrir la bouche, en fermant les paupieres, elle manqua s'evanouir. Le lendemain, de bonne heure, elle se presenta dans la sacristie, pour que M. le cure lui donnat la communion. Elle la recut devotement, mais n'y gouta pas les memes delices. Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l'anglais ni la musique, elle resolut de la mettre en pension chez les Ursulines d'Honfleur. L'enfant n'objecta rien. Felicite soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maitresse, peut-etre, avait raison. Ces choses depassaient sa competence. Enfin, un jour, une vieille tapissiere s'arreta devant la porte; et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Felicite monta les bagages sur l'imperiale, fit des recommandations au cocher, et placa dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes. Virginie, au dernier moment, fut prise d'un grand sanglot; elle embrassait sa mere qui la baisait au front en repetant:--"Allons! du courage! du courage!" Le marchepied se releva, la voiture partit. Alors Mme Aubain eut une defaillance; et le soir tous ses amis, le menage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se presenterent pour la consoler. La privation de sa fille lui fut d'abord tres-douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui ecrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette facon comblait le vide des heures. Le matin, par habitude, Felicite entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s'ennuyait de n'avoir plus a peigner ses cheveux, a lui lacer ses bottines, a la border dans son lit, et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. Dans son desoeuvrement, elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils; elle n'entendait a rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, etait "minee". Pour "se dissiper", elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor. Il arrivait le dimanche apres la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversee. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils dejeunaient l'un en face de l'autre; et, mangeant elle-meme le moins possible pour epargner la depense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au premier coup des vepres, elle le reveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait a l'eglise, appuyee sur son bras dans un orgueil maternel. Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie, parfois meme de l'argent. Il apportait ses nippes a raccommoder; et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une occasion qui le forcait a revenir. Au mois d'aout, son pere l'emmena au cabotage. C'etait l'epoque des vacances. L'arrivee des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait plus l'age d'etre tutoyee, ce qui mettait une gene, une barriere entre elles. Victor alla successivement a Morlaix, a Dunkerque et a Brighton; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La premiere fois, ce fut une boite en coquilles; la seconde, une tasse a cafe; la troisieme, un grand bonhomme en pain d'epices. Il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, place en arriere comme un pilote. Il l'amusait en lui racontant des histoires melees de termes marins. Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor annonca qu'il etait engage au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goelette, qui devait demarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-etre, deux ans parti. La perspective d'une telle absence desola Felicite; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, apres le diner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui separent Pont-l'Eveque de Honfleur. Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre a gauche, elle prit a droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas; des gens qu'elle accosta l'engagerent a se hater. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres; puis le terrain s'abaissa, des lumieres s'entre-croiserent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel. Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayes par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, ou des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait; et un mousse restait accoude sur le bossoir, indifferent a tout cela. Felicite, qui ne l'avait pas reconnu, criait: "Victor!" il leva la tete; elle s'elancait, quand on retira l'echelle tout a coup. Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourne, on ne vit plus personne;--et, sur la mer argentee par la lune, il faisait une tache noire qui palissait toujours, s'enfonca, disparut. Felicite, en passant pres du Calvaire, voulut recommander a Dieu ce qu'elle cherissait le plus; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignee de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient; et de l'eau tombait sans discontinuer par les trous de l'ecluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnerent. Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sur, contrarierait Madame; et, malgre son desir d'embrasser l'autre enfant, elle s'en retourna. Les filles de l'auberge s'eveillaient, comme elle entrait dans Pont-l'Eveque. Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots! Ses precedents voyages ne l'avaient pas effrayee. De l'Angleterre et de la Bretagne, on revenait; mais l'Amerique, les Colonies, les Iles, cela etait perdu dans une region incertaine, a l'autre bout du monde. Des lors, Felicite pensa exclusivement a son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de l'orage, craignait pour lui la foudre. En ecoutant le vent qui grondait dans la cheminee et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette meme tempete, au sommet d'un mat fracasse, tout le corps en arriere, sous une nappe d'ecume; ou bien,--souvenirs de la geographie en estampes,--il etait mange par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d'une plage deserte. Et jamais elle ne parlait de ses inquietudes. Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille. Les bonnes soeurs trouvaient qu'elle etait affectueuse, mais delicate. La moindre emotion l'enervait. Il fallut abandonner le piano. Sa mere exigeait du couvent une correspondance reglee. Un matin que le facteur n'etait pas venu, elle s'impatienta; et elle marchait dans la salle, de son fauteuil a la fenetre. C'etait vraiment extraordinaire! depuis quatre jours, pas de nouvelles! Pour qu'elle se consolat par son exemple, Felicite lui dit: --"Moi, madame, voila six mois que je n'en ai recu!..." --"De qui donc?..." La servante repliqua doucement: --"Mais... de mon neveu!" --"Ah! votre neveu!" Et, haussant les epaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire: "Je n'y pensais pas!... Au surplus, je m'en moque! un mousse, un gueux, belle affaire!... tandis que ma fille... Songez donc!..." Felicite, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignee contre Madame, puis oublia. Il lui paraissait tout simple de perdre la tete a l'occasion de la petite. Les deux enfants avaient une importance egale; un lien de son coeur les unissait, et leurs destinees devaient etre la meme. Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor etait arrive a la Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette. A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays ou l'on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des negres dans un nuage de tabac. Pouvait-on "en cas de besoin" s'en retourner par terre? A quelle distance etait-ce de Pont-l'Eveque? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais. Il atteignit son atlas, puis commenca des explications sur les longitudes; et il avait un beau sourire de cuistre devant l'ahurissement de Felicite. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua dans les decoupures d'une tache ovale un point noir, imperceptible, en ajoutant; "Voici." Elle se pencha sur la carte; ce reseau de lignes coloriees fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre; et Bourais, l'invitant a dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison ou demeurait Victor. Bourais leva les bras, il eternua, rit enormement; une candeur pareille excitait sa joie; et Felicite n'en comprenait pas le motif,--elle qui s'attendait peut-etre a voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence etait bornee! Ce fut quinze jours apres que Liebard, a l'heure du marche comme d'habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frere. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours a sa maitresse. Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa pres d'elle, decacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix basse, avec un regard profond: --"C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu..." Il etait mort. On n'en disait pas davantage. Felicite tomba sur une chaise, en s'appuyant la tete a la cloison, et ferma ses paupieres, qui devinrent roses tout a coup. Puis, le front baisse, les mains pendantes, l'oeil fixe, elle repetait par intervalles: --"Pauvre petit gars! pauvre petit gars!" Liebard la considerait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. Elle lui proposa d'aller voir sa soeur, a Trouville. Felicite repondit, par un geste, qu'elle n'en avait pas besoin. Il y eut un silence. Le bonhomme Liebard jugea convenable de se retirer. Alors elle dit: --"Ca ne leur fait rien, a eux!" Sa tete retomba; et machinalement elle soulevait, de temps a autre, les longues aiguilles sur la table a ouvrage. Des femmes passerent dans la cour avec un bard d'ou degouttelait du linge. En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive; l'ayant coulee la veille, il fallait aujourd'hui la rincer; et elle sortit de l'appartement. Sa planche et son tonneau etaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir; et les coups forts qu'elle donnait s'entendaient dans les autres jardins a cote. Les prairies etaient vides, le vent agitait la riviere; au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut tres-brave; mais, dans sa chambre, elle s'y abandonna, a plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les deux poings contre les tempes. Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-meme, elle connut les circonstances de sa fin. On l'avait trop saigne a l'hopital, pour la fievre jaune. Quatre medecins le tenaient a la fois. Il etait mort immediatement, et le chef avait dit: --"Bon! encore un!" Ses parents l'avaient toujours traite avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de miserables. Virginie s'affaiblissait. Des oppressions, de la toux, une fievre continuelle et des marbrures aux pommettes decelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseille un sejour en Provence. Mme Aubain s'y decida, et eut tout de suite repris sa fille a la maison, sans le climat de Pont-l'Eveque. Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d'ou l'on decouvre la Seine. Virginie s'y promenait a son bras, sur les feuilles de pampre tombees. Quelquefois le soleil traversant les nuages la forcait a cligner ses paupieres, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et tout l'horizon, depuis le chateau de Tancarville jusqu'aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mere s'etait procure un petit fut d'excellent vin de Malaga; et, riant a l'idee d'etre grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage. Ses forces reparurent. L'automne s'ecoula doucement. Felicite rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait ete aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart; et il etait dans le vestibule. Mme Aubain nouait son chapeau. --"Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants; plus vite donc!" Virginie avait une fluxion de poitrine; c'etait peut-etre desespere. --"Pas encore!" dit le medecin; et tous deux monterent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait tres-froid. Felicite se precipita dans l'eglise, pour allumer un cierge. Puis elle courut apres le cabriolet, qu'elle rejoignit une heure plus tard, sauta legerement par derriere, ou elle se tenait aux torsades, quand une reflexion lui vint: "La cour n'etait pas fermee! si des voleurs s'introduisaient?" Et elle descendit. Le lendemain, des l'aube, elle se presenta chez le docteur. Il etait rentre, et reparti a la campagne. Puis elle resta dans l'auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux. Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpee. Vers le milieu, elle entendit des sons etranges, un glas de mort. "C'est pour d'autres," pensa-t-elle; et Felicite tira violemment le marteau. Au bout de plusieurs minutes, des savates se trainerent, la porte s'entre-bailla, et une religieuse parut. La bonne soeur avec un air de componction dit qu'"elle venait de passer". En meme temps, le glas de Saint-Leonard redoublait. Felicite parvint au second etage. Des le seuil de la chambre, elle apercut Virginie etalee sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte, et la tete en arriere sous une croix noire s'inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pales que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d'agonie. La superieure etait debout, a droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenetres. Des religieuses emporterent Mme Aubain. Pendant deux nuits, Felicite ne quitta pas la morte. Elle repetait les memes prieres, jetait de l'eau benite sur les draps, revenait s'asseoir, et la contemplait. A la fin de la premiere veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les levres bleuirent, le nez se pincait, les yeux s'enfoncaient. Elle les baisa plusieurs fois; et n'eut pas eprouve un immense etonnement si Virginie les eut rouverts; pour de pareilles ames le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l'enveloppa de son linceul, la descendit dans sa biere, lui posa une couronne, etala ses cheveux. Ils etaient blonds, et extraordinaires de longueur a son age. Felicite en coupa une grosse meche, dont elle glissa la moitie dans sa poitrine, resolue a ne jamais s'en dessaisir. Le corps fut ramene a Pont-l'Eveque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermee. Apres la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour atteindre le cimetiere. Paul marchait en tete et sanglotait. M. Bourais etait derriere, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Felicite. Elle songeait a son neveu, et, n'ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroit de tristesse, comme si on l'eut enterre avec l'autre. Le desespoir de Mme Aubain fut illimite. D'abord elle se revolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille,--elle qui n'avait jamais fait de mal, et dont la conscience etait si pure! Mais non! elle aurait du l'emporter dans le Midi. D'autres docteurs l'auraient sauvee! Elle s'accusait, voulait la rejoindre, criait en detresse au milieu de ses reves. Un, surtout, l'obsedait. Son mari, costume comme un matelot, revenait d'un long voyage, et lui disait en pleurant qu'il avait recu l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour decouvrir une cachette quelque part. Une fois, elle rentra du jardin, bouleversee. Tout a l'heure (elle montrait l'endroit) le pere et la fille lui etaient apparus l'un aupres de l'autre, et ils ne faisaient rien; ils la regardaient. Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Felicite la sermonnait doucement; il fallait se conserver pour son fils, et pour l'autre, en souvenir "d'elle". --"Elle?" reprenait Mme Aubain, comme se reveillant. "Ah! oui!... oui!... Vous ne l'oubliez pas!" Allusion au cimetiere, qu'on lui avait scrupuleusement defendu. Felicite tous les jours s'y rendait. A quatre heures precises, elle passait au bord des maisons, montait la cote, ouvrait la barriere, et arrivait devant la tombe de Virginie. C'etait une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaines autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait a genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en eprouva un soulagement, une espece de consolation. Puis des annees s'ecoulerent, toutes pareilles et sans autres episodes que le retour des grandes fetes: Paques, l'Assomption, la Toussaint. Des evenements interieurs faisaient une date, ou l'on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnerent le vestibule; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L'ete de 1828, ce fut a Madame d'offrir le pain benit; Bourais, vers cette epoque, s'absenta mysterieusement; et les anciennes connaissances peu a peu s'en allerent: Guyot, Liebard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle Gremanville, paralyse depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonca dans Pont-l'Eveque la Revolution de Juillet. Un sous-prefet nouveau, peu de jours apres, fut nomme: le baron de Larsonniere, ex-consul en Amerique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-soeur avec trois demoiselles, assez grandes deja. On les apercevait sur leur gazon, habillees de blouses flottantes; elles possedaient un negre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu'elles paraissaient, Felicite accourait pour la prevenir. Mais une chose etait seule capable de l'emouvoir, les lettres de son fils. Il ne pouvait suivre aucune carriere, etant absorbe dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes; il en refaisait d'autres; et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant pres de la fenetre, arrivaient a Felicite, qui tournait son rouet dans la cuisine. Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier; et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu'elle eut dit probablement. Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre a deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d'ete, elle se resigna; et des papillons s'envolerent de l'armoire. Ses robes etaient en ligne sous une planche ou il y avait trois poupees, des cerceaux, un menage, la cuvette qui lui servait. Elles retirerent egalement les jupons, les bas, les mouchoirs, et les etendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil eclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formes par les mouvements du corps. L'air etait chaud et bleu, un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouverent un petit chapeau de peluche, a longs poils, couleur marron; mais il etait tout mange de vermine. Felicite le reclama pour elle-meme. Leurs yeux se fixerent l'une sur l'autre, s'emplirent de larmes; enfin la maitresse ouvrit ses bras, la servante s'y jeta; et elles s'etreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les egalisait. C'etait la premiere fois de leur vie, Mme Aubain n'etant pas d'une nature expansive. Felicite lui en fut reconnaissante comme d'un bienfait, et desormais la cherit avec un devouement bestial et une veneration religieuse. La bonte de son coeur se developpa. Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un regiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait a boire aux soldats. Elle soigna des choleriques. Elle protegeait les Polonais; et meme il y en eut un qui declarait la vouloir epouser. Mais ils se facherent; car un matin, en rentrant de l'angelus, elle le trouva dans sa cuisine, ou il s'etait introduit, et accommode une vinaigrette qu'il mangeait tranquillement. Apres les Polonais, ce fut le pere Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la riviere, dans les decombres d'une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux qui tombaient sur son grabat, ou il gisait, continuellement secoue par un catarrhe, avec des cheveux tres-longs, les paupieres enflammees, et au bras une tumeur plus grosse que sa tete. Elle lui procura du linge, tacha de nettoyer son bouge, revait a l'etablir dans le fournil, sans qu'il genat Madame. Quand le cancer eut creve, elle le pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette, le placait au soleil sur une botte de paille; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix eteinte, craignait de la perdre, allongeait les mains des qu'il la voyait s'eloigner. Il mourut; elle fit dire une messe pour le repos de son ame. Ce jour-la, il lui advint un grand bonheur: au moment du diner, le negre de Mme de Larsonniere se presenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le baton, la chaine et le cadenas. Un billet de la baronne annoncait a Mme Aubain que, son mari etant eleve a une prefecture, ils partaient le soir; et elle la priait d'accepter cet oiseau, comme un souvenir, et en temoignage de ses respects. Il occupait depuis longtemps l'imagination de Felicite, car il venait d'Amerique; et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu'elle s'en informait aupres du negre. Une fois meme elle avait dit:--"C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir!" Le negre avait redit le propos a sa maitresse, qui, ne pouvant l'emmener, s'en debarrassait de cette facon. IV Il s'appelait Loulou. Son corps etait vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge doree. Mais il avait la fatigante manie de mordre son baton, s'arrachait les plumes, eparpillait ses ordures, repandait l'eau de sa baignoire; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours a Felicite. Elle entreprit de l'instruire; bientot il repeta: "Charmant garcon! Serviteur, monsieur! Je vous salue, Marie!" Il etait place aupres de la porte, et plusieurs s'etonnaient qu'il ne repondit pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le comparait a une dinde, a une buche: autant de coups de poignard pour Felicite! Etrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu'on le regardait! Neanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille, monsieur de Houppeville et de nouveaux habitues: Onfroy l'apothicaire, monsieur Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se demenait si furieusement qu'il etait impossible de s'entendre. La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait tres-drole. Des qu'il l'apercevait, il commencait a rire, a rire de toutes ses forces. Les eclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'echo les repetait, les voisins se mettaient a leurs fenetres, riaient aussi; et, pour n'etre pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la riviere, puis entrait par la porte du jardin; et les regards qu'il envoyait a l'oiseau manquaient de tendresse. Loulou avait recu du garcon boucher une chiquenaude, s'etant permis d'enfoncer la tete dans sa corbeille; et depuis lors il tachait toujours de le pincer a travers sa chemise. Fabu menacait de lui tordre le cou, bien qu'il ne fut pas cruel, malgre le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au contraire! il avait plutot du penchant pour le perroquet, jusqu'a vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Felicite, que ces manieres effrayaient, le placa dans la cuisine. Sa chainette fut retiree, et il circulait par la maison. Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causat des etourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C'etait sous sa langue une epaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle le guerit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l'imprudence de lui souffler aux narines la fumee d'un cigare; une autre fois que Mme Lormeau l'agacait du bout de son ombrelle, il en happa la virole; enfin, il se perdit. Elle l'avait pose sur l'herbe pour le rafraichir, s'absenta une minute; et, quand elle revint, plus de perroquet! D'abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans ecouter sa maitresse qui lui criait:--"Prenez donc garde! vous etes folle!" Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont-l'Eveque; et elle arretait les passants.--"Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon perroquet?" A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout a coup, elle crut distinguer derriere les moulins, au bas de la cote, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la cote, rien! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait rencontre tout a l'heure, a Saint-Melaine, dans la boutique de la mere Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra, epuisee, les savates en lambeaux, la mort dans l'ame; et, assise au milieu du banc, pres de Madame, elle racontait toutes ses demarches, quand un poids leger lui tomba sur l'epaule, Loulou! Que diable avait-il fait? Peut-etre qu'il s'etait promene aux environs! Elle eut du mal a s'en remettre, ou plutot ne s'en remit jamais. Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de temps apres, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle etait sourde; et elle parlait tres-haut, meme a l'eglise. Bien que ses peches auraient pu sans deshonneur pour elle, ni inconvenient pour le monde, se repandre a tous les coins du diocese, M. le cure jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie. Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent sa maitresse lui disait:--"Mon Dieu! comme vous etes bete!" elle repliquait:--"Oui, Madame," en cherchant quelque chose autour d'elle. Le petit cercle de ses idees se retrecit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des boeufs, n'existaient plus. Tous les etres fonctionnaient avec le silence des fantomes. Un seul bruit arrivait maintenant a ses oreilles, la voix du perroquet. Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac du tournebroche, l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain,--"Felicite! la porte! la porte!" Ils avaient des dialogues, lui, debitant a satiete les trois phrases de son repertoire, et elle, y repondant par des mots sans plus de suite, mais ou son coeur s'epanchait. Loulou, dans son isolement, etait presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses levres, se cramponnait a son fichu; et, comme elle penchait son front en branlant la tete a la maniere des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l'oiseau fremissaient ensemble. Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-etre les ondees de ses forets natales. Le ruissellement de l'eau excitait son delire; il voletait eperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenetre allait barboter dans le jardin; mais revenait vite sur un des chenets, et, sautillant pour secher ses plumes, montrait tantot sa queue, tantot son bec. Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant la cheminee, a cause du froid, elle le trouva mort, au milieu de sa cage, la tete en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l'avait tue, sans doute? Elle crut a un empoisonnement par le persil; et, malgre l'absence de toutes preuves, ses soupcons porterent sur Fabu. Elle pleura tellement que sa maitresse lui dit: "Eh bien! faites-le empailler!" Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours ete bon pour le perroquet. Il ecrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence egarait parfois les colis, elle resolut de le porter elle-meme jusqu'a Honfleur. Les pommiers sans feuilles se succedaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fosses. Des chiens aboyaient autour des fermes; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pave. Elle traversa la foret, depassa le Haut-Chene, atteignit Saint-Gatien. Derriere elle, dans un nuage de poussiere et emportee par la descente, une malle-poste au grand galop se precipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se derangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu'il ne pouvait retenir acceleraient leur train; les deux premiers la frolaient; d'une secousse de ses guides, il les jeta dans le debord, mais furieux releva le bras, et a pleine volee, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu'elle tomba sur le dos. Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d'ouvrir son panier. Loulou n'avait rien, heureusement. Elle sentit une brulure a la joue droite; ses mains qu'elle y porta etaient rouges. Le sang coulait. Elle s'assit sur un metre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir, puis elle mangea une croute de pain, mise dans son panier par precaution, et se consolait de sa blessure en regardant l'oiseau. Arrivee au sommet d'Equemauville, elle apercut les lumieres de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantite d'etoiles; la mer, plus loin, s'etalait confusement. Alors une faiblesse l'arreta; et la misere de son enfance, la deception du premier amour, le depart de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d'une maree, revinrent a la fois, et, lui montant a la gorge, l'etouffaient. Puis elle voulut parler au capitaine du bateau; et, sans dire ce qu'elle envoyait, lui fit des recommandations. Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine; au bout de six mois, il annonca le depart d'une caisse; et il n'en fut plus question. C'etait a croire que jamais Loulou ne reviendrait. "Ils me l'auront vole!" pensait-elle. Enfin il arriva,--et splendide, droit sur une branche d'arbre, qui se vissait dans un socle d'acajou, une patte en l'air, la tete oblique, et mordant une noix, que l'empailleur par amour du grandiose avait doree. Elle l'enferma dans sa chambre. Cet endroit, ou elle admettait peu de monde, avait l'air tout a la fois d'une chapelle et d'un bazar, tant il contenait d'objets religieux et de choses heteroclites. Une grande armoire genait pour ouvrir la porte. En face de la fenetre surplombant le jardin, un oeil de boeuf regardait la cour; une table, pres du lit de sangle, supportait un pot a l'eau, deux peignes et un cube de savon bleu dans une assiette ebrechee. On voyait contre les murs: des chapelets, des medailles, plusieurs bonnes Vierges, un benitier en noix de coco; sur la commode, couverte d'un drap comme un autel, la boite en coquillages que lui avait donnee Victor; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d'ecriture, la geographie en estampes, une paire de bottines; et au clou du miroir, accroche par ses rubans, le petit chapeau de peluche! Felicite poussait meme ce genre de respect si loin, qu'elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C'est ainsi qu'il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d'Artois dans l'enfoncement de la lucarne. Au moyen d'une planchette, Loulou fut etabli sur un corps de cheminee qui avancait dans l'appartement. Chaque matin, en s'eveillant, elle l'apercevait a la clarte de l'aube; et se rappelait alors les jours disparus, et d'insignifiantes actions jusqu'en leurs moindres details, sans douleur, pleine de tranquillite. Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fete-Dieu la ranimaient. Elle allait queter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d'embellir le reposoir que l'on dressait dans la rue. A l'eglise, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Epinal, representant le bapteme de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'emeraude, c'etait vraiment le portrait de Loulou. L'ayant achete, elle le suspendit a la place du comte d'Artois,--de sorte que, du meme coup d'oeil, elle les voyait ensemble. Ils s'associerent dans sa pensee, le perroquet se trouvant sanctifie par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant a ses yeux et intelligible. Le Pere, pour s'enoncer, n'avait pu choisir une colombe, puisque ces betes-la n'ont pas de voix, mais plutot un des ancetres de Loulou. Et Felicite priait en regardant l'image, mais de temps a autre se tournait un peu vers l'oiseau. Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l'en dissuada. Un evenement considerable surgit: le mariage de Paul. Apres avoir ete d'abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la douane, dans les contributions, et meme avoir commence des demarches pour les eaux et forets, a trente-six ans, tout a coup, par une inspiration du ciel, il avait decouvert sa voie: l'enregistrement! et y montrait de si hautes facultes qu'un verificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection. Paul, devenu serieux, l'amena chez sa mere. Elle denigra les usages de Pont-l'Eveque, fit la princesse, blessa Felicite. Mme Aubain, a son depart, sentit un allegement. La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d'un suicide se confirma; des doutes s'eleverent sur sa probite. Mme Aubain etudia ses comptes, et ne tarda pas a connaitre la kyrielle de ses noirceurs: detournements d'arrerages, ventes de bois dissimulees, fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel, et "des relations avec une personne de Dozule". Ces turpitudes l'affligerent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d'une douleur dans la poitrine; sa langue paraissait couverte de fumee, les sangsues ne calmerent pas l'oppression; et le neuvieme soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans. On la croyait moins vieille, a cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure bleme, marquee de petite verole. Peu d'amis la regretterent, ses facons etant d'une hauteur qui eloignait. Felicite la pleura, comme on ne pleure pas les maitres. Que Madame mourut avant elle, cela troublait ses idees, lui semblait contraire a l'ordre des choses, inadmissible et monstrueux. Dix jours apres (le temps d'accourir de Besancon), les heritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnerent l'enregistrement. Le fauteuil de Madame, son gueridon, sa chaufferette, les huit chaises, etaient partis! La place des gravures se dessinait en carres jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporte les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie! Felicite remonta les etages, ivre de tristesse. Le lendemain il y avait sur la porte une affiche; l'apothicaire lui cria dans l'oreille que la maison etait a vendre. Elle chancela, et fut obligee de s'asseoir. Ce qui la desolait principalement, c'etait d'abandonner sa chambre,--si commode pour le pauvre Loulou. En l'enveloppant d'un regard d'angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l'habitude idolatre de dire ses oraisons agenouillee devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son oeil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase. Elle avait une rente de trois cent quatre-vingts francs, leguee par sa maitresse. Le jardin lui fournissait des legumes. Quant aux habits, elle possedait de quoi se vetir jusqu'a la fin de ses jours, et epargnait l'eclairage en se couchant des le crepuscule. Elle ne sortait guere, afin d'eviter la boutique du brocanteur, ou s'etalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son etourdissement, elle trainait une jambe; et, ses forces diminuant, la mere Simon, ruinee dans l'epicerie, venait tous les matins fendre son bois et pomper de l'eau. Ses yeux s'affaiblirent. Les persiennes n'ouvraient plus. Bien des annees se passerent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas. Dans la crainte qu'on ne la renvoyat, Felicite ne demandait aucune reparation. Les lattes du toit pourrissaient; pendant tout un hiver son traversin fut mouille. Apres Paques, elle cracha du sang. Alors la mere Simon eut recours a un docteur. Felicite voulut savoir ce qu'elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint: "Pneumonie." Il lui etait connu, et elle repliqua doucement: --"Ah! comme Madame," trouvant naturel de suivre sa maitresse. Le moment des reposoirs approchait. Le premier etait toujours au bas de la cote, le second devant la poste, le troisieme vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalites a propos de celui-la; et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain. Les oppressions et la fievre augmentaient. Felicite se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose! Alors elle songea au perroquet. Ce n'etait pas convenable, objecterent les voisines. Mais le cure accorda cette permission; elle en fut tellement heureuse qu'elle le pria d'accepter, quand elle serait morte, Loulou, sa seule richesse. Du mardi au samedi, veille de la Fete-Dieu, elle toussa plus frequemment. Le soir son visage etait grippe, ses levres se collaient a ses gencives, des vomissements parurent; et le lendemain, au petit jour, se sentant tres-bas, elle fit appeler un pretre. Trois bonnes femmes l'entouraient pendant l'extreme onction. Puis elle declara qu'elle avait besoin de parler a Fabu. Il arriva en toilette des dimanches, mal a son aise dans cette atmosphere lugubre. --"Pardonnez-moi", dit-elle avec un effort pour etendre le bras, "je croyais que c'etait vous qui l'aviez tue!" Que signifiaient des potins pareils? L'avoir soupconne d'un meurtre, un homme comme lui! et il s'indignait, allait faire du tapage.--"Elle n'a plus sa tete, vous voyez bien!" Felicite de temps a autre parlait a des ombres. Les bonnes femmes s'eloignerent. La Simonne dejeuna. Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l'approchant de Felicite: --"Allons! dites-lui adieu!" Bien qu'il ne fut pas un cadavre, les vers le devoraient; une de ses ailes etait cassee, l'etoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle a present, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit, pour le mettre sur le reposoir. V Les herbages envoyaient l'odeur de l'ete; des mouches bourdonnaient; le soleil faisait luire la riviere, chauffait les ardoises. La mere Simon, revenue dans la chambre, s'endormait doucement. Des coups de cloche la reveillerent; on sortait des vepres. Le delire de Felicite tomba. En songeant a la procession, elle la voyait, comme si elle l'eut suivie. Tous les enfants des ecoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu'au milieu de la rue, s'avancaient premierement: le suisse arme de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l'instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiete de ses petites filles; trois des plus mignonnes, frisees comme des anges, jetaient dans l'air des petales de roses; le diacre, les bras ecartes, moderait la musique; et deux encenseurs se retournaient a chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le cure, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derriere, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons; et l'on arriva au bas de la cote. Une sueur froide mouillait les tempes de Felicite. La Simonne l'epongeait avec un linge, en se disant qu'un jour il lui faudrait passer par la. Le murmure de la foule grossit, fut un moment tres-fort, s'eloignait. Une fusillade ebranla les carreaux. C'etait les postillons saluant l'ostensoir. Felicite roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu'elle put: --"Est-il bien?" tourmentee du perroquet. Son agonie commenca. Un rale, de plus en plus precipite, lui soulevait les cotes. Des bouillons d'ecume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait. Bientot, on distingua le ronflement des ophicleides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d'un troupeau sur du gazon. Le clerge parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre a l'oeil-de-boeuf, et de cette maniere dominait le reposoir. Des guirlandes vertes pendaient sur l'autel, orne d'un falbala en point d'Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d'argent et des vases en porcelaine, d'ou s'elancaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d'hortensias. Ce monceau de couleurs eclatantes descendait obliquement, du premier etage jusqu'au tapis se prolongeant sur les paves; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d'Alencon brillaient sur de la mousse, deux ecrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, cache sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil a une plaque de lapis. Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangerent sur les trois cotes de la cour. Le pretre gravit lentement les marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d'or qui rayonnait. Tous s'agenouillerent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant a pleine volee, glissaient sur leurs chainettes. Une vapeur d'azur monta dans la chambre de Felicite. Elle avanca les narines, en la humant avec une sensualite mystique; puis ferma les paupieres. Ses levres souriaient. Les mouvements de son coeur se ralentirent un peu, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'epuise, comme un echo disparait; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr'ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tete. LA LEGENDE DE SAINT JULIEN L'HOSPITALIER I Le pere et la mere de Julien habitaient un chateau, au milieu des bois, sur la pente d'une colline. Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d'ecailles de plomb, et la base des murs s'appuyait sur les quartiers de rocs, qui devalaient abruptement jusqu'au fond des douves. Les paves de la cour etaient nets comme le dallage d'une eglise. De longues gouttieres, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l'eau des pluies vers la citerne; et sur le bord des fenetres, a tous les etages, dans un pot d'argile peinte, un basilic ou un heliotrope s'epanouissait. Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d'abord un verger d'arbres a fruits, ensuite un parterre ou des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertissement des pages. De l'autre cote se trouvaient le chenil, les ecuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. Un paturage de gazon vert se developpait tout autour, enclos lui-meme d'une forte haie d'epines. On vivait en paix depuis si longtemps que la herse ne s'abaissait plus; les fosses etaient pleins d'eau; des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des creneaux; et l'archer qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, des que le soleil brillait trop fort rentrait dans l'echauguette, et s'endormait comme un moine. A l'interieur, les ferrures partout reluisaient; des tapisseries dans les chambres protegeaient du froid; et les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s'empilaient dans les celliers, les coffres de chene craquaient sous le poids des sacs d'argent. On voyait dans la salle d'armes, entre des etendards et des mufles de betes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes des Amalecites et les javelots des Garamantes jusqu'aux braquemarts des Sarrasins et aux cottes de mailles des Normands. La maitresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un boeuf; la chapelle etait somptueuse comme l'oratoire d'un roi. Il y avait meme, dans un endroit ecarte, une etuve a la romaine; mais le bon seigneur s'en privait, estimant que c'est un usage des idolatres. Toujours enveloppe d'une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison, rendait la justice a ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins. Pendant l'hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires. Des les premiers beaux jours, il s'en allait sur sa mule le long des petits chemins, au bord des bles qui verdoyaient, et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. Apres beaucoup d'aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage. Elle etait tres-blanche, un peu fiere et serieuse. Les cornes de son hennin frolaient le linteau des portes; la queue de sa robe de drap trainait de trois pas derriere elle. Son domestique etait regle comme l'interieur d'un monastere; chaque matin elle distribuait la besogne a ses servantes, surveillait les confitures et les onguents, filait a la quenouille ou brodait des nappes d'autel. A force de prier Dieu, il lui vint un fils. Alors il y eut de grandes rejouissances, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits, dans l'illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchees de feuillages. On y mangea les plus rares epices, avec des poules grosses comme des moutons; par divertissement, un nain sortit d'un pate; et, les ecuelles ne suffisant plus, car la foule augmentait toujours, on fut oblige de boire dans les oliphants et dans les casques. La nouvelle accouchee n'assista pas a ces fetes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un soir, elle se reveilla, et elle apercut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenetre, comme une ombre mouvante. C'etait un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au cote, une besace sur l'epaule, toute l'apparence d'un ermite. Il s'approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les levres: --"Rejouis-toi, o mere! ton fils sera un saint!" Elle allait crier; mais, glissant sur le rais de la lune, il s'eleva dans l'air doucement, puis disparut. Les chants du banquet eclaterent plus fort. Elle entendit les voix des anges; et sa tete retomba sur l'oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre d'escarboucles. Le lendemain, tous les serviteurs interroges declarerent qu'ils n'avaient pas vu d'ermite. Songe ou realite, cela devait etre une communication du ciel; mais elle eut soin de n'en rien dire, ayant peur qu'on ne l'accusat d'orgueil. Les convives s'en allerent au petit jour; et le pere de Julien se trouvait en dehors de la poterne, ou il venait de reconduire le dernier, quand tout a coup un mendiant se dressa devant lui, dans le brouillard. C'etait un Boheme a barbe tressee, avec des anneaux d'argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. Il begaya d'un air inspire ces mots sans suite: --"Ah! ah! ton fils!... beaucoup de sang!... beaucoup de gloire!... toujours heureux! la famille d'un empereur." Et, se baissant pour ramasser son aumone, il se perdit dans l'herbe, s'evanouit. Le bon chatelain regarda de droite et de gauche, appela tant qu'il put. Personne! Le vent sifflait, les brumes du matin s'envolaient. Il attribua cette vision a la fatigue de sa tete pour avoir trop peu dormi. "Si j'en parle, on se moquera de moi," se dit-il. Cependant les splendeurs destinees a son fils l'eblouissaient, bien que la promesse n'en fut pas claire et qu'il doutat meme de l'avoir entendue. Les epoux se cacherent leur secret. Mais tous deux cherissaient l'enfant d'un pareil amour; et, le respectant comme marque de Dieu, ils eurent pour sa personne des egards infinis. Sa couchette etait rembourree du plus fin duvet; une lampe en forme de colombe brulait dessus, continuellement; trois nourrices le bercaient; et, bien serre dans ses langes, la mine rose et les yeux bleus, avec son manteau de brocart et son beguin charge de perles, il ressemblait a un petit Jesus. Les dents lui pousserent sans qu'il pleurat une seule fois. Quand il eut sept ans, sa mere lui apprit a chanter. Pour le rendre courageux, son pere le hissa sur un gros cheval. L'enfant souriait d'aise, et ne tarda pas a savoir tout ce qui concerne les destriers. Un vieux moine tres-savant lui enseigna l'Ecriture sainte, la numeration des Arabes, les lettres latines, et a faire sur le velin des peintures mignonnes. Ils travaillaient ensemble, tout en haut d'une tourelle, a l'ecart du bruit. La lecon terminee, ils descendaient dans le jardin, ou, se promenant pas a pas, ils etudiaient les fleurs. Quelquefois on apercevait, cheminant au fond de la vallee, une file de betes de somme, conduites par un pieton, accoutre a l'orientale. Le chatelain, qui l'avait reconnu pour un marchand, expediait vers lui un valet. L'etranger, prenant confiance, se detournait de sa route; et, introduit dans le parloir, il retirait de ses coffres des pieces de velours et de soie, des orfevreries, des aromates, des choses singulieres d'un usage inconnu; a la fin le bonhomme s'en allait, avec un gros profit, sans avoir endure aucune violence. D'autres fois, une troupe de pelerins frappait a la porte. Leurs habits mouilles fumaient devant l'atre; et, quand ils etaient repus, ils racontaient leurs voyages: les erreurs des nefs sur la mer ecumeuse, les marches a pied dans les sables brulants, la ferocite des paiens, les cavernes de la Syrie, la Creche et le Sepulcre. Puis ils donnaient au jeune seigneur des coquilles de leur manteau. Souvent le chatelain festoyait ses vieux compagnons d'armes. Tout en buvant, ils se rappelaient leurs guerres, les assauts des forteresses avec le battement des machines et les prodigieuses blessures. Julien, qui les ecoutait, en poussait des cris; alors son pere ne doutait pas qu'il ne fut plus tard un conquerant. Mais le soir, au sortir de l'angelus, quand il passait entre les pauvres inclines, il puisait dans son escarcelle avec tant de modestie et d'un air si noble, que sa mere comptait bien le voir par la suite archeveque. Sa place dans la chapelle etait aux cotes de ses parents; et, si longs que fussent les offices, il restait a genoux sur son prie-Dieu, la toque par terre et les mains jointes. Un jour, pendant la messe, il apercut, en relevant la tete, une petite souris blanche qui sortait d'un trou, dans la muraille. Elle trottina sur la premiere marche de l'autel, et, apres deux ou trois tours de droite et de gauche, s'enfuit du meme cote. Le dimanche suivant, l'idee qu'il pourrait la revoir le troubla. Elle revint; et, chaque dimanche il l'attendait, en etait importune, fut pris de haine contre elle, et resolut de s'en defaire. Ayant donc ferme la porte, et seme sur les marches les miettes d'un gateau, il se posta devant le trou, une baguette a la main. Au bout de tres-longtemps un museau rose parut, puis la souris tout entiere. Il frappa un coup leger, et demeura stupefait devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait la dalle. Il l'essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors, et n'en dit rien a personne. Toutes sortes d'oisillons picoraient les graines du jardin. Il imagina de mettre des pois dans un roseau creux. Quand il entendait gazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puis levait son tube, enflait ses joues; et les bestioles lui pleuvaient sur les epaules si abondamment qu'il ne pouvait s'empecher de rire, heureux de sa malice. Un matin, comme il s'en retournait par la courtine, il vit sur la crete du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil. Julien s'arreta pour le regarder; le mur en cet endroit ayant une breche, un eclat de pierre se rencontra sous ses doigts. Il tourna son bras, et la pierre abattit l'oiseau qui tomba d'un bloc dans le fosse. Il se precipita vers le fond, se dechirant aux broussailles, furetant partout, plus leste qu'un jeune chien. Le pigeon, les ailes cassees, palpitait, suspendu dans les branches d'un troene. La persistance de sa vie irrita l'enfant. Il se mit a l'etrangler; et les convulsions de l'oiseau faisaient battre son coeur, l'emplissaient d'une volupte sauvage et tumultueuse. Au dernier roidissement, il se sentit defaillir. Le soir, pendant le souper, son pere declara que l'on devait a son age apprendre la venerie; et il alla chercher un vieux cahier d'ecriture contenant, par demandes et reponses, tout le deduit des chasses. Un maitre y demontrait a son eleve l'art de dresser les chiens et d'affaiter les faucons, de tendre les pieges, comment reconnaitre le cerf a ses fumees, le renard a ses empreintes, le loup a ses dechaussures, le bon moyen de discerner leurs voies, de quelle maniere on les lance, ou se trouvent ordinairement leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec l'enumeration des cris et les regles de la curee. Quand Julien put reciter par coeur toutes ces choses, son pere lui composa une meute. D'abord on y distinguait vingt-quatre levriers barbaresques, plus veloces que des gazelles, mais sujets a s'emporter; puis dix-sept couples de chiens bretons, tachetes de blanc sur fond rouge, inebranlables dans leur creance, forts de poitrine et grands hurleurs. Pour l'attaque du sanglier et les refuites perilleuses, il y avait quarante griffons, poilus comme des ours. Des matins de Tartarie, presque aussi hauts que des anes, couleur de feu, l'echine large et le jarret droit, etaient destines a poursuivre les aurochs. La robe noire des epagneuls luisait comme du satin; le jappement des talbots valait celui des bigles chanteurs. Dans une cour a part, grondaient, en secouant leur chaine et roulant leurs prunelles, huit dogues alains, betes formidables qui sautent au ventre des cavaliers et n'ont pas peur des lions. Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre, et portaient un nom sonore. La fauconnerie, peut-etre, depassait la meute; le bon seigneur, a force d'argent, s'etait procure des tiercelets du Caucase, des sacres de Babylone, des gerfauts d'Allemagne, et des faucons-pelerins, captures sur les falaises, au bord des mers froides, en de lointains pays. Ils logeaient dans un hangar couvert de chaume, et, attaches par rang de taille sur le perchoir, avaient devant eux une motte de gazon, ou de temps a autre on les posait afin de les degourdir. Des bourses, des hamecons, des chausse-trapes, toute sorte d'engins, furent confectionnes. Souvent on menait dans la campagne des chiens d'oysel, qui tombaient bien vite en arret. Alors des piqueurs, s'avancant pas a pas, etendaient avec precaution sur leurs corps impassibles un immense filet. Un commandement les faisait aboyer; des cailles s'envolaient; et les dames des alentours conviees avec leurs maris, les enfants, les camerieres, tout le monde se jetait dessus, et les prenait facilement. D'autres fois, pour debucher les lievres, on battait du tambour; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se debandant, attrapait un loup par le pied. Mais Julien meprisa ces commodes artifices; il preferait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C'etait presque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme la neige. Son capuchon de cuir etait surmonte d'un panache, des grelots d'or tremblaient a ses pieds bleus; et il se tenait ferme sur le bras de son maitre pendant que le cheval galopait, et que les plaines se deroulaient. Julien, denouant ses longes, le lachait tout a coup; la bete hardie montait droit dans l'air comme une fleche; et l'on voyait deux taches inegales tourner, se joindre, puis disparaitre dans les hauteurs de l'azur. Le faucon ne tardait pas a descendre en dechirant quelque oiseau, et revenait se poser sur le gantelet, les deux ailes fremissantes. Julien vola de cette maniere le heron, le milan, la corneille et le vautour. Il aimait, en sonnant de la trompe, a suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois; et, quand le cerf commencait a gemir sous les morsures, il l'abattait prestement, puis se delectait a la furie des matins qui le devoraient, coupe en pieces sur sa peau fumante. Les jours de brume, il s'enfoncait dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans. Trois ecuyers, des l'aube, l'attendaient au bas du perron; et le vieux moine, se penchant a sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. Il allait a l'ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempete, buvait l'eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages, s'il etait fatigue se reposait sous un chene; et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des epines dans les cheveux et sentant l'odeur des betes farouches. Il devint comme elles. Quand sa mere l'embrassait, il acceptait froidement son etreinte, paraissant rever a des choses profondes. Il tua des ours a coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l'epieu; et meme une fois, n'ayant plus qu'un baton, se defendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d'un gibet. Un matin d'hiver, il partit avant le jour, bien equipe, une arbalete sur l'epaule et un trousseau de fleches a l'arcon de la selle. Son genet danois, suivi de deux bassets, en marchant d'un pas egal faisait resonner la terre. Des gouttes de verglas se collaient a son manteau, une brise violente soufflait. Un cote de l'horizon s'eclaircit; et, dans la blancheur du crepuscule, il apercut des lapins sautillant au bord de leurs terriers. Les deux bassets, tout de suite, se precipiterent sur eux; et, ca et la, vivement, leurs cassaient l'echine. Bientot, il entra dans un bois. Au bout d'une branche, un coq de bruyere engourdi par le froid dormait la tete sous l'aile. Julien, d'un revers d'epee, lui faucha les deux pattes, et sans le ramasser continua sa route. Trois heures apres, il se trouva sur la pointe d'une montagne tellement haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, un rocher pareil a un long mur s'abaissait, en surplombant un precipice; et, a l'extremite, deux boucs sauvages regardaient l'abime. Comme il n'avait pas ses fleches (car son cheval etait reste en arriere), il imagina de descendre jusqu'a eux; a demi courbe, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs, et lui enfonca un poignard sous les cotes. Le second, pris de terreur, sauta dans le vide. Julien s'elanca pour le frapper, et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l'autre, la face au-dessus de l'abime et les deux bras ecartes. Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaient une riviere. Des grues, volant tres-bas, de temps a autre passaient au-dessus de sa tete. Julien les assommait avec son fouet, et n'en manqua pas une. Cependant l'air plus tiede avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra. Il vit reluire tout au loin un lac fige, qui ressemblait a du plomb. Au milieu du lac, il y avait une bete que Julien ne connaissait pas, un castor a museau noir. Malgre la distance, une fleche l'abattit; et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la peau. Puis il s'avanca dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, a l'entree d'une foret. Un chevreuil bondit hors d'un fourre, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d'un trou, un paon sur le gazon deploya sa queue;--et quand il les eut tous occis, d'autres chevreuils se presenterent, d'autres daims, d'autres blaireaux, d'autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des herissons, des lynx, une infinite de betes, a chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication. Mais Julien ne se fatiguait pas de tuer, tour a tour bandant son arbalete, degainant l'epee, pointant du coutelas, et ne pensait a rien, n'avait souvenir de quoi que ce fut. Il etait en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indetermine, par le fait seul de sa propre existence, tout s'accomplissant avec la facilite que l'on eprouve dans les reves. Un spectacle extraordinaire l'arreta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d'un cirque; et tasses, les uns pres des autres, ils se rechauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer dans le brouillard. L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches, et se mit a tirer. Au sifflement de la premiere fleche, tous les cerfs a la fois tournerent la tete. Il se fit des enfoncures dans leur masse; des voix plaintives s'elevaient, et un grand mouvement agita le troupeau. Le rebord du vallon etait trop haut pour le franchir. Ils bondissaient dans l'enceinte, cherchant a s'echapper. Julien visait, tirait; et les fleches tombaient comme les rayons d'une pluie d'orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres; et leurs corps avec leurs ramures emmelees faisaient un large monticule, qui s'ecroulait, en se deplacant. Enfin ils moururent, couches sur le sable, la bave aux naseaux, les entrailles sorties, et l'ondulation de leurs ventres s'abaissant par degres. Puis tout fut immobile. La nuit allait venir; et derriere le bois, dans les intervalles des branches, le ciel etait rouge comme une nappe de sang. Julien s'adossa contre un arbre. Il contemplait d'un oeil beant l'enormite du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire. De l'autre cote du vallon, sur le bord de la foret, il apercut un cerf, une biche et son faon. Le cerf, qui etait noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon; et le faon tachete, sans l'interrompre dans sa marche, lui tetait la mamelle. L'arbalete encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tue. Alors sa mere, en regardant le ciel, brama d'une voix profonde, dechirante, humaine. Julien exaspere, d'un coup en plein poitrail, l'etendit par terre. Le grand cerf l'avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa derniere fleche. Elle l'atteignit au front, et y resta plantee. Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir; en enjambant par-dessus les morts, il avancait toujours, allait fondre sur lui, l'eventrer; et Julien reculait dans une epouvante indicible. Le prodigieux animal s'arreta; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche au loin tintait, il repeta trois fois: --"Maudit! maudit! maudit! Un jour, coeur feroce, tu assassineras ton pere et ta mere!" Il plia les genoux, ferma doucement ses paupieres, et mourut. Julien fut stupefait, puis accable d'une fatigue soudaine; et un degout, une tristesse immense l'envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps. Son cheval etait perdu; ses chiens l'avaient abandonne; la solitude qui l'enveloppait lui sembla toute menacante de perils indefinis. Alors, pousse par un effroi, il prit sa course a travers la campagne, choisit au hasard un sentier, et se trouva presque immediatement a la porte du chateau. La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prediction l'obsedait; il se debattait contre elle. "Non! non! non! je ne peux pas les tuer!" puis, il songeait: "Si je le voulais, pourtant?..." et il avait peur que le Diable ne lui en inspirat l'envie. Durant trois mois, sa mere en angoisse pria au chevet de son lit, et son pere, en gemissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maitres mires les plus fameux, lesquels ordonnerent des quantites de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un desir d'amour. Mais le jeune homme, a toutes les questions, secouait la tete. Les forces lui revinrent; et on le promenait dans la cour, le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras. Quand il fut retabli completement, il s'obstina a ne point chasser. Son pere, le voulant rejouir, lui fit cadeau d'une grande epee sarrasine. Elle etait au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre, il fallut une echelle. Julien y monta. L'epee trop lourde lui echappa des doigts, et en tombant frola le bon seigneur de si pres que sa houppelande en fut coupee; Julien crut avoir tue son pere, et s'evanouit. Des lors, il redouta les armes. L'aspect d'un fer nu le faisait palir. Cette faiblesse etait une desolation pour sa famille. Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l'honneur et des ancetres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme. Les ecuyers, tous les jours, s'amusaient au maniement de la javeline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait a cent pas les clous des portes. Un soir d'ete, a l'heure ou la brume rend les choses indistinctes, etant sous la treille du jardin, il apercut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient a la hauteur de l'espalier. Il ne douta pas que ce ne fut une cigogne; et il lanca son javelot. Un cri dechirant partit. C'etait sa mere, dont le bonnet a longues barbes restait cloue contre le mur. Julien s'enfuit du chateau, et ne reparut plus. II Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient. Il connut la faim, la soif, les fievres et la vermine. Il s'accoutuma au fracas des melees, a l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures; et comme il etait tres-fort, courageux, temperant, avise, il obtint sans peine le commandement d'une compagnie. Au debut des batailles, il enlevait ses soldats d'un grand geste de son epee. Avec une corde a noeuds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balance par l'ouragan, pendant que les flammeches du feu gregeois se collaient a sa cuirasse, et que la resine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des creneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop charges d'hommes croulerent sous lui. En tournant sa masse d'armes, il se debarrassa de quatorze cavaliers. Il defit, en champ clos, tous ceux qui se proposerent. Plus de vingt fois, on le crut mort. Grace a la faveur divine, il en rechappa toujours; car il protegeait les gens d'eglise, les orphelins, les veuves, et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaitre sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par meprise. Des esclaves en fuite, des manants revoltes, des batards sans fortune, toutes sortes d'intrepides affluerent sous son drapeau, et il se composa une armee. Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait. Tour a tour, il secourut le Dauphin de France et le roi d'Angleterre, les templiers de Jerusalem, le surena des Parthes, le negud d'Abyssinie, et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d'ecailles de poisson, des Negres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et montes sur des anes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diademes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des regions si torrides que sous l'ardeur du soleil les chevelures s'allumaient d'elles-memes, comme des flambeaux; et d'autres qui etaient si glaciales, que les bras, se detachant du corps, tombaient par terre; et des pays ou il y avait tant de brouillards que l'on marchait environne de fantomes. Des republiques en embarras le consulterent. Aux entrevues d'ambassadeurs, il obtenait des conditions inesperees. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout a coup, et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il delivra des reines enfermees dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach. Or l'empereur d'Occitanie, ayant triomphe des Musulmans espagnols, s'etait joint par concubinage a la soeur du calife de Cordoue; et il en conservait une fille, qu'il avait elevee chretiennement. Mais le calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagne d'une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans un cul de basse-fosse, ou il le traitait durement, afin d'en extirper des tresors. Julien accourut a son aide, detruisit l'armee des infideles, assiegea la ville, tua le calife, coupa sa tete, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. Puis il tira l'empereur de sa prison, et le fit remonter sur son trone, en presence de toute sa cour. L'empereur, pour prix d'un tel service, lui presenta dans des corbeilles beaucoup d'argent; Julien n'en voulut pas. Croyant qu'il en desirait davantage, il lui offrit les trois quarts de ses richesses; nouveau refus; puis de partager son royaume; Julien le remercia; et l'empereur en pleurait de depit, ne sachant de quelle maniere temoigner sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot a l'oreille d'un courtisan; les rideaux d'une tapisserie se releverent, et une jeune fille parut. Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes tres-douces. Un sourire charmant ecartait ses levres. Les anneaux de sa chevelure s'accrochaient aux pierreries de sa robe entr'ouverte; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle etait toute mignonne et potelee, avec la taille fine. Julien fut ebloui d'amour, d'autant plus qu'il avait mene jusqu'alors une vie tres-chaste. Donc il recut en mariage la fille de l'empereur, avec un chateau qu'elle tenait de sa mere; et, les noces etant terminees, on se quitta, apres des politesses infinies de part et d'autre. C'etait un palais de marbre blanc, bati a la moresque, sur un promontoire, dans un bois d'orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu'au bord d'un golfe, ou des coquilles roses craquaient sous les pas. Derriere le chateau, s'etendait une foret ayant le dessin d'un eventail. Le ciel continuellement etait bleu, et les arbres se penchaient tour a tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes, qui fermaient au loin l'horizon. Les chambres, pleines de crepuscule, se trouvaient eclairees par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voute des coupoles, decorees de reliefs imitant les stalactites des grottes. Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaiques dans les cours, des cloisons festonnees, mille delicatesses d'architecture, et partout un tel silence que l'on entendait le frolement d'une echarpe ou l'echo d'un soupir. Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entoure d'un peuple tranquille; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des genuflexions et des baise-mains a l'orientale. Vetu de pourpre, il restait accoude dans l'embrasure d'une fenetre, en se rappelant ses chasses d'autrefois; et il aurait voulu courir sur le desert apres les gazelles et les autruches, etre cache dans les bambous a l'affut des leopards, traverser des forets pleines de rhinoceros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glacons de la mer combattre les ours blancs. Quelquefois, dans un reve, il se voyait comme notre pere Adam au milieu du Paradis, entre toutes les betes; en allongeant le bras, il les faisait mourir; ou bien, elles defilaient, deux a deux, par rang de taille, depuis les elephants et les lions jusqu'aux hermines et aux canards, comme le jour qu'elles entrerent dans l'arche de Noe. A l'ombre d'une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles; il en survenait d'autres; cela n'en finissait pas; et il se reveillait en roulant des yeux farouches. Des princes de ses amis l'inviterent a chasser. Il s'y refusa toujours, croyant, par cette sorte de penitence, detourner son malheur; car il lui semblait que du meurtre des animaux dependait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable. Sa femme, pour le recreer, fit venir des jongleurs et des danseuses. Elle se promenait avec lui, en litiere ouverte, dans la campagne; d'autres fois, etendus sur le bord d'une chaloupe, ils regardaient les poissons vagabonder dans l'eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage; accroupie devant ses pieds, elle tirait des airs d'une mandoline a trois cordes; puis, lui posant sur l'epaule ses deux mains jointes, disait d'une voix timide:--"Qu'avez-vous donc, cher seigneur?" Il ne repondait pas, ou eclatait en sanglots; enfin, un jour, il avoua son horrible pensee. Elle la combattit, en raisonnant tres-bien: son pere et sa mere, probablement, etaient morts; si jamais il les revoyait, par quel hasard, dans quel but, arriverait-il a cette abomination? Donc, sa crainte n'avait pas de cause, et il devait se remettre a chasser. Julien souriait en l'ecoutant, mais ne se decidait pas a satisfaire son desir. Un soir du mois d'aout qu'ils etaient dans leur chambre, elle venait de se coucher et il s'agenouillait pour sa priere quand il entendit le jappement d'un renard, puis des pas legers sous la fenetre; et il entrevit dans l'ombre comme des apparences d'animaux. La tentation etait trop forte. Il decrocha son carquois. Elle parut surprise. --"C'est pour t'obeir!" dit-il, "au lever du soleil, je serai revenu." Cependant elle redoutait une aventure funeste. Il la rassura, puis sortit, etonne de l'inconsequence de son humeur. Peu de temps apres, un page vint annoncer que deux inconnus, a defaut du seigneur absent, reclamaient tout de suite la seigneuresse. Et bientot entrerent dans la chambre un vieil homme et une vieille femme, courbes, poudreux, en habits de toile, et s'appuyant chacun sur un baton. Ils s'enhardirent et declarerent qu'ils apportaient a Julien des nouvelles de ses parents. Elle se pencha pour les entendre. Mais, s'etant concertes du regard, ils lui demanderent s'il les aimait toujours, s'il parlait d'eux quelquefois. --"Oh! oui!" dit-elle. Alors, ils s'ecrierent: --"Eh bien! c'est nous!" et ils s'assirent, etant fort las et recrus de fatigue. Rien n'assurait a la jeune femme que son epoux fut leur fils. Ils en donnerent la preuve, en decrivant des signes particuliers qu'il avait sur la peau. Elle sauta hors sa couche, appela son page, et on leur servit un repas. Bien qu'ils eussent grand'faim, ils ne pouvaient guere manger; et elle observait a l'ecart le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets. Ils firent mille questions sur Julien. Elle repondait a chacune, mais eut soin de taire l'idee funebre qui les concernait. Ne le voyant pas revenir, ils etaient partis de leur chateau; et ils marchaient depuis plusieurs annees, sur de vagues indications, sans perdre l'espoir. Il avait fallu tant d'argent au peage des fleuves et dans les hotelleries, pour les droits des princes et les exigences des voleurs, que le fond de leur bourse etait vide, et qu'ils mendiaient maintenant. Qu'importe, puisque bientot ils embrasseraient leur fils? Ils exaltaient son bonheur d'avoir une femme aussi gentille, et ne se lassaient point de la contempler et de la baiser. La richesse de l'appartement les etonnait beaucoup; et le vieux, ayant examine les murs, demanda pourquoi s'y trouvait le blason de l'empereur d'Occitanie. Elle repliqua: --"C'est mon pere!" Alors il tressaillit, se rappelant la prediction du Boheme; et la vieille songeait a la parole de l'Ermite. Sans doute la gloire de son fils n'etait que l'aurore des splendeurs eternelles; et tous les deux restaient beants, sous la lumiere du candelabre qui eclairait la table. Ils avaient du etre tres-beaux dans leur jeunesse. La mere avait encore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils a des plaques de neige, pendaient jusqu'au bas de ses joues; et le pere, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait a une statue d'eglise. La femme de Julien les engagea a ne pas l'attendre. Elle les coucha elle-meme dans son lit, puis ferma la croisee; ils s'endormirent. Le jour allait paraitre, et, derriere le vitrail, les petits oiseaux commencaient a chanter. Julien avait traverse le parc; et il marchait dans la foret d'un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l'air. Les ombres des arbres s'etendaient sur la mousse. Quelquefois la lune faisait des taches blanches dans les clairieres, et il hesitait a s'avancer, croyant apercevoir une flaque d'eau, ou bien la surface des mares tranquilles se confondait avec la couleur de l'herbe. C'etait partout un grand silence; et il ne decouvrait aucune des betes qui, peu de minutes auparavant, erraient a l'entour de son chateau. Le bois s'epaissit, l'obscurite devint profonde. Des bouffees de vent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Il enfoncait dans des tas de feuilles mortes, et il s'appuya contre un chene pour haleter un peu. Tout a coup, derriere son dos, bondit une masse plus noire, un sanglier. Julien n'eut pas le temps de saisir son arc, et il s'en affligea comme d'un malheur. Puis, etant sorti du bois, il apercut un loup qui filait le long d'une haie. Julien lui envoya une fleche. Le loup s'arreta, tourna la tete pour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la meme distance, s'arretait de temps a autre, et, sitot qu'il etait vise, recommencait a fuir. Julien parcourut de cette maniere une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates etaient clair-semees entre des caveaux en ruines. On trebuchait sur des ossements de morts; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d'un air lamentable. Mais des formes remuerent dans l'ombre indecise des tombeaux; et il en surgit des hyenes, tout effarees, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur les dalles, elles vinrent a lui et le flairaient avec un baillement qui decouvrait leurs gencives. Il degaina son sabre. Elles partirent a la fois dans toutes les directions, et, continuant leur galop boiteux et precipite, se perdirent au loin sous un flot de poussiere. Une heure apres, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui pointa sa lance sous les fanons. Elle eclata, comme si l'animal eut ete de bronze; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu. Alors son ame s'affaissa de honte. Un pouvoir superieur detruisait sa force; et, pour s'en retourner chez lui, il rentra dans la foret. Elle etait embarrassee de lianes; et il les coupait avec son sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthere fit un bond par-dessus son epaule, un serpent monta en spirale autour d'un frene. Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien; et, ca et la, parurent entre les branches quantite de larges etincelles, comme si le firmament eut fait pleuvoir dans la foret toutes ses etoiles. C'etaient des yeux d'animaux, des chats sauvages, des ecureuils, des hiboux, des perroquets, des singes. Julien darda contre eux ses fleches; les fleches, avec leurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta des pierres; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurla des imprecations, etouffait de rage. Et tous les animaux qu'il avait poursuivis se representerent, faisant autour de lui un cercle etroit. Les uns etaient assis sur leur croupe, les autres dresses de toute leur taille. Il restait au milieu, glace de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort supreme de sa volonte, il fit un pas; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol deplacerent leurs membres; et tous l'accompagnaient. Les hyenes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par derriere. Le taureau, a sa droite, balancait la tete; et, a sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthere, bombant son dos, avancait a pas de velours et a grandes enjambees. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter; et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-epics, des renards, des viperes, des chacals et des ours. Julien se mit a courir; ils coururent. Le serpent sifflait, les betes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses defenses, le loup l'interieur des mains avec les poils de son museau. Les singes le pincaient en grimacant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d'un revers de patte, lui enleva son chapeau; et la panthere, dedaigneusement, laissa tomber une fleche qu'elle portait a sa gueule. Une ironie percait dans leurs allures sournoises. Tout en l'observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient mediter un plan de vengeance; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d'oiseau, suffoque par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupieres closes comme un aveugle, sans meme avoir la force de crier "grace!" Le chant d'un coq vibra dans l'air. D'autres y repondirent; c'etait le jour; et il reconnut, au-dela des orangers, le faite de son palais. Puis, au bord d'un champ, il vit, a trois pas d'intervalle, des perdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il degrafa son manteau, et l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut decouvertes, il n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie. Cette deception l'exaspera plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait; les betes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes. Il gravit les trois terrasses, enfonca la porte d'un coup de poing; mais, au bas de l'escalier, le souvenir de sa chere femme detendit son coeur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre. Ayant retire ses sandales, il tourna doucement la serrure, et entra. Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la paleur de l'aube. Julien se prit les pieds dans des vetements, par terre; un peu plus loin, il heurta une credence encore chargee de vaisselle. "Sans doute, elle aura mange," se dit-il; et il avancait vers le lit, perdu dans les tenebres au fond de la chambre. Quand il fut au bord, afin d'embrasser sa femme, il se pencha sur l'oreiller ou les deux tetes reposaient l'une pres de l'autre. Alors, il sentit contre sa bouche l'impression d'une barbe. Il se recula, croyant devenir fou; mais il revint pres du lit, et ses doigts, en palpant, rencontrerent des cheveux qui etaient tres-longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement sa main sur l'oreiller. C'etait bien une barbe, cette fois, et un homme! un homme couche avec sa femme! Eclatant d'une colere demesuree, il bondit sur eux a coups de poignard; et il trepignait, ecumait, avec des hurlements de bete fauve. Puis il s'arreta. Les morts, perces au coeur, n'avaient pas meme bouge. Il ecoutait attentivement leurs deux rales presque egaux, et, a mesure qu'ils s'affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait. Incertaine d'abord, cette voix plaintive longuement poussee, se rapprochait, s'enfla, devint cruelle; et il reconnut, terrifie, le bramement du grand cerf noir. Et comme il se retournait, il crut voir dans l'encadrure de la porte, le fantome de sa femme, une lumiere a la main. Le tapage du meurtre l'avait attiree. D'un large coup d'oeil, elle comprit tout, et s'enfuyant d'horreur laissa tomber son flambeau. Il le ramassa. Son pere et sa mere etaient devant lui, etendus sur le dos avec un trou dans la poitrine; et leurs visages, d'une majestueuse douceur, avaient l'air de garder comme un secret eternel. Des eclaboussures et des flaques de sang s'etalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire suspendu dans l'alcove. Le reflet ecarlate du vitrail, alors frappe par le soleil, eclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l'appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire, que cela n'etait pas possible, qu'il s'etait trompe, qu'il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa legerement pour voir de tout pres le vieillard; et il apercut, entre ses paupieres mal fermees, une prunelle eteinte qui le brula comme du feu. Puis il se porta de l'autre cote de la couche, occupe par l'autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tete;--et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l'autre main il s'eclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une a une sur le plancher. A la fin du jour, il se presenta devant sa femme; et, d'une voix differente de la sienne, il lui commanda premierement de ne pas lui repondre, de ne pas l'approcher, de ne plus meme le regarder, et qu'elle eut a suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui etaient irrevocables. Les funerailles seraient faites selon les instructions qu'il avait laissees par ecrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans meme retenir les vetements de son corps, et ses sandales, que l'on trouverait au haut de l'escalier. Elle avait obei a la volonte de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son ame, puisque desormais il n'existait plus. On enterra les morts avec magnificence, dans l'eglise d'un monastere a trois journees du chateau. Un moine en cagoule rabattue suivit le cortege, loin de tous les autres, sans que personne osat lui parler. Il resta pendant la messe, a plat ventre au milieu du portail, les bras en croix, et le front dans la poussiere. Apres l'ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois, et finit par disparaitre. III Il s'en alla, mendiant sa vie par le monde. Il tendait sa main aux cavaliers sur les routes, avec des genuflexions s'approchait des moissonneurs, ou restait immobile devant la barriere des cours; et son visage etait si triste que jamais on ne lui refusait l'aumone. Par esprit d'humilite, il racontait son histoire; alors tous s'enfuyaient, en faisant des signes de croix. Dans les villages ou il avait deja passe, sitot qu'il etait reconnu, on fermait les portes, on lui criait des menaces, on lui jetait des pierres. Les plus charitables posaient une ecuelle sur le bord de leur fenetre, puis fermaient l'auvent pour ne pas l'apercevoir. Repousse de partout, il evita les hommes; et il se nourrit de racines, de plantes, de fruits perdus, et de coquillages qu'il cherchait le long des greves. Quelquefois, au tournant d'une cote, il voyait sous ses yeux une confusion de toits presses, avec des fleches de pierre, des ponts, des tours, des rues noires s'entre-croisant, et d'ou montait jusqu'a lui un bourdonnement continuel. Le besoin de se meler a l'existence des autres le faisait descendre dans la ville. Mais l'air bestial des figures, le tapage des metiers, l'indifference des propos glacaient son coeur. Les jours de fete, quand le bourdon des cathedrales mettait en joie des l'aurore le peuple entier, il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes, et le soir venu, par le vitrage des rez-de-chaussee, les longues tables de famille ou des aieux tenaient des petits enfants sur leurs genoux; des sanglots l'etouffaient, et il s'en retournait vers la campagne. Il contemplait avec des elancements d'amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs; tous, a son approche, couraient plus loin, se cachaient effares, s'envolaient bien vite. Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait a son oreille comme des rales d'agonie; les larmes de la rosee tombant par terre lui rappelaient d'autres gouttes d'un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, etalait du sang dans les nuages; et chaque nuit, en reve, son parricide recommencait. Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle a leur sommet. Mais l'impitoyable pensee obscurcissait la splendeur des tabernacles, le torturait a travers les macerations de la penitence. Il ne se revoltait pas contre Dieu qui lui avait inflige cette action, et pourtant se desesperait de l'avoir pu commettre. Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu'esperant s'en delivrer il l'aventura dans des perils. Il sauva des paralytiques des incendies, des enfants du fond des gouffres. L'abime le rejetait, les flammes l'epargnaient. Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolerable. Il resolut de mourir. Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraitre en face de lui un vieillard tout decharne, a barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaitre son image, Julien se rappelait confusement une figure ressemblant a celle-la. Il poussa un cri; c'etait son pere; et il ne pensa plus a se tuer. Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays; et il arriva pres d'un fleuve dont la traversee etait dangereuse, a cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande etendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer. Une vieille barque, enfouie a l'arriere, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant decouvrit une paire d'avirons; et l'idee lui vint d'employer son existence au service des autres. Il commenca par etablir sur la berge une maniere de chaussee qui permettrait de descendre jusqu'au chenal; et il se brisait les ongles a remuer les pierres enormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfoncait, manqua perir plusieurs fois. Ensuite, il repara le bateau avec des epaves de navires, et il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d'arbres. Le passage etant connu, les voyageurs se presenterent. Ils l'appelaient de l'autre bord, en agitant des drapeaux; Julien bien vite sautait dans sa barque. Elle etait tres-lourde; et on la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les betes de somme, qui, ruant de peur, augmentaient l'encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu'ils tiraient de leur bissac ou les habits trop uses dont ils ne voulaient plus. Des brutaux vociferaient des blasphemes. Julien les reprenait avec douceur; et ils ripostaient par des injures. Il se contentait de les benir. Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile, voila tout ce qu'etait son mobilier. Deux trous dans la muraille servaient de fenetres. D'un cote, s'etendaient a perte de vue des plaines steriles ayant sur leur surface de pales etangs, ca et la; et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdatres. Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis, un vent desordonne soulevait la poussiere en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l'eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c'etait des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqures ne s'arretaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d'atroces gelees qui donnaient aux choses la rigidite de la pierre, et inspiraient un besoin fou de manger de la viande. Des mois s'ecoulaient sans que Julien vit personne. Souvent il fermait les yeux, tachant, par la memoire, de revenir dans sa jeunesse;--et la cour d'un chateau apparaissait, avec des levriers sur un perron, des valets dans la salle d'armes, et, sous un berceau de pampres, un adolescent a cheveux blonds entre un vieillard couvert de fourrures et une dame a grand hennin; tout a coup, les deux cadavres etaient la. Il se jetait a plat ventre sur son lit, et repetait en pleurant: --"Ah! pauvre pere! pauvre mere! pauvre mere!" Et tombait dans un assoupissement ou les visions funebres continuaient. Une nuit qu'il dormait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots. Mais la meme voix reprit: --"Julien!" Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve. Une troisieme fois on appela: --"Julien!" Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'eglise. Ayant allume sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les tenebres etaient profondes, et ca et la dechirees par la blancheur des vagues qui bondissaient. Apres une minute d'hesitation, Julien denoua l'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, ou un homme attendait. Il etait enveloppe d'une toile en lambeaux, la figure pareille a un masque de platre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'apercut qu'une lepre hideuse le recouvrait; cependant, il avait dans son attitude comme une majeste de roi. Des qu'il entra dans la barque, elle enfonca prodigieusement, ecrasee par son poids; une secousse la remonta; et Julien se mit a ramer. A chaque coup d'aviron, le ressac des flots la soulevait par l'avant. L'eau, plus noire que de l'encre, courait avec furie des deux cotes du bordage. Elle creusait des abimes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs ou elle tournoyait, ballottee par le vent. Julien penchait son corps, depliait les bras, et, s'arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grele cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l'air l'etouffait, il s'arreta. Alors le bateau fut emporte a la derive. Mais, comprenant qu'il s'agissait d'une chose considerable, d'un ordre auquel il ne fallait pas desobeir, il reprit ses avirons; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempete. La petite lanterne brulait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles du Lepreux qui se tenait debout a l'arriere, immobile comme une colonne. Et cela dura longtemps, tres-longtemps! Quand ils furent arrives dans la cahute, Julien ferma la porte; et il le vit siegeant sur l'escabeau. L'espece de linceul qui le recouvrait etait tombe jusqu'a ses hanches; et ses epaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules ecailleuses. Des rides enormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou a la place du nez; et ses levres bleuatres degageaient une haleine epaisse comme un brouillard, et nauseabonde. --"J'ai faim!" dit-il. Julien lui donna ce qu'il possedait, un vieux quartier de lard et les croutes d'un pain noir. Quand il les eut devores, la table, l'ecuelle et le manche du couteau portaient les memes taches que l'on voyait sur son corps. Ensuite, il dit:--"J'ai soif!" Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arome qui dilata son coeur et ses narines. C'etait du vin; quelle trouvaille! mais le Lepreux avanca le bras, et d'un trait vida toute la cruche. Puis il dit:--"J'ai froid!" Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougeres, au milieu de la cabane. Le Lepreux vint s'y chauffer; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulceres coulaient, et d'une voix presque eteinte, il murmura: --"Ton lit!" Julien l'aida doucement a s'y trainer, et meme etendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau. Le Lepreux gemissait. Les coins de sa bouche decouvraient ses dents, un rale accelere lui secouait la poitrine, et son ventre, a chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertebres. Puis il ferma les paupieres. --"C'est comme de la glace dans mes os! Viens pres de moi!" Et Julien, ecartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, pres de lui, cote a cote. Le Lepreux tourna la tete. --"Deshabille-toi, pour que j'aie la chaleur de ton corps!" Julien ota ses vetements; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaca dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lepreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime. Il tachait de l'encourager; et l'autre repondait, en haletant: --"Ah! je vais mourir!... Rapproche-toi, rechauffe-moi! Pas avec les mains! non! toute ta personne." Julien s'etala dessus completement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine. Alors le Lepreux l'etreignit; et ses yeux tout a coup prirent une clarte d'etoiles; ses cheveux s'allongerent comme les rais du soleil; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'eleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de delices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'ame de Julien pame; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tete et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se deployait;--et Julien monta vers les espaces bleus, face a face avec Notre-Seigneur Jesus, qui l'emportait dans le ciel. Et voila l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle a peu pres qu'on la trouve, sur un vitrail d'eglise, dans mon pays. HERODIAS I La citadelle de Machaerous se dressait a l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cone. Quatre vallees profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrieme au dela. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inegalites du terrain; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait a la forteresse, dont les murailles etaient hautes de cent vingt coudees, avec des angles nombreux, des creneaux sur le bord, et, ca et la, des tours qui faisaient comme des fleurons a cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abime. Il y avait dans l'interieur un palais orne de portiques, et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, ou des mats etaient disposes pour tendre un velarium. Un matin, avant le jour, le Tetrarque Herode-Antipas vint s'y accouder, et regarda. Les montagnes, immediatement sous lui, commencaient a decouvrir leurs cretes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abimes, etait encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se dechira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derriere Machaerous, epandait une rougeur. Elle illumina bientot les sables de la greve, les collines, le desert, et, plus loin, tous les monts de la Judee, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises, Engeddi, au milieu, tracait une barre noire; Hebron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dome; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, karmel des champs de sesame; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jerusalem. Le Tetrarque en detourna la vue pour contempler, a droite, les palmiers de Jericho; et il songea aux autres villes de sa Galilee: Capharnauem, Endor, Nazareth, Tiberias ou peut-etre il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride. Toute blanche, elle eblouissait comme une nappe de neige. Le lac, maintenant, semblait en lapis-lazuli; et a sa pointe meridionale, du cote de l'Yemen, Antipas reconnut ce qu'il craignait d'apercevoir. Des tentes brunes etaient dispersees; des hommes avec des lances circulaient entre les chevaux, et des feux s'eteignant brillaient comme des etincelles a ras du sol. C'etaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait repudie la fille pour prendre Herodias, mariee a l'un de ses freres, qui vivait en Italie, sans pretentions au pouvoir. Antipas attendait les secours des Romains; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant a paraitre, il se rongeait d'inquietudes. Agrippa, sans doute, l'avait ruine chez l'Empereur? Philippe, son troisieme frere, souverain de la Batanee, s'armait clandestinement. Les Juifs ne voulaient plus de ses moeurs idolatres, tous les autres de sa domination; si bien qu'il hesitait entre deux projets: adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes; et, sous le pretexte de feter son anniversaire, il avait convie, pour ce jour meme, a un grand festin, les chefs de ses troupes, les regisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilee. Il fouilla d'un regard aigu toutes les routes. Elles etaient vides. Des aigles volaient au-dessus de sa tete; les soldats, le long du rempart, donnaient contre les murs; rien ne bougeait dans le chateau. Tout a coup, une voix lointaine, comme echappee des profondeurs de la terre, fit palir le Tetrarque. Il se pencha pour ecouter; elle avait disparu. Elle reprit; et en claquant dans ses mains, il cria--"Mannaei! Mannaei!" Un homme se presenta, nu jusqu'a la ceinture, comme les masseurs des bains. Il etait tres-grand, vieux, decharne, et portait sur la cuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevee par un peigne, exagerait la longueur de son front. Une somnolence decolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteils posaient legerement sur les dalles, tout son corps ayant la souplesse d'un singe, et sa figure l'impassibilite d'une momie. --"Ou est-il?" demanda le Tetrarque. Mannaei repondit, en indiquant avec son pouce un objet derriere eux: --"La! toujours!" --"J'avais cru l'entendre!" Et Antipas, quand il eut respire largement, s'informa de Iaokanann, le meme que les Latins appellent saint Jean-Baptiste. Avait-on revu ces deux hommes, admis par indulgence, l'autre mois, dans son cachot, et savait-on, depuis lors, ce qu'ils etaient venus faire? Mannaei repliqua: --"Ils ont echange avec lui des paroles mysterieuses, comme les voleurs, le soir, aux carrefours des routes. Ensuite ils sont partis vers la Haute Galilee, en annoncant qu'ils apporteraient une grande nouvelle." Antipas baissa la tete, puis d'un air d'epouvante: "Garde-le! garde-le! Et ne laisse entrer personne! Ferme bien la porte! Couvre la fosse! On ne doit pas meme soupconner qu'il vit!" Sans avoir recu ces ordres, Mannaei les accomplissait; car Iaokanann etait Juif, et il execrait les Juifs comme tous les Samaritains. Leur temple de Garizim, designe par Moise pour etre le centre d'Israel, n'existait plus depuis le roi Hyrcan; et celui de Jerusalem les mettait dans la fureur d'un outrage, et d'une injustice permanente. Mannaei s'y etait introduit, afin d'en souiller l'autel avec des os de morts. Ses compagnons, moins rapides, avaient ete decapites. Il l'apercut dans l'ecartement de deux collines. Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre blanc et les lames d'or de sa toiture. C'etait comme une montagne lumineuse, quelque chose de surhumain, ecrasant tout de son opulence et de son orgueil. Alors il etendit les bras du cote de Sion; et, la taille droite, le visage en arriere, les poings fermes, lui jeta un anatheme, croyant que les mots avaient un pouvoir effectif. Antipas ecoutait, sans paraitre scandalise. Le Samaritain dit encore: --"Par moments il s'agite, il voudrait fuir, il espere une delivrance. D'autres fois, il a l'air tranquille d'une bete malade; ou bien je le vois qui marche dans les tenebres, en repetant: "Qu'importe? Pour qu'il grandisse, il faut que je diminue!" Antipas et Mannaei se regarderent. Mais le Tetrarque etait las de reflechir. Tous ces monts autour de lui, comme des etages de grands flots petrifies, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l'immensite du ciel bleu, l'eclat violent du jour, la profondeur des abimes le troublaient; et une desolation l'envahissait au spectacle du desert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphitheatres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l'odeur du soufre, comme l'exhalaison des villes maudites, ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes. Ces marques d'une colere immortelle effrayaient sa pensee; et il restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains. Quelqu'un l'avait touche. Il se retourna. Herodias etait devant lui. Une simarre de pourpre legere l'enveloppait jusqu'aux sandales. Sortie precipitamment de sa chambre, elle n'avait ni colliers ni pendants d'oreilles; une tresse de ses cheveux noirs lui tombait sur un bras, et s'enfoncait, par le bout, dans l'intervalle de ses deux seins. Ses narines, trop remontees, palpitaient; la joie d'un triomphe eclairait sa figure; et, d'une voix forte, secouant le Tetrarque: --"Cesar nous aime! Agrippa est en prison!" -"Qui te l'a dit?" -"Je le sais!" Elle ajouta: -"C'est pour avoir souhaite l'empire a Caius!" Tout en vivant de leurs aumones, il avait brigue le titre de roi, qu'ils ambitionnaient comme lui. Mais dans l'avenir, plus de craintes!--"Les cachots de Tibere s'ouvrent difficilement, et quelquefois l'existence n'y est pas sure!" Antipas la comprit; et, bien qu'elle fut la soeur d'Agrippa, son intention atroce lui sembla justifiee. Ces meurtres etaient une consequence des choses, une fatalite des maisons royales. Dans celle d'Herode, on ne les comptait plus. Puis elle etala son entreprise: les clients achetes, les lettres decouvertes, des espions a toutes les portes, et comment elle etait parvenue a seduire Eutyches le denonciateur.--"Rien ne me coutait! Pour toi, n'ai-je pas fait plus?... J'ai abandonne ma fille!" Apres son divorce, elle avait laisse dans Rome cette enfant, esperant bien en avoir d'autres du Tetrarque. Jamais elle n'en parlait. Il se demanda pourquoi son acces de tendresse. On avait deplie le velarium et apporte vivement de larges coussins aupres d'eux. Herodias s'y affaissa, et pleurait, en tournant le dos. Puis elle se passa la main sur les paupieres, dit qu'elle n'y voulait plus songer, qu'elle se trouvait heureuse; et elle lui rappela leurs causeries la-bas, dans l'atrium, les rencontres aux etuves, leurs promenades le long de la voie Sacree, et les soirs, dans les grandes villas, au murmure des jets d'eau, sous des arcs de fleurs, devant la campagne romaine. Elle le regardait comme autrefois, en se frolant contre sa poitrine, avec des gestes calins.--Il la repoussa. L'amour qu'elle tachait de ranimer etait si loin, maintenant! Et tous ses malheurs en decoulaient; car, depuis douze ans bientot, la guerre continuait. Elle avait vieilli le Tetrarque. Ses epaules se voutaient dans une toge sombre, a bordure violette; ses cheveux blancs se melaient a sa barbe, et le soleil, qui traversait la voile, baignait de lumiere son front chagrin. Celui d'Herodias egalement avait des plis; et, l'un en face de l'autre, ils se consideraient d'une maniere farouche. Les chemins dans la montagne commencerent a se peupler. Des pasteurs piquaient des boeufs, des enfants tiraient des anes, des palefreniers conduisaient des chevaux. Ceux qui descendaient les hauteurs au-dela de Machaerous disparaissaient derriere le chateau; d'autres montaient le ravin en face, et, parvenus a la ville, dechargeaient leurs bagages dans les cours. C'etaient les pourvoyeurs du Tetrarque, et des valets, precedant ses convives. Mais au fond de la terrasse, a gauche, un Essenien parut, en robe blanche, nu-pieds, l'air stoique. Mannaei, du cote droit, se precipitait en levant son coutelas, Herodias lui cria:--"Tue-le!" --"Arrete!" dit le Tetrarque. Il devint immobile; l'autre aussi. Puis ils se retirerent, chacun par un escalier different, a reculons, sans se perdre des yeux. --"Je le connais!" dit Herodias, "il se nomme Phanuel, et cherche a voir Iaokanann, puisque tu as l'aveuglement de le conserver!" Antipas objecta qu'il pouvait un jour servir. Ses attaques contre Jerusalem gagnaient a eux le reste des Juifs. --"Non!" reprit-elle, "ils acceptent tous les maitres, et ne sont pas capables de faire une patrie!" Quant a celui qui remuait le peuple avec des esperances conservees depuis Nehemias, la meilleure politique etait de le supprimer. Rien ne pressait, selon le Tetrarque. Iaokanann dangereux! Allons donc! Il affectait d'en rire. --"Tais-toi!" Et elle redit son humiliation, un jour qu'elle allait vers Galaad, pour la recolte du baume. Des gens, au bord du fleuve, remettaient leurs habits. Sur un monticule, a cote, un homme parlait. Il avait une peau de chameau autour des reins, et sa tete ressemblait a celle d'un lion. Des qu'il m'apercut, il cracha sur moi toutes les maledictions des prophetes. Ses prunelles flamboyaient; sa voix rugissait; il levait les bras, comme pour arracher le tonnerre. Impossible de fuir! les roues de mon char avaient du sable jusqu'aux essieux; et je m'eloignais lentement, m'abritant sous mon manteau, glacee par ces injures qui tombaient comme une pluie d'orage." Iaokanann l'empechait de vivre. Quand on l'avait pris et lie avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s'il resistait; il s'etait montre doux. On avait mis des serpents dans sa prison; ils etaient morts. L'inanite de ces embuches exasperait Herodias. D'ailleurs, pourquoi sa guerre contre elle? Quel interet le poussait? Ses discours, cries a des foules, s'etaient repandus, circulaient; elle les entendait partout, ils emplissaient l'air. Contre des legions elle aurait eu de la bravoure. Mais cette force plus pernicieuse que les glaives, et qu'on ne pouvait saisir, etait stupefiante; et elle parcourait la terrasse, blemie par sa colere, manquant de mots pour exprimer ce qui l'etouffait. Elle songeait aussi que le Tetrarque, cedant a l'opinion, s'aviserait peut-etre de la repudier. Alors tout serait perdu! Depuis son enfance, elle nourrissait le reve d'un grand empire. C'etait pour y atteindre que, delaissant son premier epoux, elle s'etait jointe a celui-la, qui l'avait dupee, pensait-elle. --"J'ai pris un bon soutien, en entrant dans ta famille!" --"Elle vaut la tienne!" dit simplement le Tetrarque. Herodias sentit bouillonner dans ses veines le sang des pretres et des rois ses aieux. --"Mais ton grand-pere balayait le temple d'Ascalon! Les autres etaient bergers, bandits, conducteurs de caravanes, une horde, tributaire de Juda depuis le roi David! Tous mes ancetres ont battu les tiens! Le premier des Makkabi vous a chasses d'Hebron, Hyrcan forces a vous circoncire!" Et, exhalant le mepris de la patricienne pour le plebeien, la haine de Jacob contre Edom, elle lui reprocha son indifference aux outrages, sa mollesse envers les Pharisiens qui le trahissaient, sa lachete pour le peuple qui la detestait. "Tu es comme lui, avoue-le! et tu regrettes la fille arabe qui danse autour des pierres. Reprends-la! Va-t'en vivre avec elle, dans sa maison de toile! devore son pain cuit sous la cendre! avale le lait caille de ses brebis! baise ses joues bleues! et oublie-moi!" Le Tetrarque n'ecoutait plus. Il regardait la plate-forme d'une maison, ou il y avait une jeune fille, et une vieille femme tenant un parasol a manche de roseau, long comme la ligne d'un pecheur. Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Des ceintures, des voiles, des pendeloques d'orfevrerie en debordaient confusement. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses, et les secouait a l'air. Elle etait vetue comme les Romaines, d'une tunique calamistree avec un peplum a glands d'emeraude; et des lanieres bleues enfermaient sa chevelure, trop lourde, sans doute, car, de temps a autre, elle y portait la main. L'ombre du parasol se promenait au-dessus d'elle, en la cachant a demi. Antipas apercut deux ou trois fois son col delicat, l'angle d'un oeil, le coin d'une petite bouche. Mais il voyait, des hanches a la nuque, toute sa taille qui s'inclinait pour se redresser d'une maniere elastique. Il epiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte; des flammes s'allumaient dans ses yeux. Herodias l'observait. Il demanda: --"Qui est-ce?" Elle repondit n'en rien savoir, et s'en alla soudainement apaisee. Le Tetrarque etait attendu sous les portiques par des Galileens, le maitre des ecritures, le chef des paturages, l'administrateur des salines et un Juif de Babylone, commandant ses cavaliers. Tous le saluerent d'une acclamation. Puis, il disparut vers les chambres interieures. Phanuel surgit a l'angle d'un couloir. --"Ah! encore? Tu viens pour Iaokanann, sans doute? --"Et pour toi! j'ai a t'apprendre une chose considerable." Et, sans quitter Antipas, il penetra, derriere lui, dans un appartement obscur. Le jour tombait par un grillage, se developpant tout du long sous la corniche. Les murailles etaient peintes d'une couleur grenat, presque noir. Dans le fond s'etalait un lit d'ebene, avec des sangles en peau de boeuf. Un bouclier d'or, au dessus, luisait comme un soleil. Antipas traversa toute la salle, se coucha sur le lit. Phanuel etait debout. Il leva son bras, et dans une attitude inspiree: --"Le Tres-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l'opprimes, tu seras chatie. --"C'est lui qui me persecute!" s'ecria Antipas. "Il a voulu de moi une action impossible. Depuis ce temps-la, il me dechire. Et je n'etais pas dur, au commencement! Il a meme depeche de Machaerous des hommes qui bouleversent mes provinces. Malheur a sa vie! Puisqu'il m'attaque, je me defends! --"Ses coleres ont trop de violence," repliqua Phanuel. "N'importe! Il faut le delivrer." --"On ne relache pas les betes furieuses!" dit le Tetrarque. L'Essenien repondit: --"Ne t'inquiete plus! Il ira chez les Arabes, les Gaulois, les Scythes. Son oeuvre doit s'etendre jusqu'au bout de la terre!" Antipas semblait perdu dans une vision. --"Sa puissance est forte!... Malgre moi, je l'aime!" --"Alors, qu'il soit libre?" Le Tetrarque hocha la tete. Il craignait Herodias, Mannaei, et l'inconnu. Phanuel tacha de le persuader, en alleguant, pour garantie de ses projets, la soumission des Esseniens aux rois. On respectait ces hommes pauvres, indomptables par les supplices, vetus de lin, et qui lisaient l'avenir dans les etoiles. Antipas se rappela un mot de lui, tout a l'heure. --"Quelle est cette chose, que tu m'annoncais comme importante?" Un negre survint. Son corps etait blanc de poussiere. Il ralait et ne put que dire: --"Vitellius!" --"Comment? il arrive?" --"Je l'ai vu. Avant trois heures, il est ici!" Les portieres des corridors furent agitees comme par le vent. Une rumeur emplit le chateau, un vacarme de gens qui couraient, de meubles qu'on trainait, d'argenteries s'ecroulant; et, du haut des tours, des buccins sonnaient, pour avertir les esclaves disperses. II Les remparts etaient couverts de monde quand Vitellius entra dans la cour. Il s'appuyait sur le bras de son interprete, suivi d'une grande litiere rouge ornee de panaches et de miroirs, ayant la toge, le laticlave, les brodequins d'un consul et des licteurs autour de sa personne. Ils planterent contre la porte leurs douze faisceaux, des baguettes reliees par une courroie avec une hache dans le milieu. Alors, tous fremirent devant la majeste du peuple romain. La litiere, que huit hommes manoeuvraient, s'arreta. Il en sortit un adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnee, des perles le long des doigts. On lui offrit une coupe pleine de vin et d'aromates. Il la but, et en reclama une seconde. Le Tetrarque etait tombe aux genoux du Proconsul, chagrin, disait-il, de n'avoir pas connu plus tot la faveur de sa presence. Autrement, il eut ordonne sur les routes tout ce qu'il fallait pour les Vitellius. Ils descendaient de la deesse Vitellia. Une voie, menant du Janicule a la mer, portait encore leur nom. Les questures, les consulats etaient innombrables dans la famille; et quant a Lucius, maintenant son hote, on devait le remercier comme vainqueur des Clites et pere de ce jeune Aulus, qui semblait revenir dans son domaine, puisque l'Orient etait la patrie des dieux. Ces hyperboles furent exprimees en latin. Vitellius les accepta impassiblement. Il repondit que le grand Herode suffisait a la gloire d'une nation. Les Atheniens lui avaient donne la surintendance des jeux Olympiques. Il avait bati des temples en l'honneur d'Auguste, ete patient, ingenieux, terrible, et fidele toujours aux Cesars. Entre les colonnes a chapiteaux d'airain, on apercut Herodias qui s'avancait d'un air d'imperatrice, au milieu de femmes et d'eunuques tenant sur des plateaux de vermeil des parfums allumes. Le Proconsul fit trois pas a sa rencontre; et, l'ayant saluee d'une inclinaison de tete: --"Quel bonheur!" s'ecria-t-elle, que desormais Agrippa, l'ennemi de Tibere, fut dans l'impossibilite de nuire! Il ignorait l'evenement, elle lui parut dangereuse; et comme Antipas jurait qu'il ferait tout pour l'Empereur, Vitellius ajouta:--"Meme au detriment des autres?" Il avait tire des otages du roi des Parthes, et l'Empereur n'y songeait plus; car Antipas, present a la conference, pour se faire valoir, en avait tout de suite expedie la nouvelle. De la, une haine profonde, et les retards a fournir des secours. Le Tetrarque balbutia. Mais Aulus dit en riant: --"Calme-toi, je te protege!" Le Proconsul feignit de n'avoir pas entendu. La fortune du pere dependait de la souillure du fils; et cette fleur des fanges de Capree lui procurait des benefices tellement considerables, qu'il l'entourait d'egards, tout en se mefiant, parce qu'elle etait veneneuse. Un tumulte s'eleva sous la porte. On introduisait une file de mules blanches, montees par des personnages en costume de pretres. C'etaient des Sadduceens et des Pharisiens, que la meme ambition poussait a Machaerous, les premiers voulant obtenir la sacrificature, et les autres la conserver. Leurs visages etaient sombres, ceux des Pharisiens surtout, ennemis de Rome et du Tetrarque. Les pans de leur tunique les embarrassaient dans la cohue; et leur tiare chancelait a leur front par-dessus des bandelettes de parchemin, ou des ecritures etaient tracees. Presque en meme temps, arriverent des soldats de l'avant-garde. Ils avaient mis leurs boucliers dans des sacs, par precaution contre la poussiere; et derriere eux etait Marcellus, lieutenant du Proconsul, avec des publicains, serrant sous leurs aisselles des tablettes de bois. Antipas nomma les principaux de son entourage: Tolmai, Kanthera, Sehon, Ammonius d'Alexandrie, qui lui achetait de l'asphalte, Naamann, capitaine de ses velites, Iacim le Babylonien. Vitellius avait remarque Mannaei. --"Celui-la, qu'est-ce donc?" Le Tetrarque fit comprendre, d'un geste, que c'etait le bourreau. Puis, il presenta les Sadduceens. Jonathas, un petit homme libre d'allures et parlant grec, supplia le maitre de les honorer d'une visite a Jerusalem. Il s'y rendrait probablement. Eleazar, le nez crochu et la barbe longue, reclama pour les Pharisiens le manteau du grand pretre detenu dans la tour Antonia par l'autorite civile. Ensuite, les Galileens denoncerent Ponce-Pilate. A l'occasion d'un fou qui cherchait les vases d'or de David dans une caverne, pres de Samarie, il avait tue des habitants; et tous parlaient a la fois, Mannaei plus violemment que les autres. Vitellius affirma que les criminels seraient punis. Des vociferations eclaterent en face d'un portique, ou les soldats avaient suspendu leurs boucliers. Les housses etant defaites, on voyait sur les _umbo_ la figure de Cesar. C'etait pour les Juifs une idolatrie. Antipas les harangua, pendant que Vitellius, dans la colonnade, sur un siege eleve, s'etonnait de leur fureur. Tibere avait eu raison d'en exiler quatre cents en Sardaigne. Mais chez eux ils etaient forts; et il commanda de retirer les boucliers. Alors, ils entourerent le Proconsul, en implorant des reparations d'injustice, des privileges, des aumones. Les vetements etaient dechires, on s'ecrasait; et, pour faire de la place, des esclaves avec des batons frappaient de droite et de gauche. Les plus voisins de la porte descendirent sur le sentier, d'autres le montaient; ils refluerent; deux courants se croisaient dans cette masse d'hommes qui oscillait, comprimee par l'enceinte des murs. Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit la cause: le festin de son anniversaire; et il montra plusieurs de ses gens, qui, penches sur les creneaux, halaient d'immenses corbeilles de viandes, de fruits, de legumes, des antilopes et des cigognes, de larges poissons couleur d'azur, des raisins, des pasteques, des grenades elevees en pyramides. Aulus n'y tint pas. Il se precipita vers les cuisines, emporte par cette goinfrerie qui devait surprendre l'univers. En passant pres d'un caveau, il apercut des marmites pareilles a des cuirasses. Vitellius vint les regarder; et exigea qu'on lui ouvrit les chambres souterraines de la forteresse. Elles etaient taillees dans le roc en hautes voutes, avec des piliers de distance en distance. La premiere contenait de vieilles armures; mais la seconde regorgeait de piques, et qui allongeaient toutes leurs pointes, emergeant d'un bouquet de plumes. La troisieme semblait tapissee en nattes de roseaux, tant les fleches minces etaient perpendiculairement les unes a cote des autres. Des lames de cimeterres couvraient les parois de la quatrieme. Au milieu de la cinquieme, des rangs de casques faisaient, avec leurs cretes, comme un bataillon de serpents rouges. On ne voyait dans la sixieme que des carquois; dans la septieme, que des cnemides; dans la huitieme, que des brassards; dans les suivantes, des fourches, des grappins, des echelles, des cordages, jusqu'a des mats pour les catapultes, jusqu'a des grelots pour le poitrail des dromadaires! et comme la montagne allait en s'elargissant vers sa base, evidee a l'interieur telle qu'une ruche d'abeilles, au-dessous de ces chambres il y en avait de plus nombreuses, et d'encore plus profondes. Vitellius, Phineas son interprete, et Sisenna le chef des publicains, les parcouraient a la lumiere des flambeaux, que portaient trois eunuques. On distinguait dans l'ombre des choses hideuses inventees par les barbares; casse-tetes garnis de clous, javelots empoisonnant les blessures, tenailles qui ressemblaient a des machoires de crocodiles; enfin le Tetrarque possedait dans Machaerous des munitions de guerre pour quarante mille hommes. Il les avait rassemblees en prevision d'une alliance de ses ennemis. Mais le Proconsul pouvait croire, ou dire, que c'etait pour combattre les Romains, et il cherchait des explications. Elles n'etaient pas a lui; beaucoup servaient a se defendre des brigands; d'ailleurs il en fallait contre les Arabes; ou bien, tout cela avait appartenu a son pere. Et, au lieu de marcher derriere le Proconsul, il allait devant, a pas rapides. Puis il se rangea le long du mur, qu'il masquait de sa toge, avec, ses deux coudes ecartes; mais le haut d'une porte depassait sa tete. Vitellius la remarqua, et voulut savoir ce qu'elle enfermait. Le Babylonien pouvait seul l'ouvrir. --"Appelle le Babylonien!" On l'attendit. Son pere etait venu des bords de l'Euphrate s'offrir au grand Herode, avec cinq cents cavaliers, pour defendre les frontieres orientales. Apres le partage du royaume, Iacim etait demeure chez Philippe, et maintenant servait Antipas. Il se presenta, un arc sur l'epaule, un fouet a la main. Des cordons multicolores serraient etroitement ses jambes torses. Ses gros bras sortaient d'une tunique sans manches, et un bonnet de fourrure ombrageait sa mine, dont la barbe etait frisee en anneaux. D'abord, il eut l'air de ne pas comprendre l'interprete. Mais Vitellius lanca un coup d'oeil a Antipas, qui repeta tout de suite son commandement. Alors Iacim appliqua ses deux mains contre la porte. Elle glissa dans le mur. Un souffle d'air chaud s'exhala des tenebres. Une allee descendait en tournant; ils la prirent et arriverent au seuil d'une grotte, plus etendue que les autres souterrains. Une arcade s'ouvrait au fond sur le precipice, qui de ce cote-la defendait la citadelle. Un chevrefeuille, se cramponnant a la voute, laissait retomber ses fleurs en pleine lumiere. A ras du sol, un filet d'eau murmurait. Des chevaux blancs etaient la, une centaine peut-etre, et qui mangeaient de l'orge sur une planche au niveau de leur bouche. Ils avaient tous la criniere peinte en bleu, les sabots dans des mitaines de sparterie, et les poils d'entre les oreilles bouffant sur le frontal, comme une perruque. Avec leur queue tres-longue, ils se battaient mollement les jarrets. Le Proconsul en resta muet d'admiration. C'etaient de merveilleuses betes, souples comme des serpents, legeres comme des oiseaux. Elles partaient avec la fleche du cavalier, renversaient les hommes en les mordant au ventre, se tiraient de l'embarras des rochers, sautaient par-dessus des abimes, et pendant tout un jour continuaient dans les plaines leur galop frenetique; un mot les arretait. Des que Iacim entra, elles vinrent a lui, comme des moutons quand parait le berger; et, avancant leur encolure, elles le regardaient inquietes avec leurs yeux d'enfant. Par habitude, il lanca du fond de sa gorge un cri rauque qui les mit en gaiete; et elles se cabraient, affamees d'espace, demandant a courir. Antipas, de peur que Vitellius ne les enlevat, les avait emprisonnees dans cet endroit, special pour les animaux, en cas de siege. --"L'ecurie est mauvaise," dit le Proconsul, "et tu risques de les perdre! Fais l'inventaire, Sisenna!" Le publicain retira une tablette de sa ceinture, compta les chevaux et les inscrivit. Les agents des compagnies fiscales corrompaient les gouverneurs, pour piller les provinces. Celui-la flairait partout, avec sa machoire de fouine et ses paupieres clignotantes. Enfin, on remonta dans la cour. Des rondelles de bronze au milieu des paves, ca et la, couvraient les citernes. Il en observa une, plus grande que les autres, et qui n'avait pas sous les talons leur sonorite. Il les frappa toutes alternativement, puis hurla, en pietinant: --"Je l'ai! je l'ai! C'est ici le tresor d'Herode!" La recherche de ses tresors etait une folie des Romains. Ils n'existaient pas, jura le Tetrarque. Cependant, qu'y avait-il la-dessous? --"Rien! un homme, un prisonnier. --"Montre-le!" dit Vitellius. Le Tetrarque n'obeit pas; les Juifs auraient connu son secret. Sa repugnance a ouvrir la rondelle impatientait Vitellius. --"Enfoncez-la!" cria-t-il aux licteurs. Mannaei avait devine ce qui les occupait. Il crut, en voyant une hache, qu'on allait decapiter Iaokanann; et il arreta le licteur au premier coup sur la plaque, insinua entre elle et les paves une maniere de crochet, puis, roidissant ses longs bras maigres, la souleva doucement, elle s'abattit; tous admirerent la force de ce vieillard. Sous le couvercle double de bois, s'etendait une trappe de meme dimension. D'un coup de poing, elle se replia en deux panneaux; on vit alors un trou, une fosse enorme que contournait un escalier sans rampe; et ceux qui se pencherent sur le bord apercurent au fond quelque chose de vague et d'effrayant. Un etre humain etait couche par terre, sous de longs cheveux se confondant avec les poils de bete qui garnissaient son dos. Il se leva. Son front touchait a une grille horizontalement scellee; et, de temps a autre, il disparaissait dans les profondeurs de son antre. Le soleil faisait briller la pointe des tiares, le pommeau des glaives, chauffait a outrance les dalles; et des colombes, s'envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour. C'etait l'heure ou Mannaei, ordinairement, leur jetait du grain. Il se tenait accroupi devant le Tetrarque, qui etait debout pres de Vitellius. Les Galileens, les pretres, les soldats, formaient un cercle par derriere; tous se taisaient, dans l'angoisse de ce qui allait arriver. Ce fut d'abord un grand soupir, pousse d'une voix caverneuse. Herodias l'entendit a l'autre bout du palais. Vaincue par une fascination, elle traversa la foule; et elle ecoutait, une main sur l'epaule de Mannaei, le corps incline. La voix s'eleva: --"Malheur a vous, Pharisiens et Sadduceens, race de viperes, outres gonflees, cymbales retentissantes!" On avait reconnu Iaokanann. Son nom circulait. D'autres accoururent. "Malheur a toi, o peuple! et aux traitres de Juda, aux ivrognes d'Ephraim, a ceux qui habitent la vallee grasse, et que les vapeurs du vin font chanceler! "Qu'ils se dissipent comme l'eau qui s'ecoule, comme la limace qui se fond en marchant, comme l'avorton d'une femme qui ne voit pas le soleil. "Il faudra, Moab, te refugier dans les cypres comme les passereaux, dans les cavernes comme les gerboises. Les portes des forteresses seront plus vite brisees que des ecailles de noix, les murs crouleront, les villes bruleront; et le fleau de l'Eternel ne s'arretera pas. Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d'un teinturier. Il vous dechirera comme une herse neuve; il repandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair!" De quel conquerant parlait-il? Etait-ce de Vitellius? Les Romains seuls pouvaient produire cette extermination. Des plaintes s'echappaient:--"Assez! assez! qu'il finisse!" Il continua, plus haut: --"Aupres du cadavre de leurs meres, les petits enfants se traineront sur les cendres. On ira, la nuit, chercher son pain a travers les decombres, au hasard des epees. Les chacals s'arracheront des ossements sur les places publiques, ou le soir les vieillards causaient. Tes vierges, en avalant leurs pleurs, joueront de la cithare dans les festins de l'etranger, et tes fils les plus braves baisseront leur echine, ecorchee par des fardeaux trop lourds!" Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes les catastrophes de son histoire. C'etaient les paroles des anciens prophetes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l'une apres l'autre. Mais la voix se fit douce, harmonieuse, chantante. Il annoncait un affranchissement, des splendeurs au ciel, le nouveau-ne un bras dans la caverne du dragon, l'or a la place de l'argile, le desert s'epanouissant comme une rose:--"Ce qui maintenant vaut soixante kiccars ne coutera pas une obole. Des fontaines de lait jailliront des rochers; on s'endormira dans les pressoirs le ventre plein! Quand viendras-tu, toi que j'espere? D'avance, tous les peuples s'agenouillent, et ta domination sera eternelle, Fils de David!" Le Tetrarque se rejeta en arriere, l'existence d'un Fils de David l'outrageant comme une menace. Iaokanann l'invectiva pour sa royaute. --"Il n'y a pas d'autre roi que l'Eternel!" et pour ses jardins, pour ses statues, pour ses meubles d'ivoire, comme l'impie Achab! Antipas brisa la cordelette du cachet suspendu a sa poitrine, et le lanca dans la fosse, en lui commandant de se taire. La voix repondit: --"Je crierai comme un ours, comme un ane sauvage, comme une femme qui enfante! "Le chatiment est deja dans ton inceste, Dieu t'afflige de la sterilite du mulet!" Et des rires s'eleverent, pareils au clapotement des flots. Vitellius s'obstinait a rester. L'interprete, d'un ton impassible, redisait, dans la langue des Romains, toutes les injures que Iaokanann rugissait dans la sienne. Le Tetrarque et Herodias etaient forces de les subir deux fois. Il haletait, pendant qu'elle observait beante le fond du puits. L'homme effroyable se renversa la tete; et, empoignant les barreaux, y colla son visage, qui avait l'air d'une broussaille, ou etincelaient deux charbons: --"Ah! c'est toi, Iezabel! "Tu as pris son coeur avec le craquement de ta chaussure. Tu hennissais comme une cavale. Tu as dresse ta couche sur les monts, pour accomplir tes sacrifices! "Le Seigneur arrachera tes pendants d'oreilles, tes robes de pourpre, tes voiles de lin, les anneaux de tes bras, les bagues de tes pieds, et les petits croissants d'or qui tremblent sur ton front, tes miroirs d'argent, tes eventails en plumes d'autruche, les patins de nacre qui haussent ta taille, l'orgueil de tes diamants, les senteurs de tes cheveux, la peinture de tes ongles, tous les artifices de ta mollesse; et les cailloux manqueront pour lapider l'adultere!" Elle chercha du regard une defense autour d'elle. Les Pharisiens baissaient hypocritement leurs yeux. Les Sadduceens tournaient la tete, craignant d'offenser le Proconsul. Antipas paraissait mourir. La voix grossissait, se developpait, roulait avec des dechirements de tonnerre, et, l'echo dans la montagne la repetant, elle foudroyait Machaerous d'eclats multiplies. --"Etale-toi dans la poussiere, fille de Babylone! Fais moudre la farine! Ote ta ceinture, detache ton soulier, trousse-toi, passe les fleuves! ta honte sera decouverte, ton opprobre sera vu! tes sanglots te briseront les dents! L'Eternel execre la puanteur de tes crimes! Maudite! maudite! Creve comme une chienne!" La trappe se ferma, le couvercle se rabattit. Mannaei voulait etrangler Iaokanann. Herodias disparut. Les Pharisiens etaient scandalises. Antipas, au milieu d'eux, se justifiait. --"Sans doute," reprit Eleazar, "il faut epouser la femme de son frere, mais Herodias n'etait pas veuve, et de plus elle avait un enfant, ce qui constituait l'abomination." --"Erreur! erreur!" objecta le Sadduceen Jonathas. "La Loi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument." --"N'importe! On est pour moi bien injuste!" disait Antipas, "car, enfin, Absalom a couche avec les femmes de son pere, Juda avec sa bru, Ammon avec sa soeur, Lot avec ses filles." Aulus, qui venait de dormir, reparut a ce moment-la. Quand il fut instruit de l'affaire, il approuva le Tetrarque. On ne devait point se gener pour de pareilles sottises; et il riait beaucoup du blame des pretres, et de la fureur de Iaokanann. Herodias, au milieu du perron, se retourna vers lui. --"Tu as tort, mon maitre! Il ordonne au peuple de refuser l'impot." --"Est-ce vrai?" demanda tout de suite le Publicain. Les reponses furent generalement affirmatives. Le Tetrarque les renforcait. Vitellius songea que le prisonnier pouvait s'enfuir; et comme la conduite d'Antipas lui semblait douteuse, il etablit des sentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour. Ensuite, il alla vers son appartement. Les deputations des pretres l'accompagnerent. Sans aborder la question de la sacrificature, chacune emettait ses griefs. Tous l'obsedaient. Il les congedia. Jonathas le quittait, quand il apercut, dans un creneau, Antipas causant avec un homme a longs cheveux et en robe blanche, un Essenien; et il regretta de l'avoir soutenu. Une reflexion avait console le Tetrarque. Iaokanann ne dependait plus de lui; les Romains s'en chargeaient. Quel soulagement! Phanuel se promenait alors sur le chemin de ronde. Il l'appela, et, designant les soldats: --"Ils sont les plus forts! je ne peux le delivrer! ce n'est pas ma faute!" La cour etait vide. Les esclaves se reposaient. Sur la rougeur du ciel, qui enflammait l'horizon, les moindres objets perpendiculaires se detachaient en noir. Antipas distingua les salines a l'autre bout de la mer Morte, et ne voyait plus les tentes des Arabes. Sans doute ils etaient partis? La lune se levait; un apaisement descendait dans son coeur. Phanuel, accable, restait le menton sur la poitrine. Enfin, il revela ce qu'il avait a dire. Depuis le commencement du mois, il etudiait le ciel avant l'aube, la constellation de Persee se trouvant au zenith. Agalah se montrait a peine, Algol brillait moins, Mira-Coeti avait disparu; d'ou il augurait la mort d'un homme considerable, cette nuit meme, dans Machaerous. Lequel? Vitellius etait trop bien entoure. On n'executerait pas Iaokanann. "C'est donc moi!" pensa le Tetrarque. Peut-etre que les Arabes allaient revenir? Le Proconsul decouvrirait ses relations avec les Parthes! Des sicaires de Jerusalem escortaient les pretres; ils avaient sous leurs vetements des poignards; et le Tetrarque ne doutait pas de la science de Phanuel. Il eut l'idee de recourir a Herodias. Il la haissait pourtant. Mais elle lui donnerait du courage; et tous les liens n'etaient pas rompus de l'ensorcellement qu'il avait autrefois subi. Quand il entra dans sa chambre, du cinnamome fumait sur une vasque de porphyre; et des poudres, des onguents, des etoffes pareilles a des nuages, des broderies plus legeres que des plumes, etaient dispersees. Il ne dit pas la prediction de Phanuel, ni sa peur des Juifs et des Arabes; elle l'eut accuse d'etre lache. Il parla seulement des Romains; Vitellius ne lui avait rien confie de ses projets militaires. Il le supposait ami de Caius, que frequentait Agrippa; et il serait envoye en exil, ou peut-etre on l'egorgerait. Herodias, avec une indulgence dedaigneuse, tacha de le rassurer. Enfin, elle tira d'un petit coffre une medaille bizarre, ornee du profil de Tibere. Cela suffisait a faire palir les licteurs et fondre les accusations. Antipas, emu de reconnaissance, lui demanda comment elle l'avait. --"On me l'a donnee," reprit-elle. Sous une portiere en face, un bras nu s'avanca, un bras jeune, charmant et comme tourne dans l'ivoire par Polyclete. D'une facon un peu gauche, et cependant gracieuse, il ramait dans l'air, pour saisir une tunique oubliee sur une escabelle pres de la muraille. Une vieille femme la passa doucement, en ecartant le rideau. Le Tetrarque eut un souvenir, qu'il ne pouvait preciser. --"Cette esclave est-elle a toi?" --"Que t'importe?" repondit Herodias. III Les convives emplissaient la salle du festin. Elle avait trois nefs, comme une basilique, et que separaient des colonnes en bois d'algumim, avec des chapiteaux de bronze couverts de sculptures. Deux galeries a claire-voie s'appuyaient dessus; et une troisieme en filigrane d'or se bombait au fond, vis-a-vis d'un cintre enorme, qui s'ouvrait a l'autre bout. Des candelabres, brulant sur les tables alignees dans toute la longueur du vaisseau, faisaient des buissons de feux, entre les coupes de terre peinte et les plats de cuivre, les cubes de neige, les monceaux de raisin; mais ces clartes rouges se perdaient progressivement, a cause de la hauteur du plafond, et des points lumineux brillaient, comme des etoiles, la nuit, a travers des branches. Par l'ouverture de la grande baie, on apercevait des flambeaux sur les terrasses des maisons; car Antipas fetait ses amis, son peuple, et tous ceux qui s'etaient presentes. Des esclaves, alertes comme des chiens et les orteils dans des sandales de feutre, circulaient, en portant des plateaux. La table proconsulaire occupait, sous la tribune doree, une estrade en planches de sycomore. Des tapis de Babylone l'enfermaient dans une espece de pavillon. Trois lits d'ivoire, un en face et deux sur les flancs, contenaient Vitellius, son fils et Antipas; le Proconsul etant pres de la porte, a gauche, Aulus a droite, le Tetrarque au milieu. Il avait un lourd manteau noir, dont la trame disparaissait sous des applications de couleur, du fard aux pommettes, la barbe en eventail, et de la poudre d'azur dans ses cheveux, serres par un diademe de pierreries. Vitellius gardait son baudrier de pourpre, qui descendait en diagonale sur une toge de lin. Aulus s'etait fait nouer dans le dos les manches de sa robe en soie violette, lamee d'argent. Les boudins de sa chevelure formaient des etages, et un collier de saphirs etincelait a sa poitrine, grasse et blanche comme celle d'une femme. Pres de lui, sur une natte et jambes croisees, se tenait un enfant tres-beau, qui souriait toujours. Il l'avait vu dans les cuisines, ne pouvait plus s'en passer, et, ayant peine a retenir son nom chaldeen, l'appelait simplement: "l'Asiatique." De temps a autre, il s'etalait sur le triclinium. Alors, ses pieds nus dominaient l'assemblee. De ce cote-la, il y avait les pretres et les officiers d'Antipas, des habitants de Jerusalem, les principaux des villes grecques; et, sous le Proconsul: Marcellus avec les publicains, des amis du Tetrarque, les personnages de Kana, Ptolemaide, Jericho; puis, pele-mele, des montagnards du Liban, et les vieux soldats d'Herode: douze Thraces, un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des patres de l'Idumee, le sultan de Palmyre, des marins d'Eziongaber. Chacun avait devant soi une galette de pate molle, pour s'essuyer les doigts; et les bras, s'allongeant comme des cous de vautour, prenaient des olives, des pistaches, des amandes. Toutes les figures etaient joyeuses, sous des couronnes de fleurs. Les Pharisiens les avaient repoussees comme indecence romaine. Ils frissonnerent quand on les aspergea de galbanum et d'encens, composition reservee aux usages du Temple. Aulus en frotta son aisselle; et Antipas lui en promit tout un chargement, avec trois couffes de ce veritable baume, qui avait fait convoiter la Palestine a Cleopatre. Un capitaine de sa garnison de Tiberiade, survenu tout a l'heure, s'etait place derriere lui, pour l'entretenir d'evenements extraordinaires. Mais son attention etait partagee entre le Proconsul et ce qu'on disait aux tables voisines. On y causait de Iaokanann et des gens de son espece; Simon de Gittoi lavait les peches avec du feu. Un certain Jesus... --"Le pire de tous," s'ecria Eleazar. "Quel infame bateleur!" Derriere le Tetrarque, un homme se leva, pale comme la bordure de sa chlamyde. Il descendit l'estrade, et, interpellant les Pharisiens: --"Mensonge! Jesus fait des miracles!" Antipas desirait en voir. --"Tu aurais du l'amener! Renseigne-nous!" Alors il conta que lui, Jacob, ayant une fille malade, s'etait rendu a Capharnauem, pour supplier le Maitre de vouloir la guerir. Le Maitre avait repondu: "Retourne chez toi, elle est guerie!" Et il l'avait trouvee sur le seuil, etant sortie de sa couche quand le gnomon du palais marquait la troisieme heure, l'instant meme ou il abordait Jesus. Certainement, objecterent les Pharisiens, il existait des pratiques, des herbes puissantes! Ici meme, a Machaerous, quelquefois on trouvait le baaras qui rend invulnerable; mais guerir sans voir ni toucher etait une chose impossible, a moins que Jesus n'employat les demons. Et les amis d'Antipas, les principaux de la Galilee, reprirent, en hochant la tete: --"Les demons, evidemment." Jacob, debout entre leur table et celle des pretres, se taisait d'une maniere hautaine et douce. Ils le sommaient de parler:--"Justifie son pouvoir!" Il courba les epaules, et a voix basse, lentement, comme effraye de lui-meme: --"Vous ne savez donc pas que c'est le Messie?" Tous les pretres se regarderent; et Vitellius demanda l'explication du mot. Son interprete fut une minute avant de repondre. Ils appelaient ainsi un liberateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns meme soutenaient qu'il fallait compter sur deux. Le premier serait vaincu par Gog et Magog, des demons du Nord; mais l'autre exterminerait le Prince du Mal; et, depuis des siecles, ils l'attendaient a chaque minute. Les pretres s'etant concertes, Eleazar prit la parole. D'abord le Messie serait enfant de David, et non d'un charpentier; il confirmerait la Loi. Ce Nazareen l'attaquait; et, argument plus fort, il devait etre precede de la venue d'Elie. Jacob repliqua: "Mais il est venu, Elie! --"Elie! Elie!" repeta la foule, jusqu'a l'autre bout de la salle. Tous, par l'imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de corbeaux, la foudre allumant un autel, des pontifes idolatres jetes aux torrents; et les femmes, dans les tribunes, songeaient a la veuve de Sarepta. Jacob s'epuisait a redire qu'il le connaissait! Il l'avait vu! et le peuple aussi! --"Son nom?" Alors, il cria de toutes ses forces: --"Iaokanann!" Antipas se renversa comme frappe en pleine poitrine. Les Sadduceens avaient bondi sur Jacob. Eleazar perorait, pour se faire ecouter. Quand le silence fut etabli, il drapa son manteau, et comme un juge posa des questions. --"Puisque le prophete est mort..." Des murmures l'interrompirent. On croyait Elie disparu seulement. Il s'emporta contre la foule, et, continuant son enquete: --"Tu penses qu'il est ressuscite? --"Pourquoi pas?" dit Jacob. Les Sadduceens hausserent les epaules; Jonathas, ecarquillant ses petits yeux, s'efforcait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot que la pretention du corps a la vie eternelle; et il declama, pour le Proconsul, ce vers d'un poete contemporain: Nec crescit, nec post mortem durare videtur. Mais Aulus etait penche au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l'estomac. Les Sadduceens feignirent un grand emoi;--le lendemain, la sacrificature leur fut rendue;--Antipas etalait du desespoir; Vitellius demeurait impassible. Ses angoisses etaient pourtant violentes; avec son fils il perdait sa fortune. Aulus n'avait pas fini de se faire vomir, qu'il voulut remanger. --"Qu'on me donne de la rapure de marbre, du schiste de Naxos, de l'eau de mer, n'importe quoi! Si je prenais un bain?" Il croqua de la neige, puis, ayant balance entre une terrine de Commagene et des merles roses, se decida pour des courges au miel. L'Asiatique le contemplait, cette faculte d'engloutissement denotant un etre prodigieux et d'une race superieure. On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre; et les pretres discutaient sur la resurrection. Ammonius, eleve de Philon le Platonicien, les jugeait stupides, et le disait a des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s'etaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu'il avait ressenti sous le bapteme de Mithra, et Jacob l'engageait a suivre Jesus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les crateres, des crateres dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait, les coeurs s'epanchaient. Iacim, bien que Juif, ne cachait plus son adoration des planetes. Un marchand d'Aphaka ebahissait des nomades, en detaillant les merveilles du temple d'Hierapolis; et ils demandaient combien couterait le pelerinage. D'autres tenaient a leur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne celebrant ce promontoire de la Scandinavie, ou les dieux apparaissent avec les rayons de leurs figures; et des gens de Sichem ne mangerent pas de tourterelles, par deference pour la colombe Azima. Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle; et la vapeur des haleines avec les fumees des candelabres faisait un brouillard dans l'air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d'etudier le firmament, mais n'avancait pas jusqu'au Tetrarque, redoutant les taches d'huile qui, pour les Esseniens, etaient une grande souillure. Des coups retentirent contre la porte du chateau. On savait maintenant que Iaokanann s'y trouvait detenu. Des hommes avec des torches grimpaient le sentier; une masse noire fourmillait dans le ravin; et ils hurlaient de temps a autre:--"Iaokanann! Iaokanann!" --"Il derange tout!" dit Jonathas. --"On n'aura plus d'argent, s'il continue!" ajouterent les Pharisiens. Et des recriminations partaient: --"Protege-nous! --"Qu'on en finisse! --"Tu abandonnes la religion! --"Impie comme les Herode! --"Moins que vous!" repliqua Antipas. "C'est mon pere qui a edifie votre temple!" Alors les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans des Matathias, accuserent le Tetrarque des crimes de sa famille. Ils avaient des cranes pointus, la barbe herissee, des mains faibles et mechantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l'air de bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des pretres, nourris par le rebut des holocaustes, s'elancerent jusqu'au bas de l'estrade; et avec des couteaux ils menacaient Antipas, qui les haranguait pendant que les Sadduceens le defendaient mollement. Il apercut Mannaei, et lui fit signe de s'en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne le regardaient pas. Les Pharisiens, restes sur leur triclinium, se mirent dans une fureur demoniaque. Ils briserent les plats devant eux. On leur avait servi le ragout cheri de Mecene: de l'ane sauvage, une viande immonde. Aulus les railla a propos de la tete d'ane, qu'ils honoraient, disait-on, et debita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C'etait sans doute parce que cette grosse bete avait tue leur Bacchus; et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait decouvert dans le Temple une vigne d'or. Les pretres ne comprenaient pas ses paroles. Phinees, Galileen d'origine, refusa de les traduire. Alors sa colere fut demesuree, d'autant plus que l'Asiatique, pris de peur, avait disparu; et le repas lui deplaisait, les mets etant vulgaires point deguises suffisamment! Il se calma, en voyant des queues de brebis syriennes, qui sont des paquets de graisse. Le caractere des Juifs semblait hideux a Vitellius. Leur dieu pouvait bien etre Moloch, dont il avait rencontre des autels sur la route; et les sacrifices d'enfants lui revinrent a l'esprit, avec l'histoire de l'homme qu'ils engraissaient mysterieusement. Son coeur de Latin etait souleve de degout par leur intolerance, leur rage iconoclaste, leur achoppement de brute. Le Proconsul voulait partir. Aulus s'y refusa. La robe abaissee jusqu'aux hanches, il gisait derriere un monceau de victuailles, trop repu pour en prendre, mais s'obstinant a ne point les quitter. L'exaltation du peuple grandit. Ils s'abandonnerent a des projets d'independance. On rappelait la gloire d'Israel. Tous les conquerants avaient ete chaties: Antigone, Crassus, Varus... --"Miserables!" dit le Proconsul; car il entendait le syriaque. Son interprete ne servait qu'a lui donner du loisir pour repondre. Antipas, bien vite, tira la medaille de l'Empereur, et, l'observant avec tremblement il la presentait du cote de l'image. Les panneaux de la tribune d'or se deployerent tout a coup; et a la splendeur des cierges, entre ses esclaves et des festons d'anemones, Herodias apparut,--coiffee d'une mitre assyrienne qu'une mentonniere attachait a son front; ses cheveux en spirales s'epandaient sur un peplos d'ecarlate, fendu dans la longueur des manches. Deux monstres en pierre, pareils a ceux du tresor des Atrides se dressant contre la porte, elle ressemblait a Cybele accotee de ses lions; et du haut de la balustrade qui dominait Antipas, avec une patere a la main, elle cria: --"Longue vie a Cesar!" Cet hommage fut repete par Vitellius, Antipas et les pretres. Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer. Sous un voile bleuatre lui cachant la poitrine et la tete, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcedoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carre de soie gorge-de-pigeon, en couvrant les epaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfevrerie. Ses calecons noirs etaient semes de mandragores, et d'une maniere indolente elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri. Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'etait Herodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis elle se mit a danser. Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flute et d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus legere qu'un papillon, comme une Psyche curieuse, comme une ame vagabonde et semblait prete a s'envoler. Les sons funebres de la gingras remplacerent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupieres entre-closes, elle se tordait la taille, balancait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n'arretaient pas. Vitellius la compara a Mnester, le pantomime. Aulus vomissait encore. Le Tetrarque se perdait dans un reve, et ne songeait plus a Herodias. Il crut la voir pres des Sadduceens. La vision s'eloigna. Ce n'etait pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de Machaerous, Salome sa fille, que le Tetrarque aimerait; et l'idee etait bonne. Elle en etait sure, maintenant. Puis ce fut l'emportement de l'amour qui veut etre assouvi. Elle dansa comme les pretresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les Bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les cotes, pareille a une fleur que la tempete agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'etoffe de son dos chatoyait; de ses bras, de ses pieds, de ses vetements jaillissaient d'invisibles etincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta; la multitude y repondit par des acclamations. Sans flechir ses genoux en ecartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frolait le plancher; et les nomades habitues a l'abstinence, les soldats de Rome experts en debauches, les avares publicains, les vieux pretres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise. Ensuite elle tourna autour de la table d'Antipas, frenetiquement, comme le rhombe des sorcieres; et d'une voix que des sanglots de volupte entrecoupaient, il lui disait--"Viens! viens!"--Elle tournait toujours; les tympanons sonnaient a eclater, la foule hurlait. Mais le Tetrarque criait plus fort "Viens! viens! Tu auras Capharnauem! la plaine de Tiberias! mes citadelles! la moitie de mon royaume!" Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabee; et s'arreta brusquement. Sa nuque et ses vertebres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'epaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, a une coudee du sol. Ses levres etaient peintes, ses sourcils tres noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes a son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc. Elle ne parlait pas. Ils se regardaient. Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut; et, en zezayant un peu, prononca ces mots, d'un air enfantin. --"Je veux que tu me donnes dans un plat... la tete..." Elle avait oublie le nom, mais reprit en souriant: "La tete de Iaokanann!" Le Tetrarque s'affaissa sur lui-meme, ecrase. Il etait contraint par sa parole, et le peuple attendait. Mais la mort qu'on lui avait predite, en s'appliquant a un autre, peut-etre detournerait la sienne? Si Iaokanann etait veritablement Elie, il pourrait s'y soustraire; s'il ne l'etait pas, le meurtre n'avait plus d'importance. Mannaei etait a ses cotes, et comprit son intention. Vitelius le rappela pour lui confier le mot d'ordre des sentinelles gardant la fosse. Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout serait fini! Cependant, Mannaei n'etait guere prompt en besogne. Il rentra, mais bouleverse. Depuis quarante ans il exercait la fonction de bourreau. C'etait lui qui avait noye Aristobule, etrangle Alexandre, brule vif Matathias, decapite Zosime, Pappus, Joseph et Antipater, et il n'osait tuer Iaokanann! Ses dents claquaient, tout son corps tremblait. Il avait apercu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains, tout couvert d'yeux et brandissant un immense glaive, rouge et dentele comme une flamme. Deux soldats amenes en temoignage pouvaient le dire. Ils n'avaient rien vu, sauf un capitaine juif, qui s'etait precipite sur eux et qui n'existait plus. La fureur d'Herodias degorgea en un torrent d'injures populacieres et sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les deux lions sculptes semblaient mordre ses epaules et rugir comme elle. Antipas l'imita, les pretres, les soldats, les Pharisiens, tous reclamant une vengeance, et les autres, indignes qu'on retardat leur plaisir. Mannaei sortit, en se cachant la face. Les convives trouverent le temps encore plus long que la premiere fois. On s'ennuyait. Tout a coup, un bruit de pas se repercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolerable. La tete entra;--et Mannaei la tenait par les cheveux, au bout de son bras, fier des applaudissements. Quand il l'eut mise sur un plat, il l'offrit a Salome. Elle monta lestement dans la tribune: plusieurs minutes apres, la tete fut rapportee par cette vieille femme que le Tetrarque avait distinguee le matin sur la plate-forme d'une maison, et tantot dans la chambre d'Herodias. Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regard indifferent. Mannaei descendit l'estrade, et l'exhiba aux capitaines romains, puis a tous ceux qui mangeaient de ce cote. Ils l'examinerent. La lame aigue de l'instrument, glissant du haut en bas, avait entame la machoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caille deja, parsemait la barbe. Les paupieres closes etaient blemes comme des coquilles; et des candelabres a l'entour envoyaient des rayons. Elle arriva a la table des pretres. Un Pharisien la retourna curieusement; et Mannaei, l'ayant remise d'aplomb, la posa devant Aulus, qui en fut reveille. Par l'ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles eteintes semblaient se dire quelque chose. Ensuite Mannaei la presenta a Antipas. Des pleurs coulerent sur les joues du Tetrarque. Les flambeaux s'eteignaient. Les convives partirent; et il ne resta plus dans la salle qu'Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tete coupee, tandis que Phanuel, debout au milieu de la grande nef, murmurait des prieres, les bras etendus. A l'instant ou se levait le Soleil, deux hommes, expedies autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la reponse si longtemps esperee. Ils la confierent a Phanuel, qui en eut un ravissement. Puis il leur montra l'objet lugubre, sur le plateau, entre les debris du festin. Un des hommes lui dit: --"Console-toi! il est descendu chez les morts annoncer le Christ!" L'Essenien comprenait maintenant ces paroles: " Pour qu'il croisse, il faut que je diminue." Et tous les trois, ayant pris la tete de Iaokanann, s'en allerent du cote de la Galilee. Comme elle etait tres lourde, ils la portaient alternativement. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Trois contes, by Gustave Flaubert *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS CONTES *** ***** This file should be named 12065.txt or 12065.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/0/6/12065/ Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.